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III
LA PLANÈTE MARS

Avais-je été le jouet d’un rêve?

Mon esprit s’était-il réellement transporté sur la planète Mars, ou bien étais-je dupe d’une illusion absolument imaginaire?

Le sentiment de la réalité avait été si vif, si intense, et les choses que j’avais vues se trouvaient si parfaitement conformes aux notions scientifiques que nous possédons déjà sur la nature physique du monde martien, que je ne pouvais accepter un doute à cet égard, tout en restant stupéfait de ce voyage extatique et en m’adressant mille questions qui se combattaient les unes les autres.

L’absence de Spero, dans toute cette vision, m’intriguait un peu. Je me sentais toujours si intimement attaché à son cher souvenir qu’il me semblait que j’aurais dû deviner sa présence, voler directement vers lui, le voir, lui parler, l’entendre. Mais le magnétisé de Nancy n’avait-il pas été lui-même le jouet de son imagination, ou de la mienne, ou de celle de l’expérimentateur? D’autre part, en admettant même que réellement mes deux amis fussent réincarnés sur cette planète voisine, je me répondais à moi-même que l’on peut fort bien ne pas se rencontrer en parcourant une même ville et, à plus forte raison, un monde. Et pourtant, ce n’est assurément pas le calcul des probabilités qu’il faudrait invoquer ici, car un sentiment d’attraction tel que celui qui nous unissait devait modifier le hasard des rencontres et jeter dans la balance un élément qui l’emportait sur tout le reste.

Tout en discourant en moi-même, je rentrai à mon observatoire de Juvisy où j’avais préparé quelques batteries électriques pour une expérience d’optique en correspondance avec la tour de Montlhéry. Lorsque je me fus assuré que tout était bien en ordre, je laissai à mon aide le soin de faire les signaux convenus, de dix à onze heures, et je partis moi-même pour la vieille tour, sur laquelle je m’installais une heure plus tard. La nuit était venue. Du haut de l’antique donjon, l’horizon est parfaitement circulaire, entièrement dégagé sur toute sa circonférence, qui s’étend sur un rayon de 20 à 25 kilomètres tout autour de ce point central. Un troisième poste d’observation, situé à Paris, était en communication avec nous. Le but de l’expérience était de savoir si les rayons des diverses couleurs du spectre lumineux voyagent tous avec la même vitesse de 300 000 kilomètres par seconde. Le résultat fut affirmatif.

Les expériences ayant été terminées vers onze heures, comme la nuit étoilée était merveilleuse et que la lune commençait à se lever, dès que j’eus mis les appareils à l’abri dans l’intérieur de la tour, je remontai sur la plate-forme supérieure pour contempler l’immense paysage éclairé par les premiers rayons de la lune naissante. L’atmosphère était calme, tiède, presque chaude.

Mais mon pied était encore sur la dernière marche, que je m’arrêtai, pétrifié d’effroi, en jetant un cri qui parut s’immobiliser dans ma gorge. Spero, oui, Spero lui-même était là, devant moi, assis sur le parapet. Je levai les bras vers le ciel et me sentis près de m’évanouir; mais il me dit, de sa voix très douce que je connaissais si bien:

«Est-ce que je te fais peur?»

Je n’eus la force ni de répondre ni d’avancer. Pourtant, j’osai regarder en face mon ami, qui souriait. Son cher visage, éclairé par la lune, était tel que je l’avais vu lors de son départ de Paris pour Christiania, jeune, agréable, pensif, avec un regard fort brillant. Je quittai la dernière marche et j’eus l’impulsion intime de me précipiter vers lui pour l’embrasser. Mais je n’osai et je restai devant lui à le regarder. J’avais repris l’usage de mes sens. «Spero!.. C’est toi!..» m’écriai-je.

– J’étais là pendant ton expérience, répondit-il, et c’est même moi qui t’ai donné l’idée de comparer l’extrême violet à l’extrême rouge pour la vitesse des ondes lumineuses. Seulement, j’étais invisible, comme les rayons ultra-violets.

– «Voyons! est-ce possible? Laisse-moi te regarder, te toucher.» Je passai les mains sur son visage, sur son corps, dans sa chevelure, et j’eus absolument la même impression que si c’eût été un être vivant. Ma raison se refusait à admettre le témoignage de mes yeux, de mes mains et de mes oreilles, et pourtant je ne pouvais douter que ce ne fût bien lui. Il n’y a pas de sosie pareil. Et puis, mes doutes se seraient envolés dès ses premières paroles, car il ajouta aussitôt:

«Mon corps dort en ce moment sur Mars.

– Ainsi, fis-je, tu existes toujours, tu vis encore… et tu connais enfin la réponse au grand problème qui t’a tant tourmenté… Et Icléa?

– Nous allons causer, répliqua-t-il. J’ai beaucoup de choses à te dire.

Je m’assis auprès de lui, sur le rebord du large parapet qui domine la vieille tour, et voici ce que j’entendis.

Quelque temps après l’accident du lac de Tyrifiorden, il s’était senti se réveillant comme d’un long et lourd sommeil. Il était seul, dans la nuit noire, sur les rives d’un lac, se sentait vivant, mais ne pouvait ni se voir ni se toucher. L’air ne le frappait pas. Il n’était pas seulement léger, mais impondérable. Ce qui lui paraissait subsister de lui, c’était seulement sa faculté de penser.

Sa première idée, en rappelant ses souvenirs, fut qu’il se réveillait de sa chute sur le lac norvégien. Mais lorsque le jour arriva, il s’aperçut qu’il était sur un autre monde. Les deux lunes qui tournaient rapidement dans le ciel, en sens contraire l’une de l’autre, lui firent penser qu’il se trouvait sur notre voisine la planète Mars, et d’autres témoignages ne tardèrent pas à le lui prouver.

Il y demeura un certain temps à l’état d’esprit, y reconnut la présence d’une humanité fort élégante, dans laquelle le sexe féminin règne en souverain, par une supériorité incontestée sur le sexe masculin. Les organismes sont légers et délicats, la densité des corps est très faible, la pesanteur plus faible encore; à la surface de ce monde la force matérielle ne joue qu’un rôle secondaire dans la nature; la finesse des sensations décide de tout. Il y a là un grand nombre d’espèces animales et plusieurs races humaines. Dans toutes ces espèces et dans toutes ces races, le sexe féminin est plus beau et plus fort (la force consistant dans la supériorité des sensations) que le sexe masculin, et c’est lui qui régit le monde.

Son grand désir de connaître la vie qu’il avait devant lui le décida à ne point demeurer longtemps à l’état d’esprit contemplateur, mais à renaître sous une forme corporelle humaine, et, étant donnée la condition organique de cette planète, sous la forme féminine.

Déjà, parmi les âmes terrestres flottantes dans l’atmosphère de Mars, il avait rencontré (car les âmes se sentent) celle d’Icléa, qui l’avait suivie, guidée par une attraction constante. Elle, de son côté, s’était sentie portée vers une incarnation masculine.

Ils étaient ainsi réunis l’un et l’autre, en l’un des pays les plus privilégiés de ce monde, voisins et prédestinés à se rencontrer de nouveau dans la vie et à partager les mêmes émotions, les mêmes pensées, les mêmes œuvres. Aussi, quoique la mémoire de leur existence terrestre restât voilée et comme effacée par la transformation nouvelle, cependant un vague sentiment de parenté spirituelle et un attachement sympathique immédiat les avaient réunis dès qu’ils s’étaient revus. Leur supériorité psychique, la nature de leurs pensées habituelles, l’état de leur esprit accoutumé à chercher les fins et les causes, leur avaient donné à tous les deux une sorte de clairvoyance intime qui les dégageait de l’ignorance générale des vivants. Ils s’étaient aimés si soudain, ils avaient subi si passivement l’influence magnétique du coup de foudre de leur rencontre, qu’ils n’avaient bientôt fait qu’un seul et même être, unis comme au moment de la séparation terrestre. Ils se souvenaient de s’être déjà rencontrés, ils étaient convaincus que c’était sur la Terre, sur cette planète voisine qui brille le soir d’un si vif éclat dans le ciel de Mars, et parfois, dans leurs vols solitaires au-dessus des collines peuplées de plantes aériennes, ils contemplaient «l’étoile du soir» en cherchant à renouer le fil brisé d’une tradition interrompue.

Un événement inattendu vint expliquer leurs réminiscences et leur prouver qu’ils ne se trompaient pas.

Les habitants de Mars sont très supérieurs à ceux de la Terre par leur organisation, par le nombre et la finesse de leurs sens, et par leurs facultés intellectuelles.

Le fait que la densité est très faible à la surface de ce monde et que les substances constitutives des corps sont moins lourdes là qu’ici, a permis la formation d’êtres incomparablement moins pesants, plus aériens, plus délicats, plus sensibles. Le fait que l’atmosphère est nutritive a affranchi les organismes martiens de la grossièreté des besoins terrestres. C’est un tout autre état. La lumière y est moins vive, cette planète étant plus éloignée du Soleil que nous, et le nerf optique est plus sensible. Les influences électriques et magnétiques y étant très intenses, les habitants possèdent des sens inconnus aux organisations terrestres, sens qui les mettent en communication avec ces influences. Tout se tient dans la nature. Les êtres sont partout appropriés aux milieux qu’ils habitent et au sein desquels ils ont pris naissance. Les organismes ne peuvent pas plus être terrestres sur Mars qu’ils ne peuvent être aériens au fond de la mer.

De plus, l’état de supériorité préparé par cet ordre de choses s’est développé de lui-même par la facilité de la réalisation de tout travail intellectuel. La nature semble obéir à la pensée. L’architecte qui veut élever un édifice, l’ingénieur qui veut modifier la surface du sol, soit qu’il s’agisse de creuser ou d’élever, de couper les montagnes ou de combler les vallées, ne se heurtent point comme ici au poids des matériaux et aux difficultés matérielles. Aussi l’art a-t-il fait dès l’origine les progrès les plus rapides.

 

De plus, encore, l’humanité martienne étant de plusieurs centaines de milliers d’années antérieure à l’humanité terrestre, a parcouru antérieurement à elle toutes les phases de son développement. Nos progrès scientifiques actuels les plus transcendants ne sont que de puérils jeux d’enfants, comparés à la science des habitants de cette planète.

En astronomie particulièrement, ils sont incomparablement plus avancés que nous et connaissent beaucoup mieux la Terre que nous ne connaissons leur patrie.

Ils ont inventé, entre autres, une sorte d’appareil téléphotographique dans lequel un rouleau d’étoffe reçoit perpétuellement, en se déroulant, l’image de notre monde et la fixe inaltérablement. Un immense musée, consacré spécialement aux planètes du système solaire, conserve dans l’ordre chronologique toutes ces images photographiques fixées pour toujours. On y retrouve toute l’histoire de la Terre; la France du temps de Charlemagne, la Grèce du temps d’Alexandre, l’Égypte du temps de Rhamsès. Des microscopes permettent d’y reconnaître même les détails historiques, tels que Paris pendant la révolution française, Rome sous le pontificat de Borgia, la flotte espagnole de Christophe Colomb arrivant en Amérique, les Francs de Clovis prenant possession des Gaules, l’armée de Jules César arrêtée dans sa conquête de l’Angleterre par la marée qui emporta ses vaisseaux, les troupes du roi David, fondateur des armées permanentes, ainsi que la plupart des scènes historiques, reconnaissables à certains caractères spéciaux.

Un jour que les deux amis visitaient ce musée, leur réminiscence, vague jusque-là, s’illumina comme un paysage nocturne traversé par un éclair. Tout d’un coup ils reconnurent l’aspect de Paris pendant l’Exposition de 1867. Leur souvenir se précisa. Chacun d’eux sentit séparément qu’il avait vécu là, et sous cette impression si vive, ils furent aussitôt dominés par la certitude d’y avoir vécu ensemble. Leur mémoire s’éclaira graduellement, non plus par lueurs interrompues, mais plutôt comme à la lumière grandissante du commencement de l’aurore.

Ils se souvinrent alors, l’un et l’autre, comme par inspiration, de cette parole de l’Évangile:

«Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père.»

Et de cette autre, de Jésus à Nicodème:

«En vérité je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne verra pas le royaume de Dieu… Il faut que vous naissiez de nouveau.»

Depuis ce jour, ils ne conservèrent plus aucun doute sur leur existence terrestre antérieure, et demeurèrent intimement convaincus qu’ils continuaient sur la planète Mars leur vie précédente. Ils appartenaient au cycle des grands esprits de tous les siècles, qui savent que la destinée humaine ne s’arrête pas au monde actuel et se continue dans le ciel – et qui savent aussi que chaque planète, Terre, Mars, ou autre, est un astre du ciel.

Le fait assez singulier du changement de sexe, qui me semblait avoir une certaine importance, n’en avait, paraît-il, aucune. Contrairement à ce qui est admis parmi nous, il m’apprit que les âmes sont insexuées et ont une destinée égale. J’appris aussi que sur cette planète moins matérielle que la nôtre, l’organisation ne ressemble en rien à celle des corps terrestres. Les conceptions et les naissances s’y effectuent par un tout autre mode, qui rappelle, mais sous une forme spirituelle, la fécondation des fleurs et leur épanouissement. Le plaisir est sans amertume. On n’y connaît point les lourds fardeaux terrestres ni les déchirements de la douleur. Tout y est plus aérien, plus éthéré, plus immatériel. On pourrait appeler les Martiens des fleurs vivantes, ailées et pensantes. Mais, en fait, aucun être terrestre ne peut servir de comparaison pour nous aider à concevoir leur forme et leur mode d’existence.

J’écoutais le récit de l’âme défunte, sans presque l’interrompre, car il me semblait toujours qu’elle allait disparaître comme elle était venue. Cependant, au souvenir de mon rêve, qui m’était rappelé par la coïncidence des descriptions précédentes avec ce que j’avais vu, je ne pus m’empêcher de faire part à mon céleste ami de ce rêve si surprenant et de lui exprimer mon étonnement de ne pas l’avoir revu dans ce voyage sur Mars – ce qui me faisait douter de la réalité de ce voyage.

«Mais, répliqua-t-il, je t’ai parfaitement vu, et tu m’as vu aussi, et tu m’as parlé… Car c’était moi…»

L’intonation de sa voix fut si étrange, à ces dernières paroles, que je reconnus subitement en elle la voix si mélodieuse de cette belle Martienne qui tant m’avait frappé.

«Oui, reprit-il, c’était moi, je cherchais à me faire connaître, mais, ébloui par un spectacle qui captivait ton esprit, tu ne te dégageais pas des sensations terrestres, tu restais sensuel et terrien, et tu n’es pas parvenu à t’élever vers la perception pure. Oui, c’est moi qui te tendais les bras pour te faire descendre du char aérien vers notre demeure, lorsque subitement tu t’es réveillé.

– Mais alors, m’écriai-je, si tu es cette Martienne, comment m’apparais-tu ici sous la forme de Spero, qui n’existe plus?

– Ce n’est pas sur ta rétine ni sur ton nerf optique que j’agis, répliqua-t-il, mais sur ton être mental et sur ton cerveau. Je suis en ce moment en communication avec toi, j’influence directement le siège cérébral de ta sensation. En réalité, mon être mental est sans forme, comme le tien et comme toutes les âmes. Mais lorsque je me mets comme en ce moment en relation directe avec ta pensée, tu ne peux me voir que tel que tu m’as connu. Il en est de même pendant le rêve, c’est-à-dire pendant plus du quart de votre vie terrestre – pendant vingt années sur soixante-dix; – vous voyez, vous entendez, vous parlez, vous touchez, avec la même impression, la même netteté, la même certitude que pendant la vie normale, et pourtant vos yeux sont fermés, votre tympan est insensible, votre bouche est muette, vos bras sont étendus sans mouvement. Il en est de même aussi dans les états de somnambulisme, d’hypnotisme, de suggestion. Tu me vois, tu m’entends, tu me touches, par ton cerveau influencé. Mais je ne suis pas plus sous la forme que tu vois, que l’arc-en-ciel n’existe devant les yeux de celui qui le regarde.

– Est-ce que tu pourrais aussi m’apparaître sous ta forme martienne?

– Non; à moins que tu ne sois réellement transporté en esprit sur la planète. Ce serait là un tout autre mode de communication. Ici, dans notre entretien, tout est subjectif pour toi. Les éléments de ma forme martienne n’existent pas dans l’atmosphère terrestre, et ton cerveau ne se les figurerait pas. Tu ne pourrais me revoir que par le souvenir de ton rêve d’aujourd’hui; mais dès que tu chercherais à analyser les détails, l’image s’évanouirait. Tu ne nous a pas vus exactement tels que nous sommes, parce que ton esprit ne peut juger que par tes yeux terrestres, qui ne sont pas sensibles pour toutes les radiations, et parce que vous ne possédez pas tous nos sens.

– J’avoue, répliquai-je, que je ne conçois pas bien votre vie martienne à l’état d’êtres à six membres.

– Si ces formes n’étaient aussi élégantes, elles t’auraient paru monstrueuses. Chaque monde a ses organismes appropriés à ses conditions d’existence. Je t’avoue à mon tour que pour les habitants de Mars, l’Apollon du Belvédère et la Vénus de Médicis sont de véritables monstruosités, à cause de leur lourdeur animale.

«Chez nous, tout est d’une exquise légèreté. Quoique notre planète soit beaucoup plus petite que la vôtre, cependant les êtres y sont plus grands qu’ici, parce que la pesanteur est plus faible et que les organismes peuvent s’élever plus haut sans en être empêchés par leur poids et sans mettre en péril la stabilité.

«Ils sont plus grands et plus légers parce que les matériaux constitutifs de cette planète ont une densité très faible. Il est arrivé là ce qui serait arrivé sur la Terre si la pesanteur n’y était pas aussi intense. Les espèces ailées auraient dominé le monde, au lieu de s’atrophier dans l’impossibilité d’un développement. Sur Mars, le développement organique s’est effectué dans la série des espèces ailées. L’humanité martienne est en effet une race d’origine sextupède; mais elle est actuellement bipède, bimane, et ce que l’on pourrait appeler biale, puisque ces êtres ont deux ailes.

«Le genre de vie est tout différent de la vie terrestre, d’abord parce qu’on vit autant dans les airs et sur les plantes aériennes qu’à la surface du sol, ensuite parce qu’on ne mange pas, l’atmosphère étant nutritive. Les passions n’y sont point les mêmes. Le meurtre y est inconnu. L’humanité étant sans besoins matériels, n’y a jamais vécu, même aux âges primitifs, dans la barbarie de la rapine et de la guerre. Les idées et les sentiments sont d’un ordre tout intellectuel.

«Néanmoins on retrouve dans le séjour de cette planète, sinon des ressemblances, du moins des analogies. Ainsi il y a là comme sur la Terre une succession de jours et de nuits qui ne diffère pas essentiellement de ce qui existe chez vous, la durée du jour et de la nuit y étant de 24 heures 39 minutes 35 secondes. Comme il y a 668 de ces jours dans l’année martienne, nous avons plus de temps que vous pour nos travaux, nos recherches, nos études, nos jouissances. Nos saisons sont également près de deux fois plus longues que les vôtres, mais elles ont la même intensité. Les climats ne sont pas très différents; telle contrée de Mars, sur les rives de la mer équatoriale, diffère moins du climat de la France que la Laponie ne diffère de la Nubie.

«Un habitant de la Terre ne s’y trouve pas trop dépaysé. La plus forte dissemblance entre les deux mondes consiste certainement dans la grande supériorité de notre humanité sur la vôtre.

«Cette supériorité est due principalement aux progrès réalisés par la science astronomique et à la propagation universelle, parmi tous les habitants de la planète, de cette science sans laquelle il est impossible de penser juste, sans laquelle on n’a que des idées fausses sur la vie, sur la création, sur les destinées. Nous sommes très favorisés, tant par l’acuité de nos sens que par la pureté de notre ciel. Il y a beaucoup moins d’eau sur Mars que sur la Terre, et beaucoup moins de nuages.

«Le ciel y est presque constamment beau, surtout dans la zone tempérée.

– Cependant, vous avez souvent des inondations?

– Oui, et tout dernièrement encore vos télescopes en ont signalé une fort étendue, le long des rivages d’une mer à laquelle tes collègues ont donné un nom qui me restera toujours cher, même loin de la Terre. La plupart de nos rivages sont des plages, des plaines unies. Nous avons peu de montagnes, et les mers ne sont pas profondes. Les habitants se servent de ces débordements pour l’irrigation des vastes campagnes. Ils ont rectifié, élargi, canalisé les cours d’eau, et construit sur les continents tout un réseau de canaux immenses. Ces continents eux-mêmes ne sont pas, comme ceux du globe terrestre, hérissés de soulèvements alpestres ou himalayens, mais sont des plaines immenses, traversées en tous sens par les fleuves canalisés et par les canaux qui mettent en communication toutes les mers les unes avec les autres.

«Autrefois, il y avait, relativement au volume de la planète, presque autant d’eau sur Mars que sur la Terre. Insensiblement, de siècle en siècle, une partie de l’eau des pluies a traversé les couches profondes du sol et n’est plus revenue à la surface. Elle s’est combinée chimiquement avec les roches et s’est exclue du cours de la circulation atmosphérique. De siècle en siècle aussi, les pluies, les neiges, les vents, les gelées de l’hiver, les sécheresses de l’été, ont désagrégé les montagnes et les cours d’eau en amenant ces débris dans le bassin des mers dont elles ont graduellement exhaussé le lit. Nous n’avons plus de grands océans ni de mers profondes, mais seulement des méditerranées. Beaucoup de détroits, de golfes, de mers analogues à la Manche, à la mer Rouge, à l’Adriatique, à la Baltique, à la Caspienne. Rivages agréables, havres tranquilles, lacs et larges fleuves, flottes aériennes plutôt qu’aquatiques, ciel presque toujours pur, surtout le matin. Il n’est point de matinées terrestres aussi lumineuses que les nôtres.

«Le régime météorologique diffère sensiblement de celui de la Terre, parce que l’atmosphère étant plus raréfiée, les eaux, tout en surface d’ailleurs, s’évaporent plus facilement, ensuite parce qu’en se condensant de nouveau, au lieu de former des nuages durables elles repassent presque sans transition de l’état gazeux à l’état liquide. Peu de nuages et peu de brouillards.

«L’astronomie y est cultivée à cause de la pureté du ciel. Nous avons deux satellites dont le cours paraîtrait bizarre aux astronomes de la Terre, car, tandis que l’un nous donne des mois de cent trente et une heures, ou de cinq jours martiens plus huit heures, l’autre, par la combinaison de son mouvement avec la rotation diurne de la planète, se lève au couchant et se couche au levant, traversant le ciel de l’ouest à l’est en cinq heures et demie, et passant d’une phase à l’autre en moins de trois heures! C’est là un spectacle unique dans tout le système solaire et qui a beaucoup contribué à attirer l’attention des habitants vers l’étude du ciel. De plus, nous avons des éclipses de lunes presque tous les jours; mais jamais d’éclipses totales de soleil, parce que nos satellites sont trop petits.

 

«La Terre nous apparaît comme Vénus vous apparaît à vous-mêmes. Elle est pour nous l’étoile du matin et du soir, et dans l’antiquité, avant l’invention des instruments d’optique qui nous ont appris que c’est une planète habitée comme la vôtre, – mais inférieurement, – nos ancêtres l’adoraient, saluant en elle une divinité tutélaire. Tous les mondes ont une mythologie pendant leurs siècles d’enfance, et cette mythologie a pour origine, pour base et pour objet l’aspect apparent des corps célestes.

«Quelquefois la Terre, accompagnée de la Lune, passe pour nous devant le Soleil et se projette sur son disque comme une petite tache noire accompagnée d’une autre plus petite. Ici, tout le monde suit avec curiosité ces phénomènes célestes. Nos journaux s’occupent beaucoup plus de science que de théâtres, de fantaisies littéraires, de querelles politiques ou de tribunaux.

«Le Soleil nous paraît un peu plus petit, et nous en recevons un peu moins de lumière et de chaleur. Nos yeux, plus sensibles, voient mieux que les vôtres. La température est un peu plus élevée.

– Comment, répliquai-je, vous êtes plus loin du Soleil et vous avez plus chaud que nous?

– Chamounix est un peu plus loin du soleil de midi que le sommet du Mont Blanc, reprit-il. La distance au Soleil ne règle pas seule les températures: il faut tenir compte, en même temps, de la constitution de l’atmosphère. Nos glaces polaires fondent plus complètement que les vôtres sous notre soleil d’été.

– Quels sont les pays de Mars les plus peuplés?

– Il n’y a guère que les contrées polaires (où vous voyez de la Terre les neiges et les glaces fondre à chaque printemps) qui soient inhabitées. La population des régions tempérées est très dense, mais ce sont encore les terres équatoriales les plus peuplées – la population y est aussi dense qu’en Chine – et surtout les rivages des mers, malgré les débordements. Un grand nombre de cités sont presque bâties sur l’eau, suspendues dans les airs, en quelque sorte, dominant les inondations calculées d’avance et attendues.

– Vos arts, votre industrie ressemblent-ils aux nôtres? Avez-vous des chemins de fers, des navires à vapeur, le télégraphe, le téléphone?

– C’est tout autre. Nous n’avons jamais eu ni vapeur, ni chemins de fer, parce que nous avons toujours connu l’électricité et que la navigation aérienne nous est naturelle. Nos flottes sont mues par l’électricité, et sont plus aériennes qu’aquatiques. Nous vivons surtout dans l’atmosphère, et n’avons pas de demeures de pierre, de fer et de bois. Nous ne connaissons pas les rigueurs de l’hiver parce que personne n’y reste exposé; ceux qui n’habitent pas les contrées équatoriales émigrent chaque automne, comme vos oiseaux. Il te serait fort difficile de te former une idée exacte de notre genre de vie.

– Existe-t-il sur Mars un grand nombre d’humains ayant déjà habité la Terre?

– Non. Parmi les citoyens de votre planète, la plupart sont ou ignorants, ou indifférents, ou sceptiques, et non préparés à la vie de l’esprit. Ils sont attachés à la Terre, et pour longtemps. Beaucoup d’âmes dorment complètement. Celles qui vivent, qui agissent, qui aspirent à la connaissance du vrai sont les seules qui soient appelées à l’immortalité consciente, les seules que le monde spirituel intéresse et qui soient aptes à le comprendre. Ces âmes peuvent quitter la Terre et revivre en d’autres patries. Plusieurs viennent pendant quelque temps habiter Mars, première étape d’un voyage ultra-terrestre en s’éloignant du Soleil, ou Vénus, premier séjour en deçà; mais Vénus est un monde analogue à la Terre et moins privilégié encore, à cause de ses trop rapides saisons qui obligent les organismes à subir les plus brusques contrastes de températures. Certains esprits s’envolent immédiatement jusqu’aux régions étoilées. Comme tu le sais, l’espace n’existe pas. En résumé, la justice règne dans le système du monde moral comme l’équilibre dans le système du monde physique, et la destinée des âmes n’est que le résultat perpétuel de leurs aptitudes, de leurs aspirations et par conséquent de leurs œuvres. La voie uranique est ouverte à tous, mais l’âme n’est véritablement uranienne que lorsqu’elle s’est entièrement dégagée du poids de la vie matérielle. Le jour viendra où il n’y aura plus, sur votre planète même, d’autre croyance ni d’autre religion que la connaissance de l’univers et la certitude de l’immortalité dans ses régions infinies, dans son domaine éternel.

– Quelle étrange singularité, fis-je, que personne sur la Terre ne connaisse ces vérités sublimes! Personne ne regarde le ciel. On vit ici-bas comme si notre îlot existait seul au monde.

– L’humanité terrestre est jeune, répliqua Spero. Il ne faut pas désespérer. Elle est enfant, et encore dans l’ignorance primitive. Elle s’amuse à des riens, obéit à des maîtres qu’elle se donne elle-même. Vous aimez vous diviser en nations et vous affubler de costumes nationaux pour vous exterminer en musique. Puis vous élevez des statues à ceux qui vous mènent à la boucherie. Vous vous ruinez et vous suicidez, et pourtant vous ne pouvez pas vivre sans arracher à la Terre votre pain quotidien. C’est là une triste situation, mais qui suffit largement à la plupart des habitants de votre planète. Si quelques-uns, d’aspirations plus élevées, ont parfois pensé aux problèmes de l’ordre supérieur, à la nature de l’âme, à l’existence de Dieu, le résultat n’a pas été meilleur, car ils ont mis les âmes hors la nature et ont inventé des dieux bizarres, infâmes, qui n’ont jamais existé que dans leur imagination pervertie, et au nom desquels ils ont commis tous les attentats à la conscience humaine, béni tous les crimes et asservi les esprits faibles dans un esclavage dont il sera difficile de s’affranchir. Le moindre animal, sur Mars, est meilleur, plus beau, plus doux, plus intelligent et plus grand que le dieu des armées de David, de Constantin, de Charlemagne, et de tous vos assassins couronnés. Il n’y a donc pas à s’étonner de la sottise et de la grossièreté des Terriens. Mais la loi du progrès régit le monde. Vous êtes plus avancés qu’au temps de vos ancêtres de l’âge de la pierre, dont la misérable existence se passait à disputer leurs jours et leurs nuits aux bêtes féroces. Dans quelques milliers d’années, vous serez plus avancés qu’aujourd’hui. Alors Uranie régnera dans vos cœurs.

– Il faudrait un fait matériel, brutal, pour instruire les humains et les convaincre. Si, par exemple, nous pouvions entrer quelque jour en communication avec la terre voisine que tu habites, non pas en communication psychique avec un être isolé comme je le fais en ce moment, mais avec la planète elle-même, par des centaines et des milliers de témoins, ce serait une envolée gigantesque vers le progrès.

– Vous le pourriez dès maintenant si vous le vouliez, car pour nous, sur Mars, nous y sommes tout préparés et l’avons même déjà essayé maintes fois. Mais vous ne nous avez jamais répondu! Des réflecteurs solaires dessinant sur nos vastes plaines des figures géométriques vous prouvent que nous existons. Vous pourriez nous répondre par des figures semblables tracées aussi sur vos plaines, soit pendant le jour, au soleil, soit pendant la nuit, à la lumière électrique. Mais vous n’y songez même pas, et si quelqu’un d’entre vous proposait de l’essayer, vos juges le mettraient en interdit, car cette seule idée est inaccessiblement au-dessus du suffrage universel des citoyens de ta planète. A quoi s’occupent vos assemblées scientifiques? à conserver le passé. A quoi s’occupent vos assemblées politiques? à accroître les charges publiques. Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois.