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Uranie

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V
L’AURORE BORÉALE

Les perturbations de l’aiguille aimantée avaient annoncé l’arrivée de l’aurore avant même le coucher du soleil, et l’on avait commencé le gonflement de l’aérostat au gaz hydrogène pur, lorsqu’en effet le ciel laissa apercevoir dans le Nord magnétique cette coloration d’or vert transparente qui est toujours l’indice certain d’une aurore boréale. En quelques heures les préparatifs furent terminés. L’atmosphère, entièrement dégagée de tout nuage, était d’une limpidité parfaite, les étoiles scintillaient dans les cieux, au sein d’une obscurité profonde, sans clair de lune, atténuée seulement vers le Nord par une douce lumière s’élevant en arc au-dessus d’un segment obscur, et lançant dans les hauteurs de l’atmosphère de légers jets roses et un peu verts qui semblaient les palpitations d’une vie inconnue. Le père d’Icléa, qui assistait au gonflement de l’aérostat, ne se doutait point du départ de sa fille; mais au dernier moment elle entra dans la nacelle comme pour la visiter, Spero fit un signe, et l’aérostat s’éleva lentement, majestueusement, au-dessus de la ville de Christiania, qui apparut, éclairée de milliers de lumières, au-dessous des deux voyageurs aériens, et diminua de grandeur en s’éloignant dans la noire profondeur.

Bientôt l’aérostat, emporté par une ascension oblique, plana au-dessus des noires campagnes, et les clartés pâlissantes disparurent. Le bruit de la ville s’était éloigné en même temps, un profond silence, le silence absolu des hauteurs, enveloppa l’esquif aérien. Impressionnée par ce silence sans égal, peut-être surtout par la nouveauté de sa situation, Icléa se serrait contre la poitrine de son téméraire ami. Ils montaient rapidement. L’aurore boréale semblait descendre, en s’étendant sous les étoiles comme une ondoyante draperie de moire d’or et de pourpre, parcourue de frémissements électriques. A l’aide d’une petite sphère de cristal habitée par des vers luisants, Spero observait ses instruments et inscrivait leurs indications correspondantes aux hauteurs atteintes. L’aérostat montait toujours. Quelle immense joie pour le chercheur! Il allait, dans quelques minutes, planer à la cime de l’aurore boréale, il allait trouver la réponse à la question de la hauteur de l’aurore, vainement posée par tant de physiciens, et surtout par ses maîtres aimés, les deux grands «psychologues et philosophes» Œrsted et Ampère.

L’émotion d’Icléa s’était calmée. «As-tu donc eu peur? lui demanda son ami. L’aérostat est sûr. Aucun accident n’est à craindre. Tout est calculé. Nous descendrons dans une heure. Il n’y a pas l’ombre de vent à terre.

– Non, fit-elle, tandis qu’une lueur céleste l’illuminait d’une transparente clarté rose; mais c’est si étrange, c’est si beau, c’est si divin! Et c’est si grand pour moi si petite. J’ai un instant frissonné. Il me semble que je t’aime plus que jamais…»

Et, jetant ses bras autour de son cou, elle l’embrassa dans une étreinte passionnée, longue, sans fin.

L’aérostat solitaire voguait en silence dans les hauteurs aériennes, sphère de gaz transparent enfermée dans une mince enveloppe de soie, dont on pouvait reconnaître, de la nacelle, les zones verticales allant se joindre au sommet, au cercle de la soupape, la partie inférieure du ballon restant largement ouverte pour la dilatation du gaz. L’obscure clarté qui tombe des étoiles, dont parle Corneille, eût suffi, à défaut des lueurs de l’aurore boréale, pour permettre de distinguer l’ensemble de l’esquif aérien. La nacelle suspendue au filet qui enveloppait la sphère de soie, était attachée à l’aide de huit cordes solides tissées dans l’osier de la nacelle et passant sous les pieds des aéronautes. Le silence était profond, solennel; on aurait pu entendre les battements de leurs cœurs. Les derniers bruits de la terre avaient disparu. On voguait à cinq mille mètres de hauteur, avec une vitesse inconnue, le vent supérieur emportant le navire aérien sans qu’on en ressentît le moindre souffle dans la nacelle, puisque le ballon est immergé dans l’air qui marche, comme une simple molécule relativement immobile dans le courant qui l’emporte. Seuls habitants de ces régions sublimes, nos deux voyageurs jouissaient de cette situation d’exquise félicité que les aéronautes connaissent lorsqu’ils ont respiré cet air vif et léger, dominé les régions basses, oublié dans ce silence des espaces toutes les vulgarités de la vie terrestre, et mieux que nuls de leurs devanciers ils l’appréciaient, cette situation unique, en la doublant, en la décuplant par le sentiment de leur propre bonheur. Ils parlaient à voix basse, comme s’ils eussent craint d’être entendus des anges et de voir s’évanouir le charme magique qui les tenait suspendus dans le voisinage du ciel… Parfois des lueurs subites, des rayons de l’aurore boréale, venaient les frapper, puis tout retombait dans une obscurité plus profonde et plus insondable.

Ils voguaient ainsi dans leur rêve étoilé, lorsqu’un bruit soudain vint frapper leurs oreilles, comme un sifflement sourd. Ils écoutèrent, se penchèrent au-dessus de la nacelle, prêtèrent l’oreille. Ce bruit ne venait pas de la terre. Était-ce un murmure électrique de l’aurore boréale? était-ce quelque orage magnétique dans les hauteurs? Des éclairs semblaient arriver du fond de l’espace, les envelopper et s’évanouir. Ils écoutèrent, haletants. Le bruit était tout près d’eux… C’était le gaz qui s’échappait de l’aérostat.

Soit que la soupape se fût entr’ouverte d’elle-même, soit que dans leurs mouvements ils eussent exercé une pression sur la corde, le gaz fuyait!

Spero s’aperçut vite de la cause de ce bruit inquiétant, mais ce fut avec terreur, car il était impossible de refermer la soupape. Il examina le baromètre, qui commençait à remonter lentement: l’aérostat commençait donc à descendre. Et la chute, d’abord lente, mais inévitable, devait aller en s’accroissant dans une proportion mathématique. Sondant l’espace inférieur, il vit les flammes de l’aurore boréale se refléter dans le limpide miroir d’un lac immense.

Le ballon descendait avec vitesse et n’était plus qu’à trois mille mètres du sol. Conservant en apparence tout son calme, mais ne se faisant aucune illusion sur l’imminence de la catastrophe, le malheureux aéronaute jeta successivement par-dessus bord les deux sacs de lest qui restaient, les couvertures, les instruments, l’ancre, et mit la nacelle à vide; mais cet allègement insuffisant ne servit qu’à ralentir un instant la vitesse acquise. Descendant ou plutôt tombant maintenant avec une rapidité inouïe, le ballon arriva vite à quelques centaines de mètres seulement au-dessus du lac. Un vent intense se mit à souffler de bas en haut et à siffler à leurs oreilles.

L’aérostat tourbillonna sur lui-même, comme emporté par une trombe. Tout d’un coup, Georges Spero sentit une étreinte violente, un long baiser sur les lèvres: «Mon Maître, mon Dieu, mon Tout, je t’aime!» s’écria-t-elle. Et, écartant deux cordes, elle se précipita dans le vide.

Le ballon délesté remonta comme une flèche: Spero était sauvé.

La chute du corps d’Icléa dans l’eau profonde du lac produisit un bruit sourd, étrange, effroyable, au milieu du silence de la nuit. Fou de douleur et de désespoir, sentant ses cheveux hérissés sur son crâne, ouvrant les yeux pour ne rien voir, remporté par l’aérostat à plus de mille mètres de hauteur, il se suspendit à la corde de la soupape, dans l’espérance de retomber vers le point de la catastrophe; mais la corde ne fonctionna pas. Il chercha, tâtonna sans résultat. Sous sa main, il rencontra la voilette de sa bien-aimée, qui était restée accrochée à l’une des cordes, légère voilette parfumée, encore tout empreinte de l’odeur enivrante de sa belle compagne; il regarda bien les cordes, crut retrouver l’empreinte des petites mains crispées, et, posant ses mains à la place où quelques secondes auparavant Icléa avait posé les siennes, il s’élança.

Un instant, son pied resta pris dans un cordage; mais il eut la force de se dégager et tomba dans l’espace en tourbillonnant.

Un bateau pêcheur, qui avait assisté à la fin du drame, avait fait force voiles vers le point du lac où la jeune fille s’était précipitée et était parvenu à la retrouver et à la recueillir. Elle n’était pas morte. Mais tous les soins qui lui furent prodigués n’empêchèrent pas la fièvre de la saisir et d’en faire sa proie. Les pêcheurs arrivèrent dans la matinée à un petit port des bords du lac et la transportèrent dans leur modeste chaumière, sans qu’elle reprît connaissance. «Georges! disait-elle, en ouvrant les yeux, Georges!» et c’était tout. Le lendemain, elle entendit la cloche du village sonner un glas funèbre. «Georges! répétait-elle, Georges!» On avait retrouvé son corps, à l’état de bouillie informe, à quelque distance du rivage; sa chute, de plus de mille mètres de hauteur, avait commencé au-dessus du lac, mais le corps gardant la vitesse horizontale acquise par l’aérostat, n’était pas tombé verticalement: il était descendu obliquement, comme s’il eût glissé le long d’un fil suivant le ballon dans sa marche, et était tombé, masse précipitée du ciel, dans une prairie bordant les rives du lac, avait marqué profondément son empreinte dans le sol et avait rebondi à plus d’un mètre du point de chute; mais ses os eux-mêmes étaient broyés en poussière, et le cerveau s’était échappé du front. Sa fosse était à peine refermée, que l’on dut creuser à côté d’elle celle d’Icléa, morte en répétant d’une voix éteinte: «Georges! Georges!»

Une seule pierre recouvrit leurs deux tombes, et le même saule étendit son ombre sur leur sommeil. Aujourd’hui encore, les riverains du beau lac de Tyrifiorden conservent dans leurs cœurs le mélancolique souvenir de la catastrophe, devenue presque légendaire, et l’on ne montre pas la pierre sépulcrale au voyageur sans associer à leur mémoire le regret d’un doux songe évanoui.

 

VI
LE PROGRÈS ÉTERNEL

Les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années, passent vite sur cette planète, et sans doute aussi sur les autres. Plus de vingt fois déjà la Terre a parcouru sa révolution annuelle autour du Soleil, depuis le jour où la destinée ferma si tragiquement le livre que mes deux jeunes amis lisaient depuis moins d’une année; leur bonheur fut rapide, leur matin s’évanouit comme une aurore. Je les avais, sinon oubliés1, du moins perdus de vue, lorsque tout récemment, dans une séance d’hypnotisme, à Nancy, où je m’arrêtai quelques jours en me rendant dans les Vosges, je me trouvai conduit à questionner un «sujet» à l’aide duquel les savants expérimentateurs de l’Académie Stanislas avaient obtenu quelques-uns de ces résultats véritablement stupéfiants dont la presse scientifique nous entretient depuis quelques années. Je ne sais plus comment il arriva que la conversation s’établit entre lui et moi sur la planète Mars.

Après m’avoir fait la description d’une contrée riveraine d’une mer connue des astronomes sous le nom de mer du Sablier et d’une île solitaire qui s’élève au sein de cet océan, après m’avoir décrit les paysages pittoresques et la végétation rougeâtre qui ornent ces rivages, les falaises battues par les flots et les plages sablonneuses où viennent expirer les vagues, ce sujet, d’une sensibilité extrême, pâlit tout d’un coup et porta la main à son front; ses yeux se fermèrent, ses sourcils se rapprochèrent; il semblait vouloir saisir une idée fugitive qui s’obstinait à fuir. «Voyez! s’écria le docteur B… en se posant devant lui comme un ordre inéluctable. Voyez! je le veux.

– Vous avez là des amis, me dit-il.

– Cela ne me surprend pas trop, répliquai-je en riant. J’ai assez fait pour eux.

– Deux amis, ajouta-t-il, qui, en ce moment, parlent de vous.

– Oh! oh! des gens qui me connaissent?

– Oui.

– Et comment cela?

– Ils vous ont connu ici.

– Ici?

– Ici, sur la Terre.

– Ah! Y a-t-il longtemps?

– Je ne sais pas.

– Habitent-ils Mars depuis longtemps?

– Je ne sais pas.

– Sont-ils jeunes?

– Oui, ce sont deux amoureux qui s’adorent.»

Alors les images charmantes de mes amis regrettés se retracèrent toutes vives dans ma pensée. Mais je ne les eus pas plus tôt revus, que le sujet s’écria, cette fois d’une voix plus sûre:

«Ce sont eux!

– Comment le savez-vous?

– Je le vois. Ce sont les mêmes âmes. Mêmes couleurs.

– Comment, mêmes couleurs?

– Oui, les âmes sont lumière.»

Quelques instants après il ajouta:

«Pourtant, il y a une différence.»

Puis il resta silencieux le front tout chercheur. Mais son visage reprenant tout son calme et toute sa sérénité, il ajouta:

«Lui est devenu elle, la femme. Elle est maintenant lui, l’homme. Et ils s’aiment encore plus qu’autrefois.»

Comme s’il n’eût pas compris lui-même ce qu’il venait de dire, il sembla chercher une explication, fit de pénibles efforts, à en juger par la contraction de tous les muscles de son visage, et tomba dans une sorte de catalepsie, d’où le docteur B… ne tarda pas à le délivrer. Mais l’instant de lucidité avait fui et ne revint plus.

Je livre, en terminant, ce dernier fait aux lecteurs de ce récit, tel qu’il s’est passé sous mes yeux, et sans commentaires. D’après l’hypothèse actuellement admise par plusieurs hypnotistes, le sujet avait-il subi l’influence de ma propre pensée, lorsque le professeur lui ordonna de me répondre? Ou, plus indépendant, s’était-il véritablement «dégagé» et avait-il vu au delà de notre sphère? Je ne me permettrai pas de décider. Peut-être le saura-t-on par la suite de ce récit.

Cependant j’avouerai en toute sincérité que la résurrection de mon ami et de son adorée compagne sur ce monde de Mars, séjour voisin du nôtre, et si remarquablement semblable à celui que nous habitons, mais plus ancien et plus avancé sans doute dans la voie du progrès, peut paraître aux yeux du penseur la continuation logique et naturelle de leur existence terrestre si rapidement brisée.

Sans doute, Spero était-il dans le vrai en déclarant que la matière n’est pas ce qu’elle paraît être, que les apparences sont mensongères, que le réel c’est l’invisible, que la force animique est indestructible, que dans l’absolu l’infiniment grand est identique à l’infiniment petit, que les espaces célestes ne sont pas infranchissables, et que les âmes sont les semences des humanités planétaires. Qui sait si la philosophie du dynamisme ne révélera pas un jour aux apôtres de l’astronomie la religion de l’avenir? Uranie ne porte-t-elle pas le flambeau sans lequel tout problème est insoluble, sans lequel toute la nature resterait pour nous dans une impénétrable obscurité? Le ciel doit expliquer la terre, l’infini doit expliquer l’âme et ses facultés immatérielles.

L’inconnu d’aujourd’hui est la vérité de demain.

Les pages suivantes vont peut-être nous laisser pressentir le lien mystérieux qui réunit le transitoire à l’éternel, le visible à l’invisible, la terre au ciel.

TROISIÈME PARTIE
Ciel et Terre

I
TÉLÉPATHIE

La séance magnétique de Nancy avait laissé une vive impression dans ma pensée. Bien souvent je songeais à mon ami disparu, à ses investigations dans les domaines inexplorés de la nature et de la vie, à ses recherches analytiques sincères et originales sur le mystérieux problème de l’immortalité. Mais je ne pouvais plus penser à lui sans lui associer l’idée d’une réincarnation possible dans la planète Mars.

Cette idée me paraissait hardie, téméraire, purement imaginaire, si l’on veut, mais non absurde. La distance d’ici à Mars est égale à zéro pour la transmission de l’attraction; elle est presque insignifiante pour celle de la lumière, puisque quelques minutes suffisent à une ondulation lumineuse pour traverser ces millions de lieues. Je songeais au télégraphe, au téléphone, au phonographe, à la transmission de la volonté d’un magnétiseur à son sujet à travers une distance de plusieurs kilomètres, et parfois j’arrivais à me demander si quelque progrès merveilleux de la science ne jetterait pas tout d’un coup un pont céleste entre notre monde et ses congénères de l’infini.

Les soirs suivants, je n’observai Mars au télescope que distrait par mille idées étrangères. La planète était pourtant admirable, comme elle l’a été pendant tout le printemps et tout l’été de 1888. De vastes inondations s’étaient produites sur l’un de ses continents, sur la Libye, comme déjà les astronomes l’avaient observé en 1882 et en diverses circonstances. On reconnaissait que sa météorologie, sa climatologie, ne sont pas les mêmes que les nôtres, et que les eaux qui recouvrent environ la moitié de la surface de la planète subissent des déplacements bizarres et des variations périodiques dont la géographie terrestre ne peut donner aucune idée. Les neiges du pôle boréal avaient beaucoup diminué, ce qui prouvait que l’été de cet hémisphère avait été assez chaud, quoique moins élevé que celui de l’hémisphère austral. Du reste, il y avait eu fort peu de nuages sur Mars pendant toute la série de nos observations. Mais, chose à peine croyable, ce n’étaient pas ces faits astronomiques, pourtant si importants, et bases de toutes nos conjectures, qui m’intéressaient le plus; c’était ce que le magnétisé m’avait dit de Georges et d’Icléa. Les idées fantastiques qui traversaient mon cerveau m’empêchaient de faire une observation vraiment scientifique. Je me demandais avec ténacité s’il ne pouvait pas exister de communication entre deux êtres très éloignés l’un de l’autre, et même entre un mort et un vivant, et chaque fois je me répondais qu’une telle question était par elle-même anti-scientifique et indigne d’un esprit positif.

Cependant, après tout, qu’est-ce que nous appelons «science»? Qu’est-ce qui n’est pas «scientifique» dans la nature? Où sont les limites de l’étude positive? La carcasse d’un oiseau a-t-elle vraiment un caractère plus «scientifique» que son plumage aux lumineuses couleurs et son chant aux nuances si subtiles? Le squelette d’une jolie femme est-il plus digne d’attention que sa structure de chair et sa forme vivante? L’analyse des émotions de l’âme n’est-elle pas «scientifique»? N’est-il pas scientifique de chercher si vraiment l’âme peut voir de loin et comment? Et puis, quelle est cette étrange vanité, cette naïve présomption de nous imaginer que la science ait dit son dernier mot, que nous connaissions tout ce qu’il y a à connaître, que nos cinq sens soient suffisants pour apprécier la nature de l’univers? De ce que nous démêlons, parmi les forces qui agissent autour de nous, l’attraction, la chaleur, la lumière, l’électricité, est-ce à dire qu’il n’y ait pas d’autres forces, lesquelles nous échappent parce que nous n’avons pas de sens pour les percevoir? Ce n’est pas cette hypothèse qui est absurde, c’est la naïveté des pédagogues et des classiques. Nous sourions des idées des astronomes, des physiciens, des médecins, des théologiens d’il y a trois siècles; dans trois siècles, nos successeurs dans les sciences ne souriront-ils pas à leur tour des affirmations de ceux qui prétendent aujourd’hui tout connaître?

Les médecins auxquels je communiquais, il y a quinze ans, les phénomènes magnétiques observés par moi-même en certaines expériences niaient tous avec conviction la réalité des faits observés. Je rencontrai récemment l’un d’entre eux à l’Institut: «Oh! fit-il non sans finesse, alors c’était du magnétisme, aujourd’hui c’est de l’hypnotisme, et c’est nous qui l’étudions. C’est bien différent.»

Moralité: Ne nions rien de parti pris. Étudions, constatons; l’explication viendra plus tard.

J’étais dans ces dispositions d’esprit, lorsqu’en me promenant en long et en large dans ma bibliothèque, mes yeux tombèrent sur une élégante édition de Cicéron que je n’avais pas remarquée depuis longtemps. J’en pris un volume, l’ouvris machinalement à la première page venue et y lus ce qui suit:

«Deux amis arrivent à Mégare et vont se loger séparément. A peine l’un des deux est-il endormi qu’il voit devant lui son compagnon de voyage, lui annonçant d’un air triste que son hôte a formé le projet de l’assassiner, et le suppliant de venir le plus vite possible à son secours. L’autre se réveille, mais, persuadé qu’il a été abusé par un songe, il ne tarde pas à se rendormir. Son ami lui apparaît de nouveau et le conjure de se hâter, parce que les meurtriers vont entrer dans sa chambre. Plus troublé, il s’étonne de la persistance de ce rêve, et se dispose à aller trouver son ami; mais le raisonnement, la fatigue, finissent par triompher; il se recouche. Alors son ami se montre à lui pour la troisième fois, pâle, sanglant, défiguré. «Malheureux, lui dit-il, tu n’es point venu lorsque je t’implorais! C’en est fait; maintenant venge-moi. Au lever du soleil, tu rencontreras à la porte de la ville un chariot plein de fumier; arrête-le et ordonne qu’on le décharge; tu trouveras mon corps caché au milieu; fais-moi rendre les honneurs de la sépulture et poursuis mes meurtriers.

«Une ténacité si grande, des détails si suivis ne permettent plus d’hésitation; l’ami se lève, court à la porte indiquée, y trouve le char, arrête le conducteur qui se trouble, et, dès les premières recherches, le corps de son ami est découvert.»

Ce récit semblait venir tout exprès à l’appui de mes opinions sur les inconnues du problème scientifique. Sans doute les hypothèses ne manquent pas pour répondre au point d’interrogation. On peut dire que l’histoire n’est peut-être pas arrivée telle que Cicéron la raconte; qu’elle a été amplifiée, exagérée; que deux amis arrivant dans une ville étrangère peuvent craindre un accident; qu’en craignant pour la vie d’un ami, après les fatigues d’un voyage et au milieu du silence de la nuit, on peut arriver à rêver qu’il est victime d’un assassinat. Quant à l’épisode du chariot, les voyageurs peuvent en avoir vu un dans la cour de l’hôte, et le principe de l’association des idées vient le rattacher au songe. Oui, on peut faire toutes ces hypothèses explicatives; mais ce ne sont que des hypothèses. Admettre qu’il y a eu vraiment communication entre le mort et le vivant est une autre hypothèse aussi.

 

Les faits de cet ordre sont-ils bien rares? Il ne le semble pas. Je me souviens entre autres d’un récit qui m’a été raconté par un vieil ami de ma jeunesse, Jean Best, qui fonda le Magasin pittoresque, en 1833, avec mon éminent ami Édouard Charton, et qui est mort il y a quelques années. C’était un homme grave, froid, méthodique (habile graveur-typographe, administrateur scrupuleux); tous ceux qui l’ont connu savent combien son tempérament était peu nerveux et combien son esprit était éloigné des choses de l’imagination. Eh bien! le fait suivant lui est arrivé à lui-même, lorsqu’il était tout enfant, à l’âge de cinq ou six ans.

C’était à Toul, son pays natal. Il était, par une belle soirée, couché dans son petit lit et ne dormait pas, lorsqu’il vit sa mère entrer dans sa chambre, la traverser et se rendre dans le salon voisin, dont la porte était ouverte, et où son père jouait aux cartes avec un ami. Or sa mère, malade, était à ce moment-là à Pau. Il se leva aussitôt de son lit et courut après sa mère jusqu’au salon, où il la chercha en vain. Son père le gronda avec une certaine impatience et le renvoya se coucher en lui affirmant qu’il avait rêvé.

Alors l’enfant, croyant dès lors avoir, en effet, rêvé, essaya de se rendormir. Mais quelques minutes plus tard, ayant les yeux ouverts, il vit une seconde fois, très distinctement, sa mère qui passait encore près de lui, et cette fois il se précipita vers elle pour l’embrasser. Mais elle disparut aussitôt. Il ne voulut plus se recoucher et resta dans le salon où son père continuait de jouer.

Le même jour, à la même heure, sa mère mourait à Pau.

Je tiens ce récit de M. Best lui-même, qui en avait gardé le plus ineffaçable souvenir. Comment l’expliquer? On peut dire que l’enfant, sachant sa mère malade, y pensait souvent, et qu’il a eu une hallucination qui a coïncidé par hasard avec la mort de sa mère. C’est possible. Mais on peut penser aussi qu’il y avait un lien sympathique entre la mère et l’enfant, et qu’en ce moment solennel l’âme de cette mère a réellement été en communication avec celle de son enfant. Comment? demandera-t-on. Nous n’en savons rien. Mais ce que nous ne savons pas est à ce que nous savons dans la proportion de l’océan à une goutte d’eau.

Hallucinations! C’est vite dit. Que d’ouvrages médicaux écrits sur ce sujet! Tout le monde connaît celui de Brierre de Boismont. Parmi les innombrables observations qui le composent, citons, à ce propos, les deux suivantes:

«Obs. 84. – Lorsque le roi Jacques vint en Angleterre, à l’époque de la peste de Londres, se trouvant à la campagne, chez sir Robert Cotton, avec le vieux Cambden, il vit en songe son fils aîné, encore enfant, qui habitait alors Londres, avec une croix sanglante sur le front, comme s’il eût été blessé par une épée. Effrayé de cette apparition, il se mit en prières et se rendit le matin dans la chambre de sir Cambden, auquel il raconta l’événement de la nuit; celui-ci rassura le monarque en lui disant qu’il avait été le jouet d’un songe et qu’il n’y avait pas à s’en tourmenter. Le même jour, le roi reçut une lettre de sa femme qui lui annonçait la perte de son fils, mort de la peste. Lorsque l’enfant se montra à son père, il avait la taille et les proportions d’un homme fait.

«Obs. 87. – Mlle R… douée d’un excellent jugement, religieuse sans bigoterie, habitait, avant d’être mariée, la maison de son oncle, D… médecin célèbre, membre de l’Institut. Elle était séparée de sa mère, atteinte, en province, d’une maladie assez grave. Une nuit, cette jeune personne rêva qu’elle l’apercevait devant elle, pâle, défigurée, prête à rendre le dernier soupir et témoignant surtout un vif chagrin de ne pas être entourée de ses enfants, dont l’un, curé d’une paroisse de Paris, avait émigré en Espagne, et dont l’autre était à Paris. Bientôt elle l’entendit l’appeler plusieurs fois par son nom de baptême; elle vit, dans son rêve, les personnes qui entouraient sa mère, s’imaginant qu’elle demandait sa petite-fille, portant le même nom, aller la chercher dans la pièce voisine; un signe de la malade leur apprit que ce n’était point elle, mais sa fille qui habitait Paris, qu’elle désirait voir. Sa figure exprimait la douleur qu’elle éprouvait de son absence; tout à coup ses traits se décomposent, se couvrent de la pâleur de la mort; puis la moribonde retombe sans vie sur son lit.

«Le lendemain, Mlle R… parut fort triste devant D… qui la pria de lui faire connaître la cause de son chagrin; elle lui raconta dans tous ses détails le songe qui l’avait si fortement tourmentée. D… la trouvant dans cette disposition d’esprit, la pressa contre son cœur en lui avouant que la nouvelle n’était que trop vraie, que sa mère venait de mourir; il n’entra pas dans d’autres explications.

«Quelques mois après, Mlle R… profitant de l’absence de son oncle pour mettre en ordre ses papiers auxquels, comme beaucoup d’autres savants, il n’aimait pas qu’on touchât, trouva une lettre racontant à son oncle les circonstances de la mort de sa mère. Quelle ne fut pas sa surprise en y lisant toutes les particularités de son rêve!»

Hallucination! coïncidence fortuite! Est-ce là une explication satisfaisante? Dans tous les cas, c’est une explication qui n’explique rien du tout.

Une foule d’ignorants, de tout âge et de tous métiers, rentiers, commerçants ou députés, sceptiques par tempérament ou par genre, déclarent simplement qu’ils ne croient pas à toutes ces histoires et qu’il n’y a en tout cela rien de vrai. Ce n’est pas là, non plus, une solution bien sérieuse. Les esprits accoutumés à l’étude ne peuvent se contenter d’une dénégation aussi légère.

Un fait est un fait. On ne peut pas ne pas l’admettre, lors même que, dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de l’expliquer.

Certes, les annales médicales témoignent qu’il y a vraiment des hallucinations de plus d’un genre et que certaines organisations nerveuses en sont dupes. Mais de là à conclure que tous les phénomènes psycho-biologiques non expliqués sont des hallucinations, il y a un abîme.

L’esprit scientifique de notre siècle cherche avec raison à dégager tous ces faits des brouillards trompeurs du surnaturalisme, attendu qu’il n’y a rien de surnaturel et que la nature, dont le royaume est infini, embrasse tout. Depuis quelques années, notamment, une société scientifique spéciale s’est organisée en Angleterre pour l’étude de ces phénomènes, la «Society for Psychical Research»; elle a à sa tête quelques-uns d’entre les plus illustres savants d’Outre-Manche et a déjà fourni des publications importantes. Ces phénomènes de vision à distance sont classés sous le titre général de Télépathie (τῆλε, loin, πάθος, sensation). Des enquêtes rigoureuses sont faites pour en contrôler les témoignages. La variété en est considérable. Feuilletons un instant ensemble l’un de ces recueils2 et détachons-en quelques documents bien dûment et bien scientifiquement établis.

Dans le cas suivant, observé récemment, l’observateur était absolument éveillé, comme vous et moi en ce moment. Il s’agit d’un certain M. Robert Bee, habitant Wigan (Angleterre). Voici cette curieuse révélation, écrite par l’observateur lui-même.

«Le 18 décembre 1873 nous nous rendîmes, ma femme et moi, dans la famille de ma femme à Southport, laissant mes parents en parfaite santé selon toute apparence. Le lendemain, dans l’après-midi, nous étions partis pour une promenade au bord de la mer, lorsque je me trouvai si profondément triste qu’il me fut impossible de m’intéresser à quoi que ce fût, de sorte que nous ne tardâmes pas à rentrer.

«Tout d’un coup ma femme manifesta un certain sentiment de peine et me dit qu’elle se rendait dans la chambre de sa mère pour quelques minutes. Un instant après, je me levai moi-même de mon fauteuil et passai au salon.

«Une dame, habillée comme si elle devait sortir, arriva près de moi, venant de la chambre à coucher voisine. Je ne remarquai pas ses traits, parce qu’elle ne regardait pas de mon côté; pourtant immédiatement je lui adressai la parole en la saluant, mais je ne me souviens plus de ce que je lui dis.

1Il y a parfois des coïncidences bizarres. Le jour où Spero fit l’ascension qui devait lui être si fatale, je savais qu’il s’était élancé dans les airs, par l’agitation extraordinaire de l’aiguille aimantée qui, à Paris où j’étais resté, annonçait l’existence de l’intense aurore boréale si anxieusement attendue par lui pour ce voyage aérien. On sait en effet que les aurores boréales se manifestent au loin par les perturbations magnétiques. Mais ce qui me surprit le plus, et ce dont je n’ai pas encore eu l’explication, c’est qu’à l’heure même de la catastrophe j’éprouvai un malaise indéfinissable, puis une sorte de pressentiment qu’un malheur lui était arrivé. La dépêche qui m’annonça sa mort m’y trouva presque préparé.
2Phantasms of the Living, par E. Gurney et Fr. Myers, professeurs à l’Université de Cambridge, et Frank Podmore, Londres, 1886. La «Society for Psychical Research» a pour Président le professeur Balfour Stewart, de la Société royale de Londres.