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«Les âmes qui pensent restent l’apanage de la vie intellectuelle. Elles conservent le patrimoine de l’humanité et l’accroissent pour l’avenir. Sans cette immortalité des âmes humaines qui ont conscience de leur existence et vivent par l’esprit, toute l’histoire de la Terre ne devrait aboutir qu’au néant, et la création tout entière, celle des mondes les plus sublimes aussi bien que celle de notre infime planète, serait une absurdité décevante, plus misérable et plus idiote que l’excrément d’un ver de terre. Il a raison d’être et l’univers ne l’aurait pas! T’imagines-tu les milliards de mondes atteignant les splendeurs de la vie et de la pensée pour se succéder sans fin dans l’histoire de l’univers sidéral, et n’aboutissant qu’à donner naissance à des espérances perpétuellement déçues, à des grandeurs perpétuellement anéanties? Nous avons beau nous faire humbles, nous ne pouvons admettre le rien comme but suprême du progrès perpétuel, prouvé par toute l’histoire de la nature. Or, les âmes sont les semences des humanités planétaires.

– Peuvent-elles donc se transporter d’un monde à l’autre?

– Rien n’est si difficile à comprendre que ce que l’on ignore; rien n’est plus simple que ce que l’on connaît. Qui s’étonne, aujourd’hui, de voir le télégraphe électrique transporter instantanément la pensée humaine à travers les continents et les mers? Qui s’étonne de voir l’attraction lunaire soulever les eaux de l’Océan et produire les marées? Qui s’étonne de voir la lumière se transmettre d’une étoile à l’autre avec la vitesse de trois cent mille kilomètres par seconde? Au surplus, les penseurs seuls pourraient apprécier la grandeur de ces merveilles; le vulgaire ne s’étonne de rien. Si quelque découverte nouvelle nous permettait d’adresser demain des signaux aux habitants de Mars et d’en recevoir des réponses, les trois quarts des hommes n’en seraient plus surpris après-demain.

«Oui, les forces animiques peuvent se transporter d’un monde à l’autre, non partout ni toujours, assurément, et non toutes. Il y a des lois et des conditions. Ma volonté peut soulever mon bras, lancer une pierre, à l’aide de mes muscles; si je prends un poids de vingt kilos, elle soulèvera encore mon bras; si je veux prendre un poids de mille kilos, je ne le puis plus. Tels esprits sont incapables d’aucune activité; d’autres ont acquis des facultés transcendantes. Mozart, à six ans imposait à tous ses auditeurs la puissance de son génie musical et publiait à huit ans ses deux premières œuvres de sonates, tandis que le plus grand auteur dramatique qui ait existé, Shakespeare, n’avait encore écrit avant l’âge de trente ans aucune pièce digne de son nom. Il ne faut pas croire que l’âme appartienne à quelque monde surnaturel. Tout est dans la nature. Il n’y a guère plus de cent mille ans que l’humanité terrestre s’est dégagée de la chrysalide animale; pendant des millions d’années, pendant la longue série historique des périodes primaire, secondaire et tertiaire, il n’y avait pas sur la Terre une seule pensée pour apprécier ces grandioses spectacles, un seul regard humain pour les contempler. Le progrès a lentement élevé les âmes inférieures des plantes et des animaux; l’homme est tout récent sur la planète. La nature est en incessant progrès; l’univers est un perpétuel devenir; l’ascension est la loi suprême.

«Tous les mondes, ajouta-t-il, ne sont pas actuellement habités. Les uns sont à l’aurore, d’autres au crépuscule. Dans notre système solaire, par exemple, Mars, Vénus, Saturne et plusieurs de ses satellites paraissent en pleine activité vitale; Jupiter semble n’avoir pas dépassé sa période primaire; la Lune n’a peut-être plus d’habitants. Notre époque actuelle n’a pas plus d’importance dans l’histoire générale de l’univers que notre fourmilière dans l’infini. Avant l’existence de la Terre, il y a eu, de toute éternité, des mondes peuplés d’humanités; quand notre planète aura rendu le dernier soupir et que la dernière famille humaine s’endormira du dernier sommeil aux bords de la dernière lagune de l’océan glacé, des soleils innombrables brilleront toujours dans l’infini, et toujours il y aura des matins et des soirs, des printemps et des fleurs, des espérances et des joies. Autres soleils, autres terres, autres humanités. L’espace sans bornes est peuplé de tombes et de berceaux. Mais la vie, la pensée, le progrès éternel sont le but final de la création.

«La Terre est le satellite d’une étoile. Actuellement aussi bien que dans l’avenir, nous sommes citoyens du ciel. Que nous le sachions ou que nous l’ignorions, nous vivons en réalité dans les étoiles.»

Ainsi s’entretenaient les deux amis sur les graves problèmes qui préoccupaient leurs pensées. Lorsqu’ils conquéraient une solution, fût-elle incomplète, ils éprouvaient un véritable bonheur d’avoir fait un pas de plus dans la recherche de l’inconnu et pouvaient plus tranquillement ensuite causer des choses habituelles de la vie. C’étaient deux esprits également avides de savoir, s’imaginant, avec toute la ferveur de la jeunesse, pouvoir s’isoler du monde, dominer les impressions humaines et atteindre en leur céleste essor l’étoile de la Vérité qui scintillait au-dessus de leurs têtes dans les profondeurs de l’infini.

IV
AMOR

Dans cette vie à deux, tout intime, toute charmante qu’elle fût, quelque chose manquait. Ces entretiens sur les formidables problèmes de l’être et du non-être, les échanges d’idées sur l’analyse de l’humanité, les recherches sur le but final de l’existence des choses, les contemplations astronomiques et les questions qu’elles inspirent, satisfaisaient parfois leur esprit, non leur cœur. Lorsque l’un près de l’autre, ils avaient longuement causé, soit sous le berceau du jardin qui dominait le tableau de la grande ville, soit dans la bibliothèque silencieuse, l’étudiant, le chercheur ne pouvait se détacher de sa compagne, et tous deux restaient, la main dans la main, muets, attirés, retenus par une force dominatrice. Après le départ, l’un et l’autre éprouvaient un vide singulier, douloureux, dans la poitrine, un malaise indéfinissable, comme si quelque lien nécessaire à leur vie mutuelle eût été rompu; et l’un comme l’autre n’aspirait qu’à l’heure du retour. Il l’aimait, non pour lui, mais pour elle, d’une affection presque impersonnelle, dans un sentiment de profonde estime autant que d’ardent amour, et, par un combat de tous les instants contre les attractions de la chair, avait su résister. Mais un jour qu’ils étaient assis l’un près de l’autre, sur ce grand divan de la bibliothèque encombré comme d’habitude de livres et de feuilles volantes, comme ils demeuraient silencieux, il arriva que, chargée sans doute de tout le poids des efforts concentrés depuis si longtemps pour résister à une attraction trop irrésistible, la tête du jeune auteur s’inclina insensiblement sur les épaules de sa compagne et que, presque aussitôt… leurs lèvres se rencontrèrent......

O joies inénarrables de l’amour partagé! Ivresse insatiable de l’être altéré de bonheur, transports sans fin de l’imagination invaincue, douce musique des cœurs, à quelles hauteurs éthérées n’avez-vous pas élevé les élus abandonnés à vos félicités suprêmes! Subitement oublieux de la terre inférieure, ils s’envolent à tire-d’ailes dans les paradis enchantés, se perdent dans les profondeurs célestes et planent dans les régions sublimes de l’éternelle volupté. Le monde avec ses comédies et ses misères n’existe plus pour eux. Ils vivent dans la lumière, dans le feu, salamandres, phénix, dégagés de tout poids, légers comme la flamme, se consumant eux-mêmes, renaissant de leurs cendres, toujours lumineux, toujours ardents, invulnérables, invincibles.

L’expansion si longuement contenue de ces premiers transports jeta les deux amants dans une vie d’extase qui leur fit un instant oublier la métaphysique et ses problèmes. Cet instant dura six mois. Le plus doux, mais le plus impérieux des sentiments était venu compléter en eux les insuffisantes satisfactions intellectuelles de l’esprit, et les avait tout d’un coup absorbées, presque anéanties. A dater du jour du baiser, Georges Spero, non seulement disparut entièrement de la scène du monde, mais encore cessa d’écrire, et je le perdis de vue moi-même, malgré la longue et réelle affection qu’il m’avait témoignée. Des logiciens eussent pu en conclure que, pour la première fois de sa vie, il était satisfait, et qu’il avait trouvé la solution du grand problème, le but suprême de l’existence des êtres.

Ils vivaient de cet «égoïsme à deux» qui, en éloignant l’humanité de notre centre optique, diminue ses défauts et la fait paraître plus aimable et plus belle. Satisfaits de leur affection mutuelle, tout chantait pour eux, dans la nature et dans l’humanité, un perpétuel cantique de bonheur et d’amour.

Bien souvent le soir ils allaient, suivant le cours de la Seine, contempler en rêvant les merveilleux effets de lumière et d’ombre qui décorent le ciel de Paris, si admirable au crépuscule, à l’heure où les silhouettes des tours et des édifices se projettent en noir sur le fond lumineux de l’occident. Des nuées roses et empourprées, illuminées par le reflet lointain de la mer sur laquelle brille le soleil disparu, donnent à notre ciel un caractère spécial, qui n’est plus celui de Naples baigné à l’occident par le miroir méditerranéen, mais qui peut-être surpasse celui de Venise, dont l’illumination est orientale et pâle. Soit que, leurs pas les ayant conduits vers l’île antique de la Cité, ils descendissent le cours du fleuve en passant en vue de Notre-Dame et du vieux Châtelet qui profilait sa noire silhouette devant le ciel encore lumineux, soit que, plutôt encore, attirés par l’éclat du couchant et par la campagne, ils eussent descendu les quais jusqu’au delà des remparts de l’immense cité et se fussent égarés jusqu’aux solitudes de Boulogne et de Billancourt, fermées par les coteaux noirs de Meudon et de Saint-Cloud, ils contemplaient la nature, ils oubliaient la ville bruyante perdue derrière eux, et marchant d’un même pas, ne formant qu’un seul être, recevaient en même temps les mêmes impressions, pensaient les mêmes pensées, et, en silence, parlaient le même langage. Le fleuve coulait à leurs pieds, les bruits du jour s’éteignaient, les premières étoiles brillaient au ciel. Icléa aimait à les nommer à Georges à mesure qu’elles apparaissaient.

 

Mars et avril offrent souvent à Paris de douces soirées dans lesquelles circule le premier souffle avant-coureur du printemps. Les brillantes étoiles d’Orion, l’éblouissant Sirius, les Gémeaux Castor et Pollux scintillent dans le ciel immense; les Pléiades s’abaissent vers l’horizon occidental, mais Arcturus et le Bouvier, pasteur des troupeaux célestes, reviennent, et quelques heures plus tard la blanche et resplendissante Véga s’élève de l’horizon oriental, bientôt suivie par la Voie lactée. Arcturus aux rayons d’or était toujours la première étoile reconnue, par son éclat perçant et par sa position dans le prolongement de la queue de la Grande Ourse. Parfois, le croissant lunaire planait dans le ciel occidental et la jeune contemplatrice admirait, comme Ruth auprès de Booz, «cette faucille d’or dans le champ des étoiles.»

Les étoiles enveloppent la Terre; la Terre est dans le ciel. Spero et sa compagne le sentaient bien, et sur aucune autre terre céleste, peut-être, aucun couple ne vivait plus intimement qu’eux dans le ciel et dans l’infini.

Insensiblement, pourtant, sans peut-être s’en apercevoir lui-même, le jeune philosophe reprit, graduellement, par fragments morcelés, ses études interrompues, analysant maintenant les choses avec un profond sentiment d’optimisme qu’il n’avait pas encore connu malgré sa bonté naturelle, éliminant les conclusions cruelles, parce qu’elles lui semblaient dues à une connaissance incomplète des causes, contemplant les panoramas de la nature et de l’humanité dans une nouvelle lumière. Elle avait repris aussi, du moins partiellement, les études qu’elle avait commencées en commun avec lui; mais un sentiment, nouveau, immense, remplissait son âme, et son esprit n’avait plus la même liberté pour le travail intellectuel. Absorbée dans cette affection de tous les instants pour un être qu’elle avait entièrement conquis, elle ne voyait que par lui, n’agissait que pour lui. Pendant les heures calmes du soir, lorsqu’elle se mettait au piano, soit pour jouer une sonate de Chopin qu’elle s’étonnait de n’avoir pas comprise avant d’aimer, soit pour s’accompagner en chantant de sa voix si pure et si étendue les lieder norvégiens de Grieg et de Bull, ou les mélodies de notre Gounod, il lui semblait, à son insu, peut-être, que son bien-aimé était le seul auditeur capable d’entendre ces inspirations du cœur. Quelles heures délicieuses il passa, dans cette vaste bibliothèque de la maison de Passy, étendu sur un divan, suivant parfois du regard les capricieuses volutes de la fumée d’une cigarette d’Orient, tandis qu’abandonnée aux réminiscences de sa fantaisie, elle chantait le doux Saetergientens Sondag de son pays, la sérénade de Don Juan, le Lac de Lamartine, ou bien lorsque, laissant courir ses doigts habiles sur le clavier, elle faisait s’envoler dans l’air le mélodieux rêve du menuet de Boccherini!

Le printemps était venu. Le mois de mai avait vu s’ouvrir, à Paris, les fêtes de l’Exposition universelle dont nous parlions au début de ce récit, et les hauteurs du jardin de Passy abritaient l’Éden du couple amoureux. Le père d’Icléa, qui avait été appelé subitement en Tunisie, était revenu avec une collection d’armes arabes pour son musée de Christiania. Son intention était de retourner bientôt en Norvège, et il avait été convenu entre la jeune Norvégienne et son ami que leur mariage aurait lieu dans sa patrie, à la date anniversaire de la mystérieuse apparition.

Leur amour était, par sa nature même, bien éloigné de toutes ces unions banales fondées, les unes sur le grossier plaisir sensuel, les autres sur des intérêts plus ou moins déguisés, qui représentent la plupart des amours humaines. Leur esprit cultivé les isolait dans les régions supérieures de la pensée, la délicatesse de leurs sentiments les maintenait dans une atmosphère idéale où tous les poids de la matière étaient oubliés, l’extrême impressionnabilité de leurs nerfs, l’exquise finesse de toutes leurs sensations, les plongeaient en des extases dont la volupté semblait infinie. Si l’on aime, en d’autres mondes, l’amour n’y peut être ni plus profond ni plus exquis. Ils eussent été tous deux, pour un physiologiste, le témoignage vivant du fait que, contrairement à l’appréciation vulgaire, toutes les jouissances viennent du cerveau; l’intensité des sensations correspondant à la sensibilité psychique de l’être.

Paris était pour eux, non pas une ville, non pas un monde, mais le théâtre de l’histoire humaine. Ils y vécurent les siècles disparus. Les vieux quartiers, non encore détruits par les transformations modernes, la Cité avec Notre-Dame, Saint-Julien-le-Pauvre, dont les murs rappellent encore Chilpéric et Frédégonde, les demeures antiques où habitèrent Albert le Grand, le Dante, Pétrarque, Abeilard, la vieille Université, antérieure à la Sorbonne, et des mêmes siècles disparus, le cloître Saint-Merry avec ses ruelles sombres, l’abbaye de Saint-Martin, la tour de Clovis sur la montagne Sainte-Geneviève, Saint-Germain-des-Prés, souvenir des Mérovingiens, Saint-Germain-l’Auxerrois, dont la cloche sonna le tocsin de la Saint-Barthélemy, l’angélique Chapelle du palais de Louis IX; tous les souvenirs de l’histoire de France furent l’objet de leurs pèlerinages. Au milieu des foules, ils s’isolaient dans la contemplation du passé et voyaient ce que presque personne ne sait voir.

Ainsi l’immense cité leur parlait son langage d’autrefois, soit, lorsque, perdus parmi les chimères, les griffons, les piliers, les chapiteaux, les arabesques des tours et des galeries de Notre-Dame, ils voyaient à leurs pieds la ruche humaine s’endormir dans la brume du soir, soit lorsque, s’élevant plus haut encore, ils cherchaient, du sommet du Panthéon, à reconstituer l’ancienne forme de Paris et son développement séculaire, depuis les empereurs romains qui habitaient les Thermes jusqu’à Philippe Auguste et à ses successeurs.

Le soleil du printemps, les lilas en fleur, les joyeuses matinées de mai, pleines de chants d’oiseaux et d’excitations nerveuses, les jetaient parfois loin de Paris, à l’aventure, dans les prairies et dans les bois. Les heures s’envolaient comme le souffle des brises; la journée avait disparu comme un songe, et la nuit continuait le divin rêve d’amour. Dans le monde tourbillonnant de Jupiter, où les jours et les nuits sont plus de deux fois plus rapides qu’ici et ne durent même pas dix heures, les amants ne voient pas les heures s’évanouir plus vite. La mesure du temps est en nous.

Un soir, ils étaient tous deux assis sur le toit, sans parapet, de la vieille tour du château de Chevreuse, serrés l’un près de l’autre au centre, d’où on domine sans obstacle tout le paysage environnant. L’air tiède de la vallée montait jusqu’à eux, tout imprégné des parfums sauvages des bois voisins; la fauvette chantait encore, et le rossignol essayait, dans l’ombre naissante des bosquets, son mélodieux cantique aux étoiles. Le soleil venait de se coucher dans un éblouissement d’or et d’écarlate, et l’Occident seul restait illuminé d’une lumière encore intense. Tout semblait s’endormir au sein de l’immense nature.

Un peu pâle, mais éclairée par la lumière du ciel occidental, Icléa semblait pénétrée par le jour et illuminée intérieurement, tant sa chair était claire, délicate, idéale. Ses yeux noyés de vaporeuse langueur, sa petite bouche enfantine, légèrement entr’ouverte, elle paraissait perdue dans la contemplation de la lumière occidentale. Appuyée contre la poitrine de Spero, les bras enlacés autour de son cou, elle s’abandonnait à sa rêverie, lorsqu’une étoile filante vint traverser le ciel précisément au-dessus de la tour. Elle tressaillit, un peu superstitieuse. Déjà les plus brillantes étoiles apparaissaient dans la profondeur des cieux: très haut, presque au zénith, Arcturus, d’un jaune d’or éclatant; vers l’Orient, assez élevée, Véga, d’une pure blancheur; au Nord, Capella; à l’Occident, Castor, Pollux et Procyon. On commençait aussi à distinguer les sept étoiles de la Grande Ourse, l’Épi de la Vierge, Régulus. Insensiblement, une à une, les étoiles venaient ponctuer le firmament. L’étoile polaire indiquait le seul point immuable de la sphère céleste. La lune se levait, son disque rougeâtre légèrement entamé par la phase décroissante. Mars brillait entre Pollux et Régulus, au Sud-Ouest; Saturne au Sud-Est. Le crépuscule faisait lentement place au mystérieux règne de la nuit.

«Ne trouves-tu pas, fit-elle, que tous ces astres sont comme des yeux qui nous regardent?

– Des yeux célestes comme les tiens. Que peuvent-ils voir sur la Terre de plus beau que toi… et que notre amour?

– Pourtant! ajouta-t-elle.

– Oui, pourtant, le monde, la famille, la société, les usages, les lois de la morale, que sais-je encore? j’entends tes pensées. Nous avons oublié toutes ces choses pour n’obéir qu’à l’attraction, comme le Soleil, comme tous ces astres, comme le rossignol qui chante, comme la nature entière. Bientôt nous ferons à ces usages sociaux la part qui leur appartient, et nous pourrons proclamer ouvertement notre amour. En serons-nous plus heureux? Est-il possible d’être plus heureux que nous le sommes en ce moment même?

– Je suis à toi, reprit-elle. Pour moi, je n’existe pas; je suis anéantie dans ta lumière, dans ton amour, dans ton bonheur, et je ne désire rien, rien de plus. Non. Je songeais à ces étoiles, à ces yeux qui nous regardent, et je me demandais où sont aujourd’hui tous les yeux humains qui les ont contemplées, depuis des milliers d’années, comme nous le faisons ce soir, où sont tous les cœurs qui ont battu comme bat en ce moment notre cœur, où sont toutes les âmes qui se sont confondues en des baisers sans fin dans le mystère des nuits disparues.

– Ils existent tous. Rien ne peut être détruit. Nous associons le ciel et la terre, et nous avons raison. Dans tous les siècles, chez tous les peuples, parmi toutes les croyances, l’humanité a toujours demandé à ce ciel étoilé le secret de ses destinées. C’était là une sorte de divination. La Terre est un astre du ciel, comme Mars et Saturne, que nous voyons là-bas, terres du ciel, obscures, éclairées par le même soleil que nous, et comme toutes ces étoiles, qui sont de lointains soleils. Ta pensée traduit ce que l’humanité a pensé depuis qu’elle existe. Tous les regards ont cherché dans le ciel la réponse à la grande énigme, et, dès les premiers jours de la mythologie, c’est Uranie qui a répondu.

«Et c’est elle, cette divine Uranie, qui répondra toujours. Elle tient dans ses mains le ciel et la terre; elle nous fait vivre dans l’infini… Et puis, en personnifiant en elle l’étude de l’univers, le sentiment poétique de nos pères ne paraît-il pas avoir voulu compléter la science par la vie, la grâce et l’amour? Elle est la muse par excellence. Sa beauté semble nous dire que pour comprendre vraiment l’astronomie et l’infini, il faut… être amoureux.»

La nuit allait venir. La lune, s’élevant lentement dans le ciel oriental, répandait dans l’atmosphère une clarté qui, insensiblement, se substituait à celle du crépuscule, et déjà dans la ville, à leurs pieds, au-dessous des bosquets et des ruines, quelques lumières apparaissaient çà et là. Ils s’étaient relevés et se tenaient debout, au centre du sommet de la tour, étroitement enlacés. Elle était belle, encadrée dans l’auréole de sa chevelure dont les boucles flottaient sur ses épaules; des bouffées d’air printanier, imprégnées de parfums, violettes, giroflées, lilas, roses de mai, montaient des jardins voisins. La solitude et le silence les environnaient. Un long baiser, le centième au moins, de cette caressante journée de printemps, réunit leurs lèvres.

Elle rêvait encore. Un sourire fugitif illumina soudain son visage et s’en alla, s’évanouissant comme une image qui passe.

«A quoi penses-tu? dit-il.

– Oh! rien. Une idée mondaine, profane, un peu légère. Rien.

– Mais quoi? fit-il, en la reprenant dans ses bras.

– Eh bien! je me demandais si… dans ces autres mondes, on a une bouche… car, vois-tu, le baiser! les lèvres!..»

Ainsi se passaient les heures, les jours, les semaines, les mois, en une union intime de toutes leurs pensées, de toutes leurs sensations, de toutes leurs impressions. Le soleil de juin brillait déjà à son solstice, et le moment du départ pour la patrie d’Icléa était arrivé. A l’époque fixée, elle partit avec son père pour Christiania.

 

Spero les suivit quelques jours plus tard. L’intention du jeune savant était de séjourner en Norvège jusqu’à l’automne et d’y continuer les études qu’il avait entreprises l’année précédente sur les aurores boréales, observations si particulièrement intéressantes pour lui, et qu’il avait eu à peine le temps de commencer.

Ce séjour en Norvège fut la continuation du plus doux des rêves. La blonde fille du Nord enveloppait son ami d’une auréole de séduction perpétuelle qui peut-être lui eût fait oublier pour toujours les attractions de la science, si elle-même n’avait eu, comme nous l’avons vu, un goût personnel insatiable pour l’étude. Les expériences que l’infatigable chercheur avait entreprises sur l’électricité atmosphérique, l’intéressèrent autant que lui. Elle aussi voulut se rendre compte de la nature de ces flammes mystérieuses de l’aurore boréale qui viennent le soir palpiter dans les hauteurs de l’atmosphère, et comme la série de ces recherches le conduisaient à désirer une ascension en ballon destinée à aller surprendre le phénomène jusque dans sa source, elle aussi éprouva le même désir. Il essaya de l’en dissuader, ces expériences aéronautiques n’étant pas sans danger. Mais l’idée seule d’un péril à partager eût suffi pour la rendre sourde aux supplications du bien-aimé. Après de longues hésitations, Spero se décida à l’emmener avec lui et prépara, à l’Université de Christiania, une ascension pour la première nuit d’aurore boréale.