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II
L’APPARITION

Leur première rencontre avait été véritablement étrange. Contemplateur passionné des beautés de la nature, toujours en quête des grands spectacles, le jeune naturaliste avait entrepris, l’été précédent, le voyage de Norvège, dans le but de visiter ces fiords solitaires où s’engouffre la mer et ces montagnes aux cimes neigeuses qui élèvent au-dessus des nues leurs fronts immaculés, et surtout avec le vif désir d’y faire une étude spéciale des aurores boréales, cette manifestation grandiose de la vie de notre planète. Je l’avais accompagné dans ce voyage. Les couchers de soleil au delà des fiords calmes et profonds; les levers de l’astre splendide sur les montagnes, charmaient en une indicible émotion son âme d’artiste et de poète. Nous demeurâmes là plus d’un mois, parcourant la pittoresque région qui s’étend de Christiania aux Alpes Scandinaves. Or, la Norvège était la patrie de cette enfant du Nord, qui devait exercer une si rapide influence sur son cœur non éveillé. Elle était là, à quelques pas de lui, et pourtant ce fut seulement le jour de notre départ que le hasard, ce dieu des anciens, se décida à les mettre en présence.

La lumière du matin dorait les cimes lointaines. La jeune Norvégienne avait été conduite par son père sur l’une de ces montagnes où maints excursionnistes se rendent, comme au Righi de Suisse, pour assister au lever du soleil qui, ce jour-là, avait été merveilleux. Icléa s’était écartée, seule, à quelques mètres, sur un monticule isolé, pour mieux distinguer certains détails de paysage, lorsque se retournant, le visage à l’opposé du soleil, pour embrasser l’ensemble de l’horizon, elle aperçut, non plus sur la montagne ni sur la terre, mais dans le ciel même, son image, sa personne tout entière, fort bien reconnaissables. Une auréole lumineuse encadrait sa tête et ses épaules d’une couronne de gloire éclatante, et un grand cercle aérien, faiblement teinté des nuances de l’arc-en-ciel, enveloppait la mystérieuse apparition.

Stupéfaite, émue par la singularité du spectacle, encore sous l’impression de la splendeur du lever du soleil, elle ne remarqua pas immédiatement qu’une autre figure, un profil de tête d’homme, accompagnait la sienne, silhouette de voyageur immobile, en contemplation devant elle, rappelant ces statues de saints debout sur les piliers d’église. Cette figure masculine et la sienne étaient encadrées par le même cercle aérien. Tout d’un coup, elle aperçut cet étrange profil humain dans les airs, crut être le jouet d’une vision fantastique, et, émerveillée, fit un geste de surprise et presque d’effroi. Son image aérienne reproduisit le même geste, et elle vit le spectre du voyageur porter la main à son chapeau et se découvrir comme en une salutation céleste, puis perdre la netteté de ses contours et s’évanouir en même temps que sa propre image.

La transfiguration du Mont Thabor, où les disciples de Jésus aperçurent tout d’un coup dans le ciel l’image du Maître accompagnée de celles de Moïse et d’Élie, ne plongea pas ses témoins dans une stupéfaction plus grande que celle de l’innocente vierge de Norvège, en face de cette anthélie dont la théorie est connue de tous les météorologistes.

Cette apparition se fixa dans la profondeur de sa pensée comme un rêve merveilleux. Elle avait appelé son père, resté à une faible distance derrière le monticule; mais, lorsqu’il arriva, tout avait disparu. Elle lui en demanda l’explication, sans rien obtenir, si ce n’est un doute, et presque une négation sur la réalité du phénomène. Cet excellent homme, ancien officier supérieur, appartenait à cette catégorie de sceptiques distingués qui nient tout simplement ce qu’ils ignorent ou ne comprennent pas. La délicieuse créature eut beau lui affirmer qu’elle venait de voir son image dans le ciel, – et même celle d’un homme qu’elle jugeait jeune et de bonne tournure, – elle eut beau raconter les détails de l’apparition et ajouter que les figures lui avaient paru plus grandes que nature et ressemblaient à des silhouettes colossales, il lui déclara avec autorité, et non sans emphase, que c’était ce qu’on appelle des illusions d’optique produites par l’imagination quand on a mal dormi, surtout pendant les années de l’adolescence.

Mais, le soir du même jour, comme nous montions sur le bateau à vapeur, je remarquai une jeune fille à la chevelure un peu évaporée qui regardait mon ami d’un air franchement étonné. Elle était sur le quai, au bras de son père, et demeurait là immobile comme la femme de Loth changée en statue de sel. Je la signalai à Georges dès notre arrivée sur le bateau; mais à peine eut-il tourné la tête de son côté, que je vis les joues de la jeune fille s’empourprer d’une subite rougeur, et aussitôt elle détourna son regard pour le diriger sur la roue du navire qui commençait à se mettre en marche. Je ne sais si Spero y prit garde. En fait, le matin, nous n’avions rien vu ni l’un ni l’autre du phénomène aérien, du moins au moment où la jeune fille était arrivée près de nous, et elle nous était restée cachée elle-même par un petit massif d’arbustes: c’était surtout le côté de l’Orient, la magnificence du lever du soleil, qui nous avait attirés. Cependant il salua la Norvège, qu’il quittait avec regret, du même geste dont il avait salué le soleil levant; et l’inconnue prit ce salut pour elle.

Deux mois plus tard, à Paris, le comte de K… recevait une société nombreuse à propos d’un récent triomphe de sa compatriote Christine Nilson. La jeune Norvégienne et son père, venus à Paris passer une partie de l’hiver, étaient au nombre des invités; ils se connaissaient de longue date comme compatriotes, la Suède et la Norvège étant sœurs. Pour nous, nous y venions pour la première fois et l’invitation était même due à l’apparition du dernier livre de Spero, déjà signalé par un éclatant succès. Rêveuse, pensive, instruite par l’éducation solide des pays du Nord, avide de connaître, Icléa avait déjà lu, relu avec curiosité ce livre quelque peu mystique, dans lequel le nouveau métaphysicien avait exposé les anxiétés de son âme non satisfaite des Pensées de Pascal. Ajoutons qu’elle avait elle-même depuis plusieurs mois passé avec succès l’examen du brevet supérieur, et qu’ayant renoncé à l’étude de la médecine qui d’abord l’avait attirée, elle commençait à s’initier avec quelque curiosité aux recherches toutes nouvelles de la physiologie psychologique.

Lorsqu’on avait annoncé M. Georges Spero, il lui avait semblé qu’un ami inconnu, presque un confident de son esprit, venait d’entrer. Elle tressaillit, comme frappée d’une commotion électrique. Lui, peu mondain, timide, gêné dans les réunions d’inconnus, n’aimant ni danser, ni jouer, ni causer, était resté dans le même coin du salon à côté de quelques amis, assez indifférent aux valses et aux quadrilles, plus attentif à deux ou trois chefs-d’œuvre de la musique moderne interprétés avec sentiment; et la soirée entière s’était passée sans qu’il se fût approché d’elle, quoiqu’il l’eût remarquée et que, dans toute cette éblouissante soirée, il n’eût vu qu’elle. Leurs regards s’étaient plus d’une fois rencontrés. A la fin, vers deux heures du matin, alors que la réunion se faisait plus intime, il osa venir auprès d’elle, sans pourtant lui adresser la parole. Ce fut elle qui, la première, lui parla, pour lui exprimer un doute sur la conclusion de son livre.

Flatté, mais plus surpris encore d’apprendre que ces pages de métaphysique avaient une lectrice, – et une lectrice de cet âge, – l’auteur répondit, assez maladroitement, que ces recherches étaient un peu sérieuses pour une femme. Elle répliqua que les femmes, les jeunes filles n’étaient pas exclusivement absorbées par l’exercice de la coquetterie, et qu’elle en connaissait qui parfois pensaient, cherchaient, travaillaient, étudiaient. Elle parla avec quelque vivacité, pour défendre les femmes contre le dédain scientifique de certains hommes et soutenir leur aptitude intellectuelle, et n’eut pas de peine à gagner une cause dont son interlocuteur n’était, d’ailleurs, en aucune façon l’adversaire.

Ce nouveau livre, dont le succès avait été immédiat et éclatant, malgré la gravité du sujet, avait entouré le nom de Georges Spero d’une véritable auréole de célébrité, et dans les salons, le brillant écrivain était partout accueilli avec une vive sympathie. Les deux jeunes gens avaient à peine échangé quelques paroles qu’il se trouva le point de mire des amis de la maison et obligé de répondre à diverses questions qui vinrent interrompre leur tête-à-tête. L’un des plus éminents critiques du jour avait précisément consacré un long article au nouvel ouvrage, et le sujet même du livre devint en un instant l’objet de la conversation générale. Icléa se tint à l’écart. Elle sentait, et les femmes ne s’y trompent guère, que le héros l’avait remarquée, que sa pensée était déjà attachée à la sienne par un fil invisible, et qu’en répondant aux questions plus ou moins banales qui lui étaient adressées, son esprit n’était pas entièrement à la conversation. Ce premier triomphe intime lui suffisait. Elle n’en désirait point d’autres. Et puis, elle avait reconnu dans son profil la silhouette mystérieuse de l’apparition aérienne et le jeune voyageur du bateau de Christiania.

Dans cette première entrevue, il ne tarda pas à lui témoigner son enthousiasme pour les sites merveilleux de la Norvège et à lui raconter son voyage. Elle brûlait d’entendre un mot, une allusion quelconque, au phénomène aérien qui l’avait tant frappée; et elle ne comprenait pas son silence, sa discrétion. Lui, n’ayant pas observé l’anthélie au moment où elle s’y était elle-même projetée, n’avait pas été particulièrement surpris d’un phénomène qu’il avait plusieurs fois déjà, et en de meilleures conditions, étudié du haut de la nacelle d’un aérostat, et n’ayant rien observé de spécial, n’avait rien à en dire. L’instant de l’embarquement ne se représenta pas non plus à sa mémoire, et quoique la blonde enfant ne lui parût pas entièrement étrangère, cependant il ne se souvenait pas de l’avoir entrevue. Pour moi, je l’avais tout de suite reconnue. Il causa des lacs, des rivières, des fiords, des montagnes; apprit d’elle que sa mère était morte fort jeune d’une maladie de cœur, que son père préférait la vie de Paris à celle de tout autre pays, et que sans doute elle ne retournerait plus que rarement dans sa patrie.

 

Une remarquable communauté de goûts et d’idées, une vive sympathie mutuelle, une estime réciproque, les mirent tout de suite en relation. Élevée suivant le mode d’éducation anglaise, elle jouissait de cette indépendance d’esprit et de cette liberté d’action que les femmes de France ne connaissent qu’après le mariage, et ne se sentait arrêtée par aucune de ces conventions sociales qui paraissent destinées chez nous à protéger l’innocence et la vertu. Deux amies de son âge étaient même déjà venues seules à Paris pour terminer leur éducation musicale, et elles vivaient ensemble, en pleine Babylone, en toute sécurité d’ailleurs, sans s’être jamais doutées des périls dont on prétend que Paris est rempli. La jeune fille reçut les visites de Georges Spero comme son père eût pu les recevoir lui-même, et en quelques semaines l’affinité de leurs caractères et de leurs goûts les avait associés dans les mêmes études, dans les mêmes recherches, souvent dans les mêmes pensées. Presque chaque jour, dans l’après-midi, entraîné par une secrète attraction, il se dirigeait du quartier Latin vers les bords de la Seine, qu’il suivait jusqu’au Trocadéro, et passait plusieurs heures avec Icléa soit dans la bibliothèque, soit sur la terrasse du jardin, soit en une promenade au Bois.

La première impression, née de l’apparition céleste, était restée dans l’âme d’Icléa. Elle regardait le jeune savant, sinon comme un dieu ou comme un héros, du moins comme un homme supérieur à ses contemporains. La lecture de ses ouvrages fortifia cette impression et l’accrut encore: elle ressentit pour lui plus que de l’admiration, une véritable vénération. Lorsqu’elle eut fait sa connaissance personnelle, le grand homme ne descendit pas de son piédestal. Elle le trouva si éminent, si transcendant dans ses études, dans ses travaux, dans ses recherches, mais en même temps si simple, si sincère, si bon et si indulgent pour tous, et – saisissant tout prétexte pour entendre prononcer son nom – elle dut subir parfois quelques critiques de rivaux si injustes envers lui, qu’elle se prit à l’aimer avec un sentiment presque maternel. Ce sentiment d’affection protectrice existe-t-il donc déjà dans le cœur des jeunes filles? Peut-être, mais assurément elle l’aima ainsi d’abord. Je crois avoir dit plus haut que le fond du caractère de ce penseur était quelque peu mélancolique, de cette mélancolie de l’âme, dont parle Pascal, et qui est comme la nostalgie du ciel. Il cherchait, en effet, perpétuellement la solution de l’éternel problème, le To be or not to be «ÊTRE OU N’ÊTRE PAS» d’Hamlet. Parfois on eût pu le voir triste, atterré jusqu’à la mort. Mais, par un singulier contraste, lorsque ses noires pensées s’étaient pour ainsi dire consumées dans la recherche, que le cerveau épuisé perdait la faculté de vibrer encore, il y avait en lui comme un repos, un rassérènement; la circulation de son sang vermeil ranimait la vie organique, le philosophe disparaissait pour faire place à un enfant presque naïf, d’une gaieté facile, s’amusant de tout et de rien, ayant presque des goûts féminins, aimant les fleurs, les parfums, la musique, la rêverie, et paraissant même parfois d’une étonnante insouciance.

III
TO BE OR NOT TO BE

C’était précisément cette phase de sa vie intellectuelle qui avait si intimement associé les deux êtres. Heureuse d’exister, à la fleur de son printemps, s’ouvrant à la lumière de la vie, harpe vibrant de toutes les harmonies de la nature, la belle créature du Nord rêvait encore parfois aux elfes et aux fées de son climat, aux anges et aux mystères de la religion chrétienne, qui avaient bercé son enfance; mais sa piété, sa crédulité des premiers jours n’avaient pas obscurci sa raison, elle pensait librement, cherchait avec sincérité la vérité, et regrettant peut-être de ne plus croire au paradis des prédicateurs, elle se sentait pourtant animée du désir impérieux de vivre toujours. La mort lui semblait une cruelle injustice. Elle ne revoyait jamais sa mère étendue sur son lit de mort, belle de tout l’éclat de sa trentième année, emportée en pleine floraison des roses dans un cimetière verdoyant et parfumé, tout rempli de chants d’oiseaux, et rayée subitement du livre des vivants, tandis que la nature entière avait continué de chanter, de fleurir et de briller; elle ne revoyait jamais, dis-je, le pâle visage de sa mère, sans qu’un frisson subit la parcourût tout entière, de la tête aux pieds. Non, sa mère n’était pas morte. Non, elle ne mourrait pas elle-même, ni à trente ans, ni plus tard. Et lui! Lui, mourir! cette sublime intelligence s’anéantir par un arrêt du cœur ou de la respiration? Non, ce n’était pas possible. Les hommes se trompent. Un jour on saura.

Elle aussi pensait parfois à ces mystères, sous une forme plutôt esthétique et sentimentale que scientifique; mais elle y pensait. Toutes ses questions, tous ses doutes, le but secret de ses conversations, de son attachement si rapide peut-être à son ami, tout cela avait pour cause l’immense soif de connaître qui altérait son âme. Elle espérait en lui, parce qu’elle avait déjà trouvé dans ses écrits la solution des plus grands problèmes. Ils lui avaient appris à connaître l’univers, et cette connaissance se trouvait être plus belle, plus vivante, plus grande, plus poétique que les erreurs et les illusions anciennes. Depuis le jour où elle avait appris de ses lèvres que sa vie n’avait pas d’autre but que cette recherche de la réalité, elle était sûre qu’il trouverait, et son esprit s’accrochait, se liait au sien, peut-être encore plus énergiquement que son cœur.

Il y avait environ trois mois qu’ils vivaient ainsi, d’une commune vie intellectuelle, passant presque tous les jours plusieurs heures dans la lecture des mémoires originaux écrits dans les différentes langues sur la philosophie scientifique, la théorie des atomes, la physique moléculaire, la chimie organique, la thermodynamique et les diverses sciences qui ont pour but la connaissance de l’être, dissertant sur les contradictions apparentes ou réelles des hypothèses, trouvant parfois, dans les écrivains purement littéraires, des rapports et des coïncidences assez surprenantes avec les axiomes scientifiques, s’étonnant de certaines presciences des grands auteurs. Ces lectures, ces recherches, ces comparaisons les avaient surtout intéressés par l’élimination que leur esprit de plus en plus éclairé se voyait conduit à faire des neuf dixièmes des écrivains, dont les œuvres sont absolument vides, et de la moitié du dernier dixième, dont les écrits n’ont qu’une valeur superficielle; ayant ainsi déblayé le champ de la littérature, ils vivaient avec une certaine satisfaction dans la société restreinte des esprits supérieurs. Peut-être y entrait-il quelque léger sentiment d’orgueil.

Un jour, Spero arriva plus tôt que de coutume. Eureka! s’écria-t-il. Mais se reprenant aussi vite: Peut-être

S’appuyant à la cheminée où pétillait un feu ardent, tandis que sa compagne le contemplait de ses grands yeux pleins de curiosité, il se mit à parler avec une sorte de solennité inconsciente, comme s’il se fût entretenu avec son propre esprit, dans la solitude d’un bois:

«Tout ce que nous voyons n’est qu’apparence. La réalité est autre.

«Le Soleil paraît tourner autour de nous, se lever le matin et se coucher le soir, et la Terre où nous sommes paraît immobile. C’est le contraire qui est vrai. Nous habitons autour d’un projectile tourbillonnant, lancé dans l’espace avec une vitesse soixante-quinze fois plus rapide que celle qui emporte un boulet de canon.

«Un harmonieux concert vient charmer nos oreilles. Le son n’existe pas, n’est qu’une impression de nos sens, produite par des vibrations de l’air d’une certaine amplitude et d’une certaine vitesse, vibrations en elles-mêmes silencieuses. Sans le nerf auditif et le cerveau, il n’y aurait pas de sons. En réalité, il n’y a que du mouvement.

«L’arc-en-ciel épanouit son cercle radieux, la rose et le bluet mouillés par la pluie scintillent au soleil, la verte prairie, le sillon d’or diversifient la plaine de leurs éclatantes couleurs. Il n’y a pas de couleurs, il n’y a pas de lumière, il n’y a que des ondulations de l’éther qui mettent en vibration le nerf optique. Apparences trompeuses. Le soleil échauffe et féconde, le feu brûle: il n’y a pas de chaleur, mais seulement des sensations. La chaleur, comme la lumière, n’est qu’un mode de mouvement. Mouvements invisibles, mais souverains, suprêmes.

«Voici une forte solive de fer, de celles qu’on emploie si généralement aujourd’hui dans les constructions. Elle est posée dans le vide, à dix mètres de hauteur, sur deux murs, sur lesquels s’appuient ses deux extrémités. Elle est «solide», certes. En son milieu, on a posé un poids de mille, deux mille, dix mille kilogrammes, et ce poids énorme, elle ne le sent même pas; c’est à peine si l’on peut constater par le niveau une imperceptible flexion. Pourtant, cette solive est composée de molécules qui ne se touchent pas, qui sont en vibration perpétuelle, qui s’écartent les unes des autres sous l’influence de la chaleur, qui se resserrent sous l’influence du froid. Dites-moi, s’il vous plaît, ce qui constitue la solidité de cette barre de fer? Ses atomes matériels? Assurément non, puisqu’ils ne se touchent pas. Cette solidité réside dans l’attraction moléculaire, c’est-à-dire dans une force immatérielle.

«Absolument parlant, le solide n’existe pas. Prenons entre nos mains un lourd boulet de fer; ce boulet est composé de molécules invisibles, qui ne se touchent pas, lesquelles sont composées d’atomes qui ne se touchent pas davantage. La continuité que paraît avoir la surface de ce boulet et sa solidité apparente sont donc de pures illusions. Pour l’esprit qui analyserait sa structure intime, c’est un tourbillon de moucherons rappelant ceux qui tournoient dans l’atmosphère des jours d’été. D’ailleurs, chauffons ce boulet qui nous paraît solide: il coulera; chauffons-le davantage: il s’évaporera, sans pour cela changer de nature; liquide ou gaz, ce sera toujours du fer.

«Nous sommes en ce moment dans une maison. Tous ces murs, ces planchers, ces tapis, ces meubles, cette cheminée de marbre, sont composés de molécules qui ne se touchent pas davantage. Et toutes ces molécules constitutives des corps sont en mouvement de circulation les unes autour des autres.

«Notre corps est dans le même cas. Il est formé par une circulation perpétuelle de molécules; c’est une flamme incessamment consumée et renouvelée; c’est un fleuve au bord duquel on vient s’asseoir en croyant revoir toujours la même eau, mais où le cours perpétuel des choses ramène une eau toujours nouvelle.

«Chaque globule de notre sang est un monde (et nous en avons cinq millions par millimètre cube). Successivement, sans arrêt ni trêve, dans nos artères, dans nos veines, dans notre chair, dans notre cerveau, tout circule, tout marche, tout se précipite dans un tourbillon vital proportionnellement aussi rapide que celui des corps célestes. Molécule par molécule, notre cerveau, notre crâne, nos yeux, nos nerfs, notre chair tout entière, se renouvellent sans arrêt et si rapidement, qu’en quelques mois notre corps est entièrement reconstitué.

«Par des considérations fondées sur les attractions moléculaires, on a calculé que, dans une minuscule gouttelette d’eau projetée à l’aide de la pointe d’une épingle, gouttelette invisible à l’œil nu, mesurant un millième de millimètre cube, il y a plus de deux cent vingt-cinq millions de molécules.

«Dans une tête d’épingle, il n’y a pas moins de huit sextillions d’atomes, soit huit mille milliards de milliards, et ces atomes sont séparés les uns des autres par des distances considérablement plus grandes que leurs dimensions, ces dimensions étant d’ailleurs invisibles même au plus puissant microscope. Si l’on voulait compter le nombre de ces atomes contenus dans une tête d’épingle, en en détachant par la pensée un milliard par seconde, il faudrait continuer cette opération pendant deux cent cinquante-trois mille ans pour achever l’énumération.

«Dans une goutte d’eau, dans une tête d’épingle, il y a incomparablement plus d’atomes que d’étoiles dans tout le ciel connu des astronomes armés de leurs plus puissants télescopes.

«Qui soutient la Terre dans le vide éternel, le Soleil et tous les astres de l’univers? Qui soutient cette longue solive en fer jetée entre deux murs et sur laquelle on va bâtir plusieurs étages? Qui soutient la forme de tous les corps? La Force.

 

«L’univers, les choses et les êtres, tout ce que nous voyons est formé d’atomes invisibles et impondérables. L’univers est un dynamisme. Dieu, c’est l’âme universelle: in eo vivimus, moremur et sumus.

«Comme l’âme est la force mouvant le corps, l’Être infini est la force mouvant l’univers! La théorie purement mécanique de l’univers reste incomplète pour l’analyste qui pénètre au fond des choses. La volonté humaine est faible, il est vrai, relativement aux forces cosmiques. Cependant, en envoyant un train de Paris à Marseille, un navire de Marseille à Suez, je déplace, librement, une partie infinitésimale de la masse terrestre, et je modifie le cours de la Lune. Aveugles du dix-neuvième siècle, revenez au cygne de Mantoue: Mens agitat molem.

«Si je dissèque la matière, je trouve au fond de tout l’atome invisible: la matière disparaît, s’évanouit en fumée. Si mes yeux avaient la puissance de voir la réalité, ils verraient à travers les murs, formés de molécules séparées, à travers les corps, tourbillons atomiques. Nos yeux de chair ne voient pas ce qui est. C’est avec l’œil de l’esprit qu’il faut voir. Ne nous fions pas à l’unique témoignage de nos sens: il y a autant d’étoiles au-dessus de nos têtes pendant le jour que pendant la nuit.

«Il n’y a dans la nature ni astronomie, ni physique, ni chimie, ni mécanique: ce sont là des méthodes subjectives d’observation. Il n’y a qu’une seule unité. L’infiniment grand est identique à l’infiniment petit. L’espace est infini sans être grand. La durée est éternelle sans être longue. Étoiles et atomes sont un.

«L’unité de l’univers est constituée par la force invisible, impondérable, immatérielle, qui meut les atomes. Si un seul atome cessait d’être mû par la force, l’univers s’arrêterait. La Terre tourne autour du Soleil, le Soleil gravite autour d’un foyer sidéral mobile lui-même; les millions, les milliards de soleils qui peuplent l’univers courent plus vite que les projectiles de la poudre; ces étoiles, qui nous paraissent immobiles, sont des soleils lancés dans le vide éternel à la vitesse de dix, vingt, trente millions de kilomètres par jour, courant tous vers un but ignoré, soleils, planètes, terres, satellites, comètes vagabondes…; le point fixe, le centre de gravité cherché par l’analyste, fuit à mesure qu’on le poursuit et n’existe en réalité nulle part. Les atomes qui constituent les corps se meuvent relativement aussi vite que les étoiles dans le ciel. Le mouvement régit tout, forme tout.

«L’atome lui-même n’est pas une inerte matière. Il est un centre de force.

«Ce qui constitue essentiellement l’être humain, ce qui l’organise, ce n’est point sa substance matérielle, ce n’est ni le protoplasma, ni la cellule, ni ces merveilleuses et fécondes associations du carbone avec l’hydrogène, l’oxygène et l’azote: c’est la Force animique, invisible, immatérielle. C’est elle qui groupe, dirige et retient associées les innombrables molécules qui composent l’admirable harmonie du corps vivant.

«La matière et l’énergie n’ont jamais été vues séparées l’une de l’autre; l’existence de l’une implique l’existence de l’autre; il y a peut-être identité substantielle de l’une et de l’autre.

«Que le corps se désagrège tout d’un coup après la mort, comme il se désagrège lentement et se renouvelle perpétuellement pendant la vie, peu importe. L’âme demeure. L’atome psychique organisateur est le centre de cette force. Lui aussi est indestructible.

«Ce que nous voyons est trompeur. Le réel, c’est l’invisible.»

Il se mit à marcher à grands pas. La jeune fille l’avait écouté comme on écoute un apôtre, un apôtre bien-aimé, et quoiqu’il n’eût, en fait, parlé que pour elle, il n’avait pas paru prendre garde à sa présence, tant elle s’était faite immobile et silencieuse. Elle s’approcha de lui et lui prit une main dans les siennes. «Oh! fit-elle, si tu n’as pas encore conquis la Vérité, elle ne t’échappera pas.»

Puis, s’enflammant elle-même et faisant allusion à une réserve souvent exprimée par lui: «Tu crois, ajouta-t-elle, qu’il est impossible à l’homme terrestre d’atteindre la Vérité, parce que nous n’avons que cinq sens et qu’une multitude de manifestations de la nature restent étrangères à notre esprit, n’ayant aucune voie pour nous arriver. De même que la vue nous serait refusée si nous étions privés du nerf optique, l’audition si nous étions privés du nerf acoustique, etc., de même les vibrations, les manifestations de la force qui passent entre les cordes de notre instrument organique sans faire vibrer celles qui existent, nous restent inconnues. Je te le concède, et j’admets avec toi que les habitants de certains mondes peuvent être incomparablement plus avancés que nous. Mais il me semble que, quoique terrien, tu as trouvé.

– Chère bien-aimée, répliqua-t-il en s’asseyant auprès d’elle sur le vaste divan de la bibliothèque, il est bien certain que notre harpe terrestre manque de cordes, et il est probable qu’un citoyen du système de Sirius se rirait de nos prétentions. Le moindre morceau de fer aimanté est plus fort que Newton et Leibnitz pour trouver le pôle magnétique, et l’hirondelle connaît mieux que Christophe Colomb ou Magellan les variations de latitude. Qu’ai-je dit tout à l’heure? Que les apparences sont trompeuses et qu’à travers la matière notre esprit doit voir la force invisible. C’est ce qu’il y a de plus sûr. La matière n’est pas ce qu’elle paraît, et nul homme instruit des progrès des sciences positives ne pourrait plus aujourd’hui se prétendre matérialiste.

– Alors, reprit-elle, l’atome psychique cérébral, principe de l’organisme humain, serait immortel, comme tous les atomes d’ailleurs, si l’on admet les assertions fondamentales de la chimie. Mais il différerait des autres par une sorte de rang plus élevé, l’âme lui étant attachée. Et il conserverait la conscience de son existence? L’âme serait-elle comparable à une substance électrique? J’ai vu une fois la foudre passer à travers un salon et éteindre les flambeaux. Lorsqu’on les ralluma, on trouva que la pendule avait été dédorée et que le lustre d’argent ciselé avait été doré sur plusieurs points. Il y a là une force subtile.

– Ne faisons pas de comparaisons; elles resteraient toutes trop éloignées de la réalité. Nous savons tous que nous mourrons, mais nous ne le croyons pas. Eh! comment pourrions-nous le croire? Comment pourrions-nous comprendre la mort, qui n’est qu’un changement d’état du connu à l’inconnu, du visible à l’invisible? Que l’âme existe comme force, c’est ce qui n’est pas douteux. Qu’elle ne fasse qu’un avec l’atome cérébral organisateur, nous pouvons l’admettre. Qu’elle survive ainsi à la dissolution du corps, nous le concevons.

– Mais que devient-elle? Où va-t-elle?

– La plupart des âmes ne se doutent même pas de leur propre existence. Sur les quatorze cents millions d’êtres humains qui peuplent notre planète, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes ne pensent pas. Que feraient-ils, grands Dieux! de l’immortalité? Comme la molécule de fer flotte sans le savoir dans le sang qui bat sous la tempe de Lamartine ou d’Hugo, ou bien demeure fixée pour un temps dans l’épée de César; comme la molécule d’hydrogène brille dans le gaz du foyer de l’Opéra ou s’immerge dans la goutte d’eau avalée par le poisson au fond obscur des mers, les atomes vivants qui n’ont jamais pensé sommeillent.