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Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 2

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PRÉDICTIONS

Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge du passeur du Port-Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect les filles de Penhoël.

Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et tournés vers les solives enfumées qui composaient la charpente de sa loge.

A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche entr'ouverte, on aurait cru déjà qu'il n'était plus de ce monde, d'autant mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche froide des trépassés.

Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la muraille à son chevet, un peu en arrière du lit; ses traits amaigris s'éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient des ombres profondes.

Cyprienne était toute pâle et tremblait à le regarder.

La lumière de la résine n'éclairait guère que le grabat et un billot de bois sur lequel reposait un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le reste de la chambre se perdait dans une demi-obscurité d'où sortaient çà et là, quand la résine crépitante jetait une flamme plus vive, les misérables objets qui composaient le mobilier du passeur.

Au dehors l'air était lourd; dans la loge on respirait à peine: l'atmosphère se chargeait de ces miasmes tièdes et froids qui semblent exhaler l'agonie.

Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan.

Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et mêlait un breuvage dans une petite écuelle de faïence.

– Eh bien! Benoît… disait Diane, vous ne voulez pas nous répondre, ce soir?.. Nous vous avons entendu chanter tout à l'heure, pourquoi vous taisez-vous maintenant?

Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, d'ordinaire bruyante et pénible, était si faible en ce moment, qu'on ne l'entendait plus.

– Ma sœur… ma sœur, murmurait Cyprienne effrayée, allons chercher le vicaire… Nous sommes peut-être dans la chambre d'un mort!..

Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu'on voit sur les anciennes tombes.

– Benoît… mon pauvre Benoît! reprit Diane, vous savez bien que nous vous aimons… pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes venues bien tard ce soir, mais il n'y a pas de notre faute… Benoît, répondez-nous, je vous en prie!

Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes chancelaient sous le poids léger de son corps.

Diane s'approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore:

– Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez pas pu vous lever pour boire; pauvre homme!.. Vous nous avez appelées… L'heure où nous venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru que nous vous avions oublié!..

Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à trembler, et les déplacements de l'ombre et de la lumière mirent une espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard.

Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s'enfuir. Diane, au contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son bras, afin de lui tâter le pouls.

Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaillement faible. Un soupir s'exhala de ses lèvres décolorées, et ses paupières battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à coup.

– Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue, j'ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge… C'est un joyeux jour, jeunes filles!.. On danse sur l'aire et l'on danse dans le jardin de Penhoël!.. Le pauvre Benoît reste seul… Il met trop de temps à mourir!

Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne et la lui présenta. Benoît secoua la tête en signe de refus.

– J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël venait dire adieu à ses serviteurs mourants… Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël n'oubliait jamais de le faire… Mais il y a une autre agonie que celle du corps, et je n'en veux pas au fils de mon maître…

– Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.

– Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le vieillard dont les traits flétris eurent presque un sourire; c'est d'entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël… Il y avait un homme que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils unique et adoré… A mesure que j'avance vers mon dernier jour, les yeux de mon esprit voient mieux et plus loin… Il n'est pas mort… il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps! Mes filles, vous avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon cœur… Quand je vais être là-haut à la porte du paradis, avant de parler pour moi-même, je prierai pour lui et pour vous…

Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l'oreiller.

– Non!.. non!.. reprit-il répondant aux paroles qu'il avait entendues naguère, alors qu'il restait immobile et comme mort; non, je ne suis pas fâché contre vous, mes filles… Je savais que vous viendriez encore aujourd'hui… mais demain…

Il s'arrêta.

– Nous vous promettons de venir… voulut dire Diane.

Le passeur se souleva lentement et avec effort; il parvint à se mettre sur son séant.

– Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d'une voix plus lente et toute pleine d'émotion; que je vous voie encore une fois, ma belle Diane… et vous, ma jolie Cyprienne… douces fleurs du manoir!.. Oh! oui, si l'aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore de beaux jours!.. Mais il tarde… il tarde!.. Je crois que Dieu ne veut pas!..

Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commençaient à briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides profondes.

Les deux sœurs l'écoutaient avec une attention émue.

– Je vois bien des choses! poursuivit encore le vieillard. Pourquoi faut-il que ma volonté soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus, demain je serai seul… car tout le monde a délaissé mon lit de souffrance… Dieu m'aura pris ma dernière joie sur la terre!

– Mais nous viendrons, interrompit Diane.

Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire:

– Ne faut-il pas bien que je vienne préparer votre tisane, bon père Benoît? moi, qui suis votre médecin!

– Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n'ai besoin de rien, mes filles… abandonné ou non, mes heures sont comptées… La faim, la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué la manière dont je dois mourir… Je sais le nombre des jours qui me restent à vivre… C'est bien long!.. Cyprienne de Penhoël, vous qui vouliez aller chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur moi la prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille.

Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée à croire les paroles du vieillard comme autant d'oracles.

– Ne dites pas cela!.. murmura Diane, vous savez bien que nous avons besoin de tout notre courage!..

Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible. Ce n'était plus le même homme. Sa taille s'était redressée; son visage s'inspirait; une flamme étrange brûlait au fond de ses yeux caves.

– Et vous aussi, Diane de Penhoël!.. continua-t-il. Toutes deux… toutes deux ensemble!.. Ne m'interrompez plus, car ce moment de force que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour longtemps!.. Je suis seul… je n'ai ni fils ni fille… Je n'aime personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent… depuis soixante et dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme… Et pourtant j'ai amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aune qui baigne ses branches dans la rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps où je pouvais encore passer l'eau… Écoutez bien ceci, car nulle créature humaine n'est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les rêves d'un vieil homme qui se meurt… Dieu le veuille, enfants, Dieu le veuille!..

«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot de grès… Je les ai mises là une à une, et il m'a fallu bien des années de fatigue!..

«Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon argent aux prêtres, après ma mort, afin qu'il fût dit des messes pour le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j'ai tués sur la lande pendant la guerre.

«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez pas, je sais ce que je dis! ses serviteurs n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.

«Je me disais: Mon argent sera pour Madame, pour l'absent, qui reviendra peut-être et qui n'aura plus de patrimoine, ou pour les filles de Jean de Penhoël…

«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus… Quoi qu'il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de six livres sont votre bien…»

Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux.

– Pauvre bon père Benoît!.. dirent-elles en même temps.

Le vieillard souriait d'un sourire amer et triste.

– Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne veuillez suivre mon conseil.

– Quel conseil?..

– Aujourd'hui, à l'heure même où je vous parle… dites-moi adieu pour l'éternité, et sans prendre le temps de remonter au manoir, allez chercher l'argent qui est sous l'aune… Quand vous l'aurez, vous passerez l'eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la terre pourra porter vos pas.

Diane et Cyprienne secouèrent la tête.

– Et notre père?.. murmurèrent-elles en même temps. Et Madame… et l'Ange?..

– Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu?.. pensa tout haut Benoît Haligan.

 

Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux au ciel.

Diane et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages, qu'éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient une résignation mélancolique.

Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur; toutes deux croyaient à cette annonce d'une mort violente et prochaine. Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne voulaient point fuir.

Le sacrifice était consommé au fond de leur cœur, sans faste et avec un calme pieux. Elles regardaient en face le martyre.

Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se parlant à lui-même:

– Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir à ceux qui sont trop faibles pour prévenir le malheur ou le combattre?.. Depuis que cet homme mit le pied sur mon bac, par un soir d'orage… depuis qu'un éclair me montra pour la première fois sa figure, une voix s'est élevée au fond de ma conscience… Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil… et je vois toujours la même chose… Malheur!.. rien que malheur!..

Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses yeux brillèrent davantage.

– Oh! si j'avais encore les bras d'un homme!.. s'écria-t-il, mais je ne suis plus qu'un cadavre!.. Il est arrivé par un déris, le soir où le moulin des Houssaies fut emporté par l'inondation… Il est arrivé avec les désastres et avec la tempête… C'est un déris qui l'emportera, un déris et une tempête!.. Mais avant ce jour-là, il prendra la vie de plus d'un et de plus d'une au manoir de Penhoël!.. De toutes les douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit… et cette heure-là est bien proche, Diane!.. bien proche, Cyprienne! Je regardais ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière la colline… et je me disais: Les filles de Jean de Penhoël sont jeunes, belles, aimées… Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane… Où seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël?

Cyprienne et Diane frissonnèrent.

– Quoi?.. sitôt que cela!.. prononça Diane à voix basse.

– Le marais est profond, murmura le passeur, et bien que les eaux soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de la Femme-Blanche!..

Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence contre son cœur.

– Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l'esprit du mal sera maître au manoir… Pauvre Marthe!.. comme je la vois pleurer en appelant sa fille!..

– Blanche aussi!.. dit Diane qui n'avait point pleuré sur elle-même et qui eut une larme pour le sort de l'Ange.

– Et Penhoël!.. s'écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa chevelure, et Penhoël… Oh! qui donc va-t-il tuer?..

Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et sa voix s'embarrassa dans sa gorge.

– Penhoël!.. reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide, pitié!.. c'est votre frère!..

Ses bras retombèrent sur la couverture.

– Je l'avais dit… poursuivit-il avec épuisement, son corps et son âme!..

Il s'affaissa lourdement et ne parla plus.

Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.

Durant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge; puis une étincelle sembla se rallumer dans l'œil éteint du vieillard.

– Écoutez… dit-il d'une voix brève et basse. Écoutez!..

Son geste commandait le silence, comme s'il eût cherché à saisir un son faible et lointain.

– Écoutez!.. répéta-t-il pour la troisième fois, n'entendez-vous pas qu'on parle de vous là-haut, sous la Tour-du-Cadet?

Les deux sœurs le regardèrent étonnées. La distance qui séparait la loge de la tour était telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se faire entendre de l'une à l'autre.

– Ils sont là!.. poursuivit cependant Benoît, les assassins lâches et avides!.. Fuyez!.. fuyez, mes filles!.. Il en est temps encore!

Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoît poursuivit lentement:

– Ils sont là, vous dis-je!.. Si vous ne voulez pas fuir, allez du moins apprendre le sort qu'ils vous réservent!..

Il y avait dans l'accent du passeur une conviction si profonde que Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de la tour.

Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur eût suffi de sortir pour entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt.

Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère pesante laissait immobile le feuillage du taillis. Les deux sœurs commencèrent à gravir le sentier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.

Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît Haligan venait d'évoquer en elles.

Mais, comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s'arrêta tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne.

Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs voix sous la Tour-du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs noms, répétés à diverses reprises.

XI
CONCILIABULE

Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon, où elles s'étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précaution la faible distance qui les séparait de la Tour-du-Cadet, car elles ne savaient encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de l'enceinte de verdure.

L'enceinte était vide comme elles l'avaient laissée, mais les interlocuteurs invisibles n'étaient maintenant séparés d'elles que par les basses branches des châtaigniers.

Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d'abord, mais le son des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, elles aperçurent trois ombres qui s'agitaient à quelques pas d'elles.

Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois, et Blaise, le domestique de ce dernier.

C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux sœurs.

L'Endormeur n'était plus tout à fait le joyeux coquin que nous avons vu à l'auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l'office, tandis que son camarade Robert, dit l'Américain, se prélassait superbement au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux et l'humeur acariâtre. Il avait pris en outre les vices de l'antichambre, car on n'est pas valet en vain, même pour la montre. Blaise s'était fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur.

Point n'est besoin de dire qu'il détestait son prétendu maître. Il détestait en outre Pontalès, à cause de sa fortune; il détestait l'oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient point de s'asseoir à la table des gentilshommes; il détestait Penhoël, Madame, la société tout entière, depuis les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, jusqu'au plus mince des trois vicomtes; il détestait les domestiques, qui avaient l'impudente prétention de ne lui devoir qu'un médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient pas assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait pourtant de politesse et de sourires.

Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien, et ne se laissait point trop aller à la tristesse. C'était un gros garçon, assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point jusqu'à la haine, excepté une pourtant. M. Blaise, comme il fallait l'appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient eu le front de railler plus d'une fois sa fière importance! Il les haïssait par préférence à tous et du fond de son cœur.

Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles où il s'entretenait à l'égard de son prétendu maître, Blaise faisait sa besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était point celle d'un valet ordinaire; il avait mission d'observer, d'écouter aux portes et d'espionner, ce dont il s'acquittait à merveille.

En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, car une fois la bataille gagnée, M. Blaise comptait bien se reposer sur ses lauriers.

Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait rejoint Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès.

Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus important que d'habitude, car Blaise avait pris une physionomie grave et ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer les grandes nouvelles.

– Eh bien, ami Blaise… avait dit d'abord Robert en l'abordant, savons-nous quelque chose de bon?

Blaise hocha la tête avec lenteur.

– Nous savons quelque chose… répondit-il, nous savons même beaucoup de choses… mais nous ne savons rien de bon!

– Qu'y a-t-il donc?

– Il y a que vous allez un train de tortue, M. Robert, et que, pendant ce temps-là, votre partie pourrait bien se gâter.

– Expliquez-vous!..

– Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant d'histoires que je ne sais par où commencer… Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse danse, si les gars de Glénac et de Bains prenaient un beau jour leurs bâtons, – car ils n'auraient pas même besoin de leurs fusils, – pour venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie?

– Quelle idée!

– Comme vous dites, c'est une idée!.. Je ne me vante pas de l'avoir eue tout seul…

– Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher M. de Blois, dit le marquis; vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que j'aurais à vous offrir l'hospitalité.

Robert salua. Blaise reprit:

– Pontalès est un bien beau château!.. et si l'on y mettait le feu, les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille…

– Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait parler ainsi?

– C'est encore une idée… une idée qui n'est pas de moi…

– Est-ce qu'il y aurait quelque complot?.. demanda Pontalès d'une voix altérée.

– Oui, M. le marquis… répliqua Blaise avec ce sang-froid de comédien qui ouvre toutes grandes les oreilles du parterre, il y a un complot… et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais contre vous pour les bons gars de Glénac et de Bains!

Pontalès essaya de sourire.

– Vous voulez nous effrayer, mon cher M. Blaise… murmura-t-il.

– Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de parler en énigmes!

– Je vais tâcher de me faire comprendre… Je vous ai dit bien souvent: «Prenez garde aux filles de l'oncle en sabots!.. Elles vous joueront quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce sont des enfants!..» Eh bien! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée… Si vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait tout à l'heure sur l'aire, pendant le feu de joie!.. Vous avez mis Penhoël bien bas, mais son nom a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards parlent de mourir pour lui comme d'une chose toute simple!.. Ils savent vaguement ce qui se passe… Ils prononcent votre nom, M. le marquis, le vôtre, M. Robert, et celui de Lola, qu'ils voudraient mettre en pièces… Pour en connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés… Et qui a pu se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants?..

– C'est vrai… dit Robert.

Pontalès gardait le silence.

– J'ai fait de mon mieux pour vous en débarrasser, reprit Blaise, mais on ne m'aide pas… Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!.. Vous les connaissez aussi bien que moi, M. de Pontalès… Si une fois l'idée de nous faire un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger!

– Bah!.. fit Robert, il y a longtemps qu'ils grondent…

– Ce soir, ils faisaient mieux que gronder… Ils ont un chef maintenant… notre ancienne connaissance, M. Robert… le vieux Géraud du Mouton couronné… Et ce chef-là m'a l'air de n'être que le lieutenant d'un personnage invisible…

– Qui serait?.. demanda Robert.

– Peut-être ces deux petits diables, les filles de l'oncle en sabots, répliqua Blaise.

C'était en ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient à pas de loup derrière les châtaigniers.

Blaise poursuivait:

– Le père Géraud parle d'elles avec un respect étrange… Il a l'air d'attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle… Mais peut-être y a-t-il encore un autre chef…

– Qui donc?.. demandèrent en même temps Robert et Pontalès.

Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; aucune parole ne leur échappait désormais.

– Ils parlent à mots couverts, répondit Blaise dont la voix baissa involontairement, on voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute récente et incertaine encore… Mais j'ai deviné leur espérance et j'ai peur que l'absent ne soit de retour.

 

Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un choc matériel.

Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les battements de leurs cœurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du retour de Louis de Penhoël. Et pourtant, cette nouvelle, répétée par des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance.

L'émotion qu'elles ressentaient au nom de l'aîné de Penhoël leur faisait presque oublier qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de son retour.

– S'il allait revenir!.. Voilà déjà deux fois que j'entends parler de cela!.. murmura Pontalès.

– D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta Robert, il ne s'agirait plus de plaisanter… Ce serait une autre histoire que les petites filles ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six douzaines de balourds!.. Vous l'avez connu, vous, M. le marquis?

– Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était alors un enfant… S'il n'a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à face!..

– Bah!.. s'écria Blaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur avec son ombre?.. Vous voilà tout déconcertés d'avance!.. C'est peut-être un faux bruit… Si l'homme en question était de retour, et qu'il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés poursuivre paisiblement notre besogne?.. Allons, messieurs, j'ai mes petits intérêts dans l'affaire… Ma voix compte au chapitre, bien que je sois votre humble valet… Vous avez trop tardé; il faut réparer d'un seul coup le temps perdu!

– Nous avons devancé votre conseil, ami Blaise, répondit Robert. Dans quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de Penhoël.

– Vous avez la signature?

– Nous l'attendons.

Blaise se frotta les mains.

– Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur levier ne peut pas grand chose sans point d'appui… Une fois que Penhoël n'aura plus chez nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront… Pour un gentilhomme à moitié ruiné, on se dévoue encore… Mais pour un mendiant…

– D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au pays… ajouta Pontalès.

– Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons au bout du monde!

– Et une fois le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des roulettes… Nous n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle Jean, d'abord, et c'est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui fait le méchant, s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent à Penhoël… En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui… Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste!

Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses, dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains trop faibles et sans armes.

Que faire? L'idée leur venait de courir au manoir et de se placer au-devant du maître. Mais il n'était plus temps déjà sans doute…

Elles restaient là, indécises et comme anéanties par le découragement.

– Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert, qui ne partira pas… et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir deux mots d'explication avec vous… Votre fils est fort assidu auprès de Blanche.

Blaise haussa les épaules en aparté.

– Cela me déplaît, continua Robert d'un ton sec et presque impérieux.

Pontalès lui tendit la main.

– Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous donner des preuves d'affection plus grandes… Soyez certain que mon fils sera réprimandé sévèrement… Il saura, une fois pour toutes, qu'entre lui et vous, mon cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul instant… Ceci posé, m'est-il permis de vous demander ce que vous comptez faire de mademoiselle de Penhoël?

– Je l'aime… répliqua Robert, je l'épouserai peut-être…

Blaise éclata de rire.

– Un bon parti!.. s'écria-t-il, mais il me semble que j'entends venir la signature…

Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l'instant d'après on vit arriver maître Protais le Hivain.

– Enfin!.. s'écrièrent nos trois compagnons.

Et Pontalès ajouta:

– L'acte est-il bien en règle?

Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son front pointu. Évidemment, il avait fourni la course à toutes jambes.

– Parlez donc!.. dit Robert impatient, s'est-il bien débattu?

Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme de loi. Personne ne prit encore d'inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d'après la promesse de Madame.

Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs.

– Parler!.. grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Blaise à Pontalès, sais-je s'il faut parler comme cela devant tout le monde?..

– Eh bien?.. fit Robert.

– M. le marquis… commença Macrocéphale.

– Maître le Hivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M. Robert de Blois vous dit de parler, cela suffit… M. de Blois et moi nous ne faisons qu'un!.. voilà vingt fois que je vous le répète!..

– A la bonne heure, M. le marquis… C'est juste!.. voilà vingt fois que vous me le dites!.. je vais parler.

L'homme de loi cessa d'essuyer son front et poussa un second soupir.

– Diable d'homme!.. diable d'homme!.. dit-il d'un ton lamentable, il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une noisette!.. Vous demandez s'il s'est débattu!.. il m'a même battu! et très-grièvement!..

– Et l'acte? demanda le trio.

– Il m'a donné un coup de poing dans la poitrine… un très-fort coup de poing!.. Il m'a pris par les épaules avec brutalité… il m'a lancé dans l'escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne!..

– Pauvre M. le Hivain!.. Mais l'acte?.. l'acte?..

– L'acte?.. répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste mouchoir, j'aurais voulu vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce soir, et qu'il n'y a rien à faire!..

Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d'eux n'avait compté sur ce résultat.

Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remerciaient Dieu de tout leur cœur.

Ce fut Pontalès qui se remit le premier.

– Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?..

– Formellement!

– Et Madame?.. demanda Robert avec menace. M'aurait-elle trompé?

– Madame a fait ce qu'elle a pu… mais il est fier comme Artaban, ce soir, et ne veut rien entendre!.. Je ne l'avais jamais vu comme cela!.. On dirait qu'il ne comprend plus du tout sa situation, ou que le diable lui a donné les moyens d'y faire face!..

– Le retour de l'aîné… murmura Pontalès; peut-être en sait-il plus long que nous à cet égard?

Robert frappa du pied.

– Ah! il ne veut pas signer!.. prononça-t-il d'une voix étouffée par la colère. Tant pis pour lui!..

– Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, reprit Macrocéphale, il m'a fermé la bouche… «Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois, s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom!»

– Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; je savais bien que j'oubliais de vous dire quelque chose!.. Ce n'est pas que Dieu qui s'oppose à la vente du manoir… Ce sont tout bonnement les petites filles!.. Elles profitent du moment où Penhoël, à moitié ivre, chaque soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son chevet le rôle d'apparitions…

– Toujours elles!.. gronda Robert qui cherchait sur qui décharger sa rage sourde.

– C'est donc cela!.. reprit Macrocéphale. Voilà bien des fois que Penhoël me parle de visions et d'ordres venus d'en haut…

Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une contre l'autre; elles avaient des larmes de joie dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles entendaient retentissait au fond de leur cœur et voulait dire: «Enfants, vous avez sauvé Penhoël!..»

Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, laissant aller leurs âmes à l'espoir, un mot vint les frapper comme un coup de massue.

C'était Robert qui parlait.

– A tout prix, disait-il d'une voix brève et résolue, il faut que ces petites filles meurent!