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Le dernier chevalier

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XII
FIANÇAILLES

«La personne» chargée de mettre Nicolas en chaise était cet excellent M. Marais, qui en agit, du reste, comme toujours, le plus décemment du monde. On conduisit Nicolas à son hôtellerie, où il eut dix minutes pour plier bagage. Défense d'aller aux Trois Marchands. Seulement M. Marais se chargea avec beaucoup d'obligeance d'une lettre pour Mlle de Vandes, lettre qui, à la vérité, s'égara en chemin.

La vraie victime de ce petit coup d'État fut l'huissier Chenu, qui attendit en vain la fin de l'histoire du démon Robault de Fécamp, nièce de Cartouche, et ne sut point ce que cette créature extraordinaire avait pu dire à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau.

Au fond, nous n'avons aucunement dessein de blâmer M. le duc de Choiseul faisant accroc à la philosophie, abusant un peu de la force publique en faveur de l'autorité paternelle du vieux d'Assas: les philosophes n'ont jamais été à cela près, et leurs actes ne cadraient guère avec les sympathiques générosités de leurs écrits. Le chevalier, d'ailleurs, était en faute pour avoir outrepassé les limites de sa permission; il avait encouru un châtiment plus sévère que ce départ subitement forcé, suivi d'un voyage en chaise avec escorte.

Nous voulons seulement faire remarquer que le «grand ministre» ne fut pas plus heureux dans cette mince entreprise qu'il ne l'était ordinairement quand il s'agissait de combinaisons plus importantes. Il était l'homme qui ne réussit jamais, et sa gloire est toute faite de déconvenues.

Le chevalier rejoignit son corps, qui avait quitté ses quartiers sous Klostercamp pour reculer jusqu'au camp de Ruremonde, au confluent de la Meuse et de la Roër, où M. le maréchal de Contades venait de s'établir pour l'hiver. Il trouva là M. de Soleyrac, muni d'une lettre écrite par un sous-Choiseul quelconque, au nom de M. le duc, et toute pleine de bienveillantes paroles. Il était dit dans cette lettre: 1º que M. le duc songeait, le soir et le matin, au moyen d'avancer les affaires de M. de Soleyrac, qui lui tenaient au cœur presque autant que les siennes propres; 2º que, sauf les droits antérieurs et supérieurs de deux Praslin, d'un Romanet, d'un Beaupré, de trois La Beaume et de quelques autres Stainville, la première place de maréchal de camp serait, sans conteste, pour ledit M. de Soleyrac; 3º que le chevalier d'Assas devait être éclairé de près, dans son propre intérêt, les parents de Mme la duchesse étant ceux de M. le duc et logés aussi ayant de son cœur… nous savons le reste; 4º que M. de Soleyrac devait veiller spécialement à ce que ledit chevalier d'Assas ne fît aucune excursion hors de service dans le pays de Gueldre, vers ses anciens quartiers de Klostercamp.

Assurément, de la part d'un personnage politique si haut placé et chargé de responsabilités si vastes, pareille préoccupation peut sembler bizarre, et le lecteur trouvera que c'était pousser un peu loin la complaisance envers les projets matrimoniaux du vieux d'Assas, mais il y avait autre chose. Les gens comme M. le duc, si accablés de besogne qu'ils soient, ont toujours le temps de n'aimer point les pauvres grands vaincus comme Joseph Dupleix et de le leur témoigner.

Ce n'est pas méchanceté de leur part, c'est malaise de conscience.

Mais il se trouva que M. de Soleyrac attendait le grade de maréchal de camp depuis trop longtemps, qu'il avait reçu trop de promesses, qu'il n'y comptait plus et qu'il était porté naturellement de sympathie pour les Montcalm, les Bussy, les Dupleix: pour tous ceux enfin qui ne plaisaient point à M. le duc.

Ruremonde n'est pas bien loin de Klostercamp; M. de Soleyrac se fit une maligne joie de rendre visite à son ancien voisin du Cloître revenu de son expédition de Paris, aussi souvent que les circonstances le permettaient, et d'emmener toujours Nicolas, qui se trouvait ainsi ne point faire ses excursions en dehors du service.

Il arriva en même temps que Joseph Dupleix apprit, peut-être par les soins de Nicolas, que le ministre tout puissant daignait apporter des obstacles à l'idylle matrimoniale nouée entre le même Nicolas et la belle Jeanneton de Vandes.

Vous ne vous étonnerez pas si je vous dis que le bonhomme Joseph haïssait M. le duc du meilleur de son cœur. C'était la robuste rancune de l'homme fort contre l'obstacle qu'il juge vil et qui fit pourtant trébucher son élan. Aussitôt que Dupleix eut découvert la mauvaise volonté du ministre, il devint fanatique partisan de l'union qu'il avait d'abord repoussée.

D'autre part, le vent qui soufflait du Vigan devint un peu plus favorable. Dans un héritage que fit le vieux M. d'Assas, se trouvèrent comprises deux douzaines d'actions de la compagnie qui ne valaient pas cher. Il s'informa. On lui dit que M. de Choiseul ruinait de parti pris les affaires de l'Inde et que les basses rancunes des directeurs de la compagnie ne l'aidaient que trop dans ce méfait; mais que si on laissait seulement agir ce diable à quatre de Dupleix, les deux douzaines de chiffons sans valeur deviendraient une superbe fortune.

Tron dé Tarascon! connaissez-vous les héritiers du Languedoc? Chacun d'eux vaut trois héritiers de Normandie. Le bon M. d'Assas, retourné de bout en bout, brûla ce qu'il avait adoré et adora ce qu'il avait brûlé. Dupleix prit des rayons dans ses rêves, et quand le chevalier lui écrivit une lettre respectueuse, mais ferme, pour réclamer son consentement au mariage, le brave gentilhomme répondit quatre pages sur grand papier, qui contenaient, entre autres choses raisonnables les sentences suivantes: «Tout ce qui reluit n'est pas or. Monseigneur mon cousin de Choiseul a eu la bonté de me faire beaucoup de promesses qu'il n'a point tenues, et après tout j'hésite à blâmer les pères Jésuites de n'avoir point voulu compromettre les sacrements avec cette Pompadour, notoirement impénitente, et qui pourrait bien être la femelle de Satan. On parle beaucoup de cela chez nous. Est-ce vrai que les pères, si on les chasse, emporteront avec eux dix-sept cents millions en lingots, reliques et perles fines, et qu'ils excommunieront le roi? Je serais bien aise aussi de savoir s'il est authentique que cette Pompadour ait mis en gage trois gros diamants de la couronne pour acheter de la fraîcheur. Mme ta mère penche vers la compagnie de Jésus: mais ton frère Philippe tient pour la philosophie, ayant appris par notre chirurgien qu'en disséquant les corps morts à la salle d'anatomie, on ne trouve jamais d'âme dedans. Moi, je ne suis pas entièrement fixé: M. mon père allait à la messe, et je fais de même, quoique notre curé ait le caractère bourru; mais pour ce qui est de l'âme, il dit que si on n'en trouve point dans les cadavres, c'est qu'elle a déménagé à temps pour s'en aller au ciel, dans le purgatoire ou en enfer, selon que le défunt a jugé bon de se conduire. À cela, je vois quelque apparence, puisque si l'âme était dans le cadavre, le cadavre, vivant comme toi et moi, ne souffrirait point les privautés des gâte-chair qui les dissèquent. Mais, d'autre part, comment les Pères peuvent-ils déménager dix-sept cents millions d'épargnes privées, quand moi qui suis de noblesse, j'ai tant de peine à nouer les deux bouts! Philippe dit qu'ils usent de maléfices et qu'ils ont trouvé derrière l'équateur, plus loin que l'Amérique, un pays plein de perroquets où les sauvages ne mangent pas d'ail et rendent de l'or. Je ne vais pas contre; mais vivre sans ail ne me paraît point naturel. Philippe a de l'instruction plus qu'il ne faut pour un gentilhomme, et il en abuse… De tout quoi, en passant, je t'ai voulu entretenir pour arriver à ton mariage, qui va sur des roulettes par le motif que feu ta cousine Anillou a décédé le mois passé, en son âge de 22 ans et quatre mois, n'étant pas née viable pour plus longtemps, à cause de son infirmité, et a testé en ta faveur, selon la due forme, sous condition que tu ne l'oublieras point dans tes prières. Il n'y avait pas beaucoup à prendre d'ailleurs, ne t'inquiète point; Mme ta mère l'a dépensé vivement, avec l'espoir que tu as assez de ta paye, et qu'on te rembourserait sur les actions de la compagnie, quand M. le marquis Dupleix (à qui nos civilités, comme de juste) les aura fait remonter suffisamment; ce pourquoi, dans ton contrat, tu peux glisser une clause stipulant que ledit M. Dupleix nous fera payer les premiers. C'est un homme extraordinaire, et Mme la marquise Dupleix (à qui tous nos hommages, bien entendu) a de certains traits dans sa vie qui font penser à Jeanne d'Arc. Nous aurons du plaisir à les voir tous les deux. Quel pays, que cette Inde, mon ami! Si ce n'était pas si loin, on y ferait bien un voyage, car nous en sommes copropriétaires pour vingt-quatre parts, et victimes de toutes les lâchetés, bévues, maladresses, trahisons amoncelées en tas par je sais bien qui. Je ne suis déjà pas si sûr que nous soyons parents de ces Choiseul, et encore ce ne serait que par ma femme. On dit que Bouche-en-cœur branle dans le manche, entre ses trois ministères: s'il tombe, il n'a pas besoin de venir me chercher pour le relever. Vaya-*dioux! sans ce prestolet, les actions vaudraient le triple!.. Et Mme ta mère, aussi bien que moi, donne volontiers son consentement à ton mariage.»

Le jour où cette remarquable lettre arriva au camp de Ruremonde, il y avait une grande nouvelle qui courait. M. le maréchal de Contades allait prendre le commandement des deux armées et marquer un sérieux mouvement d'offensive. On était au printemps de l'année 1760. Le 11 mai, Nicolas obtint la permission de se rendre tout seul à Klostercamp pour célébrer ses fiançailles et faire en même temps ses adieux, car il allait être pris pour plusieurs mois, les travaux de cette campagne devant durer, selon l'apparence, autant que la belle saison.

Il y avait bien de la tristesse du Cloître quand le chevalier arriva, porteur de la bonne nouvelle. Depuis la blessure qu'il s'était faite chez la veuve Homayras, à l'auberge des Trois Marchands, Joseph Dupleix ne s'était jamais entièrement relevé; mais on peut dire qu'il souffrait surtout d'une autre blessure: la perte de ses espérances, qui allaient s'égrainant une à une comme les perles d'un collier dont le fil est rompu. Les dernières dépêches de l'Inde étaient lamentables. Bussy, beau comme un lion aux abois, se mourait de ses victoires, dont le stérile miracle épuisait ses ressources et décimait son armée. Lally lui-même n'avait plus que le sombre courage du désespoir. Il se croyait au comble du malheur, il se trompait; M. de Choiseul, plus implacable que les Anglais, lui réservait l'échafaud.

 

Car ce fut lui, ce duc et pair, qui montra d'avance et le premier aux philosophes de 93 comment on coupe la tête aux martyrs!

La marquise Dupleix languissait; Mme de Bussy, reléguée tout au fond de son deuil, vivait de larmes. Pour soutenir, pour relever et réchauffer tous ces désespoirs, il n'y avait que Jeanneton, enfiévrée de courage et prodiguant à ceux qu'elle aimait son corps et son cœur. Littéralement, le vieillard et les deux pauvres femmes n'avaient, pour éclairer leur nuit, que son cher et pur sourire.

Ce fut une fête mélancolique que ces accordailles où le fiancé prenait en même temps congé pour aller au loin affronter les hasards de la guerre, et où la fiancée avait des pleurs sous le voile serein de sa résignation; mais ce fut une grande fête. On rompit l'anneau, selon la coutume des Flandres. Mme Dupleix mit au cou de Jeanneton une petite croix de diamants qui était une relique et dont la vue mouilla les yeux de son mari:

– Tes premières pierreries, Jeanne! murmura-t-il: je n'étais pas encore riche quand je te les donnai, et ce sont les seules que tu aies gardées!

Lui-même, il parut au dîner avec son grand cordon de l'ordre de Saint-Louis. Pour un moment, sa tête s'était redressée.

Mais quand les deux jeunes gens lui demandèrent sa bénédiction, tout ce courage factice tomba, et il dit en un gémissement profond:

– Mes enfants! oh! mes chers enfants, je n'ose pas vous souhaiter du bonheur. Il y a si longtemps que Dieu n'entend plus mes prières!

Tout de suite après le repas, on se sépara. C'était l'heure fixée pour le départ du chevalier, dont la monture attendait dans la cour. Il n'y eut que Jeanneton pour le reconduire jusque-là. Dupleix et la marquise restaient auprès de Mme de Bussy, chez qui cette séparation avait éveillé de poignants souvenirs et qui s'était trouvée faible tout à coup.

La soirée était belle. Nicolas, au lieu de se mettre en selle, passa la bride de son cheval à son bras et dit:

– Jeanne, ma chère Jeanne, donnez-moi encore une minute.

– Je vous conduirai, dit-elle, jusqu'au pont du moulin.

Et ils descendirent la rampe rocheuse en se tenant par la main. Nicolas était obligé de tirer son cheval, qui avait peur de la pente et dont les fers glissaient sur les cailloux. Ils ne parlaient point, mais leurs cœurs étaient pleins à déborder.

– Je ne vous ai jamais dit comme je vous aime, murmura le chevalier, dont la voix tremblait.

– Je le sais, répondit-elle.

Puis, regardant, au-dessus d'elle, la voûte semée d'étoiles:

– Là, là-haut, ajouta-t-elle sans savoir peut-être qu'elle parlait, comme tout est calme, comme tout est beau!

– Et voilà, Jeanne chérie, demanda Nicolas, qui ne songeait point au ciel, m'aimez-vous comme je vous aime?

– J'irai avec vous, murmura-t-elle, encore un peu plus loin, car j'ai de la peine à vous quitter… Avez-vous vu comme ils souffrent chez nous? Mon Dieu, vous êtes ici comme partout. Ayez pitié de ceux qui n'ont plus d'espérance sur la terre!

Elle se reprit à marcher d'elle-même. Quand le pas du cheval sonna sur les planches branlantes du pont, le meunier ouvrit son trou de guette et regarda:

– Pour sûr, vous vous en allez donc tout de même, Monsieur le capitaine, dit-il, promis comme vous êtes à quelqu'une qui est un ange?

– Je reviendrai, Bastian, répondit le chevalier.

– Le plus tôt, le mieux, Monsieur le capitaine, et bonne bataille je vous souhaite!

Toujours se tenant par la main, ils arrivèrent à l'allée des aunes, qui était noire, sauf les places où la lune, passant par les éclaircies rares, marquait des ronds éclatants de blancheur.

L'étang, immobile comme une surface d'acier poli, mirait les dentelures de ses bords où ça et là un rayon montrait les pointes aiguës des iris, semblables à une moisson de glaives, et parmi lesquels des bruits se glissaient, voix discrètes de la nuit.

Est-il un homme au monde ou une femme qui n'aient souvenir de cette heure silencieuse où s'entendent les battements des cœurs?

Ils étaient beaux et grands dans leurs âmes, ces deux enfants qu'on venait de bénir pour le bonheur au milieu de si amères tristesses; et à travers l'ombre, Dieu les regardait aller, lui qui savait que leur destinée était souverainement choisie.

Et, comme si elle eût pris conscience de cela, Jeanne de Vandes sentait dans ces ténèbres si douces quelque chose qui lui souriait. Ses yeux ne pouvaient se détacher de ces purs diamants du ciel qui brillaient à la fois au-dessus de sa tête et à ses pieds dans le miroir du petit lac.

– On dit; murmura-t-elle, que chacun de nous ici-bas a la sienne.

Elle parlait des étoiles.

Vous connaissez bien ce refrain des fiancés que les vieillards appellent un radotage. Nicolas, le pauvre Nicolas, en dehors de ce radotage du cœur, n'aurait trouvé en lui-même ni une pensée, ni une parole, et il répétait:

– Jeanne, ô Jeanne! ne voulez-vous donc jamais me dire que vous m'aimez?

– Si cela est vrai, mon ami, poursuivit-elle au lieu de répondre, il doit y avoir, parmi ces vivantes étincelles qui sont aussi des âmes, il doit y avoir des étoiles, de chères étoiles où deux avenirs mariés se confondent…

– Dites-moi seulement ce mot: ce seul mot…

– À quoi bon?.. Il n'y a qu'une étoile au ciel pour nous deux, mon fiancé. J'ai maintenant mon cœur dans votre cœur, et la bonté de Dieu a permis que vous soyez, après Lui, mon espoir et ma vie.

D'elle-même elle lui tendit son front.

C'était l'endroit où ils s'étaient parlé pour la première fois, ce jour que Jeanneton revendit de chez la veuve du bûcheron, Lisela, pour qui elle avait demandé l'aumône. Nicolas se pencha et ses lèvres effleurèrent ce front, pareil au lis des champs dont il est dit, dans le livre des livres, que toutes les richesses réunies de l'univers ne sauraient payer la splendide parure.

Et ils allèrent encore, muets, cette fois, tous les deux. La route tourna et se mit à monter cette pente rapide où il y avait des bouleaux et des roches moussues dans la bruyère. En regardant derrière eux, ils pouvaient voir l'étang briller et les jambes noires du moulin qui plongeaient dans l'eau. De l'autre côté, au sommet de la colline, la maisonnette de Joseph Dupleix blanchissait entre les deux ruines sombres, et les grands arbres qui la dominaient s'inclinaient comme des saules pleurant sur un tombeau.

– C'est là! dit tout à coup Jeanneton.

Ils étaient en haut de la montée, dans une petite clairière, bordée d'un côté par les derniers bouleaux, de l'autre par une coupe de jeunes chênes formant un impénétrable fourré. À une cinquantaine de pas, adossée à la forêt, était une loge de bûcheron dont la toiture en chaume s'en allait par poignées et qui n'avait plus à son unique fenêtre qu'un débris de châssis. Entre la rampe et la loge, un chêne énorme étendait loin du tronc ses branches bossues, grosses et longues comme des arbres de soixante ans. Ces branches étaient sans verdure au milieu de la végétation exubérante qui renaissait de toutes parts.

– L'arbre est mort à l'automne, dit Jeanneton, et la pauvre Lisela était déjà bien près de s'en aller aussi, quand les feuilles séchèrent.

– C'est ici que demeurait votre protégée? demanda Nicolas. Vous redescendiez de chez elle quand je vous rencontrai au bord de l'eau…

Et figurez-vous qu'il voyait, dans ses égoïstes souvenirs, la gracieuse fille cheminant sous les aunes avec son panier de chèvrefeuille au bras, et l'églantier, et la piqûre dont il avait gardé le sang aux lèvres.

– Lisela redevint belle le jour où le bon Dieu exauça enfin sa prière, continua Mlle de Vandes. Elle avait tant demandé à mourir! Ma petite Greete, à qui vous aviez donné une robe, mon petit Fritz, celui pour qui je vous avais quêté des souliers, étaient partis et les autres aussi, tous, tous, pour que rien ne l'attachât à la terre. Elle me dit en souriant: «Me voilà qui m'en vais revoir mon mari Fritz… Mon Fritz aimait le grand vieux chêne qui vient de sécher. Après moi, il ne restera rien de ce qu'il aimait.»

Jeanne s'assit au pied de l'arbre, lassée qu'elle était d'avoir monté. Nicolas se mit à genoux devant elle.

– C'est là reprit-elle, juste à l'endroit où je suis, que Lisela était assise quand elle me dit: «Vous et ce grand jeune homme qui est capitaine, vous serez fiancés bientôt…»

– Ce n'est pas cela que vous m'aviez rapporté Jeanne, interrompit le chevalier.

– Oh! je sais bien! pouvais-je vous répéter de semblables paroles? Et puis, c'est bien vrai qu'elle ajouta: «Tous les deux, vous mourrez tout jeunes.» Souvent, elle annonçait ainsi les choses qui devaient arriver… Et elle devinait ce qu'on pensait: car bien des fois, quand je m'attristais en songeant à Greete, à Fritzau et aux autres qui devaient rester abandonnés après elle, elle disait avec son sourire qui faisait mal et était pourtant si doux: «Ne vous inquiétez pas, demoiselle, j'aurai encore ce grand deuil-là avant de finir. C'est moi qui partirai la dernière.» Et ce fut vrai, Greete rendit sa pauvre petite âme dans mes bras, le matin même du jour où Lisela s'éteignit, la main dans ma main… Et savez-vous pourquoi je disais tout à l'heure: «C'est là?»

Elle était si pâle que le chevalier eut frayeur.

– Jeanne! s'écria-t-il, pourquoi me parler de ces choses? Je n'en veux rien savoir! Je veux vivre pour vous qui êtes la meilleure et la plus belle!

Elle lui serra le bras si fortement qu'il eut la parole coupée, et, montrant de son doigt tendu la lisière de la forêt, elle répéta en frissonnant:

– C'est là!

Puis sa tête charmante s'inclina sur sa poitrine.

Le chevalier lui parla, elle ne répondit point.

Au bout de quelques minutes, elle rouvrit les yeux et demanda, comme une personne qui s'éveille:

– Qu'est-il donc arrivé?

Puis, avant même que son fiancé pût répondre:

– J'ai parlé, reprit-elle; quelque chose de plus fort que moi-même me poussait… Mon ami, je vous prie de me pardonner.

– Jeanne, ma belle Jeanne, répondit le chevalier, je vous pardonnerai si je vous vois sourire.

Elle sourit, en effet, et, comme Nicolas l'aidait à se relever, elle murmura:

– Je suis une folle… Au revoir, ami, et que ce soit bientôt!

– Jeanne, répondit le chevalier, qui à son tour parlait gravement, nous autres soldats, nous sommes visités souvent par la pensée de la mort. J'ai peur de la craindre aujourd'hui que j'ai l'âme si pleine de vous et de mon bonheur. Si elle vient, vous aurez après Dieu ma dernière pensée. Priez, ma chère Jeanne, priez que je la reçoive le front haut, l'épée à la main; priez surtout pour que mon sang versé profite à ma patrie!

Il y eut deux soupirs dans le silence, et le chevalier sauta en selle. Les cailloux de la route qui tournait derrière la loge abandonnée, retentirent sous le galop du cheval.

– Au revoir! cria-t-elle.

– Au revoir! répondit dans la nuit une voix déjà lointaine.

Elle resta un instant immobile; puis, allant avec peine, elle se mit en marche, mais non point dans la direction du Cloître.

Ce fut vers la lisière du bois qu'elle alla.

Ses mains, qui tremblaient violemment, écartèrent les branches, et son regard plongea à l'intérieur du taillis, derrière le grand chêne. Un rayon égaré se jouait parmi les feuilles, éclairant un espace libre au centre duquel se trouvait une souche; ce vide mesurait exactement la place de l'arbre coupé, dont la souche restait au ras de l'herbe, et dont la cime absente faisait trou dans la voûte de feuillage.

Les genoux de Jeanne fléchirent, et, pour la troisième fois, elle répéta:

– C'est là!

Puis levant au ciel ses mains frissonnantes, elle balbutia cette prière qui montait du fond de son cœur:

– Mon Dieu… Il l'a dit, exaucez-nous: s'il tombe, que ce soit le front haut, l'épée à la main et que son cher, que son beau sang soit versé pour la France.