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Le dernier chevalier

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X
D'ASSAS!

Ce nom d'Assas qui nous fait battre le cœur à un siècle de distance, ce nom si pur et si beau qui résonne au fond de nos âmes comme un cri de la patrie, ne produisit aucune espèce d'effet ni sur M. Marais, ni sur M. Chenu, ni sur les gens de service étalant leurs paresseuses livrées autour du tapis vert. On eût dit «M. Nicolas» tout court, que l'indifférence de tout le monde ne fût pas restée plus profonde.

Seulement, Chenu, l'ennemi de la superstition, pensa:

– C'est étonnant! on l'a reçu tout de même. Il y aura eu débâcle à la frontière.

Et Marais se dit:

– J'étais bien sûr que ce n'était qu'un petit cousin. D'Assas… connais pas!

Il y eut pourtant un laquais qui dit:

– Est-ce que ce n'est pas le nom du vieux gentilhomme de province qui est venu ici hier demander Mme la duchesse en se trompant d'antichambre?

– Laquelle des deux duchesses?

– Mme de Choiseul?

Personne ne sut répondre. On n'avait point pris garde à cela.

Et au fait, pourquoi ce nom du vieux gentilhomme serait-il resté dans les mémoires? C'était celui d'une famille noble, il est vrai, de bonne noblesse même, mais profondément obscure et qui vivait à deux cents lieues de Versailles dans une petite ville du bas Languedoc. La petite ville appelée le Vigan mirait ses deux ou trois cents maisons, dont cent étaient des mégisseries, dans la petite rivière d'Arre, à une quinzaine de lieues de Nîmes, et n'avait jamais produit que des tanneurs.

Il y avait un d'Assas, cinquante ans en çà, sur la fin du règne de Louis XIV, qui avait eu maille à partir avec les protestants, fourmillant dans le pays, jusqu'au point de se faire assiéger par les calvinistes, dans son petit manoir étroit et fleuronné comme une poivrière. Il est vrai qu'un autre d'Assas combattait contre ce déterminé catholique dans les rangs des assiégeants, qui furent mis à la raison.

L'enfance de notre «dernier chevalier» s'était passée dans ce petit castel. On sait qu'il était cadet de plusieurs frères et qu'il avait plusieurs sœurs. Ce serait tout, si la pension de mille livres acceptée avec reconnaissance par sa famille de longues années après sa mort, ne donnait à penser que c'était une maison très pauvre.

Sur les frères et les sœurs on ne possède absolument aucun détail présentant quelque apparence d'authenticité. Quant à Nicolas lui-même, après avoir passé un temps très court à l'Académie de Nîmes, il entra par la porte la plus humble dans la carrière des armes.

Il semble que sa destinée fut de croiser la route où marchent et tombent les martyrs de cette ardente et belle ambition qui combat non pas pour soi-même, mais pour la grandeur de la patrie. Des relations de famille et aussi de voisinage existaient entre les d'Assas et les Saint-Véran, hôtes du château de Candiac, près de Nîmes, qui fut le berceau de cet admirable soldat, le marquis de Montcalm, dont il a été parlé déjà dans ces pages à propos de l'effronté laisser-aller que M. le duc de Choiseul mit à abandonner les Français du Canada.

Ce n'est point ici le lieu d'appuyer sur cette honte, la plus profonde peut-être parmi toutes celles que l'histoire amoncelle sur la mémoire du «grand ministre.» Nous l'effleurons seulement pour constater que notre Nicolas d'Assas, cornette au régiment d'Auvergne, dut faire partie, en qualité de capitaine, du contingent régulier que M. de Bernis envoyait au secours de nos frères canadiens.

Il avait été désigné par Montcalm lui-même.

On ne sait pas au juste s'il embarqua. Selon toute vraisemblance, l'avènement de M. de Choiseul coupa court à ces envois de troupes qui déplaisaient si fort à l'Angleterre.

C'est ici que nous sommes bien forcés de laisser voir la pénurie de nos renseignements personnels. Mon camarade et ami Henri de la B… disait que d'Assas avait mérité l'amitié de M. le maréchal de Broglie et qu'il s'était distingué en toutes rencontres, principalement dans la campagne de Hanovre, commencée par M. d'Estrées, terminée par M. de Richelieu et dans laquelle ce fameux duc de Cumberland que les Écossais appelaient «la hache protestante» et «le boucher des Stuarts» fut si vertement humilié. D'Assas fut blessé l'année suivante au désastre de Rosbach. Dans mes souvenirs si lointains d'écolier, je ne démêle qu'un seul fait ayant physionomie d'anecdote, et encore n'est-ce point un fait de guerre.

Nicolas se trouvait en quartier de convalescence, pour cette blessure ou une autre, dans la ville d'Arras, lors de l'avènement de M. de Choiseul, quand arriva le régiment de Guémenée, qu'on appelait aussi le Contingent canadien et dont le nouveau ministre, inaugurant du premier coup sa lamentable politique, avait contremandé l'embarquement sur les deux vaisseaux de l'État le Champlain et le Tonnant. Les canonniers de la Ferté, qui se reformaient à Arras et occupaient les deux casernes, donnèrent une fête au régiment de Guémenée, composé en majeure partie de recrues bretonnes et dont le colonel, M. de Malestroit de Bruc, avait la tête un peu hors du bonnet.

Vous devez bien penser que nos Bretons ne nourrissaient pas une très grande vénération pour M. de Choiseul, qui venait de décapiter leur aventure. Pendant que les officiers festoyaient, les soldats avaient à discrétion cette bonne bière aigre du Nord, qui finit par monter au cerveau comme le vin quand elle ne donne pas la colique. À force de boire ce faro français, froid et lourd, les cerveaux, je ne sais comment, s'échauffèrent, et voilà que nos bas Bretons confectionnent un mannequin, l'habillent du pourpoint à brandebourgs affectionné par le ministre, et le promènent par les rues avec un étendard portant cette inscription: «à M. de Choiseul-Stainville, homme de confiance des Autrichiens, des Anglais, voire des Prussiens.»

Il paraît que la ville d'Arras regrettait M. de Bernis, disgracié pour avoir voulu la paix, et n'aimait pas son successeur, qui devait si mal faire la guerre. Les bonnes gens du peuple se joignirent aux soldats, les canonniers s'en mêlèrent. Il y eut émeute bel et bien. Nicolas, qui se promenait le bras droit en écharpe, le bras gauche appuyé sur sa canne, rencontra le tumulte et voulut y mettre ordre. On se moqua de lui parce qu'il était tout blême et qu'il marchait courbé en deux.

– Tron dé l'aër, disait ici mon camarade Henri, les pigeons du Vigan roucoulent, si les bas Bretons baragouinent! Mon oncleu Nicolasse repiqua tout raideu comme un mât de cocagneu! Et tron de l'aër! et bagasseu de Marseilleu! le voilà monté sur uneu borneu, palabrant comme deux douzaineu de ceusseu qui prêcheu! mo'n bo'n, asse pas peur! il leur dit: «Vous êteu des pouleu! vous êtes des âneu! Le premier qui bougeu, le premier qui souffleu, je lui casseu ma canneu sur la nuqueu! Derrièreu le ministreu, tas de bêteu, il y a lou ré, et derrièreu lou ré, il y a la Franceu!»

Et, ôtant tout à coup son bras blessé hors de son écharpe, il dégaîna, brandit son épée et cria sans plus patoiser:

– Mes enfants, avant de vous en retourner chez vous, dites comme moi, si vous êtes Français: «Vive le roi! vive la France!»

On le porta en triomphe, et l'émeute d'Arras fut finie.

Mon camarade Henri savait mieux l'histoire des premières amours, des uniques amours, peut-on dire, du chevalier d'Assas. Il connaissait le Cloître pour avoir accompli, en famille, dans son enfance, un pélerinage au lieu, tout voisin du Cloître, où le héros fut frappé. Il était poète, et il faisait de ce coin de terre flamand une peinture dont je désespère absolument de retrouver le charme vague. Quand je regarde en arrière, je vois dans le lointain de ses paroles un grand étang. C'est ce qui ressort le mieux, parce que, sur les bords de cet étang, dans une vallée bordée d'aunes et qui menait au bois de bouleau, grimpant la pente de la petite colline, Jeanne de Vandes et le chevalier se rencontrèrent, seul à seule, pour la première fois.

Jeanne avait déjà l'air d'une grande demoiselle, quoiqu'elle fût encore bien enfant. Elle revenait de visiter ses pauvres et tenait à la main le panier qui avait contenu le pot de soupe et la fiole de vin de France, destinés à la veuve d'un nommé Fritz Klein, bûcheron allemand. Cette pauvre femme se mourait de chagrin au milieu de cinq petits enfants affamés. Jeanne nourrissait tout ce monde-là sur sa propre bourse, qui n'était pas lourde; elle apprenait, en outre, aux aînés à lire et à écrire, tout en racommodant leurs vêtements, car la mère ne pouvait plus coudre.

L'allée d'aunes suivait le contour de l'étang jusqu'à un moulin, bâti sur de longs pilotis qui ressemblaient à des échasses. Il était gris avec des murs inclinés en dedans, comme ceux des redoutes, et sa toiture de planchettes peintes en rouge se voyait de très loin. Sa roue à palettes énormes était mise en mouvement par le filet d'eau qui alimentait l'étang et qui heureusement tombait de haut.

Le moulin était une île qui communiquait avec la rive par un pont tremblant, lequel aboutissait à un sentier perdu dans les saules et au bout duquel était le Cloître. Mais c'était loin et haut. Il fallait passer un petit vallon plus bas que l'étang, où les oiseaux d'eau pullulaient l'hiver. On y entendait les halbrands cancaner au printemps comme si c'eût été un coin de basse-cour; mais ils étaient difficiles à approcher, parce que les roseaux de la Passion, avec leurs longs boudins de velours, croissaient dans la boue et que cette boue n'avait point de fond. Des hommes s'y étaient noyés.

Puis la route remontait, tortueuse, entre deux rampes de roches, dont trois pendaient comme des bêtes fauves accoudées à leur agreste balcon et regardant attentivement les gens qui passaient.

Puis elle débouchait, la route, sur un champ de choux violets, bombé en dos d'âne et redescendant d'un côté vers l'étang, pendant que l'autre gravissait la colline, au sommet de laquelle étaient trois bâtiments: deux vieux et un tout neuf.

 

Le neuf était au milieu: une maison blanche, coiffée par derrière de panaches touffus appartenant à un magnifique bouquet de chênes.

À droite, la maison qu'on appelait proprement le Cloître, montrait, en effet, une perspective d'arcades désemparées; à gauche, le «Prieuré» moins ruiné, s'adossait à un pan de muraille isolé qui gardait à son centre une longue fenêtre d'église, dont les nervures tréflées n'avaient pas perdu une seule de leurs pierres. Il n'y manquait que les vitraux.

Le curé de Sainte-Gudule de Wezel, qui était un amateur d'anciennes choses, disait que cette fenêtre datait du XIVe siècle. Les Anglais du corps de Cumberland étaient venus en foule voir un chêne fort étonnant, qui était planté en dedans de la muraille, du côté du Prieuré, et dont la tige avait passé par la fenêtre, au temps de sa jeunesse, pour trouver le grand air: de sorte que sa couronne géante musait maintenant, hors de l'ogive, avec vue sur l'étang et la campagne.

Ce chêne avait bien deux siècles. La cime redressée ombrageait le mur. Les Anglais avaient nettoyé des carrés sur son écorce pour y inscrire leurs noms avec le lieu de leur naissance, et Henri avait encore pu retrouver des témoignages lisibles de cette manie britannique, entre autres une inscription profondément tracée au feu et disant: 1756, 17th, January, W. Jones, Devon, pr. to Fanny Bell. – Died.

Ce mot Died était d'une autre main que le corps de la légende, et Henri de la B… traduisait le tout ainsi: «7 janvier 1756, W. Jones, du comté de Devon, promis à Fanny Bell»: ceci tracé par Jones lui-même.

Et il pensait que le dernier mot Died, «mort» avait été ajouté après coup par un camarade, quand le pauvre Jones fut couché sous la terre de quelque champ d'escarmouche inconnu…

C'était dans la maison blanche que demeurait Joseph Dupleix avec sa famille, et ce fut là que vint le chevalier Nicolas, envoyé par un colonel, M. de Soleyrac, pour servir bénévolement de secrétaire au héros de l'Inde. Le chevalier était très doux, comme tous les hommes très braves. Je ne sais pas s'il avait ce qu'on appelle de l'esprit, mais son cœur était vif et neuf. Fils du pays du soleil, facile à enflammer, il s'enthousiasma tout d'abord pour Dupleix lui-même, qui était aussi un homme du Midi, et surtout pour cette reine déchue, «la déesse Jeanne», dont la beauté avait affolé cent millions d'âmes dans la patrie des diamants et des parfums. Elle était belle encore, admirablement éloquente, et supportait son malheur avec une résignation souveraine.

Plus belle était cette veuve d'un vivant, celle que Dupleix appelait Jeannette et que l'immensité de la mer séparait du généreux soldat à qui elle avait donné sa main et son cœur, en un temps où l'avenir avait pour tous ceux qui suivaient la fortune de Dupleix de si radieuses promesses. Mme de Bussy-Castelnau ne laissait rien voir au dehors du deuil qu'elle portait dans son âme; mais le chevalier avait surpris parfois les larmes qui lentement coulaient sur la pâleur de sa joue, quand elle se croyait à l'abri des regards de ceux qu'elle aimait.

On peut donc croire que Jeanneton, Mlle de Vandes, fut la dernière vers qui s'élança le cœur du chevalier: il l'avait vue petite fille; mais quand il l'aima, ce fut un grand amour.

Je vous l'ai dit, il s'aperçut de cela dans l'allée d'aunes qui suivait le bord de l'étang au delà du moulin, haut sur jambes et les pieds dans l'eau comme un héron.

Jeanneton, ce matin-là, revenait donc du logis de la pauvre veuve avec son panier au bras, et si vous saviez comme elle était jolie! Elle avait une robe de toile bise qui dessinait chastement les grâces de son buste, en laissant voir, relevée qu'elle était pour la marche, l'attache ronde et fine de ses pieds de fée. Autour de son sourire (car elle était encore gaie franchement, cette belle Jeanneton), ses cheveux bruns à reflets fauves, pleins de soleil et jouant avec le vent, flottaient sous son chapeau de paille, où les orphelins du bûcheron décédé avaient attaché à son insu une guirlandette d'anémones des bois, de celles qu'on appelle silvies, et de ces douces fleurs des prés mouillés, les «ne m'oubliez pas», qui sont du même bleu que le ciel.

Nicolas venait du Cloître; il l'aperçut au coude du sentier, dans un rayon de jour qui passait à travers les aunes, épais comme une charmille, mais où le meunier avait taillé une fenêtre pour jeter sa ligne à brochets.

Ce fut comme si jamais il ne l'avait vue. Il eut froid, et son cœur lui fit mal.

Ne vous attendez pas à une histoire: Nicolas fut tout bonnement étonné, j'allais dire irrité, de ce frisson que ses veines ne connaissaient pas. Il voulut tourner sur la droite et gagner les bouleaux qui montaient dans la bruyère parmi les roches moussues, mais la fillette l'appela et lui dit:

– La pauvre Lisela est bien plus malade qu'hier.

C'était le nom de la veuve du coupeur de bois. Nicolas garda le silence gauchement, car il avait honte, un peu, de ne point connaître celle dont lui parlait Jeanneton.

Et surtout, ne vous fâchez pas si je me répète, elle était jolie, jolie comme ce premier rêve qui passe, plus rapide que l'éclair, dans son nimbe de neige, et qu'on appelle ensuite, et qui ne revient plus. Nicolas éprouvait de la colère à sentir ses yeux se mouiller.

– Les capitaines, demanda tout à coup Jeanneton, gagnent-ils beaucoup d'argent?

– Non, répondit Nicolas, pas beaucoup.

Il se mit à chercher d'autres paroles, et n'en trouva point. Il ne se souvenait point d'avoir été jamais dans un embarras si cruel.

– C'est que, dit Jeanneton, la petite Greete n'a plus de robe, et Fritzau marche sans souliers.

Nicolas s'écria:

– Je veux bien donner une robe à la petite Greete et des souliers à Fritzau!

Elle lui tendit sa main, qu'il osa toucher à peine: une belle main d'enfant, trop rose, où le réseau des veines était presque aussi bleu que les «ne m'oubliez pas».

Oh! certes, jamais Nicolas ne devait l'oublier!

– Tenez mon panier, reprit-elle.

Et la voilà partie, lui laissant entre les mains sa corbeille de chèvrefeuille noir, qui était grande parce qu'elle portait à manger chaque jour pour toute la famille.

Il y avait au revers de la pente un églantier rouge, où brillait la dernière rose. Jeanneton la cueillit, et aussitôt son rire d'or éclata pendant qu'elle disait:

– La méchante! elle m'a piquée!

Et, bondissant, elle revint vers Nicolas, qui ne savait comment tenir le panier.

– Tenez, dit-elle, je vous aime bien. Voilà pour la robe de Greete et pour les souliers de mon Fritzau.

Il prit la rose et baisa le bout des doigts, où il y avait une perle de corail.

– Mon sang vous est resté aux lèvres, murmura Mlle de Vandes, qui pâlit légèrement.

Et ils marchèrent côte à côte vers le moulin qui tournait en jetant à intervalles égaux ses deux notes mélancoliques. Ils ne disaient plus rien.

Pour passer le pont tremblant, le chevalier voulut soutenir sa compagne; mais d'un saut de biche, elle gagna l'autre bord.

– Vous ne savez pas, dit-elle, on m'a parlé de vous, ce matin.

– De moi? fit Nicolas, qui donc?

– La pauvre Lisela.

– Est-ce qu'elle me connaît?

– Du tout… mais je lui racontais que vous étiez si bon pour mon père!.. Est-ce vrai que ceux qui sont pour quitter cette terre voient les choses de l'avenir?

– On dit cela, répliqua le chevalier.

– J'ai tant de peur, continua Jeanneton, que Lisela ne s'en aille en laissant tous les pauvres petits abandonnés!

– Et que vous disait-elle de moi? demanda le chevalier.

– Eh bien! répliqua Jeanneton après avoir hésité l'espace d'une demi-seconde, elle me disait que nous étions destinés à mourir jeunes, moi et vous…

La cloche du déjeuner sonnait au Cloître. Ils rentrèrent. Quelques mois après, Nicolas écrivait une belle lettre au Vigan. La lettre annonçait à son père et à sa mère (les meilleures gens du monde) que le régiment d'Auvergne était toujours cantonné au pays de Gueldre.

Il faut bien vous dire que la guerre ne se faisait pas alors comme aujourd'hui. Les généraux prenaient leur temps et buvaient la victoire ou la défaite à petites gorgées. On se tâtait le long des frontières. L'idée d'aller à Berlin ne serait venue à aucun général français, et le grand Frédéric lui-même aurait passé pour fou à ses propres yeux si la pensée de prendre Paris lui eût traversé la cervelle.

La lettre de Nicolas ne contenait aucun récit de bataille en Europe; mais elle était toute bourrée de hauts faits indiens, et racontait l'épopée de Dupleix que Nicolas avait toute fraîche dans sa mémoire, puisqu'il venait de l'écrire sous la dictée de l'ancien gouverneur. Nicolas ajoutait qu'il avait le bonheur d'être admis familièrement dans la retraite du plus grand homme de ce siècle, et par une transition plus ou moins habile, arrivant à Mlle de Vandes, il demandait à son père et à sa mère l'autorisation de solliciter sa main. La lettre se terminait ainsi:

«Je ne puis dire que j'aie l'espoir d'être accueilli, car je mesure la distance qui me sépare du conquérant de l'Inde. Mais Mlle de Vandes a daigné me permettre la démarche que je tente, et le bonheur de ma vie est attaché à cette union.»

Courrier par courrier, c'est-à-dire au bout de deux mois, le chevalier reçut la réponse de sa famille, qui lui faisait savoir qu'elle était en bonne santé et témoignait l'espérance que «la présente» le trouvât de même. L'année n'avait pas été bonne pour les mûriers, et les vers à soie avaient eu malheureusement la jaunisse. Demi-récolte de vin et chute d'une cheminée du vieux manoir, qui avait tué, en tombant, le chat de la tante Olive. Fargeau, le valet des chiens, était mort de vieillesse, et l'on parlait du mariage de la deuxième fille de Peyroux, le fermier; mais quant à écouter les sottises et impertinences que lui, Nicolas, disait du Gange et de Pondichéry, du Pendjâb, de Visapour, des Cipayes et de la nièce de cet aventurier, Joseph Dupleix, marquis pour rire, banqueroutier, etc., etc., il pouvait bien (toujours lui, Nicolas) rayer cela de ses papiers.

On n'allait pas, au Vigan, jusqu'à contester l'existence même de l'Inde, puisqu'il en était question dans les histoires de l'antiquité; mais on savait parfaitement à quoi s'en tenir sur toutes les tromperies, menteries et faridondaines des marchands et des voyageurs. Jamais personne au monde n'avait ouï parler de ce Bussy-Castelnau que Nicolas comparait à Alexandree le Grand. Pensait-il s'adresser à des béjaunes? Il lui était enjoint, sous peine de malédiction, de rompre toutes relations avec ce nid d'intrigants, de laisser sa demoiselle Jeanneton pour ce qu'elle était et de songer qu'il y avait là-bas au pays, une «pigeonne» bien mignonne, sa cousine Amillou, à la vérité un peu bossue, mais qui n'avait jamais couru le Bengale et qui l'attendait au pays.

La lettre se terminait par des espoirs mystérieusement exprimés, relatifs à l'avènement de M. Choiseul-Stainville, à qui la mère tenait un peu par le Croizat de Caraman. Le père comptait entreprendre un voyage de Paris pour voir le cousin ministre et pousser les affaires. «Ce n'est pas, était-il dit, au moment où tu vas peut-être monter colonel, que tu as à t'embobiner dans une maison ruinée, qui est en procès avec ses associés et dont le chef a été savonné marquis depuis dix ans, tout au plus. Reste tranquille, et ne nous parle jamais de pareille mésalliance.»

Nous avons pu voir que, de son côté, Joseph Dupleix, peut-être avec plus de raison, n'était pas un partisan très chaud de l'union de sa nièce avec le chevalier d'Assas. Les choses restèrent ainsi. Nicolas et Jeanneton s'aimaient et ne se le disaient point. À quoi bon? Ils avaient tous les deux le cœur grand et fidèle.

Il arriva que Dupleix, au fond de sa retraite, fut repris, un jour, d'espérances ambitieuses. Il partit du Cloître comme on s'enfuit, avec un vieux valet indien qu'il avait, et les trois femmes dévouées à son malheur attendirent en vain de ses nouvelles. Le chevalier, quoiqu'il n'eût plus pour prétexte son métier de secrétaire honoraire, n'avait point discontinué ses visites. Il était, à vrai dire, la seule consolation de Mme de Bussy. Au bout de deux semaines, un soir, Mlle de Vandes lui dit tout haut devant sa tante et sa cousine:

– Si nous avions un ami à qui il fût possible de faire le voyage de Paris, nous serions délivrées de nos inquiétudes.

Ce jour-là même Nicolas demanda un congé à M. de Soleyrac, et le lendemain, il partit.

Nous savons ce qui s'ensuivit, nous savons aussi qu'à trois semaines de distance, plusieurs lettres importantes ayant été reçues au Cloître, Jeanneton, seule valide entre les deux autres Jeannes malades, s'était mise en route à son tour, sous la garde d'une servante de confiance.

 

Nous avons vu son arrivée à l'hôtellerie des Trois Marchands, nous connaissons le contenu des dépêches qu'elle apportait; nous savons enfin qu'en présence de la catastrophe amenée par ces désastreuses nouvelles Nicolas, prenant son courage à poignée, s'était déterminé à risquer une visite à son illustre allié le ministre.

Il nous reste à dire qu'aussitôt après son entrée dans la grande antichambre où son ancien camarade des dragons d'Aubigné avait eu la condescendance de le faire admettre, à la profonde surprise de l'huissier Chenu et de toute la livrée, l'inspecteur Marais, au lieu d'achever l'histoire du démon Rohault, de Fécamp, qui était femme, et d'éclairer enfin la question de savoir ce que cette nièce de Cartouche dit à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau, se rejeta vivement en arrière et rentra dans le corridor, entraînant l'huissier avec lui d'autorité.

– Nous en étions, commença celui-ci, à reconnaître qu'il y a superstition et superstition. Moi, je prétends qu'une fourchette croisée sur un couteau de table…

Mais il fut interrompu par Marais, qui dit d'un ton sec:

– Si vous ne me faites pas pénétrer à l'instant même auprès de Monseigneur, mon cher M. Chenu, je vous laisse la responsabilité entière de ce qui en peut résulter. Voyez si vous voulez perdre votre place!