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Le dernier chevalier

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Il ferma les yeux, en homme que l'entretien désormais importune. Mlle de Vandes et le chevalier échangèrent un regard.

– En somme, dit M. Marais, ça finit tout bêtement. Il n'y a de curieux que le coup de couteau.

– Ah! fit Madeleine, est-ce assez dur, les hommes en place! Moi, si j'avais le crédit dont vous jouissez dans le gouvernement et votre capacité, j'arrangerais cette histoire-là bien arrangée, avec les deux fiancés et le pauvre gouverneur, réduit par son infortune à se plonger un poignard dans le sein, et j'irais faire pleurer Mme de Pompadour, qui lui donnerait une pension…

– Faire pleurer Mme de Pompadour! s'écria Marais: fameuse idée! on tire bien du feu des cailloux… Mais que font-ils donc là? Voici le Nicolas qui s'empare du mémoire. Tubieu! ma commère, ils ont la même idée que vous, on va jouer du mémoire!

Profitant du moment où le vieillard avait les yeux fermés, le chevalier, après s'être concerté avec Mlle de Vandes, venait, en effet, de glisser le mémoire sous le revers de son frac.

– C'est un coup d'épée dans l'eau, que je vais donner, dit-il. Chère Jeanne, pensez-vous que j'aurais attendu jusqu'à aujourd'hui si j'avais eu le moindre espoir? Mais il ne s'agit plus d'écouter mes doutes ou mes répugnances; après ce qui vient de se passer, et du moment que vous l'ordonnez, je n'hésite plus et vais tenter l'aventure.

– Il va chez Mme de Pompadour, à cette heure-ci! demanda Madeleine.

– Non pas, répliqua Marais, qui cherchait à tâtons sa canne et son chapeau: c'est beaucoup plus grave.

– Où va-t-il donc?

Mais Marais lui imposa silence par un «chut» impérieusement sifflé. Il regardait de tous ses yeux à l'écumoire.

De l'autre côté de la cloison, le bonhomme Joseph avait relevé tout doucement ses paupières.

– Nicolas, mon ami, dit-il d'une voix qu'il voulait faire indifférente, mais où toute sa passion vibrait malgré lui, il est bien entendu, n'est-ce pas, que je ne t'ai nullement poussé à cette démarche?

– Ah! le vieux comédien! pensa tout haut Marais, il guettait tout à travers ses yeux fermés!

– Mais quelle démarche? demanda Madeleine, désolée de ne point comprendre.

– Je n'ai pas dit un traître mot, poursuivit Dupleix, qui ait pu te porter à l'entreprendre; mais du moment que tu as l'idée de parler au ministre…

– Bon! fit Madeleine, on comprend, à la fin!

– Il ne faut pas y aller, continua Dupleix, comme une corneille qui abat des noix. Quelle heure avons-nous?

– Neuf heures, répondit Mlle de Vandes.

– M. le duc, reprit Dupleix d'un ton posé et précis, est donc encore pour une demi-heure et même un peu plus avec Mme la duchesse de Grammont, sa respectée sœur.

– Exact! fit Marais en a parte. Comme ils sont renseignés!

– N'est-ce pas aujourd'hui mercredi? demanda Dupleix?

– Si fait, mon oncle.

– Un des trois petits soirs de Mme de Grammont, mes enfants. Je dis tout cela pour toi, Nicolas. Dans ce monde-là, il faut regarder à ses pieds comme si on marchait sur des œufs. Dix heures sonnant, la belle Béatrix de Choiseul-Stainville, ex-chanoinesse qui fait présentement le bonheur de M. le duc de Grammont, mais à distance, comme il arrive en ce siècle pour beaucoup d'époux trop bien assortis, va entrer dans son salon, où l'attendra M. l'ambassadeur d'Autriche. M. l'ambassadeur d'Espagne n'arrive qu'à dix heures et un quart, et jamais on ne laisse entrer, quand ils sont là, M. le baron d'Asfeldt, qui fait sourdement chez nous les affaires de la Prusse, du fond de ces grands vieux jardins de l'hôtel de Nantouillet, au Marais, où les tilleuls sont plus hauts que ceux des Tuileries et que la Vénitienne Rosalba Néroni a payés comptant en reichthalers de Potsdam. Pendant cela, Mme la duchesse de Choiseul, une vraie sainte, celle-là, s'occupe de bonnes œuvres dans son oratoire avec l'abbé Croizat du Châtel, son neveu, et monseigneur Croizat de Caraman, évêque d'Andrinople, son oncle. Elle ne vaut rien pour la politique et va tout bêtement au ciel, comme une admirable chrétienne qu'elle est. À ce moment, dix heures juste, la grande antichambre s'ouvre pour les audiences privées de M. le duc, les petites audiences de M. de Praslin du Plessis, qui a sous lui le jeune Choiseul de Beaupré, frère de Mme l'abbesse de Glossinde, et le vicomte de Choiseul, ancien colonel de Chaulnes-infanterie, dont on va faire un sous-secrétaire d'État. Son frère, M. le baron de Choiseul, n'est plus là depuis la Toussaint, ayant passé ambassadeur en Sardaigne… Qui connais-tu là dedans, Nicolas?

– Tout le monde et personne, répondit le chevalier. J'ai été admis à baiser la main de Mme de Grammont, et j'ai dîné à la table de Mme de Choiseul, à Chanteloup; mais c'est à M. le duc de Choiseul en personne que mon père m'avait présenté lors de mon premier voyage à Paris.

– Cousinaient-ils tous deux, ton père et lui?

– Oui, mais M. de Choiseul n'était pas encore ministre.

Dupleix se leva sans secours, et, à voir l'animation de son visage, personne n'aurait pu se douter qu'il avait eu quatre pouces de fer dans la poitrine.

– Quel homme! pensait Marais: il en sait sur le Ministère bien plus long que l'almanach du roi!

– Mon bon père, s'écria Mlle de Vandes, pas d'imprudence, je vous en supplie.

– Il n'était pas encore ministre! grommela Dupleix en se rasseyant docilement. Voyons, Nicolas, mon fils, cherche bien, retourne ta mémoire comme un gant: ne te rappelles-tu parmi tes anciens camarades aucun Choiseul, aucun demi-Choiseul? Quand ce ne serait qu'un quart de Choiseul!

– Ma foi, dit le chevalier, j'ai fait la maraude dans le Hanovre avec un dragon d'Aubigné qui avait nom Choiseul et qui était fils de M. de la Beaume…

– By Jove! s'écria Dupleix, et tu ne le disais pas! Il n'y a point de petit Choiseul!

Il atteignit précipitamment un carnet qui était dans la poche de côté de sa houppelande, et le feuilleta comme on consulte un vocabulaire.

– De la Beaume dit-il (André-Victor de Choiseul), ancien capitaine d'Aubigné-dragon… c'est bien cela, hé?.. sera poussé dans la marine, est, en attendant, aux réponses, service de M. de Choiseul-Praslin du Plessis, brun, caractère aimable, 27 ans et des dettes.

De l'autre côté de la cloison, M. Marais s'était levé aussi dans un élan d'admiration.

– Mais il a du talent, ce bonhomme-là! gronda-t-il; quoiqu'il ait conquis l'Inde, je l'aime tout plein, moi!

– Bien vrai? demanda Madeleine.

– Parole d'honneur!.. Rangez-vous que je passe, ma commère.

– Pour aller où?

– Rue Sainte-Anne, parbleu! Pensez-vous que je vais laisser tomber ce Nicolas chez monseigneur comme un pavé, sans l'annoncer?

– Vous l'empêcherez d'être reçu?

– Au contraire.

Il écarta la veuve lestement et prit la porte, au moment où le chevalier quittait de son côté la chambre de Dupleix en disant:

– Je suis timide, c'est vrai, mais une fois devant l'ennemi, tout va bien. Je ne peux pas vous dire comment je ferai, mon respectable ami, mais quand le diable s'en mêlerait, je m'engage à pénétrer, ce soir même, jusqu'au ministre.

– Si tu fais cela, chevalier… commença Dupleix.

Mais le chevalier ne put entendre la fin de la phrase, car il s'était élancé dans l'escalier, après avoir effleuré du bout des lèvres la belle main de Mlle de Vandes, qui lui cria:

– Merci; bon courage et bonne chance!

IX
UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION

Pendant que notre chevalier descendait les premières marches de l'escalier, Marais en franchissait déjà, quatre à quatre, la dernière volée. C'était un cerf que cet homme d'État, quand il voulait. À la porte de l'hôtellerie il trouva un gaillard de méchante mine qui se promenait les mains derrière le dos en bâillant mieux qu'une huître au soleil.

– Phanor, lui dit-il d'un ton protecteur et plein d'autorité, soigne ta tenue; ce soir, tu vas t'approcher des grands de la terre. Rends-toi à la demeure de celle… tu sais? Les jeux, les ris, les grâces et la ceinture de Cypris!

– Je sais, dit Phanor d'un ton bourru: la vieille Pompadour.

– Imbécile! pour le plaisir de grogner, tu resteras toujours chien galeux… La vieille Pompadour, si tu veux; moi, je traduis: la reine des grâces et des fleurs. Tu toqueras à la petite entrée six coups discrets, trois, deux, un; tu demanderas madame Manon, qui a l'avantage de servir Mlle Babet, qui a l'honneur de peigner la divine chevelure de la divine Zéphise…

– Et de la teindre aussi, gronda Phanor.

– Et tu lui diras que ton patron est retenu pour une heure encore par le service du roi. Aujourd'hui, d'ailleurs, la chasse a été médiocre. J'ai recueilli seulement quelques faits d'ordre politique, ou plutôt… enfin, rien de piquant… Tout au plus le dénouement d'une aventure démodée. Mais tu ajouteras, retiens bien ceci, que j'ai vu par un trou de serrure une perle, un saphir, un éblouissement… J'en ferai moi-même le pastel à Mme la marquise. Va, bonhomme, et souviens-toi que le grand Frédéric a failli perdre sa couronne pour avoir dit comme toi «la vieille» en parlant de Zéphise.

– Eh bien! répliqua l'incorrigible Phanor, moi, je dis: Que le diable l'emporte; votre Pompadour! et ses Manon, et ses Babet! Jamais rien pour boire dans cette cage! Toutes ces coquines-là sont plus avares que les honnêtes femmes! Mais, patience! le pauvre monde aura son tour!

Comme il s'éloignait, M. Marais le retint sans façon par le paquet de cheveux mal démêlés qui se hérissaient dans un vieux ruban sur sa nuque.

– Phanor dit-il, je tiens à toi, malgré tes défauts, parce que tu es un loup. Quand donc écouteras-tu mes conseils? Il n'y a rien de bête en ce monde comme de s'attaquer aux dieux, tant qu'ils sont dans l'Olympe. Si on les dégomme, à la bonne heure! Je crois comme toi qu'il arrivera un jour où les gens de la racaille seront dieux, et je désire vivre assez pour voir cela, étant curieux de ma nature. Les satrapes du ruisseau prendront la place des rois et les souillons minauderont avec les éventails volés des duchesses. Ces drôles et ces drôlesses répandront du sang, un peu ou beaucoup, au nom du peuple, qu'ils déshonoreront et qui n'en pourra mais. À part cela, rien de changé. Ceux qui ont faim aujourd'hui auront faim demain, parce qu'il y aura toujours bien six à huit mille chacals plus effrontés que les autres, qui mangeront, comme à l'ordinaire, tout le pain de la France. Et alors, veux-tu savoir ce qui adviendra de nous deux, Phanor, pauvre caniche? Tu aboieras stupidement contre les chacals, et moi je les servirai avec bonne humeur et fidélité, comme je fais pour le calife Almanzor et sa sultane Zéphise. Conclusion; nos émoluments respectifs resteront les mêmes: tu recevras, toi, ce qu'il faut pour grogner, moi, ce qu'on paye pour applaudir. En route et au galop!

 

M. Marais lâcha le catogan de Phanor, qui partit en grondant et en grondant arriva.

Ces pauvres diables-là dressent la table pour les goinfres de la Révolution, mais ils ne s'y assoient jamais.

À l'instant où M. Marais atteignait l'extrémité de la rue Tiquetonne, un homme le dépassa, et il n'eut pas de peine à reconnaître par derrière le chevalier Nicolas, qui enfila la grande rue Montmartre au pas de course.

– Il va bien! pensa Marais; mais ce n'est qu'un jarret de soldat, après tout.

Au coin de la rue de la Jussienne, le chevalier tourna en redoublant de vitesse.

– Tubieu! fit l'inspecteur, il a du nerf! Puisque nous allons tous les deux à l'hôtel de Choiseul, je vais savoir quel nom de famille il a, ce M. Nicolas… Mais il faut que j'arrive avant lui, pour prévenir Son Excellence du sujet de sa visite. M. le duc n'aime pas à être pris de court.

Au lieu de perdre du terrain, le chevalier, cependant, faisait de si larges enjambées que la distance grandissait entre lui et l'inspecteur. Celui-ci se mit à courir et pensa, non sans mélancolie:

– Marais, nous vieillissons! Voilà que nous sommes forcé de prendre le trot sur le pavé de Paris contre un capitaine d'infanterie.

Mais il se remit au pas subitement, parce que le chevalier, distrait ou ne connaissant pas bien sa route, s'était lancé dans la rue du Coq-Héron. M. Marais respira et prit même le temps d'essuyer son front, où perlaient déjà quelques gouttes de sueur.

– Cet amour-là ne peut pas savoir par cœur sa capitale! murmura-t-il. Nous gagnons cinq minutes par la ruelle Pagevin, et c'est plus qu'il ne nous en faut pour arriver premier.

Cependant, loin de ralentir sa course, il n'en détala que mieux et parvint en rien de temps à la place des Victoires. De là, en trois sauts, il franchit la nouvelle rue des Petits-Champs et tourna l'angle de la rue Sainte-Anne.

Comme toujours, il y avait de nombreux carrosses stationnant aux abords de l'hôtel de Choiseul, qui existe encore et dont l'entrée sur la rue de Grammont donne maintenant accès, tous les soirs, aux membres d'un cercle artistique bien connu, après avoir vu passer tant de belles dames, habituées d'un illustre magasin de nouveautés. Hélas! elles s'en vont toutes, les gloires de ce monde, et parmi ceux qui montent ou qui descendent la rue de Grammont, les gens songent plus encore aux magnifiques soieries débitées autrefois par la Maison Delille qu'aux douteux souvenirs laissés par le Ministère de M. de Choiseul.

Marais souleva le marteau de la porte cochère, qui lui fut ouverte aussitôt; il entra dans la cour, où d'autres carrosses en grand nombre stationnaient formant un double rang. Le portier de l'hôtel, du côté de la rue Sainte-Anne, échangea avec lui un signe de tête familier et ne lui demanda point où il allait. Il était évidemment de la maison. M. le duc de Choiseul, qui venait de joindre à son titre de secrétaire d'État au département des relations étrangères celui de ministre la Guerre, gouvernait en outre par le fait toutes les affaires de l'intérieur.

Marais se glissa entre les carrosses et gagna une petite porte latérale, située vers l'angle de la cour, à droite. Il entra sans frapper. L'huissier le poussa de côté, fort amicalement du reste, et du seuil cria au dehors à haute voix:

– Le carrosse de M. le directeur général Godeheu!

– Tiens, tiens! fit Marais en s'effaçant aussitôt humblement, comme ça se trouve!

Un homme corpulent et portant d'autant plus haut la tête qu'il venait, selon toute probabilité, de l'incliner plus bas devant le ministre, traversa l'antichambre, qu'il emplit de la bonne odeur de tubéreuse dont étaient saturés ses rubans et ses dentelles.

– Je n'oublierai jamais, dit-il à un petit Choiseul fort gentil qui l'accompagnait, la bonté, la grâce, la condescendance avec laquelle monseigneur a bien voulu m'accueillir, et je vous prie, cher vicomte, de vouloir bien en témoigner à M. le duc la vive, la très vive, l'ardente, devrais-je dire, la passionnée gratitude du plus dévoué de ses serviteurs.

– Amen! pensa Marais. On le fait sortir par la petite porte, il a dû avoir la tête lavée à grande eau. C'est égal, il a un maître diamant au doigt et pour plus de vingt mille écus de point de Flandres!

– Monsieur le directeur général, dit le petit vicomte, monseigneur apprécie votre mérite à sa valeur, et je vous prie de me regarder comme étant tout à vous.

Sur quoi, il pirouetta, laissant le Godeheu la bouche ouverte.

– Attrape! se dit Marais. Ça ferait plaisir au pauvre vieux Dupleix s'il voyait la triste mine de ce traitant.

L'huissier fit à Godeheu un salut d'empereur et le mit dehors.

Puis, se tournant vers Marais d'un air égrillard, il demanda:

– Rien qu'une en passant, mais qu'elle soit jolie! Avons-nous du bonbon dans le sac aux histoires?

– Il est plein, mon cher monsieur Chenu, répondit l'inspecteur. Je prends au hasard: Mme la comtesse de la F… S… a fait demander à M. le Curé de Saint-Jacques du Haut-Pas combien il prendrait pour donner l'enterrement de première classe à Champion.

– Et qu'était-ce ce Champion?

– Perroquet de son état, vert et jaune comme caractère et récitant par cœur tous les calembours de M. de Bièvre. M. d'Alembert lui avait enseigné la logique, et M. de Fontenelle, l'astronomie. Depuis son décès, la livrée de Mme la comtesse porte le grand deuil.

– Et qu'a dit le Curé?

– Un Pater pour prier Dieu qu'il guérît la vieille dame du mal de folie.

– C'est égal! fit l'huissier en se frottant les mains, tout ça creuse les affaires et la philosophie gagne. Dieu n'est pas dans de beaux draps, M. Marais, si les comtesses se mêlent de lui rire au nez, et nous verrons mieux encore que cela. Moi, d'abord, la superstition, je n'en veux pas!

– Et vous avez bien raison, monsieur Chenu… La santé, du reste?

L'huissier prit un air dolent.

– Pas forte, monsieur Marais répondit-il; j'ai eu un coup de tristesse vendredi que nous avons dîné treize à table chez M. le Premier appariteur. Ça m'a laissé tout chose.

– Tubieu! Je le crois bien! Il y a de quoi… Puis-je voir M. du Plessis-Praslin?

– Lequel? ils sont quatre.

– Le maître des requêtes.

– Ils sont deux.

– Le baron.

– Quel joli jeune homme! Il va nous quitter pour monter à la seconde «attente» de Mme la duchesse de Grammont, et de là à être ambassadeur il n'y a qu'un saut de puce.

– C'est tout au plus! un petit saut de petite puce, et à pieds joints… Mais qui tient l'emploi de M. le baron?

– Fendu en deux, l'emploi, comme on fait pour les allumettes, quand on a de l'économie. M. le vicomte de Choiseul Romanet, dont le père est à la Bastille, tient le guichet, et M. le marquis de la Beaume «amuse» à la grande antichambre.

– Ah! ah! fit Marais, M. de la Beaume! il faut que je lui parle sur l'heure.

– Est-ce une affaire d'État? demanda l'huissier.

– Pas tout à fait; c'est quelque chose dont M. le duc doit être instruit sans tarder.

L'huissier s'assit sur une banquette et croisa son mollet, qu'il avait fort beau, sur son genou.

– Alors, dit-il, nous avons le temps. Il y a ordre de laisser M. le duc tranquille; il est encore avec le Moscovite.

– Quel Moscovite?

– Celui qui avait quatre-vingts ans l'hiver dernier et qui est revenu cet automne âgé tout au plus de vingt-cinq printemps. Je donnerais dix pistoles pour savoir au juste si c'est lui-même ou son petit-fils.

Marais avait pris tout à coup un air grave. Dans les yeux un peu naïfs de l'huissier, esprit fort, une curiosité d'enfant s'alluma.

– Vous ne me répondez pas?.. murmura-t-il.

Marais garda le silence.

– Vous avez ordre de vous taire, hé?

– Le moins qu'on parle de cette affaire-là, prononça l'inspecteur à voix basse, le mieux c'est.

– Est-ce donc vrai que M. de Charolais est mêlé là-dedans? Un prince du sang!.. Qui ne dit mot, dit oui, vous savez?.. Et l'histoire de la moelle toute chaude des trois pauvres petits garçons de la rue Sainte-Avoye qui servit à faire un onguent, est-ce vrai aussi? Et les bains rouges où l'on mettait les reliques du diacre Paris? Et le démon Rohault de Fécamp qui avait une cornette de femme?

– Ne m'interrogez pas! dit solennellement l'inspecteur.

– Palsambleu! s'écria l'huissier qui n'aimait pas la superstition, je me doutais bien que vous saviez tout! On étouffe ces histoires-là du mieux qu'on peut, et c'est fait sagement, car elles ne sont pas bonnes pour le vulgaire: mais je ne suis pas tout le monde, moi, M. Marais; grâce à Dieu, je sais ce que parler veut dire. Ma femme est la nièce propre du valet de chambre de M. le comte de Saint-Germain, qui avait deux ombres, la nuit, au clair de la lune, c'est bien connu, et la seconde avec une queue. On ne croit pas aux oremus et aux possessions parce que ça n'a pas le sens commun et qu'on est de son temps; mais quant à nier qu'il y a de drôles de choses, pourquoi? Quand M. de Bernis fut dégoté, sa salière avait été renversée. J'en puis parler: c'est moi qui la relevai… et quand Houdaille de la petite entrée se noya dans la pièce d'eau des Suisses, il avait écoqué son œuf par le mauvais bout… D'où ça vient? cherche! mais ça est, aussi sûr qu'il vaut mieux perdre ses arrhes au coche que d'y monter avec un prêtre… Et si vous voulez me conter par le menu, Marais, mon ami, ce que le démon Rohault dit à Sa Majesté dans le parc de Fontainebleau quand on l'y fit venir, pour purger Mme de Pompadour de tout l'âge qu'elle a de trop et la remettre battant neuve à 18 ans, au moyen de cette pâte qu'ils font avec la moelle des innocents, je vais vous mener à M. de la Beaume et même à M. le duc, malgré les consignes, et jusque chez Mme de Grammont, à votre volonté, coûte que coûte!

La physionomie de l'inspecteur devenait de plus en plus grave.

– M. Chenu, dit-il, en baissant la voix avec mystère, je n'aime pas parler de ces choses-là. Je ne crois pas en Dieu beaucoup plus que vous, puisque le bon sens s'y oppose; on finira par mettre en prison les superstitieux qui disent leurs patenôtres; mais avez-vous ouï mention de l'ancienne servante de M. de Maillebois qui demeure derrière les Petits-Pères et qui connaît le mot à dire pour faire sortir le serpent-mouche, caché dans le pied des goutteux? Elle a nom Margonne et a épousé le caporal aux gardes qui se change en chèvre, la nuit, devers les carrières de Bicêtre pour vendre aux demoiselles le Vert-Cotignac avec quoi une fille épouse qui elle veut, témoin la nièce bossue du gardien-juré des bêtes au jardin du roi qui est devenue ainsi la femme d'un maître des comptes? Ils ont trois enfants, dont le dernier est né avec du poil plein l'oreille. Quand M. de Sartines voulut nous envoyer avec des chiens à Bicêtre pour chasser cette fausse chèvre qui porte son uniforme de garde-française en paquet sanglé sous le ventre par une courroie, il eut une bête à mille pieds qui lui entra dans le nez et faillit le rendre enragé. Je vous dis ces secrets qu'on dissimule avec soin au public parce que vous êtes un homme éclairé, M. Chenu, ennemi de la superstition…

– Ennemi mortel, M. Marais!.. Est-ce que cette chèvre parle?

– Allemand, oui: le caporal est de Berne en Suisse. Quant au démon Rohault, il est femme…

– Femme! répéta Chenu, qui buvait ces fariboles avec une gloutonne avidité: jolie?

– Non; elle est borgnesse d'un œil par un coup de bouteille que lui donna M. Cartouche, son parrain…

– Le vrai?

– Certes bien, le grand M. Cartouche, et cela ne la met pas jeune, puisque cet homme célèbre fut roué en Grève voici plus de quarante ans. Aussi Sa Majesté, dès que la borgnesse parut, tomba roide en pâmoison. Elle lui mit sous le nez une odeur dans une coquille, et le roi éternua trois fois, en disant: «Dieu me bénisse!» Puis il ajouta, ayant repris sa belle humeur: «Voyons, Rohault, homme ou femme, ou diable, fais ton prix; combien demandes-tu d'argent et combien d'années peux-tu enlever d'un coup à Mme la marquise?» La borgnesse répondit…

 

Mais ici M. Marais s'arrêta brusquement. La porte donnant au dehors était restée ouverte après la retraite de Godeheu, et l'inspecteur, qui n'avait pas cessé de garder l'œil au guet, vit notre chevalier Nicolas un peu essoufflé, qui traversait la cour en toute hâte.

– Eh bien! fît M. Chenu, l'huissier philosophe: après?

– Comment nommez-vous ce jeune officier qui passe? demanda Marais, au lieu de répondre. C'est un parent de M. le duc.

Chenu jeta vers la porte un regard superbement indifférent.

– Cela? répliqua-t-il. C'est bien possible. Il en sort de terre: mais nous ne nous embarrassons de savoir leurs noms que le lendemain de leur entrée en place… Vous en étiez à ce que le démon Rohault, qui est borgnesse, répondit au roi.

– Il faut que je parle à M. de la Beaume avant ce jeune homme, dit Marais péremptoirement…

– Et vous allez me laisser ainsi le bec dans l'eau?.. Ne craignez donc rien, la porte est défendue!

Le chevalier Nicolas montait les marches du grand perron.

– Plus un mot, déclara Marais, avant que j'aie vu M. de la Beaume!

– Voilà un entêté! s'écria Chenu. Dites-moi au moins, car nous oublierions ce détail, si Sa Majesté savait que le démon Rohault était la nièce de Cartouche?

– Vous le saurez tout à l'heure; mais maintenant, rien! Allons! debout! et gagnons l'officier de vitesse. Vous m'avez fait perdre déjà dix minutes pour le moins.

M. Chenu se remit sur ses beaux mollets avec une répugnance manifeste.

– Vous pourriez toujours bien parler un peu chemin faisant, dit-il. La nature humaine a besoin de croire à quelque chose, c'est clair, et, puisque la raison défend d'ajouter foi à toutes les momeries de la religion chrétienne, moi j'aime entendre les anecdotes où il y a un brin de surnaturel, ça relève l'âme. Il y a des faits dont on ne peut pas douter, n'est-ce pas? Le démon Rohault est plus connu que le loup blanc, et je suis bien aise de savoir qu'il est démonne et n'a qu'un œil… Quel agréable état que le vôtre, M. Marais! on a tout de première main… Tenez! voici le cabinet de M. Roumanet, et le guichet de M. de Praslin-Lorges, et le salon où M. de Choiseul-Clésia fait attendre les dames.

Ils suivaient un corridor qui revenait de l'aile gauche vers la partie centrale de l'hôtel. Ils arrivèrent ainsi au grand vestibule, donnant sur le perron, un peu après l'entrée du chevalier Nicolas, qui se tenait debout auprès de la table à tapis vert, entourée par la livrée.

Il avait été répondu à sa demande conformément au pronostic de Chenu, que M. de la Beaume ne recevait point ce soir. Mais, sur son insistance, un laquais avait dû faire passer son nom au puissant jeune homme demi-*héritier de M. le baron du Plessis-Praslin, et qui avait l'honneur d'amuser la grande antichambre.

On attendait le retour du laquais.

Marais et Chenu s'étaient arrêtés auprès de la porte latérale communiquant avec le corridor qu'ils venaient de longer.

– Tiens! dit Chenu en voyant l'uniforme de Nicolas par derrière, c'est un Auvergne-infanterie, j'y ai un petit cousin de ma femme… Vous allez voir qu'on va lui répondre: «Revenez dans huit jours.»

Juste à ce moment, la grande porte s'ouvrit à deux battants, et le laquais, debout sur le seuil, dit:

– Audience de M. le marquis de Choiseul de la Beaume!

Après quoi, il s'effaça pour laisser passer Nicolas, en ajoutant cette annonce à l'adresse de M. le marquis:

– Le chevalier d'Assas, capitaine d'Auvergne-infanterie!