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Le dernier chevalier

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VII
POT AU LAIT

Il y avait un respectueux amour dans les caresses que la nouvelle venue prodiguait à Joseph Dupleix. Elle n'avait accordé au chevalier qu'un regard; toute son attention appartenait au vieillard, qui, perdant bien vite sa passagère gaieté et, pris tout à coup d'inquiétudes, ajouta d'une voix changée:

– Pourquoi es-tu ici? Y a-t-il un malheur? Jusqu'à présent, au milieu de toutes mes misères, ma famille a été épargnée. Parle vite: Jeanne est malade?.. ou Jeannette? Laquelle des deux est morte?

Il tremblait de tout son pauvre vieux corps. La jeune fille releva son voile, montrant cette pure et splendide beauté que nous avons décrite.

– Rassurez-vous, mon bien aimé oncle, dit-elle, mon père, plutôt. Ma tante et ma cousine sont en bonne santé, grâce à Dieu.

Dupleix respira, mais fut obligé de s'asseoir.

– Nous sommes payés pour croire vite à l'infortune qui vient, murmura-t-il; chaque fois qu'il arrive du nouveau, je me courbe pour recevoir le coup de massue… Mais dis-lui donc au moins bonjour, fillette!

Elle tendit aussitôt sa main, que le chevalier baisa respectueusement.

– C'est cela! s'écria le vieillard en riant avec effort, car le mystère de la venue de sa nièce pesait toujours sur lui comme une menace, offrez-lui vos doigts d'albâtre, damoiselle, car il s'agit de séduire ce preux qui se fait tirer l'oreille pour affronter les horrifiques périls entassés dans le palais de certain enchanteur, maître absolu de notre vie et de notre mort… Mais voyons, chérie, quelles nouvelles apportes-tu? Et d'abord comment as-tu trouvé ma retraite?

– Voici le coupable, répondit Jeanne de Vandes en retirant sa main au chevalier pour qu'elle ne fût pas dévorée tout à fait. Le chevalier a écrit là-bas… non pas à moi, certes, je suppose bien qu'il n'oserait; mais à Mme la marquise, ma tante, et nous avons su que vous logiez aux Trois-Marchands, rue Tiquetonne, chez une veuve qui tient à la police de fort près…

– À la police! s'écria Dupleix, qui sauta sur son siège: Et c'est le chevalier qui vous a dit cela! Et il ne m'a même pas prévenu!

– La lettre du chevalier nous disait, répliqua Mlle de Vandes, que, sous ce rapport-là, toutes les hôtelleries de Paris se ressemblent. Rien ne servait de vous inquiéter inutilement. Il veillait sur vous.

– Ah! ah! fit le vieillard, souriant non sans amertume, alors vous vous entendiez tous les quatre, mon Nicolas et mes trois Jeanne? Quand je crois me soustraire à la chère tyrannie des unes, je tombe sous la tutelle de l'autre. Je suis surveillé, gardé, presque emmailloté, et dès que je veux faire un mouvement, je sens que j'ai une lisière… Et la police fait concurrence à ceux qui m'aiment pour me guetter. By Jove! je ne serais pas mieux cadenassé si j'étais prisonnier des Anglais!.. Qui vous a conduite à Paris, ma fille? Le voyage est long de Wesel jusqu'ici.

– Je suis venue avec Dorothy, mon père.

– Avec une servante! avec une Indienne! En vérité, Mme la marquise et Mme de Bussy vous ont laissée partir sous l'escorte de cette pauvre Dorothy!..

– Elles m'ont envoyée, cher oncle, interrompit Mlle de Vandes, parce qu'elles n'osaient venir elles-mêmes… Quoi que vous disiez, vous savez bien que vous êtes noire maître à tous, et même un maître ombrageux parfois qui fait trembler ses esclaves… il n'y a que moi pour n'avoir jamais peur de vous.

Sa voix grave et douce entrait dans le cœur comme une caresse. Dupleix la serra contre sa poitrine. Il avait les yeux pleins de larmes.

– Chérie! chérie! balbutia-t-il, ô mes pauvres enfants!.. Voilà que tu me fais montrer ma faiblesse devant Nicolas!.. Mais il m'a vu pleurer bien d'autres fois. C'est peut-être l'âge. Pour un rien, l'eau monte de mon cœur à mes yeux. Je vous aime toutes, ma fillette; vous êtes, à vous trois, l'adoré trésor qui me reste dans ma misère; mais c'est vrai, toi ma mignonne, ma fleur, toi, Jeanneton, qui dormais si malade sur mes genoux pendant la traversée, toi qui n'a plus ni ton père ni ta mère, je t'aime encore, si c'est possible, un peu mieux que les autres. Je ne sais pas si c'est une idée folle que j'avais, mais il me semblait, quand nous étions tous réunis, que les mauvaises nouvelles (et il en venait, mon Dieu!) ne me venaient jamais par toi. Je tremblais dès que je voyais une lettre dans la main de ma pauvre chère femme ou de Mme de Bussy. D'avance, je savais qu'il y avait là pour moi une mine de colères impuissantes, d'angoisses et de désespoirs… mais quand tu me montrais de loin, dans les allées du parc, un pli que joyeusement tu agitais, bien vrai, ce n'est pas une superstition, ma perle, j'étais sûr qu'un rayon allait luire dans ma nuit et qu'un souffle d'espérance, si faible qu'il fût, allait passer sur mon découragement. C'est toi qui me donnas le dernier message de Bussy qui m'annonçait le départ de l'Atalante, portant notre avenir, notre bonheur, notre vie. C'est encore toi qui me tendis le pli de notre ami de la C… contenant la première nouvelle de la disgrâce de Godeheu… M'apportes-tu quelque chose, fillette chérie?

Ainsi parlent les enfants. Et c'était pitié d'entendre le désir irraisonné de l'enfance et ses puériles terreurs trembler sous les paroles de ce malheureux homme qui avait été si fort, si ferme, et qui avait jadis commandé de si haut.

– J'ai des lettres, répondit Mlle de Vandes après un court silence, car le serrement de son cœur arrêtait sa voix dans sa gorge.

– Sont-elles bonnes? Dis… dis vite! j'aime mieux ne recevoir qu'un coup.

– Celles dont je connais le contenu, répliqua encore la jeune fille, ne sont ni bonnes ni mauvaises.

– Il y en a donc que ma femme n'a pas ouvertes?

– Il y en a deux, oui.

– Pourquoi?

– Parce qu'elles portent toutes les deux sur l'enveloppe la même mention: confidentiel.

– Je n'ai rien de caché pour Jeanne, balbutia Dupleix, et Jeanne le sait bien…

Il avait baissé les yeux, et ses mains s'agitaient, mais il ne les ouvrait point, quoique Mlle de Vandes lui tendît un paquet de lettres parmi lesquelles il y en avait deux dont le cachet restait intact.

Peut-être ne voyait-il point; peut-être aussi qu'au moment de savoir, il reculait volontairement tout au fond de ses épouvantes.

– Mon père, dit la jeune fille, voici toute votre correspondance, reçue au Cloître, depuis que vous êtes parti.

Dupleix releva sur elle son regard avec lenteur.

– Bien vrai? murmura-t-il, tu ne connais pas le contenu de ces lettres?

Et avant qu'elle eût répondu, il saisit le paquet d'un geste plein de fièvre.

– Alors, dit-il, appelant de force un sourire à ses lèvres, ayons courage. Ce serait la première fois que tu m'apporterais le malheur!

Sans trier, et comme si cela se fût fait de soi, il laissa choir à ses pieds tous les plis décachetés, ne gardant en main que les deux lettres dont la clôture était intacte. Il y en avait une qui venait de Paris, l'autre portait la marque de Londres. Dupleix les considéra longuement, l'une après l'autre.

– Ces écritures-là, pensa-t-il tout haut, me sont inconnues… toutes les deux!

Il s'assit parce que ses jambes défaillaient sous lui et de grosses gouttes de sueur vinrent à ses tempes.

– Nicolas, dit-il, essoufflé comme s'il eût couru à perdre haleine, aide-moi. Vois quel débris je suis, je ne peux pas. Mon sort est là dedans, j'en suis sûr. J'ai tout au fond de moi une voix qui me le crie: C'est ma vie ou ma mort… Et avec quelle étrange folie l'espoir s'obstine dans le cœur des hommes! Romps un cachet, mon fils, celui de Londres… Non, non, celui de Paris!.. Je fais un vœu… un vœu solennel; vous êtes témoins: je ne sais pas la partie que je joue, j'ignore l'enjeu que je puis perdre ou gagner, mais je sais que c'est mon va-tout, ma dernière mise. Si je gagne, j'irai m'agenouiller devant un prêtre, je confesserai mes péchés, et je vous donnerai ce qui reste de moi, Seigneur Dieu… Si je perds…

Il n'acheva pas, parce que Mlle de Vandes, qui s'était approchée de lui doucement, mit son beau front comme un bâillon entre ses lèvres.

– Père, dit-elle, n'ajoutez rien, offrez à Celui qui vous écoute le trésor de vos souffrances. Bénissez la divine main à l'heure même où elle vous frappe…

– Tu sais donc qu'elle me frappe encore! s'écria le vieillard en se redressant soudain: cette impitoyable main! tu as menti! tu avais lu ces lettres!

– Non, je vous affirme que non, mon bien-aimé père, mais je sais qu'au-delà des jours limités qui vous restent pour souffrir en cette vie, il est une récompense qui n'a point de bornes, et que cette récompense, supérieure à toutes choses, vous pouvez la mériter par une seule minute de fervent sacrifice…

– Bon, bon! interrompit Dupleix, tout à coup refroidi. Nicolas me prêche aussi quelquefois, c'est toi qui l'auras éduqué, car il prêche moins bien que toi. Il y a temps pour tout. Tu es le plus joli capucin qui se puisse voir; mais nous sommes ici à la loterie; tourne la roue, chevalier, et tire mon numéro!

Le cachet de la lettre qui était allée de Paris à Klostercamp sauta. Au moment où le vieillard la saisissait avec avidité, il en tomba un petit papier que Mlle de Vandes ramassa.

– Ma grande carte! s'écria Dupleix, dont l'œil étincelant avait parcouru d'un trait la dépêche. Étalez ma grande carte! Bussy! brave Bussy! grand Bussy! vainqueur des vainqueurs! Trois victoires! Trois miracles! Haïdérabad! Tolocol! Mundapour!

Il s'élança vers la table où le chevalier venait de dérouler une carte de l'Inde et son doigt frissonnant pointa les trois villes reconquises par son gendre, ce brillant, cet incomparable soldat qui, malgré la Compagnie et malgré les agents payés par la France, passant par-dessus l'incapacité des uns, par dessus la trahison des autres, tracassé qu'il était par l'autorité commerciale, harcelé par l'autorité civile, contrecarré, il faut bien le dire, par l'autorité militaire elle-même, sans troupes régulières, sans argent, sans provisions, manquant de tout, y compris les munitions et les armes, tenait encore en échec dans le Dekkan par le prodige de son entêtement héroïque, la colossale puissance de l'Angleterre.

 

Là aussi, comme dans le Canada, il eût suffi de quelques régiments et de quelques écus pour établir l'empire de la France à tout jamais. Ces peuples étaient si bien à nous que les Cipayes de Bussy, au lieu de se révolter dans les heures de famine, s'écriaient: «Donnez le riz au Français, nous nous contenterons de l'eau où il a cuit!»

Mais M. de Choiseul, excellent ministre, loué par l'Encyclopédie, n'avait jamais assez de régiments pour toutes les batailles qu'il perdait à la frontière. Il avait besoin de tous nos écus pour solder les appointements de sa famille, faire des petits cadeaux aux philosophes, préparer la révolution, entretenir le bain d'or où pataugeait cette vieille Pompadour, sa protectrice, et payer les frais de la guerre contre les Jésuites.

Ah! ce n'était pas un homme de loisir: il avait de l'ouvrage!

Détournons les yeux, et regardons ailleurs, là où battait un cœur vraiment français. Aussi bien, nous éprouvons comme un religieux bonheur à répéter le nom d'un héros trop ignoré pendant sa vie et tout à fait oublié après sa mort.

C'était quelque chose de splendide que ce suprême effort de Bussy-Castelnau, saisissant corps à corps le géant britannique, et le secouant, et le terrassant dans la convulsion de son agonie. Il avait soulevé les Gurjanas et les Mahrattes; il avait fait son trou comme un boulet de canon en traversant tout le Dekkan central et menaçait le cœur du Karnatic anglais, où la France avait conservé d'ardentes sympathies. D'un seul coup d'œil large et rapide, Dupleix venait d'établir sur la carte la juste position de la partie.

– Tout seul! s'écria-t-il. Grand ami! Vaillant ami! Bussy a fait cela tout seul! sans M. de Lally, malheureux homme! ou plutôt malgré M. de Lally. Il marche, il avance, il perce! Les populations le suivent! Et il y a soixante millions d'âmes, rien que dans le Dekkan! Comprenez-vous, maintenant, toi, Jeanneton, ma fille qui entends parler de guerre depuis ton berceau, comprenez-vous l'importance de la visite que je vais rendre à notre fidèle de la C…? L'Atalante! il nous faut l'Atalante! Et je gagerais qu'elle est arrivée! Avec ce que porte l'Atalante, Bussy armera trente mille, cinquante mille Mahrattes! Et vous ne savez pas comment s'allument les colères chez ces peuples de feu! C'est une traînée de poudre! Dans six mois, trois cent mille combattants peuvent rouler comme un torrent jusqu'au littoral et couvrir, et submerger les établissements anglais. Ne pensez pas que ce soit un rêve! nous l'avons fait déjà, nous pouvons recommencer et, cette fois, je jure bien que nous n'attendrons ni la permission des ministres ni celle de la favorite pour faire au roi ce prodigieux cadeau de tout un monde! La France sera plantée là résolument, solidement, et malheur à qui tenterait d'ébranler son drapeau! Mes enfants, je vais de ce pas chez M. de la C… et demain, je commence mes achats, ou plutôt je les conclus, car tout est préparé… Pensez-vous que j'aie perdu mes soirées depuis un mois? Dans quinze jours, l'Atalante peut reprendre la mer, escortant nos navires, chargés de la foudre!

Il saisit son chapeau et le brandit en criant:

– France! France! Regarde vers l'Occident, brave Bussy! La fortune t'arrive de France!

– Mon oncle, dit Mlle de Vandes, voici un petit papier qui s'est échappé de la lettre.

– Ne m'arrête pas, chérie, répliqua Dupleix, qui, pourtant, prit le papier et l'approcha de la lumière.

Il était radieux et ajouta, avant de lire, sur un ton de véritable gaieté:

– Je parie que la pensée du pot au lait de Perrette vous est venue à tous les deux. Je ne m'en fâche pas, mes enfants. C'est un gros pot au lait que l'Atalante, mais qui peut se fêler, c'est vrai, car il y a bien des récifs depuis les côtes du Bengale jusqu'à la rade de Lorient.

Ses yeux se portèrent sur le petit papier, et il se mit à rire en haussant les épaules.

– Que me fait cela? s'écria-t-il. Figurez-vous que ces nouvelles de Bussy me sont venues par la Compagnie même où j'ai conservé quelques intelligences? Et certes, la source n'est pas suspecte, car ils n'ont point coutume de chanter les louanges de ce pauvre Bussy dans les bureaux de la Compagnie… Voilà donc ce que c'est: l'employé qui me sert en cachette a pris la peine de glisser ce chiffon sous l'enveloppe pour me prévenir que les directeurs ont découvert mon adresse à Paris et qu'on va lancer contre moi la meute des recors… Il m'engage à changer d'hôtellerie: à quoi bon? J'aurai de quoi payer avec l'Atalante… Veux-tu m'accompagner, Jeanneton? Tu ne peux rester en tête-à-tête avec le chevalier, viens…

– Et la seconde lettre? interrompit celui-ci.

– La lettre d'Angleterre? s'écria Dupleix. Voilà qui m'est bien égal!.. Donne tout de même.

Il la prit et en rompit le cachet d'une main ferme.

Mais dès que son regard fut tombé sur l'écriture, un flux de sang noir lui monta au front; puis, tout de suite après, il devint livide.

Mlle de Vandes, effrayée, voulut s'approcher de lui, il la repoussa brutalement. Il riait. Son rire faisait pitié. Il dit d'une voix sèche et sifflante:

– Le pot au lait!

Puis en anglais:

– Captured Atalanta!

Puis il ouvrit le tiroir de sa table en ajoutant, avec une gaieté fanfaronne, mais navrante:

– Cassé, le pot au lait!

Et quelque chose brilla dans sa main. Ce fut rapide comme l'éclair. Il tomba sans pousser un cri, avec un coup de poignard au côté gauche de la poitrine.

VIII
COUP DE SANG

Captured Atalanta!

Ces deux mots anglais appartenaient au texte même de la lettre signée par l'agent de Joseph Dupleix, et qui ne contenait que trois lignes, disant: «L'Atalante a été capturée le 30 novembre, du fait de Commodore Smith, par le travers du cap Saint-Vincent. Arrivée en rade de Plymouth, 4 décembre. Capitaine blessé, un homme tué.»

«Cassé, le pot au lait!» Avant de s'ouvrir la poitrine d'un furieux coup de couteau, le conquérant de l'Inde ne prononça que cette seule parole, d'une voix si changée que le chevalier et Jeanne ne la reconnaissaient pas.

Il ne poussa point de cri en tombant, nous l'avons dit. Rien ne s'échappa de sa poitrine avec son sang, sinon un ricanement sourd. Le poignard très petit était une arme excellente de fabrication anglaise, qui avait pénétré jusqu'au manche.

Mlle de Vandes, une fois déjà repoussée, s'était précipitée de nouveau sur son oncle, un peu avant le coup donné. Il y avait eu une très courte lutte, si courte que le chevalier n'avait pu s'y mêler.

À vrai dire, il ne savait pas ce qui se passait, et il ne devina qu'au moment où Mlle de Vandes, ayant arraché le couteau sanglant, le laissa aller sur le carreau avec horreur; il la vit regarder, d'un air consterné, sa main souillée de rouge, chanceler sur place et tomber à son tour auprès de son oncle.

Alors seulement, l'angoisse le saisit à la gorge, car la prononciation anglaise défigure pour nous si absolument le mot captured qu'il l'avait entendu sans lui appliquer aucun sens, et certes, cette autre exclamation presque gaie: «Cassé, le pot au lait!» ne pouvait pronostiquer pareille catastrophe.

Le chevalier avait pour son vieil ami une profonde admiration et un attachement sans bornes, et ces deux sentiments se fortifiaient en lui de tout le grand amour qu'il portait à Mlle de Vandes. Il fut comme foudroyé et se jeta à corps perdu entre eux, essayant de soutenir d'une main la jeune fille dans sa chute et, de l'autre, cherchant le cœur du vieillard.

Ce fut juste à cette minute que l'œil de police s'ouvrit, comme nous l'avons vu, pour donner passage aux regards curieux de l'inspecteur Marais et de sa commère, Madeleine Homayras. Leur première pensée alla vers un meurtre, à cause du sang qui était à la main de la belle inconnue; mais l'attitude du chevalier démentait par trop énergiquement cette supposition, et la carte de l'Inde, sautant aux yeux de M. Marais, lui révéla tout de suite la vérité.

– Pourquoi diable ne m'avez-vous pas dit que c'était le vieux nabab? grommela-t-il avec mauvaise humeur. Si on n'est plus servi comme il faut, même par ses bonnes amies, le métier deviendra impossible!

C'était la Compagnie qui, copiant les gazettes de Londres, donnait à Dupleix ce titre ironique de nabab.

Madeleine, qui était femme et assez bonne âme au fond, répondit:

– Monsieur Marais, ne pensez-vous point qu'il faudrait aller quérir un médecin… ou tout au moins M. le commissaire? Car voilà le pauvre homme défunt, et je suppose qu'il faudra arrêter la demoiselle.

– Du tout, point, Madeleine, répliqua l'inspecteur. Vous ne connaissez pas les braves gens en peine d'affaires avec les bureaux, ma mie; ils deviennent enragés et se poignardent à tout bout de champ. J'en ai connu un qui suivait un règlement de comptes avec les commis du contrôle général. Dans la même semaine, il se pendit, se noya, et se jeta par la fenêtre de son logis, situé au quatrième étage…

– Oh! Monsieur Marais! s'écria la veuve avec reproche, avez-vous bien le cœur de plaisanter ainsi quand il s'agit de vie et de mort?

– Je ne plaisante nullement, ma commère. Si on mourait du mal des commis, Paris ne serait bientôt qu'un cimetière. Vous allez voir ce vieux fou de Dupleix se relever comme un chat…

– Mais voilà son sang qui fait une mare!

– Tenez! interrompit Marais, il a ouvert un œil! Avec son petit couteau, il s'est sauvé lui-même d'une attaque d'apoplexie, voilà tout!

Le fait est que le bonhomme Joseph se releva en ce moment sur le coude.

– Le pot au lait… balbutia-t-il d'une voix épaisse.

– Écoutez! fit Madeleine. Que dit-il?

– Parbleu! grommela Marais, c'est tout simple, il bat la campagne… et voyez sa face pourpre! il n'était que temps pour lui de prendre le baume d'acier, comme disent les chirurgiens, et il l'a échappé belle!.. Quant à mon homme qui se noya, qui se broya et qui se pendit dans la même huitaine, il se porte comme le Pont Neuf, et un chacun doit s'habituer à tout cela, quand il a besoin, pour son malheur, de Messieurs les gratte-papier du roi.

Quoi que le lecteur en puisse penser, l'inspecteur Marais, dont nous sommes loin d'approuver le sang-froid stoïque en face d'un si triste tableau, ne se trompait point de beaucoup, et la petite notice de M. de la Conterie dit en propres termes que son parent et ami, Joseph Dupleix, fut sauvé d'un coup de sang par une veine qu'il s'ouvrit accidentellement en apprenant la perte du navire chargé des débris de sa fortune.

Il n'entre pas dans notre manière de voir de recommander cette médication à personne.

Toujours est-il que Dupleix se trouva debout, entre les bras du chevalier, puis assis dans son fauteuil, bien avant que la pauvre Jeanneton eût repris ses sens, et qu'il chercha, et qu'il trouva lui-même parmi les menus objets qui encombraient son tiroir, un flacon de sels volatils pour le faire respirer à sa nièce.

Pendant cela, Marais et sa commère continuaient de causer assez paisiblement dans la chambre noire. Madeleine avait expié le péché de sa discrétion passée en racontant tout ce qu'elle savait de son locataire, et l'inspecteur s'était montré frappé surtout de ce fait que le chevalier Nicolas était parent ou allié du ministre. Il le considérait désormais avec une attention respectueuse à travers l'écumoire.

– Ils sont partis si nombreux dans cette famille-là, dit-il enfin, que personne ne peut se flatter de les connaître tous, et pourtant j'ai pris soin de mettre dans ma tête les signalements des principaux, au nombre d'un demi-cent, à peu près. Celui-ci, je ne l'avais pas encore vu, mais je déclare qu'il est joliment planté, de bonne mine et tout à fait tourné en homme de bien, comme tous ceux qui ont l'honneur d'appartenir à M. le duc. Désormais, je le reconnaîtrai, et je vais aller l'attendre à la porte de la rue pour le saluer, selon mon devoir… Mais ce doit être un petit, tout petit cousin, qui ne pend à M. le Duc que par un fil, ou du côté de Mme la duchesse.

– Chut! fit Madeleine, voici M. le gouverneur qui parle!

– Gouverneur de sa soupe, marmotta Marais, quand il l'a lampée!

Joseph Dupleix ouvrait la bouche en effet pour dire:

– Cassé… en miettes!

– Quoi donc qui est cassé? demanda Madeleine.

– Le pot au lait, donc! riposta l'inspecteur. Voilà son courrier à terre. Il aura reçu une méchante lettre sur la nuque!

 

– Vrai, fit Madeleine révoltée, je vous croyais meilleur cœur que cela… Vous êtes donc aussi l'ennemi de ce pauvre homme!

– Moi! s'écria Marais, l'ennemi du bonhomme Joseph! ah! par exemple! mais je l'adore! Rien ne me va comme ces revenants de chez les sauvages qui ont eu des bayadères, des éléphants et des pagodes! Seulement, vous savez, quand ils ont rendu trop de services, ils taquinent les bureaux du matin au soir. Ce sont mémoires, placets, requêtes, rôles, dires d'experts, réclamations, balances, comptes d'apothicaires…

– Dame! voulut objecter Madeleine, si on leur doit, il faut les payer.

– Ils vont, continua Marais, qui s'animait, ils viennent, ils crient, ils gênent, ils encombrent. On ne voit qu'eux: «J'ai fait ci, j'ai fait ça et encore l'autre! C'est moi qui vous ai donné le Canada, un beau pays plein de castors. – Mais nous n'en voulons pas de votre Canada!.. – C'est égal, payez!»

– J'ai ouï dire, murmura Madeleine, qu'il y aurait là-bas de quoi donner à manger à tous ceux qui meurent de faim à Paris et dans la province.

– Ta! ta! ta! cancans de Jésuites! Vous ne les connaissez pas comme moi, ma bonne, ces braves qui sont les bienfaiteurs du roi! De l'argent, des soldats, des navires! Ils ont faim, ils ont soif! Ils portent dans leurs poches percées des villes et des empires «Toc! toc! – qui est là? – Un conquérant. Donnez un million pour Masulipatam, que les Anglais ont repris; donnez quinze cent mille livres pour Aurengabad, qui est aux Hindous, deux millions pour Bedjapour, Sakkar ou Ellightpour: des noms à jeter à la porte! donnez, donnez, donnez!» Et si le malheureux ministre ne dénoue pas assez vite les cordons de sa bourse, ils poussent des cris de chouette qui s'entendent jusqu'à Pontoise. Ils s'asseyent sur la borne, devant l'entrée du Ministère, ils ameutent les passants qui ne connaissent ni Bedjapour ni le Travancore, mais qui font chorus avec eux et qui hurlent: «Est-il possible que nous abandonnions le Travancore et Bedjapour!» Et la France entière se met à regretter Bedjapour, que nous n'avons jamais eu, et le Travancore, qui n'existe même pas, selon le dire de M. Chenu, huissier juré de la sortie privée, au petit Cabinet de Monseigneur… Ah! comme je comprends l'ennui de ces pauvres hidalgos qui tenaient les écritures d'État à la Cour d'Espagne, quand Christophe Colomb vint leur jeter dans les jambes la découverte de l'Amérique!

– Voici la demoiselle qui se ranime, dit Madeleine. Vertucotillon! le beau brin de jeunesse!

M. Marais n'avait pas besoin qu'on réveillât son attention. C'était un connaisseur. Il avait mis sa main en visière au-devant de ses yeux, et détaillait trait à trait l'admirable beauté de Mlle de Vandes, qui reprenait ses sens, soutenue par le chevalier.

– Ô père! père! dit-elle, et ce fut sa première parole, empreinte d'un douloureux reproche: si j'avais été condamnée à rapporter de Paris la nouvelle d'un pareil malheur! Elles m'attendent toutes les deux, là-bas, au Cloître, votre femme et votre fille! Elles comptent les heures de mon absence…

Elle s'interrompit pour demander avec anxiété:

– La blessure est-elle dangereuse?

– Je ne le crois pas, répondit le chevalier, mais il faudra vos soins, Jeanne, vous qui êtes habituée à secourir nos soldats blessés.

Elle s'appuya sur le bras de Nicolas, et fit quelques pas chancelants vers le fauteuil où Dupleix, très calme, semblait reposer.

– Tubieu! tubieu! fit M. Marais, on ne vit jamais tant de grâces! Je ne me souviens plus du nom de la jeune nymphe qui était dans l'île de Calypso…

– Eucharis! s'écria Madeleine, je suis justement à lire Télémaque, qui est bien mignon pour un livre d'évêque… J'en pleure, pourtant, moi, à regarder ces pauvres gens-là!

– Eucharis! s'écria Marais, la divine Eucharis! c'est cela! M. de Fénélon était un bon chrétien qui aimait les dieux de la fable et la philosophie… Savez-vous une chose, Madeleine? si la petite allait elle-même porter un placet au roi…

– J'y pensais, interrompit la veuve: quelle pitié ce serait!

– Sans compter, ajouta Marais, que Mme de Pompadour me logerait gratis au Fort-l'Évêque pour n'avoir pas fait bonne garde. Je n'ai pas perdu mon temps, ce soir, c'est certain.

– Mais voyez donc! voyez! la voilà qui le panse avec autant d'adresse qu'un frater!

Mlle de Vandes avait mis à nu, en effet, la plaie, qui semblait peu de chose, malgré la quantité du sang répandu, et posait le premier appareil d'une main évidemment exercée. Quand elle eut achevé, elle appuya ses lèvres sur le front du vieillard en un long et filial baiser.

– Tu as raison, dit alors Dupleix, dont l'intelligence avait repris son assiette, j'ai mal agi, et je m'en repens; pardonne-moi pour toi et pour tous ceux qui m'aiment.

Le mouchoir de Madeleine, déjà mouillé, épongea ses yeux pleins de larmes.

– Ah! moi, d'abord dit-elle, je ne suis pas maîtresse de ma sensibilité: de voir un homme qui a refusé le Grand Mogol dans un état pareil, ça me fend l'âme!

Dupleix continuait:

– Je vous remercie tous les deux, mes enfants. Nicolas, ton métier de secrétaire, auprès de moi, est fini. On s'efforce tant que l'espoir vit; mais quand l'espoir est mort, à quoi bon se roidir? Tu vas aller chez M. de la C… lui annoncer que les Anglais ont achevé l'œuvre de ma ruine et lui dire que tout est consommé. Fais-lui mes adieux. Demain, si mes forces le permettent, je partirai pour le Cloître avec cette chère enfant, et j'y attendrai la mort en me soumettant à la volonté de Dieu.

– Bonne idée, fit Marais, et bon voyage!

La veuve s'éloigna de lui dans un mouvement d'indignation; mais elle se rapprocha tout d'un coup, et ses yeux se séchèrent parce qu'il lui demandait:

– Est-ce que sa note est payée ici?

– Jarnicoton répondit-elle, je n'y pensais pas! Ça rend bête d'être trop sensible. Il redoit la quinzaine et deux jours de plus…

– Ce qui fait bien une autre quinzaine, dit Marais, s'il est ici au demi-mois. Vous pouvez en être pour dix-huit ou vingt louis, avec la nourriture et le feu.

Elle n'était pas riche, cette bonne femme Homayras. Dans le premier moment, le combat qui s'établit en elle fut si vif qu'elle rougit jusqu'à la racine de ses cheveux.

– Le compte est fait murmura-t-elle, c'est trente-trois pistoles, sept livres et onze sols pour la quinzaine passée, et je dis que je n'aimerais pas perdre pareil denier. Mais si le pauvre malheureux monsieur se trouve à court…

– Vous lui prêterez encore l'argent de son voyage, Madeleine, hé? demanda brusquement Marais.

– Jour de Dieu! fit la veuve, je ferai à mon idée, entendez-vous, M. l'inspecteur, et je n'aurai pas recours à votre bourse pour cela!.. Mais chut! la demoiselle parle! Et c'est comme une mélodie!

Avant de se mettre aux écoutes, Marais lui prit la main qu'elle avait grasse et forte, et l'approcha de ses lèvres galamment, en disant, et cette fois sans ricaner:

– Vous êtes un brave cœur, Madeleine!

Ce n'était pas un méchant homme du tout, mais il en avait tant vu! Et chaque fois qu'un bon mouvement lui venait, il en éprouvait un peu de honte.

– Mon bien-aimé père, disait cependant Jeanne de Vandes, vous ne serez point en état de voyager demain. Le chevalier va se rendre de ce pas chez votre médecin, car je ne veux point me fier au pansement que j'ai fait. Avec deux ou trois jours de repos, si vous pouvez chasser loin de vous les soucis qui vous accablent…

– Ah! ma pauvre fillette, interrompit Dupleix, il n'y a plus de craintes quand il n'y a plus d'espérances. Les soucis viennent de s'envoler, et je me sens tranquille comme un saint de bois. Vous ne le croiriez pas, mes enfants, je suis content que ces détestables coquins, les Anglais, aient volé ma cargaison. Cela tranche la question nettement. Je suis tout au fond du fossé, et je m'y endors. By Jove! c'est bon d'être en léthargie!.. Va, chevalier, va, mon ami, non point chez le docteur, je n'ai pas besoin du docteur, va chez toi, tout uniment te coucher, je te souhaite la bonne nuit.