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Le dernier chevalier

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C'est vrai, à la rigueur, et ces gens-là n'avaient qu'un tort, c'était de ne pas comprendre que la gloire et la puissance de la France allaient tout naturellement, dans un temps donné, décupler leurs capitaux.

À la nouvelle du premier échec subi par Bussy, la jalousie et la malveillance générale, longtemps contenues, firent explosion. Un des administrateurs de la compagnie, M. Godeheu, obligé personnel de Dupleix, partit de Lorient en grand appareil. Il arriva à Pondichéry au moment où les affaires de la France, un instant en péril, semblaient prendre décidément une tournure favorable; mais il avait ses pouvoirs en règle, et il dit brutalement à son ancien patron: «Vous n'êtes plus rien ici, et je suis tout.»

À de certaines heures de sa vie, Dupleix vous aurait lancé ce Godeheu par la fenêtre comme on descend une botte de foin du grenier; c'eût été facile, et je suppose que ce Godeheu lui-même eût été plus contrarié que surpris d'une pareille exécution.

Mais Dupleix, qui avait terrassé le grand Myrza-Jung et pris au collet Mahé de la Bourdonnais, recula devant ce Godeheu.

Lui qui avait une armée superbe, une popularité sans égale, un prestige que rien ne peut dire; lui le mari de la princesse Jeanne, devant qui l'Inde entière était à genoux, le beau-père de Bussy, qui enchaînait la victoire; lui le fort, le soudain, l'audacieux, l'indomptable; lui Dupleix! écouta ce Godeheu sans mot dire et lui obéit docilement.

Aux observations de sa femme et de son gendre qui lui conseillaient la résistance, il répondit:

– Si je ne vais pas en France, le roi ne saura jamais ce qu'il a à perdre et à gagner ici.

On prétend que Jeanne Dupleix s'écria dans son étonnement irrité:

– Joseph! Joseph, mon mari, malheureux les lions qui perdent leurs griffes à vieillir! Ils meurent en cage!

Dupleix ne voulut entendre à rien. Il rêvait, pour son retour en France, des triomphes inouïs et se croyait certain d'obtenir les plus éclatantes réparations.

Et en effet, les événements, au premier abord, semblèrent lui donner raison. Lors de son arrivée, la curiosité publique, qu'il avait tant et si souvent émue, le fêta bruyamment. La foule se portait partout sur son passage et criait: «Vive Dupleix!» Il avait grand air, et sa figure épanouie faisait bien dans une ovation. Un noueur de cadogans fit fortune en inventant les bourses à la Dupleix. On porta des écharpes à la princesse Jeanne. La compagnie fut caricaturée, sifflée, bafouée et il n'y eut pas de gorges chaudes qu'on ne fît sur ce Godeheu.

Ce n'est pas tout: le roi eut fantaisie de voir ce «bon M. Dupleix,» comme il voulait bien l'appeler. Le roi était charmant, quand il n'avait pas ses «langueurs noires». Il dit à ce bon M. Dupleix les choses les plus aimables et lui demanda obligeamment des détails sur les mœurs des éléphants. Mme Pompadour alla plus loin, elle accepta de lui diverses curiosités de prix et le tâta sur la question de savoir s'il y avait aussi des tabourets d'honneur à la cour du Grand Mogol.

En cas de destitution, elle n'aurait peut-être pas dédaigné une place de Grande Mogolesse.

Enfin, M. le contrôleur général Hérault de Séchelles, qui donnait son nom à des îles et qui inventait tous les matins un petit impôt avant son déjeuner, le reçut si bien, mais si bien, que Dupleix lui fit cadeau d'un diamant brut de dix mille écus. En rentrant, ce jour-là, il dit à Mme Dupleix, qui ne partageait pas du tout ses illusions: «La France est à nous, qu'avons-nous à faire de l'Inde?»

Le lendemain, les gazetiers, racontant l'histoire du diamant brut, citaient le mot du contrôleur général qui avait dit, une fois les talons de Dupleix tournés: «C'est un malotru, il a fait l'économie de la taille!»

Le surlendemain, on s'aperçut qu'il y avait des rides au coin des yeux de la princesse Jeanne. Un mauvais plaisant la baptisa Princesse Olive, à cause de son teint, qui avait reçu de trop près les baisers du soleil, au temps où elle travaillait pour nous sous l'ardent ciel de Golconde. À l'Opéra, je ne sais qui fit courir le bruit que ses diamants étaient faux. Et tout à coup, toutes les personnes qui s'y connaissaient un peu trouvèrent qu'en définitive le héros Dupleix, avec sa grosse figure réjouie, avait l'air d'un tabellion de village.

Godeheu était vengé. Au bout d'un mois, Dupleix gisait à cent pieds sous terre.

VI
JEANNETON

Nous en aurions fini avec le mémoire adressé à M. de Choiseul par Joseph Dupleix si nous ne trouvions dans les dernières pages de sa dictée des détails concernant sa vie intime à Klostercamp, et aussi quelques paroles jetant à l'avance une triste lumière sur le tragique et muet tableau que Madeleine et l'inspecteur Marais contemplaient avec tant de surprise à travers l'œil de police de l'auberge des Trois-Marchands.

Le dernier paragraphe du mémoire était ainsi conçu: «Il m'est arrivé, Monseigneur, de parler avec mépris et dureté des malheureux qui, portant sur eux-mêmes une main criminelle, cherchent dans le suprême sommeil un remède à d'intolérables souffrances. Je n'ai point modifié, au fond de ma misère, le jugement que je portais aux jours de mon bonheur. Se donner la mort est le crime de la faiblesse. Mais, tout en condamnant, j'ai le cœur plein d'une ardente pitié; car je sens par moi-même que la force des hommes courageux a des bornes. Il vient une heure où le cœur s'affaisse et où la pensée s'égare. Nul n'est à l'abri du vertige… Jamais je ne me frapperai moi-même, Monsieur le duc, du moins tant que ma tête sera saine. Si donc il arrivait qu'on trouvât mon corps mort dans mon taudis, et que je fusse accusé par ma propre main, tenant encore l'arme sanglante, c'est que la folie m'aurait pris. – Or, mon testament est fait et déposé. Le monde saurait les noms de ceux qui devraient être responsables de ce meurtre, et l'histoire dirait avec certitude: «Joseph Dupleix n'est pas coupable de sa propre mort. On lui a broyé la tête et le cœur: Joseph Dupleix a été assassiné par ceux qui l'ont rendu fou».

Ceci n'avait pas été écrit par le chevalier Nicolas. C'était la main de Dupleix lui-même qui avait tracé ces lignes, et, par conséquent, Madeleine Homayras n'en pouvait avoir connaissance.

Auparavant, se trouvait le récit des suprêmes efforts de Bussy-Castelnau dans le Dekkan et le détail des mille entraves que le nouveau directeur Godeheu avait mises à la liquidation des affaires privées de Jeanne Dupleix dans le gouvernement de Pondichéry, où elle possédait plusieurs factoreries. L'action judiciaire au moyen de laquelle la compagnie des Indes repoussait les réclamations de son ancien chef était aussi exposée, et la frivolité décevante des arguments qui en formaient la base ressortait avec une telle vigueur, qu'on se demandait, en écoutant cette éloquente et courte plaidoirie, comment il s'était trouvé des hommes pour mettre en avant ces effrontées fadaises et des juges pour y donner attention.

Remarquez que c'était l'heure des mémoires. Les mémoires commençaient à parler haut; ils étaient attentivement écoutés, non pas toujours par ceux qui les devaient lire, mais par le public curieux. Parmi les juges de Dupleix se trouvait peut-être ce conseiller Goëzman que l'immortelle dialectique déployée par Beaumarchais dans ses mémoires et sa malice impitoyable devaient clouer déshonoré et mort à la porte du parlement Maupeou.

«J'ai voulu établir devant vous, Monseigneur, disait Dupleix en achevant l'exposé de son procès, ce fait: que j'ai payé mon dévouement par la perte de ma fortune et qu'on cherche à m'enlever l'honneur par surcroît. Me laissera-t-on la vie? J'en doute: ce serait contre toutes les règles de l'ingratitude humaine.

«Voici déjà longtemps que cette situation est la mienne. J'ai fatigué tout le monde de mes réclamations, qui étaient justes, il est vrai, mais n'en paraissaient que plus importunes. On me connaît dans les antichambres des ministères: je ressemble à ce pauvre capitaine de vaisseau Jacques Cassard qui avait sauvé la France du fléau de famine, sous M. le cardinal de Fleury, et qui réclamait cinq millions, prix de onze navires chargés de blé amenés par lui dans le port de Marseille au plus fort de la disette. Je le vis une fois dans ma jeunesse, et jamais je ne l'oublierai. Les valets de bureau se le poussaient de l'un à l'autre en l'appelant «le bonhomme Jacques» et attachaient des lambeaux de requêtes aux basques de son vieil habit… Seulement, un jour, M. Duguay-Trouin, le glorieux vainqueur de Rio-Janeiro, lieutenant général des galères du roi, reconnut le bonhomme Jacques, comme il passait dans l'antichambre, et le pressa dans ses bras en disant: «Voilà le plus grand homme de mer qui soit au monde!»

«Et il força la porte du cardinal! Et le cardinal eut honte!

«Mais il y a longtemps que M. Duguay est mort, et dans les antichambres, moi, «le bonhomme Joseph», je n'ai jamais rencontré personne pour avoir pitié de mon supplice…

«Je me cache; c'est le mieux que puisse faire un misérable à qui on doit non pas cinq millions, mais treize, et qui n'a pas de quoi payer la politesse des gens de livrée. Je vous supplie, Monseigneur, de ne pas dire à ces marauds que je me plains d'eux, car ils sont les plus forts, et ils se vengeraient…

«Voilà des années que ma famille et moi nous avons quitté Paris. Mme la marquise Dupleix avait acheté un petit bien en Bretagne, auprès de la ville de Lorient, dont toutes les cloches sonnèrent lors de notre retour en France, et dont le peuple jonchait alors les rues de feuilles et de fleurs sous les pas des chevaux de notre carrosse. La compagnie est maîtresse à Lorient. Il lui en coûta peu pour nous faire insulter par ses chiourmes. Nous fûmes obligés de nous enfuir.

«Et nous allâmes tout d'une traite, à travers la France entière, jusqu'au pays allemand, où nous étions du moins inconnus, ce qui nous mettait à l'abri de cette bête monstrueuse qu'on nomme l'ingratitude.

 

«Comme nous n'avions pas fait de bien aux gens de cette contrée, qui donc aurait eu l'idée de nous y faire du mal? L'homme n'est pas méchant au fond: il ne hait, par nature, que son bienfaiteur.

«Dans ce coin de la Gueldre qui semble un rond-point, placé au centre de toutes les avenues militaires, un théâtre, pour employer la nouvelle expression consacrée, où doivent aboutir forcément, de Hollande, de France, de Prusse, d'Autriche et même d'Angleterre, à travers la mer, tous les comédiens armés qui jouent cette farce lamentable qu'on nomme la guerre, dans ce coin, dis-je, incessamment exposé, menacé, désolé, ravagé par les vainqueurs et les vaincus, broyé sous les pieds des chevaux et des hommes, et brûlé, et mangé comme si toutes les sauterelles de l'Égypte y avaient passé, la terre est à bon marché, et les maisons ne coûtent rien. Nous n'aurions pas eu de quoi acheter une chaumière aux environs de Paris; mais ici, nous eûmes presque un château, avec un parc ombreux, vaste et tranquille.

«Et savez-vous, Monsieur le duc? de même que les valets nous détestent, nous autres, les gens comme Jacques Cassard et moi, de même les soldats nous aiment. Le grand Duguay-Trouin prit dans ses bras les haillons du bonhomme Jacques; l'asile du bonhomme Joseph fut respecté par M. de Contades comme par M. de Clermont, d'un côté; de l'autre, par le prince Ferdinand de Brunswick et les lieutenants du roi Frédéric. Français, Frisons, Flamands, Prussiens, Bavarois, Saxons, s'arrêtèrent devant mon mur, disant: «Ici demeure Dupleix».

«… Au bruit du canon, je puis le dire, je travaillais là-bas à mes défenses et mémoires. Est-il un vrai malheur pour qui possède le dévouement de trois anges? J'ai ma femme, ma fille et ma nièce, les trois Jeanne, «Jeanne, Jeannette et Jeanneton,» comme disait Paris au temps de ma popularité, et depuis quelques semaines, aux soins de ma femme et de mes chers enfants venait se joindre l'amitié d'un noble jeune homme qui a l'honneur de vous appartenir par les liens de la parenté et qui, dans les loisirs que lui laissait le service du roi, ne dédaignait pas d'écrire sous la dictée du proscrit…

«Les choses étaient de la sorte, quand je reçus en ma maison de Klostercamp deux lettres qu'on me fit tenir à l'insu de ma famille. L'une venait de l'Inde; elle était de Bussy-Castelnau, mon vaillant et bien-aimé gendre, qui s'acharne là-bas à son métier de victorieux martyr. Elle m'annonçait divers avantages remportés par lui sur les troupes de Clives, et, ce qui est beaucoup plus important, elle constatait le travail profond qui s'opère en notre faveur parmi les populations hindoues, chez lesquelles le nom anglais est de plus en plus abhorré. Les Afghans tout seuls nous fourniraient une armée capable d'écraser la puissance anglaise en Orient. La lettre ajoutait qu'il fallait faire un dernier effort et m'avisait du départ de l'Atalante, goëlette française, où lui, Bussy-Castelnau, avait chargé, à destination de moi, mes suprêmes ressources: cent mille écus en argent et environ six cent mille livres, valeur en marchandises, au total près d'un million, destiné à acheter des armes pour la grande levée des Afghans.

«La seconde lettre était de M. de la C… mon ancien chancelier en mon gouvernement de Pondichéry, homme fidèle, intelligent, que j'avais laissé à Paris, lors de mon départ, pour y garder un œil ouvert sur les affaires courantes. Elle contenait plusieurs nouvelles: d'abord le départ de M. Godeheu, mon successeur, quittant l'Inde pour revenir à Paris donner des explications à la compagnie; ensuite l'annonce d'un certain revirement dans l'opinion publique concernant les agissements de cette même compagnie à mon égard, ce qui amenait l'opportunité (au sens de M. de la C…), la complète opportunité d'un voyage de moi à Paris, tant au point de vue de mes procès qu'au point de vue des démarches personnelles à faire auprès du gouvernement du roi.

«Je suis venu et je suis descendu incognito en une pauvre hôtellerie, à cause de plusieurs prises de corps et jugements obtenus contre moi par mes anciens associés, qui ont eu la cruauté d'acquérir les titres de mes créanciers personnels et de les rendre exécutoires, retenant ainsi d'une main mon argent, qui payerait mille fois tous mes créanciers, et faisant de l'autre tout ce qu'il faut pour me bâillonner et enchaîner. Je ne puis sortir que la nuit. Une seule fois, je me suis risqué dehors à l'heure de vos audiences pour solliciter l'honneur d'être admis auprès de vous. J'ai attendu depuis neuf heures du matin jusqu'à cinq heures du soir dans l'antichambre de votre hôtel et je n'ai point eu l'honneur d'être admis.

«… Désormais, j'attends, redoublant de précautions, l'arrivée de mon navire l'Atalante, qui doit m'apporter les moyens de recouvrer ma liberté en payant quelques misérables dettes dont le total ne s'élève pas à vingt mille livres, et les fonds nécessaires pour réaliser le désir de M. de Bussy. Je sors chaque soir. Grâce à l'aide de M. de la C… tous nos achats sont prêts, fusils, canons et munitions, payables, partie comptant, partie à terme, de sorte que mon gendre aura des armes pour plus de trois millions.

«D'un autre côté, mon procès prend une favorable tournure; j'ai pu faire entendre la voix de la vérité à quelques-uns de mes juges, et la Providence m'a envoyé un auxiliaire qui, s'il ne peut pas ouvrir pour moi la porte de votre cabinet, Monseigneur, pourra du moins porter jusqu'à votre oreille même la voix de mon innocence et mes équitables réclamations…»

Cette dernière ligne était d'aujourd'hui même. Dupleix venait d'y ajouter de sa main les quelques paroles tristement prophétiques qui faisaient allusion à la possibilité d'une mort violente.

Je n'ai pas dit volontaire, car Dupleix avait protesté d'avance contre l'accusation de suicide, en donnant à entendre que la folie rôdait autour de son désespoir.

L'encre de sa phrase n'était pas encore séchée quand la belle inconnue qui avait excité naguère à un si haut degré la curiosité de M. Marais et de Madeleine, entra dans la chambre du bonhomme Joseph, occupé à plier son mémoire et disant au chevalier déjà levé pour prendre congé:

– Ce soir même, entends-tu, Nicolas, mon ami, ce soir, j'irai trouver M. de la C… qui attendait pour aujourd'hui un message de Bretagne. Quelque chose me dit que la chance tourne en notre faveur. Tu n'es pas philosophe, toi, tu crois tout uniment au bon Dieu et tu as peut-être raison. Moi, du temps que j'étais heureux, M. de Voltaire m'a fait rire parfois de bon cœur avec les coups de patte qu'il donne à l'Infâme. Pourquoi les gens de Dieu ont-ils moins d'esprit que ceux du diable?

– Ma foi, répondit Nicolas, je n'en sais rien. Je n'ai pas le temps de lire beaucoup, pas plus les livres de Dieu que ceux du diable. Je prie notre Père qui est dans les cieux, aussi naturellement que je respire ou que j'aime. Je lui demande mon pain quotidien pour qu'il me le donne, et Mme ma chère mère m'a souvent dit que ce n'était pas seulement le pain fait de froment, tel qu'il vient de chez le boulanger, ou de son, comme MM. les fournisseurs le pétrissent pour l'armée, mais le bon pain du contentement de mon âme, mon espoir, ma patience, qui veut toujours me glisser entre les doigts, le brin d'humilité dont j'ai besoin pour n'être pas mangé tout vif par mon orgueil, et par-dessus tout mon courage, mon pauvre courage de soldat, que je sens toujours défaillir en moi quand le canon gronde au loin, mais qui se relève tout seul à mesure que le canon approche. Vous entendez, marquis, tout seul, c'est-à-dire sans que je m'en mêle; mais un autre y prend garde pour moi, et c'est là le meilleur pain quotidien que Dieu m'ait donné. On faisait courir au régiment la copie écrite à la main d'une plaisanterie rimée de ce même M. de Voltaire qui a nom La Pucelle. J'ai lu cela comme bien d'autres. Il y en avait qui riaient, d'autres qui disaient que c'était la plus lâche des infamies; moi, j'ai dormi dessus sans pouvoir l'achever. Cela me grinçait à l'oreille comme un violon d'aveugle. S'il a plus d'esprit que le bon Dieu, celui-là, grand bien lui fasse; moi j'aime mieux, pour ma part, et nos soldats aussi, l'esprit qui anime Jeanne d'Arc que l'esprit qui l'outrage. Bon pour les Prussiens, cet esprit-là! Il est de son comme le pain de nos traitants!

– Sais-tu à quoi je pense, chevalier? demanda brusquement Dupleix.

– Je sais, M. le marquis, répondit bonnement Nicolas, que vous n'écoutez guère mon sermon.

– C'est vrai. Que me fait Jeanne d'Arc? Voilà longtemps que ma petite Jeanneton, si pieuse, m'aurait converti si mon heure était venue. Que me fait Voltaire? C'est l'homme le plus heureux du siècle; il conspue la France, et la France recueille son crachat pour en faire des reliques. Voilà où il montre son esprit! Il a deviné, ce diable d'homme, que pour être adoré de la France, il fallait la bafouer. Ministres, poètes, pensionnés de la Prusse, ils battent tous monnaie avec cette bonne idée-là… Chevalier, je pense à moi.

– Bien vous faites, M. le marquis.

– Je pense qu'à l'heure où nous sommes, la nouvelle de l'arrivée de l'Atalante en rade de Lorient doit m'attendre chez M. de la C…

– De tout mon cœur, je le souhaite.

– Je te crois: tu m'aimes un petit peu pour moi, beaucoup pour Jeanneton… Ah! si elle était ici, entre nous deux, tu ne me refuserais pas le service que je vais te demander.

– Jamais je ne vous refuserai aucun service, M. le marquis.

– Est-ce bien vrai, cela, chevalier? Tu m'as témoigné tant de répugnances quand je t'ai sondé plus d'une fois à cet égard…

Nicolas rougit, mais il sourit.

– Je vous l'ai dit, murmura-t-il, quand le canon est loin, je tremble!

– Mais tu redeviens brave quand il approche… Tu m'as deviné, chevalier, je pensais à l'hôtel de Choiseul, qui te fait, je ne l'ignore pas, bien autrement peur que le canon. Je me disais, pendant que tu bavardais sur le bon Dieu et sur Jeanne d'Arc, dont je ne me moque pas, moi, puisque j'ai combattu comme elle et que Lui m'a prouvé au moins deux fois son existence en m'élevant très haut, et en me précipitant très bas, je pensais qu'il y a des jours marqués où tout arrive à la fois, et qu'il faut profiter de ces jours. Bien souvent, ils n'ont pas de lendemain. Je pensais que, ce soir, au moment même où je vais m'assurer chez mon ami de la C… que notre argent et nos marchandises sont à bon port, tu pourrais, toi, chevalier, mon ami bien plus cher, entrer à l'hôtel de Choiseul seul tout encombré de tes cousins grands et petits…

– Et présenter votre mémoire? interrompit Nicolas, qui secoua la tête tristement.

– Oui, dit Dupleix en le couvrant de ce regard fixe comme en ont les fous et ceux qui sont tourmentés par un passionné désir: présenter mon mémoire, mais non point par intermédiaire, non point en le remettant à quelque petit marquis de Choiseul-ceci ou à quelque petit comte de Choiseul-cela, à quelque Grammont, à quelque Croizat, à quelque Stainville. Je ne veux ni d'un Choiseul-Romanet, ni d'un Choiseul-Beaupré, ni d'un Choiseul de la Beaume, entends-moi bien, ni des Choiseul-Praslin non plus, ni des Choiseul-Lorges, ni des Choiseul-Clésia. Ils sont cinq cents, ils viennent d'Autriche, d'Espagne, d'Italie, ils viennent de partout. Ils sont archevêques, cardinaux, lieutenants généraux, gouverneurs, surintendants, abbés mitrés, brigadiers, maréchaux de camp, colonels, ambassadeurs, ils sont tout, même abbesses et chanoinesses, il y en a qui sont duchesses et qui pendent au même clou que la Pompadour! C'est une bande, c'est une armée, c'est un vol d'oiseaux Choiseul au bec crochu, tous vautours, tous philosophes, même les archevêques, tous austères, tous vertueux, gens d'esprit, gens de savoir, gens de faim, gens de soif, cœurs bien placés, grands estomacs, aimant la patrie jusqu'à la manger! Je ne veux ni les cousins, ni les oncles, ni les cousins des oncles, ni les neveux des cousins, ni les pages de ces dames, ni les perruquiers de ces messieurs: je veux le seul Choiseul, le grand Choiseul, l'énorme, le puissant, l'insatiable, qui est au-dessus des autres Choiseul comme le soleil surpasse les astres, qui domine tous les Grammont, tous les Croizat, tous les Lorges, tous les du Plessis, et les Praslin, et les Gouffier, et les Stainville et leurs alliances, et leurs croisements, et leurs produits, sang, demi-sang, métis, mulâtres, quarterons, depuis le Choiseul pur, sans mélange d'aucune sorte, jusqu'à ces Choiseul qui ne contiennent qu'une goutte de Choiseul, lavée et perdue dans les 37 palettes de leur sang, mais qui n'en sont pas moins, à cause de cette seule larme, supérieurs en appétit au restant de l'humanité. Je veux Choiseul-Lama, Choiseul-Mogol, Étienne-François de Choiseul, mon maître, mon bourreau, aplati comme un tapis sous le pied de la favorite, mais haut, plus haut qu'une montagne et pesant de ses deux talons sur le cœur de la France! C'est celui-là que je veux, entends-moi bien, celui-là et non pas un autre; c'est à celui-là que tu remettras mon mémoire, dans sa propre et illustre main, si les florins de Marie-Thérèse d'Autriche y laissent une petite place… Le feras-tu? Je te le demande en mon nom et aussi, et surtout au nom de Jeanne de Vandes, que tu aimes et qui m'aime!

 

Il s'arrêta, tremblant de colère et de désir. Le chevalier répondit doucement:

– Monsieur le marquis, vous avez beaucoup de haine. Je ne connais pas encore à fond les hommes, mais je sais que la haine a ce mystérieux pouvoir d'aller, de frapper, de rebondir et de revenir à celui qui en a décoché le trait.

– Ainsi en est-il, répliqua le vieillard amèrement, et ma haine n'est que le ricochet de la haine de ce méchant homme qui, au moment même où il poignarde la France dans l'Inde, répond au généreux Montcalm mendiant un sac d'écus et un régiment pour la France canadienne expirante, ces paroles ironiques que l'histoire lui clouera au dos comme un écriteau de parricide: «Je suis bien fâché de vous mander que vous ne recevrez point de troupes de renfort; outre qu'elles augmenteraient votre disette de vivres, leur envoi engagerait le cabinet de Londres à renforcer son armée»; ce qui revient à dire: «Ma sollicitude pour vous est si tendre que je me garderai bien de vous secourir!» M. de la Palisse, qui était un brave soldat et que l'erreur populaire a sacré roi des grotesques, n'a jamais proféré semblable pantalonnade… Oui, c'est vrai, chevalier, je hais M. le duc de Choiseul. On a écartelé Damiens, qui n'avait frappé que le roi; je voudrais tenailler le cœur de celui qui égorge la patrie!

Il prit en main le cahier mis en ordre et ajouta:

– Je vous prie, monsieur le chevalier, de me faire une réponse catégorique: voulez-vous, oui ou non, être mon messager auprès du ministre?

Avant que Nicolas eût le temps de répliquer, la porte s'ouvrit brusquement, et la jeune fille voilée à qui Madeleine Homayras avait servi de guide entra.

À la vue du chevalier, elle eut un de ces gestes involontaires qu'on traduit presque toujours par le mot surprise, mais qui expriment surtout la soudaine émotion.

Malgré son voile, le vieillard et le jeune homme la reconnurent tous les deux du premier coup d'œil, car un double cri s'échappa de leurs lèvres.

– Mademoiselle de Vandes! dit le chevalier.

– Jeanneton! s'écria Dupleix.

La jeune fille ferma la porte derrière elle et s'élança, les bras ouverts, sur le sein de son oncle, qui dit, en la pressant contre son cœur:

– Nous sommes sauvés, puisque te voilà, fillette! Tu vas mettre à la raison ton chevalier, qui est en train de me faire perdre la tête.