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Le dernier chevalier

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Celui-ci répondit:

– Voici deux longues semaines que j'ai quitté la Gueldre, avec une permission de douze jours seulement, et j'ai passé tout ce temps-là à courir d'auberge en auberge pour vous découvrir. J'ai cru que je ne vous trouverais jamais!

– Garçon, dit Dupleix en souriant tristement, les vieux cerfs qui n'ont plus de jarret apprennent la science de ruser. J'espère que, pendant ces quinze jours, tu as rendu plus d'une fois tes devoirs à M. le duc de Choiseul; on le dit fort enclin à pousser ceux de sa famille.

– Oui, répondit le chevalier, on le dit et, dès cet automne, MM. les officiers d'Auvergne-infanterie m'appelaient colonel pour se moquer de moi.

– Colonel d'abord, général ensuite… Ton père et ta mère n'ont pas tort, Nicolas, c'est moi qui suis un vieux fou. Certes, tu ferais un mauvais marché en épousant notre pauvre Jeanneton, qui est la fille d'adoption d'un homme en disgrâce: aussi, je te prie de n'y plus songer, mon ami; je t'en prie sérieusement… Combien de fois as-tu été voir le ministre?

– Pas une seule fois.

Dupleix lui tendit la main; mais il secoua la tête en murmurant:

– Parmi les animaux que Noé conserva dans l'arche, je n'ai jamais ouï mentionner celui qu'on nomme le désintéressement: tu es un homme d'avant le déluge… Et pourquoi Jeanneton a-t-elle eu l'idée de t'envoyer vers moi?

– Pour que vous donniez signe de vie, d'abord, et ensuite…

– Ensuite?

– Vous n'allez pas vous fâcher?

– Peut-être… Seriez-vous déjà d'accord tous les deux? Venais-tu me demander sa main?

– Pas tout à fait…

– Comment! malgré l'insultante répugnance de tes parents?

– Ce sont de bonnes gens, monsieur le marquis, et qui m'aiment bien, mais je vous ai dit: «Pas tout à fait.» Mlle de Vandes sait que je vous admire comme l'un des plus grands citoyens que notre France ait produits et que je vous aime avec la respectueuse tendresse d'un fils; elle m'a dit: «Les hostilités sont suspendues, ici sur la frontière; mon oncle est tout seul là-bas, et puisqu'il se cache de nous, c'est qu'il doit tenter quelque suprême bataille. Allez vers lui. Vous êtes brave, vous êtes prudent…»

– Elle ne te fait pas de méchants compliments, sais-tu, chevalier, notre Jeanneton! By Jove! elle a raison! Ce que c'est que l'âge, Nicolas! j'ai vécu entre vous deux pendant plus de six mois et je ne me suis aperçu de rien! Quand le corps de ton jeune maréchal M. de Castries arriva de Lorraine pour couvrir le bas Rhin et que le régiment d'Auvergne prit ses cantonnements dans mon parc, je fermai mes portes. Notre deuil n'avait rien à faire avec la gaieté de ces brillants et joyeux officiers français qui riaient sous nos grands arbres du matin au soir en attendant la fête de la bataille. Jeanne, mon admirable femme, a beau être forte comme une Romaine, elle regrette un peu son diadème de princesse, tout en pleurant sur l'abaissement de la France en ces pays d'outre-mer où nous avions fait, elle surtout, la France si glorieuse! Jeannette, Mme de Bussy, se concentre dans sa douleur et suit par la pensée le héros malheureux que Dieu lui a donné pour époux. Le brave Bussy donne peu de ses nouvelles; il a trop souvent l'épée à la main pour trouver le loisir de prendre la plume. Le rêve de Jeannette serait de le rejoindre et de partager sa vie de périls. Lui ne veut pas. Dans sa dernière lettre, il disait: «Je n'ai plus de place pour toi, bien-aimée, je couche avec la mort…»

– Que Dieu le veille! murmura le chevalier: celui-là est un saint!

Et Madeleine Homayras elle-même, de l'autre côté de la cloison, sentait battre son cœur.

– Ma Jeanneton aussi, poursuivit Dupleix, qui domptait à grand'peine sa douloureuse émotion, avait perdu les sourires de son âge. Elle est l'âme de notre famille, et quand nous souffrons, c'est dans son cher petit cœur que vont toutes nos larmes. Ah! certes non, notre pauvre maison n'était pas bonne pour MM. les officiers; et les soldats disaient, jouant sur le nom de mon ermitage: «Ce n'est pas un cloître, ici, c'est un tombeau!» L'idée me vint pourtant d'aller trouver ton colonel, M. de Soleyrac, parce que mon secrétaire était tombé malade et que je n'avais plus personne pour écrire, sous ma dictée, les requêtes et mémoires nécessités par mon procès. Je lui demandai s'il voulait bien me prêter une belle main de sergent pour remplacer mon copiste… Ah! vive Dieu! c'est un galant homme! Il me parla de Madras et sollicita la permission de baiser la joue d'un héros… Ce furent ses propres paroles… Ah! vive Dieu! vive Dieu! mes paupières se mouillèrent et ce ne fut pas ma faute. J'ai été maltraité par les paperassiers, c'est vrai, à partir du ministre jusqu'au dernier maraud portant sa plume derrière l'oreille, mais les mains qui tiennent l'épée ont toujours cherché la mienne, et qu'elles soient bénies ces miséricordieuses et vaillantes mains de nos soldats! Elles refont sans cesse l'honneur de la France, à mesure que les rats de l'écritoire nous trahissent et nous déshonorent!

Madeleine approuva du bonnet et lampa un verre de vin d'Arbois dans son coin, tant elle trouvait cela juste et bien dit. Nicolas écoutait, comme s'il eût entendu pour la première fois cette histoire qui était pourtant la sienne propre.

– Au lieu du sergent que je voulais, continua Dupleix, ce fut toi qui vins, le lendemain, peut-être le soir même.

– Le soir, dit Nicolas. Je n'aurais pas pu attendre au lendemain!

– Et maintenant que j'y pense, mon drôle, tu avais déjà ton idée.

– Parbleu! fit le chevalier.

– Parbleu! répéta Madeleine enchantée.

– Depuis que le monde est monde, reprit Dupleix presque gaiement, on ne vit jamais un si bon secrétaire que toi, chevalier! Ecriture médiocre, mais lisible et rapide. Toujours prêt, à toute heure! complaisant comme un fauteuil! discret aux heures de tristesse, gaillard et attisant les pauvres petits moments de joie que la bonté de la Providence laisse de temps en temps aux désespérés, trouvant le mot propre quand il manque, aidant la mémoire qui s'en va… car, Dieu me pardonne, tu connaissais d'avance mes faits et gestes mieux que moi-même!

– Je vous aimais, M. le marquis, voilà tout, dit simplement Nicolas, et votre merveilleuse histoire avait été l'admiration de ma jeunesse.

– Et puis, ajouta Dupleix, il paraît que tu admirais encore une autre personne au Cloître…

– Comme de juste! fit Madeleine. Parole d'honneur, ça m'amuse!

Le chevalier prit la main du bonhomme et la baisa.

Madeleine dit en se servant à boire:

– C'est sûr que ce mariage-là s'arrangerait sans les parents du Vigan, et tout irait comme une lettre à la poste!

– Au bout de 48 heures, reprit encore Dupleix, nous étions une paire d'amis, nous deux, toi et moi; au bout de quatre jours, je te tutoyais comme si je t'avais fait faire ta première communion. La semaine n'était pas passée que ma femme te traitait en fils…

– Chère et noble amie! murmura Nicolas.

– Tout marchait donc supérieurement, quand je reçus une lettre confidentielle de mon procureur à Paris qui m'annonçait que la compagnie, voyant avec inquiétude la bonne situation de mes affaires, avait eu l'idée de m'intenter une action reconventionnelle, comme ils disent. Sais-tu ce que c'est?

– Non, répondit Nicolas, mais je m'en doute un peu.

– Eh bien! voilà: tu réclames dix pistoles à un camarade, n'est-ce pas; il ne nie point la dette, parce que tu as des témoins, mais il te répond: «Vos dix pistoles étaient fausses. Pour les avoir mises en circulation, j'ai été arrêté, emprisonné, traîné en jugement, condamné, juché au pilori, marqué et même pendu! En conséquence, j'adresse requête pour qu'il plaise à la cour de vous contraindre par les voies de droit, et ce par corps, à me payer cent louis de dommages-intérêts, et aux frais, qui sont de quatre cents écus.»

– C'est pourtant ça, dit Madeleine, la justice!

– Mais, objecta le chevalier, Madras, Chandernagor, Bombay, le Carnatic et le Dekkan, ce n'était pas de la fausse monnaie, cela!

– Quod erat probandum, mon gars: c'est ce qu'il s'agit de démontrer. La compagnie a le bras long, le ministère a les poches larges… je ne dis pas cela pour ton vénéré cousin, au moins: M. de Choiseul est l'austérité même; mais il lui faut redorer chaque matin un pied ou une aile de cette vieille idole, Mme de Pompadour, et cela coûte cher… Bref, tu peux comprendre qu'avec les treize millions qu'elle me doit, sans compter les intérêts, la Compagnie a de quoi multiplier les petits cadeaux qui entretiennent l'amitié entre elle et la cour… Asseois-toi là.

Il montrait une petite table couverte de papiers.

Le chevalier obéit aussitôt.

– Ho! infanterie! commanda Dupleix.

C'était le garde à vous! de 1759. Le chevalier prit la plume.

– Portez armes!

Le chevalier trempa sa plume dans l'encre et la tint en arrêt à un demi-pouce d'une feuille de papier blanc. Dupleix dicta:

«Au Roi…»

Mais, se ravisant aussitôt, il demanda:

– Mon fils, es-tu bien sûr que les hostilités ne sont pas reprises à la frontière?

– Très sûr, Dieu merci! sans cela, je serais un déserteur!

– Qui commande en chef, là-bas, maintenant? M. de Contades?

– M. le maréchal de Broglie.

– Ils changent de maréchaux comme de chemises!.. Écris donc:

«À M. le comte de Restaud de Soleyrac, colonel commandant le régiment d'Auvergne-infanterie, en ses quartiers de Klostercamp, près Rheinberg (Gueldre).

«Monsieur le comte…»

Il s'interrompit ici pour ajouter.

– Garçon, arrange cela toi-même; c'est moi qui signe, et M. mon ami de Soleyrac ne me refusera certes point. Il s'agit de t'obtenir quinze jours de congé en plus pour que nous ayons le temps de dresser deux mémoires qui doivent être de purs chefs-d'œuvre: un pour le roi, qui ne le lira pas, l'autre pour le ministre, qui le jettera au panier…

 

– Savoir! fit Nicolas.

– Ah! ah! s'écria le bonhomme, dont l'œil étincela tout à coup. Voilà une idée qui a été bien longtemps à te venir!

– Quelle idée? demanda le chevalier.

– L'idée de donner un coup d'épaule à ton vieil ami, garçon; l'idée de prendre une poignée de ses papiers dans ta poche et d'aller à l'hôtel de Choiseul, dire à ce petit Stainville… à Monseigneur le duc, pour parler mieux:

«Je vous apporte un écrit qui vous épargnera une grande honte: cousin, lisez cela. Je l'exige!»

Le chevalier secoua la tête en souriant avec tristesse.

– Je ferai ce que vous voudrez, dit-il, mais…

– Mais tu penses qu'on te poussera à la porte, à moins qu'on ne te lance par la fenêtre. Cela se pourrait bien, garçon. M. de Choiseul porte haut avec ceux qui ne lui font pas peur. Si tu étais seulement un cousin autrichien ou un neveu anglais… Mais rédigeons d'abord le mémoire, et nous y réfléchirons au meilleur moyen de le présenter. Y es-tu?

– Avant de commencer, un mot encore: je te permets d'aimer ma Jeanneton, de l'adorer, de le lui dire. Je te permets de lui écrire, pour lui annoncer que tu m'as trouvé en bonne santé, et que je travaille, et que je combats… Mais je te défends de divulguer le secret de ma demeure… Embrasse-les pour moi, garçon, ma Jeanne, ma Jeannette, ma Jeanneton chérie, dis-leur que je vis avec elles et par elles au fond de mon cœur, que je pense à elles cent fois, mille fois chaque jour, et que, la nuit, je les revois en rêve… mais qu'il me faut ma solitude, encore une semaine ou deux, parce que je joue ma dernière partie, et que, cette fois, il s'agit de vaincre ou de mourir!

V
LES MÉMOIRES DU BONHOMME JOSEPH

À dater de ce jour, comme Madeleine Homayras l'avait dit à son compère M. Marais, le chevalier Nicolas vint frapper chaque matin à la porte de M. Joseph. Il ne se retirait que le soir, un peu avant l'heure où Dupleix sortait lui-même pour aller nul ne savait où.

Leur journée entière à tous les deux se passait à écrire sans trêve ni relâche.

Si Madeleine avait voulu, elle aurait pu raconter, par le menu, les étranges péripéties qui avaient marqué la carrière de l'ancien gouverneur de l'Inde, créé marquis par le roi Louis XV, et qui avait vu vingt mille colons et cinq cent mille indigènes pressés autour de son char triomphal, en cette grande fête universelle où l'Inde entière célébra son investiture comme grand-cordon de l'ordre de Saint-Louis.

Madeleine avait entendu dicter deux fois, une fois pour le roi, une fois pour le ministre, l'épopée de la guerre indienne, les fatales dissensions soulevées entre le gouverneur de Bourbon, le malheureux Mahé de la Bourdonnais et Dupleix, son rival un instant vainqueur, les mauvais vouloirs, les tracasseries, les petitesses, les infamies, on peut le dire, accumulées par les employés de la Compagnie et les agents du gouvernement sur les pas de ce pauvre vaillant lutteur qui défendait la France contre les Français, bien plus encore que contre l'étranger, et qui, abandonné systématiquement par ceux de son propre pays, se créait des ressources parmi les Indiens eux-mêmes, et improvisait, et faisait sortir de terre, en quelque sorte, des soldats sauvages combattant pour la France malgré la France, battant les Anglais, qui étaient soutenus par le mauvais vouloir inouï des Français, et conquérant un monde, lui tout seul, avec sa femme et son gendre, en dépit de ceux-là mêmes, aveugles ou traîtres, à qui sa splendide conquête devait profiter!

Madeleine avait écouté la kyrielle des méfaits attribués à cette puissance occulte, routinière et funeste, mais éternelle, qu'on appelait déjà les bureaux, nom terrible qui sonne comme un glas chaque fois qu'il est question de nos désastres, entrave vivante qui, partout et toujours, a jeté son incapacité ou ses convoitises entre les jambes de nos soldats.

Madeleine savait que nous n'avions pas été vaincus par l'Anglais, mais qu'une armée de commis nous avait surpris vainqueurs et sourdement assassinés; souris de ministères, rats de comptoirs et de boudoirs, sauterelles d'antichambre, mouches de cabinet, vermine d'État, commissaires, émissaires, caudataires, contrôleurs, enjôleurs, endormeurs, intendants, traitants, dévorants, brouillons, cotillons, frelons, courtiers, banqueroutiers, besaciers, neveux de celui-ci, protégés de celle-là, maris de ces dames, frères de ces demoiselles, gens qui ont su se rendre aimables – ou insupportables (on arrive par les deux bouts), importuns, virtuoses de la platitude, mendiants à escopettes, miauleurs à épinettes, complaisants, menaçants, ceux sur qui l'on marche, ceux qui vous marchent dessus, les gracieux, les fâcheux, les pleurards, les vantards… Ouf! on joue sa vie comme les plongeurs quand on se risque dans les phrases de ce genre! Et notez qu'il n'y avait pas encore de députés! qu'on ignorait le citoyen représentant de Va-t-en-Ville, de Chouilloux-les-Navets ou de la Cantaloupe, plaçant, casant, poussant les petits de ses électeurs! Songez que notre pays en retard n'avait qu'un seul roi, au lieu des mille ou douze cents souverains qui font maintenant son bonheur et sa gloire, – et calculez, si vous l'osez, à quel degré d'éblouissement ce soleil qui étonne l'Europe, l'administration française, pourra parvenir dans un demi-siècle, quand nous aurons, grâce au progrès, vingt mille empereurs seulement, ayant chacun, au bas mot, cinquante sous-chefs à pourvoir de prébendes nationales!

Du temps de Madeleine Homayras, il n'y avait encore d'attablés autour du gâteau de la France que les invités de Mme de Pompadour et les familiers du clan Choiseul. Cela suffisait amplement à l'enfance de l'art, et Madeleine n'en demandait pas davantage. À force d'entendre dicter son locataire, elle avait fini par comprendre ce mystérieux mécanisme, tout encombré de chocs, de frottements, de coudes inutiles, qui constituait le jeu de notre politique d'abandon et changeait les victoires en désastres. Je ne peux pas affirmer qu'elle eût pour ces crimes d'ignorance, de paresse, d'égoïsme et d'insouciance de bien énergiques réprobations, car elle pratiquait, en sa qualité d'aubergiste, la religion du «chacun pour soi», mais elle plaignait du moins, malgré elle, cette angoisse dont elle n'avait eu jusqu'alors aucune idée: le martyre de l'homme qui sert sa patrie seul, sans aide, envers et contre tous ceux que la patrie solde pour être officiellement desservie.

Elle voyait avec un étonnement profond la ligue de tous les petits intérêts, âpres et implacables, ameutés contre le grand intérêt français. Elle n'avait point voulu croire d'abord, tant cette maladie de notre pays lui semblait invraisemblable et impossible; mais l'évidence la saisissait, et du fond de sa chambre noire, elle faisait, à elle toute seule, la révolution de 89, trente ans par avance.

Et certes, elle ne se doutait guère que ce bruyant remue-ménage de la révolution, si profond en apparence, tuerait des hommes et bifferait des mots en quantité, mais laisserait subsister les choses. Elle n'était pas sorcière, la bonne Madeleine; elle ne pouvait pas voir de si loin les soldats de la grande république, victimes des marchands et des commis, aller le ventre vide et les pieds nus; elle ne pouvait deviner les fortunes scandaleuses des fournisseurs de l'avenir, ni la multiplication extravagante des rouages administratifs, ni la centralisation, monstre obèse et aveugle, ni les orgies du brigandage munitionnaire, que Napoléon Ier devait arrêter un instant en écrasant quelques sangsues sous le talon de sa botte, mais qui allaient bientôt s'étaler au soleil insolemment, et grandir et s'épanouir jusqu'à cette énorme fantasia marchande, carmagnole de tromperies, de frelatages, de concussions et de trahisons qui marqua nos récents malheurs d'un stigmate de honte, et sur laquelle la pudeur contemporaine a jeté son voile pour essayer au moins de dissimuler à l'histoire l'ignoble carnaval des usuriers ivres titubant dans le sang de la France égorgée!

Il ne s'agissait encore, au temps de Madeleine, que de nos colonies. Les vautours ne s'acharnaient que sur un de nos membres, coupé loin du cœur; mais il y avait dans la dictée de Dupleix des éclairs prophétiques; le patriotisme ardent de ce malheureux homme s'unissait à ses colères et déchirait toutes brumes au-devant de ses regards.

«Je demande pardon à Dieu, écrivait-il au roi, d'avoir combattu M. de la Bourdonnais: en le frappant, j'ai tiré sur mes propres troupes: j'entends sur celles de Votre Majesté. J'ignorais en ce temps-là qu'il eût reçu une dépêche de votre conseil, disant textuellement: «Ne gardez aucune conquête dans l'Inde.»

«Le premier dissentiment entre M. de la Bourdonnais et moi est venu de ce qu'il voulait rendre Madras, ce trésor inestimable, et que, moi, je voulais le garder à mon pays. Il ne faisait en cela qu'obéir à l'ordre de vos ministres, qui lui avaient écrit: «Ne gardez aucune conquête dans l'Inde!» Sire, le conseil d'Angleterre écrit à ses représentants: «Gardez toutes vos conquêtes dans l'Inde, et ajoutez-y celles des Français». Et l'Angleterre grandit toujours, toujours, et… que Dieu ait pitié de la France, Sire!

«Des calomniateurs ont prêté un mot à votre Majesté, qui aurait dit, selon eux: «Les choses dureront toujours bien autant que moi». Les choses vont vite, Sire. M. de la Bourdonnais est mort, voilà six ans déjà, ruiné, presque déshonoré; moi, je mourrai bientôt plus que ruiné, déshonoré tout à fait, si votre Majesté ne me rend pas enfin justice. Cela n'est rien: deux hommes à la mer, comme disent les matelots; mais je vois venir le déshonneur et la ruine de la France même.

«Sire, la Prusse ne nous aime pas, et elle est forte; les Anglais nous détestent, et ils sont forts; les philosophes, ennemis de la royauté, ne sont rien par eux-mêmes, mais ils ont pour soutiens vos parlements, votre noblesse, une partie même de votre clergé; ils vont devenir forts contre Dieu et contre vous. Une caste naît qui s'appelle la bourgeoisie et qui a de longues dents; un inconnu va naître qui s'appellera le peuple…

«Dieu, qui protège la France, nous avait donné l'Inde comme une grande richesse pour assouvir les appétits et une grande force pour les dompter. Nous avons répudié la richesse et rejeté la force loin de nous, comme si quelque fatalité nous enchaînait à notre pénurie et à notre faiblesse. Sire, ce n'est pas votre Majesté qui a voulu cela. Le roi est la France. En voulant cela, votre Majesté se serait frappée elle-même…»

Ceci est, à de très faibles différences près, le texte même de la fameuse Supplique au Roi qui ne parvint jamais que jusqu'à l'antichambre de Mme de Pompadour. Dans son mémoire à M. le duc de Choiseul, Dupleix disait:

«Nos malheurs dans les Indes étant principalement l'œuvre des ministres qui ont tenu avant vous, monseigneur, les rênes de l'État, il m'est permis de les exposer ici avec liberté et franchise: rien de ce que contient cette requête ne s'appliquant à votre personne illustre et respectée.

«Il y avait dans ces lointaines contrées et dès le principe, deux pouvoirs en présence: celui de l'État, représenté par M. de la Bourdonnais, et celui de la Compagnie, qui avait mis ses intérêts entre mes mains; j'étais directeur général des comptoirs et gouverneur de Pondichéry. M. de la Bourdonnais portait le titre de gouverneur de Bourbon.

«Madras était tombé au pouvoir de nos armes, et je m'étais aussitôt enfermé avec mes cipayes dans cette splendide cité, cœur des possessions anglaises en deçà du Gange, plus grande que Paris, presque aussi peuplée et vingt fois plus riche, quand j'appris que M. le gouverneur de Bourbon, qui tenait la mer avec son escadre, traitait ouvertement de la reddition de la place avec l'ennemi deux fois battu et incapable de tout effort pour la reprendre. Ignorant qu'il avait reçu des ordres de la cour, je lui fis savoir que je me refusais à toute capitulation, et j'ordonnai d'arrêter l'embarquement de l'indemnité et du butin qui était déjà commencé, M. de la Bourdonnais me répondit qu'il allait canonner le fort Saint-Georges. Je ripostai par écrit: «Nos pièces sont chargées.»

«Ce fut mon unique tort, et M. de Bernis me donna raison, contre toute justice, je dois le dire, puisque le gouverneur de Bourbon avait obéi à des ordres formels. Je fus récompensé. Il paya son obéissance par la perte de sa charge, de sa liberté, de sa fortune, puis de sa vie. Son dernier soupir a été une malédiction contre moi qui l'aimais et qui l'admirais.

«Tel est le point de départ: un déni de justice qui me fut en somme favorable, mais que je devais cruellement expier. La Compagnie, enchérissant sur le ministre, m'envoya ses actions de grâces en se félicitant du «reflet qui lui venait de ma gloire», et à l'occasion du cordon de Saint-Louis que la bonté du roi me décernait, elle faisait frapper une médaille d'or en mon honneur à la Monnaie de Paris: Duplex gloria Dupleix, decus duplex consilio et armis, avec cet exergue: Duplicavit magnitudinem patriæ, et cette légende Gallia nova et divitiore reperta

 

«En même temps, le général Braddock me faisait tenir, de la part du cabinet de Londres, l'offre d'un empire indépendant, reconnu par l'Angleterre, ou d'une vice-royauté héréditaire, à mon choix.

«Je répondis à Braddock: «Je suis Français», comme j'avais répondu à l'empereur du Mogol sollicitant la main de ma fille: «Ma fille épousera un Français», et je soumis au roi d'abord, ensuite à la Compagnie, le plan de mon grand projet, qui organisait, en effet, une nouvelle France dans l'Inde. Dois-je vous rappeler, monseigneur, l'enthousiasme universel qui accueillit ce projet à la fois si vaste et si simple?

«Mon pays n'a pas eu ce qu'il fallait de patience pour accomplir ce projet: ma pensée est tombée à terre, mais quelqu'un l'a ramassée. Le cabinet de Londres, qui ne laisse rien perdre, s'en est saisi, l'a traduite en anglais, mettant partout le mot Angleterre à la place du mot France, et à l'heure où je vous écris du fond de mon malheur, ma pensée, réalisée contre moi, c'est-à-dire contre vous, a fait déjà de l'Angleterre la reine de l'Inde, avant de la couronner reine du monde!..

«J'avais, en ce temps-là, deux aides qui consentaient à me servir par la fidèle affection qu'ils me portaient, mais qui avaient la taille d'être mes maîtres: Jeanne Dupleix, ma femme, à qui on a tant reproché de s'être laissé appeler la princesse Jeanne, et M. de Bussy-Castelnau, qui devait épouser notre chère fille: celui dont je disais dans mon rapport de 1752: «Rien n'est grand comme ce Bussy!» et ce n'était pas trop dire.

«Avec Bussy et ma glorieuse Jeanne, j'aurais conquis l'Inde en trois ans, de fond en comble, du nord au midi et de l'ouest à l'est, si je ne m'étais pas embarrassé d'obéir aux misérables instructions qui arrivaient de Versailles (avant, bien entendu, que vous eussiez pris, monseigneur, les rênes du pouvoir).

«Dans mon projet, l'Inde devait tirer tout de l'Inde, après les premiers frais et les premiers efforts nécessités par la mise en train du système. Avec moi, l'Inde avait son armée d'Indiens, sa flotte de navires indiens, ses revenus fournis par l'Inde. Était-ce là une utopie? Non, car l'Inde anglaise a suivi mon programme de point en point, et la voilà qui dévore les derniers restes d l'Inde française, malgré la suprême résistance de M. Lally: belle, mais inutile.

«Et cette résistance même, quel est son côté actif, puissant, presque miraculeux? D'où nous vint encore l'écho de ces dernières victoires imprévues, j'allais dire impossibles? Du Dekkan. Qui donc combat dans le Dekkan? Bussy. Avec quelles troupes? Avec les régiments cipayes, levés par moi; avec les Indiens francisés: avec les soldats créés par ma pensée!..

«Je n'ai pas de répugnance à l'avouer, ce que j'appelle ma pensée appartenait surtout à Jeanne, marquise Dupleix, ma femme. Elle avait sur moi cet immense avantage d'être née dans le pays, d'en savoir par cœur le fort et le faible et d'en posséder admirablement les divers idiomes. Bien plus, son esprit de créole, si délié, si actif sous son apparence indolente, son coup d'œil perçant comme une divination, découvrait de loin et démêlait les fils d'araignée des intrigues orientales, qui vont sans cesse se brouillant, se cassant et se renouant. Elle voyait à l'avance se former et grossir ces tempêtes sans nuages dont l'explosion me surprenait toujours, même quand on me l'avait prédite.

«Là-bas, tout est en dehors de nos poids et de nos mesures: un grain de sable peut éclater comme un volcan; j'ai vu des inondations de sang qui noyaient des troupeaux d'hommes et des armées d'éléphants, produites par la piqûre d'une épine de rose. Jeanne savait jouer avec les vertus bizarres de ces peuples, avec leurs vices inouïs, avec leurs forces et leurs délicatesses sauvages et le raffinement de leurs barbaries; elle connaissait à fond leurs religions, leurs schismes, les monstrueuses ténèbres de leurs philosophies, les lueurs qui resplendissent tout à coup dans la nuit de leurs sciences; rien ne lui était étranger; elle se trouvait chez elle au milieu de ces extravagances magnifiques et baroques qui étonnent même les vieux colons; elle admettait tout, elle ne reculait devant rien, et, marchant d'un pas sûr dans les inextricables sentiers d'une politique subtile mais grossière, souriante mais féroce, allait tournant ou brisant toute résistance, éludant ou ruinant tout obstacle à son but passionnément visé: la fortune de la France!

«Malheureusement la France fermait son cœur et ses yeux; l'Angleterre seule était là pour nous regarder faire, de sorte que nous n'avons instruit que nos ennemis. Et rien qu'en nous imitant nos ennemis sont devenus nos maîtres.

«Il est vrai de dire que là-bas les deux pays sont représentés surtout par leurs marchands. C'est compagnie contre compagnie. Mais les marchands anglais voient loin et grand, tandis que les marchands français voient petit et court. Les uns ont la patience de la force, les autres sont comme les enfants qui, ayant mis un noyau en terre, reviennent le lendemain au jardin pour voir si leur cerisier, levé, poussé et fleuri dans la nuit, a déjà des cerises mûres.

«C'est une chance heureuse pour l'Angleterre que d'être menée par ses marchands, qui sont des hommes; chaque fois que la France se laissera conduire par les tiens, qui sont de vieux bambins, elle sera trahie ou vendue.

«Ce furent les marchands anglais qui inventèrent notre vainqueur Bob Clives, un tout jeune homme, enfoui dans l'obscurité des comptoirs de Bombay; ils devinèrent en lui le grand homme de guerre et le firent en deux mois de temps soldat, enseigne, capitaine, puis général2. Clives avait regardé attentivement le travail politique de Jeanne et le procédé stratégique de Bussy-Castelnau. Il imita l'un et l'autre, péniblement d'abord et sans résultat, mais loin de se décourager, il s'obstina, et la semence leva, et la moisson monta. Il y eut deux Indes. L'Inde alliée à l'Angleterre se rua contre l'Inde amie de la France. La grande guerre commença…»

Ici Dupleix débrouillait avec une lumineuse sûreté de mémoire l'écheveau des batailles, des révolutions, des égorgements, enroulé, noué, tordu et retordu autour des successions contestées du soud'habar du Dekkan et du fameux nabab du Carnatic. En quelques pages, il éclairait les fantastiques ténèbres de cette épopée où des héros aux noms sauvages, plus nombreux que ceux de l'Iliade et plus terribles, s'entrehachaient autour de l'éléphant blanc, monture du vieux Myrza-Jung, qui, à l'âge de cent-dix ans, mirait encore la balle de son mousquet, enguirlandé de perles et tout étincelant d'or, en plein cœur de ses ennemis, à cent yards de distance. Myrza combattait pour les Anglais; un biscaïen français le jeta mort en bas de sa tour d'ivoire; Murzapha-Jung, son rival, fut proclamé nabab du Carnatic, puis soud'habar du Dekkan, et le Grand Mogol, seigneur suzerain de l'Inde entière, fit acte de vasselage vis-à-vis de la compagnie française, qui se trouva ainsi reconnue comme étant la reine du roi des rois.

Triste reine, et qui ne demandait qu'à faire argent comptant des couronnes! Ces victoires n'augmentaient pas sensiblement le tant pour cent des actionnaires. Dans les bureaux de Paris, on accusa sourdement Dupleix de n'être pas un homme pratique. (Je n'oserais pas affirmer que ce mot anglais practical fût déjà importé chez nous, mais l'idée qu'il exprime est contemporaine de la naissance du premier marchand.) Le fonds social de la Compagnie, disait-on, n'était destiné à payer ni la gloire ni même la puissance de la France.

2Puis gouverneur du Bengale, puis pair d'Angleterre pour le royaume d'Irlande. Mais les marchands, quoi qu'en pût dire Dupleix, sont les mêmes partout. Ceux d'Angleterre se conduisirent plus tard vis-à-vis de Clives comme ceux de France à l'égard de Dupleix. Robert Clives, écrasé sous l'ingratitude publique, se donna la mort en 1774.