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Annette Laïs

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XII.
SECONDE REPRESENTATION

La fiancée du roi de Garbe, au moins, subissait les conséquences de son malheur, mais ma cousine Aurélie avait beau plonger, il n'y avait pas une goutte d'eau à sa robe. Après l'avocat, ce fut un député: la hausse! après le député, un sous-préfet: la baisse! Elle alla ainsi de soubresauts en cascades, trébuchant à tous les degrés de l'échelle sociale, mais ne tombant jamais. On ne peut contempler un travail de haute école pendant deux heures d'horloge: ma cousine me harassait; j'aurais donné beaucoup pour la voir glisser, mais elle avait le pied sûr comme une mule savoyarde. Elle sauta par-dessus Laroche lui-même, sans broncher, et passa enfin ses fameux vingt-huit ans, en conservant intacte la blancheur de sa vieille robe nuptiale. Monde idiot et pervers! hypocrisie des dames! Insolence des messieurs! Il n'y avait qu'elle d'étincelante dans cette noire cohue!

Vous figurez-vous le mari d'une telle femme, rédigeant des affiches pour le théâtre Beaumarchais!

Et comprenez-vous qu'elle en soit réduite à chanter elle-même ses mérites à l'oreille d'un petit cousin du Morbihan qui rêve de congres et de Joson Michais!

Tout cela prouve bien que les livres de ma tante Bel-Œil ont raison. Les cœurs sensibles sont des exilés ici-bas. Il est un monde meilleur où le Grand Architecte de l'univers bâtit des pigeonniers pour les colombes.

J'ignore ce que fut la rentrée d'Annette Laïs. Cela ne fit pas révolution dans Paris. Les visites du docteur Josaphat recommencèrent au bout d'une huitaine. Quand Aurélie voulut le railler sur son escapade, il l'arrêta et prit un air grave qui me frappa.

«Il y a, dit-il, belle dame, de singulières choses en ce monde. J'ai vu ce que je ne connaissais pas: un cœur de femme. Je vous prie, parlons d'autre chose.»

Le président, de son côté, semblait nerveux. Il avait toujours le même masque d'austère et tranquille courtoisie, mais, au moindre mot, des symptômes d'irritation se montraient en lui.

«Découverte d'un troisième larron!»

Telle fut l'explication de ma cousine Aurélie.

J'étais parfaitement remis. Mon cousin m'avait présenté, selon sa promesse, au garde des sceaux, et j'avais l'honneur d'être employé en qualité de surnuméraire. On m'avait permis de prendre en même temps mes inscriptions à l'Ecole de droit. Tout allait donc selon le sage programme tracé avant mon départ. En dehors du programme, j'avais mon éducation mondaine, entamée avec beaucoup de zèle par ma cousine. Il ne faut pas croire qu'elle fût incapable de former un jeune homme dans le bon sens du mot. Sous ses faiblesses, il y avait une femme d'expérience et de sens.

Je pourrais dire qu'elle serait devenue tout d'un coup parfaite si elle eût voulu confesser franchement depuis combien de temps elle avait passé vingt-huit ans. Elle avait vu le monde, beaucoup, j'entends le vrai grand monde; le monde qu'elle continuait de voir gardait encore de l'apparence et chacune des personnes qui le composaient atteignait au faubourg Saint-Germain par quelque tangente. Seulement, chaque membre de son cercle intime, épluché isolément, avait subi quelque déchet. On s'y plaignait de l'injustice humaine. Ce thème, tout vrai qu'il est, peut passer pour le plus compromettant de tous les symptômes.

Au point de vue mondain, toute cocarde d'opposition qui n'est pas un drapeau de conquête, passe fatalement à l'état de flétrissure.

C'est là que la suprême habileté des vaincus consiste à garder le sourire victorieux.

J'allais dans le monde avec ma cousine et sans ma cousine. Il est très rare qu'une famille noble de Bretagne n'ait pas dans le faubourg Saint-Germain une assez nombreuse parenté. Ma famille, à moi, y possédait d'illustres alliances, et je pénétrais tout naturellement dans ces hauts salons qui étaient pour la malheureuse Aurélie des paradis perdus. Elle expliquait cela, du reste, avec beaucoup d'adresse par la position du président, qui avait gardé du service sous la royauté quasi légitime. C'était un vice de plus, et ma cousine faisait chèrement collection de tous les vices de son mari.

Cette vie me plaisait, contre mon attente. J'eus un instant l'envie et l'espoir de devenir un homme brillant. Mon nom sonnait bien, je ne manquais pas d'argent. Il me sembla joli de prendre dans le petit cercle de ma cousine les leçons que je mettais en pratique ailleurs. Les femmes, il faut bien l'avouer, sont un peu les mêmes ici et là. Cet axiome faisait le fond même des théories de la présidente. Elle me prêchait l'audace, impatiente qu'elle était de me voir enfin oser. Ma première hardiesse lui revenait de droit.

Dans son petit cercle, j'étais, en vérité, un héros. Plusieurs amies de ma cousine (toutes, il est vrai, avaient passé vingt-huit ans, comme elle), lui faisaient concurrence et se disputaient mes attentions. Cela me déniaisait sans m'enflammer. Je faisais un cours de coquetterie mâle, et mes progrès étaient ici réellement plus sensibles qu'au ministère et à l'Ecole de droit. Ou arrive par là: j'admis la morale du fait avec le fait; je fus une graine d'ambitieux et de coquin pendant quinze jours. Je n'eus pas le temps de germer.

Un matin que j'étais dans le boudoir d'Aurélie, occupé à écrire à ma sœur une lettre digne d'être insérée dans le journal des modes, tant elle contenait de descriptions de toilette, j'entendis au salon le baryton de Laroche. Depuis une demi-heure que j'avais entamé ma missive, Aurélie venait à chaque instant m'apporter les renseignements et les termes techniques, car elle tenait singulièrement à rendre ma sœur jalouse de ses splendeurs. Tout à coup elle cessa de venir et la porte de communication fut fermée.

Je surpris l'écho d'un éclat de rire, et la belle voix de Laroche prononça distinctement:

«Un pied de nez! Déroute générale sur toute la ligne! Monsieur a offert un établissement complet avec cachemire, voiture, le diable et son train…

– Tu plaisantes! dit Aurélie stupéfaite. Un cachemire! une voiture! A cela!

– A cela, répéta Laroche. Et cela a refusé tout net.»

Il y eut un silence.

«Alors, dit ma cousine, qui ne riait plus, il va faire quelque cabriole!

– Pas moyen de faire la moindre cabriole! Congé parfait, définitif et même un peu brutal.

– Donné par elle?

– Devant elle.

– Il y a donc un amant?

– Pas l'ombre d'amant visible à l'œil nu!

– Par qui le congé, alors?

– Par le père.

– Une comédie, mon pauvre Laroche!

– Ça n'a pas l'air.

– Tu t'y connais, pourtant!

– On s'en flatte.

– Et c'était toi qui menais tout?

– Parbleu!»

Je n'écrivais plus, j'écoutais, et je m'étonnais moi-même de l'intérêt que je prenais à cet entretien. Il s'agissait d'Annette Laïs, cela ne faisait pas question pour moi. Il y avait déjà quelques jours que j'étais débarrassé d'Annette: j'entends de ce son de cloche qui chantait le nom d'Annette à mes oreilles. C'était pour moi la preuve que ma fièvre était bien guérie. Ici, nul ne prononçait le nom d'Annette, et pourtant son image fleurie passa devant mes yeux comme un éblouissement.

Toujours vague, toujours indécise et semblable à un rêve éveillé.

«Et décidément, qu'est-ce que c'est que le père? demanda Aurélie.

– Un crâne, répondit Laroche.

– Et n'y a-t-il pas un frère?

– Apollon du Belvédère.

– Il est comédien?

– Non.

– Que fait-il?

– Il découpe des tableaux en silhouette dans du papier noir.

– Un artiste!» dit ma cousine d'un ton moqueur.

Elle ajouta:

«Le père doit avaler des sabres?

– Le père avale du pain sec, répliqua Laroche.

– Qu'est-ce qu'il fait?

– Il monte la garde.

– Ou cela!

– Autour de sa fille.

– Et tu t'es laissé prendre à cela, toi, Laroche?

– Voilà, répondit le maraud avec emphase. That is the question, comme disait milord, qui disait aussi: Laroche été iune true rascal-gentleman! iune very noble rogue, iune rémâquâbelmente distinguish'd scoundrel! Et cela signifie, madame: Laroche est un vrai coquin-gentilhomme! Laroche est très noble rascaille! Laroche est un drôle tout particulièrement distingué! Or, milord s'y connaissait, quoique Anglais et simple coutelier de Birmingham, orné de soixante mille livres de revenu, ce qui fait quinze cent mille francs de rente au cours du jour… Laroche, ès noms et qualités, peut-il se laisser prendre à quelque chose ou par quelqu'un? Crois pas.

– Drôle de corps!» murmura la présidente comme on gronde pour rire un enfant gâté.

«Le père est honnête et stupide, reprit le maraud, le frère est honnête et idiot, la fille est honnête et… ma foi je ne sais: honnête et charmante, si vous voulez. Si elle n'avait été que charmante, monsieur nous aurait mis sur la paille!»

C'est à peine si j'appréciai le sublime de ce nous. J'étais tout entier à l'idée de cette famille d'exilés qui repoussait du même geste la fortune avec le déshonneur. «Le père avale du pain sec,» avait dit Laroche.

«Mais enfin, reprit Aurélie, encore incrédule, que s'est-il passé?

– Rien du tout. Monsieur avait comme çà une idée que la chose ne se ferait pas toute seule. Nous protégions, quoi! En habit noir, j'ai une touche à protéger la veuve d'un pair de France! Nous faisions patte de velours, parlant raison au père et au frère, exhortant la jeune fille à rester toujours entre les deux trottoirs du sentier de la vertu. Ce braque fou de docteur Josaphat est venu flairer la piste. J'ai dit: Laissez aller! C'est commode, un bêta qui casse la glace. Là, j'ai vu que le président perdait la tête. Il voulait attendre le docteur au coin d'une rue. J'ai eu toutes les peines du monde à lui faire entendre raison. Il en tient, voyez-vous, mais là, à la Marengo! Le docteur a commencé le feu, comme un étourneau qu'il est. Vlan! il a voulu entrer par la grand'porte. On lui a répondu en français; il court encore. J'ai dit: mauvaise affaire; nous n'aurons ici que des désagréments. Monsieur m'a appellé butor, je lui pardonne; nous avons laissé passer encore quinze jours, et puis je suis parti du pied gauche sur l'ordre exprès de monsieur. Je n'ai pas dit grand'chose; j'en étais encore à tâter le terrain, parlant en l'air de ce que j'ai nombré ci-dessus: hôtel, châle de l'Inde, bijoux, coupé mignon. Patatras! je me suis trouvé de l'autre côté de la porte, avec prière d'y rester dorénavant, moi, mes cadeaux et monsieur. Avez-vous vu ça?»

 

Je m'attendais sincèrement à un mot d'éloge, décerné par ma cousine, à cet obscur et noble désintéressement. Il y avait encore, je le certifie, quelque chose au fond de son cœur. Mais les femmes comme elle ont une haine irréconciliable contre l'espèce à laquelle Annette Laïs appartenait.

«C'est ridicule!» dit-elle avec une profonde conviction.

Cela signifiait textuellement:

«Il y a indécence de la part d'une petite comédienne à se montrer honnête.»

Ce coquin de Laroche le comprit ainsi, car il répondit:

«Pour une fois, il ne faut pas leur en vouloir.»

– Et vous renoncez? reprit Aurélie.

– A peu près.

– Tout à fait. J'ai vu cela hier sur la figure de M. de Kervigné.

– A peu près, répéta Laroche. Il resterait bien un moyen. Je suis sûr qu'un petit nigaud comme votre chevalier entrerait dans cette maison-là par la porte ou par la fenêtre.

– Faites un pas de ce côté, et je vous chasse! dit vertement ma cousine.

– Bon! bon! répondit le drôle. L'enfant n'a pourtant pas l'air de prendre le mors aux dents… Mais monsieur est comme vous: il ne veut pas.

– Pourquoi ne veut-il pas?» demanda Aurélie, dont la curiosité fut tout à coup éveillée.

Moi, je n'étais qu'oreilles.

«Ah çà! s'écria Laroche, croyez-vous que monsieur ait pris chez lui le chevalier pour vous agrafer votre robe? Moi, au moins, je suis de selle et de brancard. Il y a un truc pour le chevalier, et je l'ai deviné.

– Voyons le truc pour le chevalier.

– Je suis comme les grands artistes: je ne me fais jamais prier. Le truc, c'est la députation.

– Comment, la députation?

– Annette Laïs et le Palais-Bourbon, voilà les deux dernières fantaisies de monsieur. Les élections sont au mois de mars. Les Kervigné de Vannes ont de l'influence…

– Il veut se porter dans le Morbihan?

– Ça lui est égal où. Le chevalier mange ici les voix de ses amis et connaissances.»

Le soir même de ce jour, sous prétexte d'aller quelque part où ma cousine ne pouvait me suivre, je montai en voiture après le dîner. J'avais fait toilette de visite, car je ne sortais jamais seul que pour remplir mes devoirs de jeune homme qui se lance. Pour ces choses, ma cousine était un guide très sûr; elle me faisait faire exactement ce qu'il fallait, comme il le fallait, et j'évitais, grâce à elle, ces deux écueils funestes aux débutants, l'impolitesse et l'importunité.

«Rue de Varenne! avais-je dit au cocher; mais en route j'ouvris la portière pour changer mon itinéraire, et je criai en quelque sorte malgré moi: Boulevard Beaumarchais!

– Quel numéro? me fut-il demandé.

– Allez toujours.»

Je puis affirmer qu'en sortant de l'hôtel je n'avais pas l'idée de me rendre au boulevard Beaumarchais; mais je dois avouer, d'autre part, qu'en sortant, je ne comptais pas non plus faire ma visite rue de Varenne. Il m'avait pris fantaisie d'être seul, ce soir, voilà tout.

Si quelqu'un m'eût dit que j'étais entraîné par la pensée d'Annette Laïs, je lui aurais ri au nez franchement.

Ce qui m'avait surtout frappé dans la conversation entre Laroche et ma cousine, c'était ce qui me regardait personnellement. Selon Laroche, je mangeais, chez mon cousin de Kervigné, les voix de mes amis et connaissances. Je n'étais point humilié de cette découverte qui me donnait, au contraire, de la marge. En français, cela voulait dire que je payais ma pension; j'étais à la fois trop ignorant et trop honnête pour avoir des scrupules. Le fait me semblait drôle et divertissant; je comptais en référer à la tante Renotte dans ma prochaine lettre.

Mais quant à la vertu antique d'Annette Laïs, je partageais peu les étonnements de Laroche et d'Aurélie. J'avais apporté de Bretagne des idées toutes faites sur les comédiennes, il est vrai; mais ces idées étaient en moi à l'état de renseignement indifférent; il ne s'y mêlait ni beaucoup d'amertume philosophique ni aucune pitié humanitaire. Pour peindre par la vulgarité du mot le calme de ma conscience, la misère morale des femmes de théâtre ne me faisait ni chaud ni froid. Je n'admettais pas les cruels dédains de ma cousine, mais c'était tout.

J'eus comme un mouvement de surprise en m'écoutant moi-même, quand j'ordonnai au cocher de me conduire au boulevard Beaumarchais. Je me souviens que je souris comme on fait après une bévue, mais je laissai aller. Mon cocher prit par l'hôtel de ville.

«Faut-il monter la rue Vieille-du-Temple ou la rue Saint-Antoine? me demanda-t-il.

– Cela m'est égal,» répondis-je.

Il prit la rue Vieille-du-Temple. Je l'arrêtai au coin de la rue des Filles-du-Calvaire. Je descendis et je le payai.

Il était en quelque sorte convenu avec moi-même que j'allais dépenser ma soirée à faire ce grand voyage des boulevards, du Marais à la Madeleine. Depuis mon arrivée à Paris, je n'avais pas quitté l'aile d'Aurélie, et je me sentais une certaine impatience de commencer le vrai métier de touriste. Va donc pour la Madeleine!

Je tournai du côté de la Bastille. C'était bien naturel. Ne fallait-il pas visiter tout entier ce long et magnifique cordon qui est la ceinture de Paris? Certes. Mais la chose inutile c'était d'entrer au théâtre Beaumarchais, et j'y entrai.

Dans les livres traduits de l'allemand à l'usage de Mlle de Kerfily Bel-Œil, ma tante, c'est ainsi que les cœurs sensibles vont toujours où ils ne veulent point aller. Leur route est-elle à gauche, ils courent à droite, entraînés par la bride invisible que le malin dieu d'amour a placée dans leur bouche. Ces livres fatigants auraient-ils donc raison? et faudrait-il absoudre la passion que ma tante Bel-Œil a pour eux? Je n'essayerai pas d'expliquer ce qui, pour moi, à l'heure même où j'écris, est encore inexplicable. En interrogeant mes souvenirs avec soin, avec bonne foi, je n'y trouve rien qui ait précédé cet instant. Ma vie commença là, non point avant, non point après. En présence des événements de cette soirée, bien simples pourtant, bien dépourvus de toute couleur dramatique, mon opinion est que notre libre arbitre ne fonctionne pas d'une façon permanente. Notre existence est marquée de certains jalons qu'il nous faut toucher bon gré mal gré. En un mot, il est des heures fatales que rien n'annonce, qu'aucun signe ne distingue, où il ne nous est pas permis de choisir notre chemin.

J'entrai dans cette pauvre petite salle avec un serrement de cœur presque solennel. Ce fut là précisément que mon émotion naquit, ou tout au moins, ce fut là que j'en eus pour la première fois conscience. J'allai m'asseoir à l'orchestre, où il y avait beaucoup plus de monde que l'autre soir. Le nom d'Annette Laïs était dans toutes les bouches; c'était un grand succès, comme les théâtres les plus excentriques peuvent en conquérir, par hasard, à de longs intervalles. Dans le brouhaha des conversations de l'entr'acte, le nom d'Annette Laïs venait à moi d'instinct et partout répété.

Je fus stupéfait de sentir que j'étais plein de ce nom et qu'il faisait vibrer tout mon être.

La vue même du lieu où j'étais me fournit un choc inattendu. En me retournant, j'aperçus la loge où j'avais été avec Aurélie et j'éprouvai comme un contre-coup de l'enivrante angoisse qui m'avait terrassé. J'eus la pensée de fuir, mais je ne le pouvais plus.

Pourquoi étais-je venu là? Je me fis cette question. C'était l'endroit le moins propre à cacher la petite fourberie dont je m'étais rendu coupable vis-à-vis de ma cousine; car, selon toute apparence, Laroche, le président, et peut-être aussi le docteur Josaphat, allaient être à leur poste. On allait me deviner du premier coup et au moment où je me devinais moi-même. Cela me fit peur, mais je restai.

J'avais très grande honte de mon émotion. Il me semblait que tout le monde la voyait clairement sur mon visage. Je me comparais au président à l'affût dans sa loge et à Josaphat qui devait s'afficher follement quelque part. J'étais là, moi aussi, pour Annette Laïs.

Je regardai autour de moi, cherchant ce que j'avais frayeur de voir. Il faisait une chaleur intolérable. La salle était comble et ne ressemblait pas du tout à cette autre chambrée dont j'avais gardé un souvenir bien plus précis que je ne le croyais. La jeunesse dorée du quartier disparaissait dans la foule; on n'apercevait même plus les grotesques qui étaient naguère sur le premier plan. Il y avait de vrais beaux, dont le galbe sentait son boulevard Montmartre, et je suis sûr que les dames des avant-scènes venaient pour le moins du faubourg Poissonnière.

C'était un succès, un fort succès, auquel les affiches du président et les courses du docteur n'étaient peut-être pas étrangères. Le théâtre fêtait ce succès. Il y avait quatre violons de plus à l'orchestre et un supplément de gaz.

La toile se leva. Je reconnus tout le commencement de la pièce, le Rhin, les brigands, etc. Au moment où la pluie de feuilles de roses et les applaudissements annonçaient à la fois Annette Laïs, je fermai les yeux et ma tête tomba sur ma poitrine. Le reste fut un songe.

XIII.
SORTIE DU THEATRE

Le tonnerre des bravos m'éveilla. La toile était baissée. L'instant d'après, Annette rappelée avec fureur, vint saluer l'enthousiasme du public. Je la vis, cette fois, je la vis enfin: une chère enfant au visage modeste et souriant… Mais je vous la montrerai.

Je me levai, je quittai ma place tout chancelant; j'allais à elle sans le savoir.

Je sortis du théâtre; l'air du dehors me saisit. J'essayai de m'interroger. Je ne trouvai en moi qu'une pensée: me mettre à ses genoux pour lui dire que je l'aimais. Je me révoltai contre cela, parce que rien ne m'y avait préparé. Cet amour était en moi comme un étranger. Il m'opprimait. Je ne le connaissais pas.

Mais il se fit connaître. A ma première révolte, il m'étreignit le cœur comme s'il avait eu déjà toute la force qui est dans la main de Dieu.

Je pris ma course follement le long du boulevard. J'avais conscience de fuir en vain, mais je fuyais. On ne se fuit pas soi-même, et il n'y avait déjà plus rien en moi que mon amour. Je traversai à mon insu la place de la Bastille, et je tombai faible sur le premier banc du boulevard Bourbon. Là, personne ne passait; j'étais seul, je me mis à parler haut et à pleurer.

C'était à elle que je parlais, et peut-être à Dieu. J'ai ouï bien des gens qui raillaient ces délires de l'amour enfant. Moi, j'ai peur de railler quoi que ce soit, quand je songe à la première heure de ma solitude. Je sais bien que je me couchai sur le banc et que je le saisis dans mes bras, qui frémissaient comme la chair d'un homme qu'on vient de poignarder; je sais bien que ma gorge pantelait en poussant des râles insensés. Je n'ai jamais aimé qu'elle; en dehors d'elle, ma vie a été celle d'un cénobite; j'ai le droit d'affirmer que j'étais, au point de vue de la décence, qui est la forme, et de la pudeur, qui est le fond, beaucoup au-dessus du niveau des jeunes gens de mon âge. Aucune lecture malsaine n'avait gâté mon imagination; j'avais peu d'imagination; l'élément poésie me manquait; aucun rêve précoce ne troublait ma cervelle.

Mais j'étais neuf et j'étais lion; mon premier soupir d'amour fut un rugissement.

Quand je dis lion, ce n'est pas une vanterie, et j'applique ce mot à mon amour seulement, car toute ma sève était là. Sans elle, qui a été ma vaillance et ma Providence, je serais tombé au premier choc du malheur; pour d'autres, l'amour fut un enseignement, un stimulant, une révélation; j'en sais à qui l'amour donna du génie; moi, l'amour ne m'a mené qu'à aimer.

J'ai aimé et j'aime, c'est mon passé, c'est mon présent. Les jours passeront, j'aimerai: c'est mon avenir. J'aimerai toujours la même femme, parce qu'il n'y a pour moi qu'une femme. Je n'ai point de mérite à cela; c'est ma vocation et ma passion: si le bien était de changer, si le mal était la constance, pour être constant je deviendrais criminel.

Comme je la voyais ici bien mieux qu'au théâtre! comme sa beauté m'apparaissait mille fois plus distincte qu'à la lumière de la rampe! Là-bas, l'éblouissement avait gêné mon regard; mais ici ma paupière fermée abritait à la fois mon œil et son image; je l'avais devant moi, toute pour moi, et la naïve douceur de son sourire me parlait.

 

Je l'ai dit, je crois: une enfant, c'était une enfant, non par la taille et la frêle indigence des formes, mais par l'indicible candeur du regard, par la limpidité profonde de la prunelle, par la pureté du trait, par le velouté de la carnation, par ce signe mystérieux enfin qui ne se décrit pas, mais qui se sent sous le pinceau ou sous la plume, et qui est le nimbe virginal.

Des bandeaux noirs, un peu ondés et teintés de reflets fauves, prenaient comme un diadème la courbe lumineuse de son front. Cela me rappelait vaguement et chèrement le pieux éclat du chœur où se chante la prière du soir, quand on aperçoit de loin la lumière répandue par les cierges derrière l'arc brisé de la fenêtre gothique. Ils tombaient en ogives, ses bandeaux que ma folie effleurait de tant de baisers, et s'épanouissaient vers la pointe des sourcils en deux gerbes de boucles légères qui appelaient le vent joueur et riaient avec lui, secouant et mêlant leurs anneaux doucement balancés. L'arc des sourcils était long et faisait ombre à de longs yeux dont le regard humide m'enveloppait le cœur: c'était je ne sais quelle languissante caresse qui couvait sous cette ligne hardiment cambrée et frangée de jais. La prunelle énorme avait des lueurs rares, mais diamantées, derrière les cils, recourbés comme de petits glaives.

Elle était Grecque, mais jamais fille de la Géorgie n'eut plus d'ombre et plus d'éclat sous ses paupières. Je songeais malgré moi au fol enthousiasme du docteur qui avait parlé de ses sourcils et des ailes de son nez. Je voudrais faire mieux et donner des coups de pinceau plus précis; je ne puis; la plume est plus habile sans doute que les muets instruments du peintre ou du sculpteur à dire les mobiles splendeurs de la nature vivante, mais que de nuances lui échappent encore! Le docteur ne se trompait pas: l'esprit, la délicatesse, la puissance aussi de cette adorable physionomie étaient cachés quelque part, autour de ces narines roses dont Dieu avait pétri les vives arrêtes dans la substance qui est le sourire des anges, mais c'était sa bouche qui riait et qui pensait, fine, gracieuse, espiègle et si tendre!

Sans doute, ils voyaient cela comme moi, tous ceux qui l'admiraient; je m'épouvantais à compter mes rivaux; je m'indignais de ce fait que cent regards avides pussent profaner chaque soir la blancheur flexible de son cou.

Eussé-je mieux aimé, pourtant, la perle au fond de la mer, dans la nuit de sa prison nacrée?

«Elle sera pour toi seul!» me criait mon amour. L'amour n'est jamais sans orgueil; l'orgueil de mon amour ajoutait:

«L'univers entier t'enviera ton trésor!»

Pauvre être que j'étais, vautré sur un banc de bois, le cerveau pris, la tête perdue, j'avais ces rêves! J'aurais fait pitié au mendiant attardé qui m'eût pris pour un épileptique. Je voulais qu'on me jalousât.

Elle pouvait avoir dix-huit ans. Elle était grande, sa taille avait autant de richesse que de souplesse, mais elle possédait en même temps une harmonie de formes si juvénile, si près d'être divine, que ses ailes de papillon lui allaient comme les ailes d'un ange.

Je restai là. Quand mon transport se calma pour faire place à une extase plus profonde, je m'agenouillai près du banc, comme pour prier, et je mis mon front dans mes mains. Je n'avais point le désir de retourner au théâtre pour la voir encore. Elle était avec moi, je l'avais bien mieux ici qu'au théâtre.

De temps en temps quelqu'un passait, me regardant et se demandant, selon la formule parisienne, comment on peut se mettre dans des états pareils. Paris est une ville si bien habituée à la tempérance, qu'on y dit cela même des cadavres, avant d'avoir constaté la mort. Tout ce qui chancelle est ivre, et, en tombant, le malheureux que l'apoplexie foudroie peut s'entendre insulter par ce peuple sobre qui était dimanche à la Courtille.

Et c'était bien vrai, pourtant, l'ivresse me tenait, l'ivresse qu'une nuit de lourd sommeil ne sait point guérir. Je n'étais plus que rêves, moi, l'esprit prosaïque, moi, l'imagination aux ailes coupées. Mon corps était là, près de ce banc, mon âme allait planant dans les espaces célestes.

Ce n'est pas la mémoire qui me manque; c'est la possibilité de donner une forme acceptable à l'extravagance de mes songes. Je vois encore tout ce que je vis, comme si des années ne me séparaient pas maintenant de ces heures délicieuses et accablantes. Je ne renie rien. Ce n'est pas moi qui jette le voile sur ces pauvres chers dévergondages du cœur; le voile y est, et je ne peux pas le soulever.

Je n'ai pas oublié, parce que je suis resté le même, parce que le simple contact de sa main effleurant la mienne fait revivre en moi de pareils frémissements, parce qu'il n'est pas de deuil si noir que ne puisse éclairer pour moi de son sourire, parce que je l'aime éperdument, follement, dans notre bonheur comme au temps de nos épreuves; parce que, enfin, je vis en elle, si bien en elle et si exclusivement que mon dernier soupir, marié avec le sien, rendra deux âmes à Dieu en une seule et même agonie.

Je l'aimerai au delà de la mort, je le sais, j'en suis sûr.

Le vent m'apporta le son d'une horloge; je comptai onze coups; il y avait trois heures que j'étais là. Je ne songeai point à regagner l'hôtel, mais je me levai brusquement: une idée venait de me traverser l'esprit. Je m'étais dit:

«Elle va sortir du théâtre!»

Espérais-je lui parler? Je ne crois pas. Lors de ma récente entrée dans le monde du faubourg Saint-Germain, je ne m'étais pas montré fort entreprenant, mais je n'avais éprouvé aucune de ces timidités maladives qui, pour certains débutants, font du premier pas une véritable torture. Ce qui engendre ces excessives timidités, c'est l'excès même de l'amour-propre ou bien l'écrasante conscience d'une infirmité ridicule: j'étais bien planté de corps et d'esprit, et les paresses de mon imagination me gardaient contre les puériles misères de la vanité. Je n'avais point cette terrible conviction, commune à presque tous les enfants, et qui fait leur gaucherie, que leur apparition dans un salon fixe sur eux tous les regards. Le parquet où l'on danse ne tremblait point sous mes pas; je n'avais jamais vu cabrioler les lustres, et l'aspect de la maîtresse de maison, subissant les saluts, ne m'avait causé qu'une émotion médiocre. Mais lui parler, à elle! Quel prétexte pour colorer tant d'audace! Tout était contre moi: la nuit et la rue. Ce n'était qu'une comédienne, il est vrai, mais je la voyais seule et pressant le pas vers son humble demeure; cette solitude était pour moi plus imposante que le cortége d'une reine.

Parler, c'est insulter, précisément dans ce cas. Je pouvais ignorer bien des choses, mais je ne crois pas que l'idée de l'aborder me fût jamais venue.

Je l'avais vue au théâtre, entourée d'un rayonnement qui m'avait ébloui, mais qui me gênait; je voulais glisser un regard sous son voile et la voir elle-même, la voir jeune fille. Ainsi, je la devinais plus belle.

Comme je quittais la place de la Bastille pour reprendre le boulevard, je rencontrai les premiers groupes de la jeunesse dorée qui sortait du théâtre. C'est le quartier qui s'en va de ce côté; Paris prend vers le nord-ouest, afin de regagner les latitudes fashionables. Mes beaux n'étaient pas contents; ils se plaignaient à haute voix de n'être plus les maîtres chez eux. S'ils avaient pu faire une révolution pour renvoyer la Chaussée-d'Antin, il y aurait eu des barricades. Là-bas, dans cette province qui, à de certains égards, est plus éloignée du centre que Quimper-Corentin ou Bourg en Bresse, ils veulent leurs théâtres pour eux, leur Paris à eux. Le poète a dit: Ceci tuera cela; il se peut. Ces lions de la place Baudoyer sont de terribles bêtes. L'ouvrier du faubourg est un chevalier en blouse qui a la bonté de la force; mais le lion, songez-y, n'est pas fort. Son nom n'est qu'une catachrèse empruntée aux fables de la Fontaine et fait allusion à l'âne, cousu dans une peau qui ne lui appartenait point. Méfiez-vous des lions.