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Annette Laïs

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IX.
TOUJOURS ANNETTE LAIS

Qu'était, cependant, cette pièce? Annette Laïs avait au dos des ailes de papillon. Ce devait être un drame fantastique. Je n'en sais rien; je ne l'ai jamais su.

Je l'ai revue vingt fois, cette pièce, ou plutôt j'ai revu vingt fois l'entrée d'Annette Laïs, voltigeant parmi les roses effeuillées. Mais je ne sais pas qui était ce jeune premier, ni ce que devenaient les brigands de la montagne. Là dedans, Annette devait être une fée; elle se nommait Farfalla. Au tomber du rideau, elle s'endormait sous le baiser des roses.

J'avais devant les yeux un vaste éblouissement: voilà où mon souvenir est précis. Le misérable décor, agrandi tout à coup, perdait mon regard dans les profondeurs de sa perspective. Louis XIV n'aurait pas franchi ce Rhin! Les vieilles tours se dressaient, mélancoliques et menaçantes, au-dessus de la rampe déchirée, et des routes mystérieuses s'enfonçaient au loin dans la forêt.

Annette était transparente comme une pensée. Je la suivais parmi les flots de gaze que le vent de sa course soulevait. Je sens avec fatigue que je ne puis vous la montrer telle que je la vis. Donnez des ailes à un sourire.

Il y eut en moi une angoisse sourde; je cherchai mon équilibre sur le siége où j'étais assis. Puis mon cœur se serra cruellement, et j'eus les yeux pleins de larmes qui me blessaient la paupière. Ce fut tellement soudain et aussi tellement étrange que, dans ma raison, je n'attribuai rien de ce que j'éprouvais à la présence d'Annette. Je crus à une maladie foudroyante qui se déclarait; j'eus frayeur d'un accès de folie.

J'étais malade et fou plus encore que je ne le craignais.

La toile descendit du cintre lentement, et mon rêve se cacha derrière cette pourpre grossière, bordée d'impossibles franges d'or. La salle entière frémissait; je la sentais qui tremblait la fièvre.

«Annette Laïs! Annette Laïs!» cria-t-on du parterre.

Et un chœur tumultueux tomba du paradis, répétant:

«Annette Laïs! Annette Laïs!»

J'eus pudeur, comme si on eût froissé en moi brutalement la délicatesse même de mon cœur.

«C'est là que nous allons bien la voir!» me dit la présidente.

J'aurais voulu me cramponner au rideau pour l'empêcher de remonter.

«Regarde bien! Veux-tu la jumelle?»

Je pris la jumelle et je la mis au-devant de mes yeux sans remarquer que je tenais le gros bout. Je distinguai à perte de vue un petit ange parmi des fleurs. Et je souris, je m'en souviens bien, car le petit ange venait à nous, arrondissant ses bras nus et balançant une guirlande de roses.

Avant de rencontrer leur président, chuchota près de moi ma cousine, ces papillons crottés marchent dans le ruisseau avec des souliers sans semelles.

La salle croulait sous les applaudissements. Je n'eus pas la pensée d'applaudir.

«A l'âge de M. de Kervigné, reprit Aurélie, voilà pourtant ce qu'il faut!»

Je rougis et je regardai la baignoire où le profil du président s'était indiscrètement montré. La baignoire était vide.

«Oh! fit ma cousine, cette fois sans amertume, il est au changement de costume. Pour la pauvre créature, c'est le quart d'heure de Rabelais.»

Laroche était debout vers nous. La main d'Aurélie s'agita, mais Laroche ne broncha pas: c'était un maraud bien dressé. Il vous avait vraiment, là-bas, une tournure de jeune notaire.

Je pensais au président. Ou plutôt pensais-je à quoi que ce soit? J'étais ivre.

«Eh bien! me dit ma cousine, quand la jeunesse dorée fut partie pour boire de la bière et le peuple pour s'imbiber de coco, avais-tu idée d'une chose pareille?»

– Avez-vous vu que le décor a changé?» balbutiai-je malgré moi.

Elle me regarda.

«Tu es tout pâle, murmura-t-elle. On étouffe, ici.»

Son éventail agité au devant de mon front me fit du bien.

«Elle est maigre comme un clou, reprit-elle.

– Qui donc?

–Cette Annette Laïs. Tu ne trouves pas?

– Je ne l'ai pas vue.

– Comment! il n'y avait personne à regarder.

– Quel âge a-t-elle? demandai-je au hasard.

– Est-ce qu'on peut savoir! C'est usé misérablement; ça boit.

– Elle?» fis-je.

Et, devant mes yeux, le papillon passa dans son nimbe de fleurs.

«Le président ne déteste pas une petite pointe, me dit ma cousine avec un parfait sérieux.

– Elle! répétai-je.

– Mais tu dis que tu ne l'as pas vue.

– C'est bien vrai, je ne l'ai pas vue.»

Certes, je parlais vrai. Je ne connaissais pas les traits de son visage.

«Elle n'a pas même la beauté du diable, poursuivit ma cousine. Je doute fort que le président dérange pour elle son marchand de la rue Saint Antoine. Sois tranquille, quand elle aura passé vingt-huit ans, comme moi, on ne verra pas vingt lorgnettes braquées sur sa loge. As-tu remarqué ces bambins qui me dévisageaient?

– Non, répondis-je.

– J'ai froid, répondis-je.

– Tu es souffrant?

– Oui. Il me semble.

– Il te semble? Vas-tu prendre la maladie du pays comme ton valet de chambre à grand chapeau?»

Ce fut la première idée qui entra clairement en moi, parce qu'elle me donna l'espoir d'expliquer mon étrange malaise. Je m'interrogeai, cherchant à exagérer mes regrets. J'aimais, en effet, sincèrement ceux que j'avais laissés là-bas, mais c'était une affection tranquille, et, dans cet ordre d'idées, je ne trouvai point ce qui me serrait le cœur.

Ma cousine m'examinait:

«Drôle de petit bonhomme! murmura-t-elle. Est-ce que tu es sujet à cela?

«On grille. Après cela, l'eau de la Seine dérange quelquefois ceux qui arrivent. Allons-nous-en, je l'ai assez vue.»

Nous sortîmes. Elle me conduisait par la main comme un enfant. Aussitôt que nous fûmes dans la voiture, je vis les réverbères tourner et je perdis connaissance. Je ne me souviens pas de notre rentrée à l'hôtel. Quand je m'éveillai, il y avait près de moi deux personnes qui causaient: un jeune médecin et ma cousine. Ma cousine avait un frais déshabillé du matin.

«Mon Dieu! disait le jeune docteur, ce n'est pas le même genre. Mme Stoltz a plus de force et des effets plus imprévus. L'avez-vous entendue dire la romance du saule? Ce n'est pas cela du tout. Prenez Garcia ou Grisi, vous avez des intentions différentes, des styles presque opposés, mais qui rendent, comme deux traductions en deux langues diverses, la pensée exacte du maestro. Je ne sais pas si je me fais comprendre.

– C'est-à-dire que je passerais mes jours à vous entendre parler musique, docteur!

– Eh! eh! fit le jeune médecin, j'ai mes malades. La médecine est presque aussi attachante que la musique.»

Il se tourna vers moi et vit mes yeux ouverts.

«Est-ce fini, nous deux!» me demanda-t-il avec une brusque gaieté.

Ma cousine joignit les mains et s'écria:

«Il est impayable, ce docteur Josaphat!»

Je n'avais qu'un étonnement, c'était de ne pas voir autour de moi mon père et ma mère. A ce premier instant j'avais oublié mon voyage de Paris, et la vue de ma cousine occasionnait en moi un pénible travail intellectuel.

«Est-ce que vous avez eu déjà de ces crises nerveuses, M. de Kervigné? me demanda le docteur. C'est très sérieux. Souffrez-vous?»

Je voulus parler, mais je ne pus. Je fis signe que je n'éprouvais aucune douleur.

«Vous l'avais-je dit, madame la vicomtesse? s'écria Josaphat. La cinquième paire! c'est très curieux. L'école Bouillaud vous le saignerait à blanc: ça peut réussir; le vieux Récamier l'amuserait avec des affusions: ce n'est pas mauvais: les gens de Hahnemann lui donneraient je ne sais quoi qui n'a pas le sens commun, mais qui opère des cures merveilleuses. Moi, je lui ai mis ma chaîne électrique autour du pied droit. Pourquoi? L'instinct qui s'appelle le génie quand il produit Guillaume Tell ou le Nozze… Il n'y a pas de système, madame, il y a des hommes. Le codex est un solfége. Le moindre fabricant de romances idiotes dispose de la pharmacie de Rossini ou de Mozart. Est-ce clair? Il ne s'agit que de savoir manipuler les gammes. Je ne saurai jamais si je suis un médecin ou un musicien. Qu'importe? Je vais entendre un quatuor de chambre chez Allard; c'est du Haydn. Je reviendrai ce soir, et notre jeune ami racontera ses impressions de voyage dans le pays cataleptique.»

Il baisa la main de ma cousine qui le reconduisit jusqu'à l'escalier. En conscience, ce docteur Josaphat était un charmant garçon, et je pense qu'il sera devenu un prince de la science, s'il ne s'est pas fait compositeur d'opéras.

Je savais maintenant où j'étais, la mémoire venait de renaître en moi tout d'un coup, tant la chaîne électrique autour des chevilles est un délicieux agent de guérison. Je la recommande vivement à toutes les personnes qui n'ont rien de mieux à faire. J'étais à Paris; cela ne m'étonnait plus; mes souvenirs s'arrêtaient seulement au début de ma maladie. J'ignorais d'où elle m'était venue et comment elle m'avait pris. Ma cousine rentra au moment où ma cervelle encore faible faisait effort pour reprendre complète possession d'elle-même.

«Que s'est-il donc passé? lui demandai-je.

– Bon, il a parlé, fit-elle étonnée, je vais rappeler le docteur.

– Je n'ai pas besoin du docteur, petite maman, répliquai-je. Il y a comme un brouillard autour de mes idées, et je voudrais savoir…

– Quel homme que ce docteur! s'écria-t-elle. Il est tellement au dessus de tout qu'il se moque de lui-même. Il m'a bien expliqué ton état, ah! supérieurement! mais il y a mêlé tant de musique que je ne m'y reconnais plus. Le trouves-tu joli garçon? Il ne veut pas croire que j'aie passé mes vingt-huit. Le plus drôle de corps qu'il y ait dans l'univers!

– Mais que s'est-il donc passé? insistai-je.

– Rien du tout, mon petit René. Nous avons été au théâtre et tu t'es trouvé mal d'une indigestion d'Annette Laïs.»

 

Je répétai ce nom comme s'il n'eût rien éveillé en moi, et, par le fait, il produisit sur ma mémoire une impression si faible et si vague que j'eus besoin d'un travail mental pour rattacher ce nom à quelque chose ou à quelqu'un. Ma cousine m'observait du coin de l'œil. Avait-elle conçu un soupçon? Je ne sais. En tout cas, ma complète indifférence sembla la réjouir.

«Maintenant, chevalier, reprit-elle en baissant la voix et d'un accent ému, faut-il vous dire au vrai ce qui s'est passé?

– Je vous en prie!» m'écriai-je avec plus de vivacité, car j'étais las de ma chasse aux souvenirs.

Elle prit mes deux mains dans les siennes et baissa les yeux.

«Dois-je entamer ce chapitre-là? murmura-t-elle. Je ne suis pas encore bien vieille, mais mon esprit est enclin à l'observation et j'ai de l'expérience. Je gagerais que vous n'avez jamais aimé.

– Jamais, répondis-je.

– Et c'est ce qui m'a attirée vers vous chevalier, poursuivit-elle sans relever son regard. A Paris, les jeunes gens de votre âge ont perdu depuis longtemps déjà la virginité du cœur.»

Je me mis à rougir, sans trop savoir pourquoi. C'était comme un remords, et pourtant, Dieu merci! je n'avais rien à me reprocher. Elle continua en glissant vers moi une œillade rapide.

«Vous êtes beau, René, très beau. Vous l'a-t-on dit ainsi à demi voix et en évitant vos regards?

– Jamais, répliquai-je encore.

– Et quel effet cela produit-il sur vous?

– Je crois que vous vous moquez un peu de moi, petite maman.»

Elle sourit et fit de son mieux pour mettre quelque chose d'angélique dans son sourire. Puis elle prononça si bas que j'eus peine à l'entendre:

«Il faudra que je vous fasse la cour et je ne m'en plains pas.»

J'étais parfaitement bien, physiquement parlant, à cette heure. Mon intelligence seule restait frappée. J'avais les idées soudaines et confuses de l'enfance. Je renversai ma tête sur l'oreiller et j'éclatai de rire.

Son regard perçant me sonda.

«Est-ce que je me serais trompée? dit-elle. Seriez-vous un petit serpent, monsieur!»

Ma gaieté tomba, et je ne répondis pas. Voici pourquoi ma gaieté s'en allait. Le son de cloche recommençait à battre dans ma pauvre cervelle, le refrain revenait, les farfadets bourdonnaient de nouveau à mes deux oreilles ce nom qui me donnait frayeur d'être fou: Annette Laïs! Annette Laïs!

Et ce n'était qu'un nom, qu'un son; il n'y avait rien derrière, pas même une image, si fugitive qu'on la puisse rêver. Je secouai la tête comme un cheval agite sa crinière pour écarter les mouches. Il y eut de l'étonnement sur les traits de ma cousine, qui me demanda, tant ma comparaison était heureuse:

«Quelle mouche te pique, René?»

Cette fois, je mentis; je balbutiai les mots de fatigue et de migraine.

«Quand on a la migraine, me dit-elle, on n'a garde de secouer ainsi la tête. C'est ton mal nerveux. Tu es un sujet très nerveux, le docteur l'a dit.»

J'éprouvais une impatience extrême et tout à fait dépourvue de motifs apparents.

«Que le diable emporte votre docteur! m'écriai-je d'une voix mâle, et comme j'aurais répondu, chez mon père, aux importunités de notre vieille Simonne: j'ai faim.

– Peste! fit-elle. Tu as caché ton jeu, scélérat.

Elle se leva et sonna. Je n'avais rien caché du tout, car j'étais déjà honteux de ma sortie. Je tombai comme un loup sur la viande froide qu'on m'apporta.

«Pas trop vite! pas trop vite! me conseilla ma cousine: c'est un appétit nerveux, évidemment.»

Comme je continuais de manger, elle ajouta:

«Il faut que je sache au juste si vous êtes un mauvais sujet, René.»

Au supposer que j'eusse été un mauvais sujet, j'aurais fait ma confession, car ce mot, dans sa bouche, était clairement une caresse; mais je ne répondis que par un regard qui devait suer la candeur. Elle sourit à son tour et me dit:

«Tu ne peux pas te figurer comme tu m'as fait peur. C'était tout un rêve qui s'envolait, et l'on tient à ses rêves quand on a passé vingt-huit ans. Je ne voudrais pas être la petite maman d'un mauvais sujet. Mon rôle sera de te sauvegarder contre les entraînements de Paris, et à quoi bon, si tu étais déjà perdu? Mange moins vite; bois le vin pur à cause de la Seine. Les jeunes gens d'à présent font des sottises en sortant de l'œuf. Pour en revenir, je suis rassurée, tu redeviens mon chevalier, et je vais t'expliquer ta crise. Cela arrive à tous les pages qui rencontrent leur première châtelaine.»

Dans ma tête, la cloche carillonnait:

«Annette Laïs! Annette Laïs!»

J'avais beau dévorer, cela n'y faisait rien. Je voudrais bien vous dire ce que répondit mon cœur, mais il faudrait des pages entières, bourrées d'expressions subtiles et de touches chromatiques pour exprimer ce qui, en définitive, était presque le néant. Mon cœur ressemblait à ces gens du radeau de la Méduse, qui croyaient apercevoir une voile au lointain. Il n'était pas bien sûr, et, cependant quelque chose commençait à poindre à l'horizon.

«Te voilà muet, insinua ma cousine, qui avait compté sur la réplique de son page.

– Ah! dis-je à tout hasard, quand vous parlez, je ne sais qu'écouter.

– Et penses-tu, en effet, que ce soit le plaisir d'avoir trouvé une amie?

– Oui, oui, c'est certain, cela et le changement d'air.

– On étouffait dans cet abominable endroit!

– Quelle chaleur! J'ai quelque chose, tenez, et je ne sais pas ce que c'est.»

Je repoussai l'assiette et ma tête se renversa sur l'oreiller. Je pense qu'elle me parla du bonheur pur et sans tache qu'un page peut goûter auprès d'une châtelaine; elle dut même se comparer à l'ange gardien dont les ailes protectrices se déploient au dessus d'un jeune front; mais je n'écoutais plus, j'avais les yeux fermés: je voyais un papillon parmi les roses.

C'était une souffrance plutôt qu'un plaisir, mais une souffrance que je ne puis me rappeler sans un tressaillement voluptueux. Je cherchais à distinguer les traits de ma vision; cela m'était impossible. Je percevais une saveur de beauté incomparable, mais je ne voyais pas. Annette Laïs! criait ma fièvre, car ce repas inopportun avait amené la fièvre. C'était Annette Laïs: un rayon qui avait un nom.

A mesure que la fièvre montait, l'apparition se faisait plus distincte, sans jamais devenir ce qu'on peut appeler un visage. Je voyais en rêve comme j'avais vu en réalité, ni plus ni moins, et le malaise arrivait à être une angoisse terrible par l'effort insensé que je faisais pour écarter le dernier voile.

«Docteur! docteur! il a le transport!»

J'entendis cela au milieu d'un bruit qui ressemblait aux déchaînements de la mer. La conscience me revint si nette pour un instant que j'eus peur d'avoir dit mon secret.

Puis naquit en moi un doute qui indiquait plus de lucidité encore, je me demandai si j'avais un secret.

Toute ma fièvre me répondit d'une voix qui m'ébranla le cerveau:

«Annette Laïs! Annette Laïs!»

«Il court après un papillon, dans son délire, dit ma cousine d'un ton de sincère chagrin, il voit des guirlandes de roses, il fait pitié!»

Une main me tâtait le pouls.

«Cent-quarante! déclara le docteur. Il dormirait tranquillement si vous ne lui aviez pas donné à manger.

– Cent-quarante, c'est une fièvre…

– Oh! de cheval! Mais je ne vois aucun symptôme sérieux. Vous savez que le mariage de la duchesse est décidé?

– Avec M. de Maletord?

– Du tout! rupture! La Martini a fait des infamies. On a su le découvert de Maletord chez ses agents de change: deux millions entre cinq. Vous souvenez-vous de ce gros Anglais à cheveux ardents, lord Harbourg? Il a hérité de la pairie de son oncle, le marquis de Winterbury. Une fortune folle. La duchesse passe par dessus la couleur, et Maletord se contente en disant: «Rouge gagne!»

Je constate, à la louange de ma cousine, que ce mot charmant ne la fit pas rire.

«Ses mains sont du feu! dit-elle.

– Cent quarante. Je vais mettre la chaîne électrique à son mollet. Vous ne m'avez pas seulement demandé des nouvelles du quatuor!

– Voyez-vous du danger?

– On ne peut jamais savoir. Rien de curieux pour le moment. Fièvre nerveuse. Cossmann était là. C'est étonnant comme il comprend la médecine. On devrait faire un cours de violoncelle à la Clinique, voilà longtemps que je le dis. Mais ai-je rêvé que vous aviez été hier au théâtre Beaumarchais?

– Non.

– Et vous ne m'avez pas dit l'accident?

– Quel accident?

– La petite à qui M. de Kervigné s'intéresse…

– Annette Laïs?

– Un nom de prédestinée! Elle passe en ange au dernier acte, ou en papillon, ou en âme, je ne sais pas… enfin, elle est censée voltiger à quatre mètres du sol. Le fil de fer a rompu…»

Je me levai tout droit.

«Eh! eh! fit le Josaphat. Un spasme! Va-t-il nous jouer quelque tour? Bigre!»

Ma cousine poussa un cri, et je n'entendis plus rien.

X.
LE FEU PREND A JOSAPHAT

Cette seconde syncope dura quelques minutes à peine. Le docteur Josaphat était en train de me poser sa chaîne électrique à la nuque, quand je repris mes sens.

«Voilà! dit-il avec l'entière bonne foi qui le caractérisait. Nous ne savons pas le premier mot de cette science nouvelle, et déjà nous opérons des miracles. Quand nous saurons, nous ne ferons plus que des sottises.»

Aurélie était penchée sur moi. Je la reconnus et je lui souris. Elle appuya ma main contre son cœur, à la grande édification de Josaphat.

«Pour vous finir, reprit le docteur, M. de Kervigné était là-bas auprès d'Annette comme vous êtes ici, en tout bien tout honneur. Ces petites ont la vie dure comme des chats. Elle en sera quitte pour une semaine ou deux de repos, ensuite de quoi elle recommencera.»

Je poussai un long soupir, dont Aurélie s'attribua le bénéfice, et je refermai les yeux. J'avais un moment de repos, presque de bien être. J'écoutai sans fatigue aucune le récit d'un petit scandale de la rue Saint Dominique, que le docteur débita avec beaucoup d'esprit. Il termina sa visite par la description d'un instrument à cordes qu'il avait inventé à ses heures de loisir et partit comme un trait pour voir le dernier acte de Guido, joué par tous les élèves de Ballanciel, à l'Ecole panharmonique. Le hautbois, nous dit-il, avait introduit dans l'accompagnement du finale un dessin fugué d'après ses propres idées sur la juxtassonnance. Il promit de revenir le lendemain matin, à la première heure, pour voir s'il se serait produit dans mon état quelque changement curieux.

«Quel garçon! me dit cette bonne présidente, après l'avoir reconduit. Quel système! Tu dois te sentir un peu mieux. Il n'a pas d'inquiétudes du tout: il en a vu bien d'autres! Partout ailleurs que chez nous, tu ne l'aurais pas ainsi; car il refuse de vingt ou trente clients tous les jours. Mais il a de la sympathie pour moi: il m'a connue toute jeune femme et je le regarde presque comme un frère aîné.»

Le docteur Josaphat pouvait avoir trente ans. Ma cousine était évidemment sur cette pente heureuse où chaque jour vous rajeunit de vingt-quatre heures. La fantaisie, à cet égard, n'a pas de bornes. Ma cousine remontait en triomphe vers son adolescence. Elle attendait la cinquantaine pour s'avouer mineure. C'est là une façon de tomber en enfance que tout le monde connaît, mais qui étonne toujours.

Il ne faut pas croire que le docteur Josaphat fût un ignorant ou même un charlatan, condition qui n'est pas exclusive de la science. Il savait beaucoup, il était fort intelligent et assez honnête homme. Seulement, il ne croyait pas à la médecine, partageant à cet égard l'opinion de l'immense majorité des médecins. Le scepticisme se traduit de différentes manières. Le docteur Josaphat avait conservé un petit bout de foi à l'influence personnelle de l'homme sain sur le malade et il usait de cette influence comme il pouvait, loyalement, parfois en vain, parfois avec bonheur.

Comme il avait mis de côté toute pharmacie, il épargnait à ses pratiques les maladies médicamenteuses, ce qui est énorme et produisait souvent, en laissant agir la force vitale, des cures qui tenaient du miracle. On est tellement habitué, en effet, à voir certaines affections traitées avec talent selon la rigueur des enseignements de l'école, se terminer par la mort, qu'il y a miracle, véritable miracle de clémence à permettre la guérison.

Le docteur Josaphat prétendait que le miracle consistait uniquement à ne pas poignarder en ce cas le patient avec une lancette ou à ne point placer près de son lit une garde armée de fioles, pour y jouer en toute charité le rôle important que la Voisin remplissait, sous Louis XIV, avec tant de succès. Il disait que la Brinvilliers et Lucrèce Borgia d'un côté, Cartouche et Lacenaire de l'autre, avaient volé les rayons de leurs auréoles.

 

Pourquoi tant de bruit autour de ces noms illustres pour quelques saignées et quelques vomitifs? Sangrado, à lui tout seul et tel académicien pasteur d'un immense troupeau de sangsues, ont vidé plus de veines que la postérité entière de Cacus. Il ajoutait mille autres choses qui me semblaient plausibles, mais que je ne voudrais point répéter, profane que je suis, dans la crainte de nuire à l'industrie respectée de MM. les apothicaires. En somme, la médecine est une grande chose: le bronze d'Esculape fait l'ornement d'une foule de cheminées, et j'ai vu, sur nombre de pendules, Hippocrate refusant les présents d'Artaxercès.

Le docteur Josaphat était un original. Il inventait des épinettes et rêvait tout éveillé de la juxtasonnance qui est pure chinoiserie. Il fabriquait des chaînes galvaniques et d'autres curiosités. C'était peut-être un fou. On m'a dit qu'il avait escaladé l'académie. Je crois plutôt que les sangsues l'auront vidé.

Moi, j'avais une belle et bonne fièvre cérébrale. Je ne sais pas si la chaîne électrique me fit du bien; je reste persuadé qu'elle ne me fit aucun mal. Pendant neuf jours que durèrent les accès, le docteur me visita le matin et le soir. Tout en changeant la chaîne de place, selon les progrès de mon mal ou selon le vent de sa fantaisie, il racontait. Les premiers jours, ses récits n'étaient pour moi qu'un bourdonnement confus; je sentis que j'étais sauvé quand je compris ses commérages.

Au moment où mon intelligence s'éveilla je me souviens qu'il disait en me tâtant le pouls:

«Il n'y a point de toile si serrée où l'on ne puisse introduire quelques fils. C'est la juxtasonnance. Et néanmoins la juxtasonnance est encore autre chose: elle donne trois séries d'accords dans toute gamme: introduisez les tiers de ton qui sont en usage dans quelques musiques des pays d'Asie, et la juxtasonnance arrive à des résultats prodigieux. J'ai passé des fils dans le quatuor en ré de Haydn, et mon instrument est particulièrement propre à rendre ces nuances. Je ne trouve pas d'exécutants. Mes meilleurs amis me rient au nez. C'est toujours l'histoire de la médecine, où tout système est un assassinat avant de devenir le salut de l'humanité. Prenez l'accord que vous appelez parfait, je ne sais pourquoi; décomposez les cinq demi-tons de chaque tierce en sept tiers de tons, plus un demi-tiers ou sixième de ton…

– Le pouls? l'interrompit ma cousine.

– Eh! madame, le pouls lui-même vous démontre la divisibilité infinie des nuances, c'est votre oreille qui manque de finesse. Vous arriveriez par l'éducation à percevoir des vingtièmes de ton. Nous avons cent dix, et le docteur Josaphat n'a pas besoin de montre à secondes pour vous affirmer cela. Je prétends qu'un sens vierge, convenablement entraîné, comme disent les Anglais, diviserait, au tact, les secondes en soixante tierces. Il y a peut-être dans la nature des infusoires pour qui les tierces sont des années et les secondes des siècles. Nous ne jouissons de rien: notre domaine nous échappe; la juxtasonnance n'est qu'un pas très timide vers la conquête légitime de l'inconnu. Le jeune homme va bien; il sera sur ses pieds dans trois jours, et comme il n'a absorbé aucune substance hostile, il échappera à cette épouvantable maladie qu'on appelle convalescence.»

Ma cousine m'embrassa. Il y avait des larmes dans ses yeux.

– A-t-il sa connaissance? demanda-t-elle.

– Qu'entendez-vous par là? La jouissance du monde extérieur? S'il ne l'a pas il va l'avoir. Mais il n'a jamais manqué de connaissance. La fièvre, considérée au point de vue métaphysique, présente des particularités très curieuses. On pourrait dire que c'est un travail désespéré qui poursuit le jour dans la nuit ou un objet quelconque dans le vide; pour préciser: une chasse pleine de lassitude où l'on court après le mot d'une insoluble charade. Loin d'être absentes, les facultés intellectuelles sont prodigieusement surexcitées. J'ai trouvé la juxtasonnance pendant ma fièvre catharale. D'autres, au lieu de chercher, reviennent vers une idée ou vers un fait accompli qui les a frappés vivement. Ils n'essayent pas de percer l'avenir, ils tâchent de voir le passé autrement mieux qu'ils ne l'ont pu distinguer jusqu'alors. De telle sorte que la physionomie métaphysique de la fièvre est un point fixé et douloureux, contre lequel l'intelligence s'acharne, un point noir, si vous voulez, qu'on veut éclairer de la lumière qu'on n'a pas. Demandez au petit Breton si, pendant ces six jours, il n'a pas constamment soulevé un lourd marteau qui, constamment aussi, lui retombait tout juste au même endroit du crâne.»

J'éprouvai comme une réminiscence aiguë de ma douleur, tant cette définition était juste.

«Et comme la fièvre cérébrale, continua Josaphat, est compliquée ici d'une affection nerveuse très accentuée, la manie, car c'est probablement une manie temporaire, a dû être terrible.

– Ah! je me doute bien de ce qu'était son idée fixe! soupira ma cousine.

– Question extra-médicale, belle dame. Mais je suis bien sûr que l'idée fixe de la petite sauterelle du théâtre Beaumarchais n'était pas M. le président de Kervigné.

– A propos, demanda ma cousine, qu'a-t-elle eu cette Annette Laïs?

– Une fièvre cérébrale, tout comme notre jeune ami.

– Et sa situation?..

– La même que celle du chevalier. Ou eût dit le même pouls.

– Où donc allez-vous la voir?

– Mais, chez son père. Son père est un tigre pour l'honneur!»

Ma cousine éclata de rire. Son rire ne me blessa pas du tout. Je faisais grande attention, cependant, à ce que disait le docteur.

«Parbleu! s'écria-t-il en tirant sa montre, je vais manquer l'audition de la Squarciafico, chez Tamburini. Elle demande cent mille francs, les feux et le congé pour son contre-ut et ses roulades dans le grave. Faites taire le petit, s'il veut parler. A ce soir.»

Ma cousine s'établit près de moi avec un livre. Elle m'avait veillé comme une sœur de charité. Je n'avais aucune envie de lui parler. Ma pensée n'était pas confuse, je sentais plutôt ma cervelle vide comme une coquille d'œuf. Ma préoccupation était de savoir exactement et clairement quelle avait été mon idée fixe. C'était me pencher au-dessus du vertige d'où je sortais à peine.

Aussitôt que mes regards plongèrent là-dedans je fus entraîné et précipité. La réponse à ma question imprudente fut l'idée fixe elle-même qui revint torturer mon cerveau.

Je sus du moins ce qu'elle était, car je gardais la possibilité de raisonner. Mon idée fixe avait été merveilleusement définie par ce fou de docteur Josaphat. Cet homme là devait vivre avec des idées fixes. La mienne consistait en un effort extravagant et patient dirigé vers ce but impossible: revoir ce que je n'avais pas vu.

Je cherchais tout uniment le visage d'Annette Laïs, ses traits, son sourire, au milieu de cette giboulée de fleurs qui tourbillonnait dans ma mémoire. Je n'avais vu qu'une ombre; qui était un papillon, perdu dans un brouillard de gaze; je voulais la femme, je la voulais belle comme les invraisemblances de mon rêve; je la voulais éblouissante comme les rayons de ma féerie.

Peut-on dire que je l'aimais alors? J'avais entendu sans colère ni dépit, la dernière comme la première fois, les paroles méprisantes du docteur Josaphat. Rien en moi ne se révoltait pour défendre Annette Laïs insultée. Il est évident que je ne l'aimais pas.

Mais alors à quel ordre de sentiments rattacher l'obstination de ma pensée qui allait vers le même objet toujours, entêtée et patiente comme le son de cloche qui, dans ma tête, répétait le nom d'Annette Laïs?

Je suppose que c'était ma fièvre, rien que ma fièvre, et que ma fièvre, pour employer la langue du savant Josaphat, était un des prodromes de cet amour foudroyant qui allait être toute ma vie; car je n'ai fait que cela en ma vie: aimer Annette Laïs!

J'eus deux visites: Laroche et M. de Kervigné.

Dès que Laroche entra, ma cousine mit un doigt sur sa bouche et lui dit:

«Attention à toi, Roro! le chevalier a sa connaissance.»

Laroche vint jusqu'à mon lit et m'examina. Je tenais les yeux fermés.

«Madame la vicomtesse se fatigue beaucoup,» prononça-t-il d'un ton respectueux.