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Annette Laïs

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«Il est charmant!» déclarèrent toutes ces dames.

Je ne sais pas ce que Bel-Œil aurait donné à cette heure pour filer un roman, traduit de l'allemand, avec un cœur sensible. Son petit zieu et son grand zieu peignaient la langueur de son âme. Elles sont bien à plaindre, ces tendres natures. Au moins, Nougat aimait ce qui ne lui résistait point.

A la fin de sa chanson, mon oncle Bélébon, couvert d'applaudissements, réclama le silence d'un geste à la fois noble et gracieux.

«Voici la vingt-deuxième fois, dit-il en homme sûr de son succès, remarquez ce nombre, marquis, mon neveu, vingt-deux, les deux pigeons! voici la vingt-deuxième fois que nous fêtons la naissance de Vénus, à qui cet oiseau était consacré par la fable. Il y a vingt-deux ans, tu étais un brin d'amour, madame, et Kervigné, ah! le polisson!»

Ici, bravos et rires.

«… Ah! le polisson! le p, p, p, p, p-polisson! (Explosion de gaieté.) Il y a vingt-deux ans, les deux pigeons étaient mariés depuis quatre printemps. Mon neveu Gérard avait l'âge de Charlot, cher ange.

– Cha'ot s'embête! proclama ici mon neveu distinctement.

– Quel amour!

– Où va-t-il chercher ces choses-là? dit ma mère en pleurant de joie.

– Cha'ot veut monter sur la table, ajouta l'amour.

On l'y mit aussitôt et il cassa du premier pas trois verres et une bouteille.

«Il fera des siennes comme son grand-père!» s'écria mon oncle Bélébon qui ne savait à quoi raccrocher son discours.

Julie bâillait, pauvre femme; elle regrettait en outre pour son ménage tous ces objets cassés. Mon beau-frère le marquis peignait la résignation. Quand il venait chez nous, il était décidé à tout: c'était le roi des gendres.

«Ecoutez papa! cria Vincent Bélébon comme braient les ânes. Ecoutez papa, nom d'un cœur!

– Vous voyez bien que le garçon n'est pas sans intelligence! dit mon oncle tout attendri. Pour en revenir, Vénus et l'amour… les ris et les grâces… les deux pigeons et l'occasion de cette date qui est gravée dans tous les cœurs… Je propose la santé…

– Des deux pigeons? l'interrompit ma tante Renotte

– Saperbleure! décida mon père, je t'ai vu bon, mon oncle, mais pas aujourd'hui.»

Tonton Bélébon se rassit consterné. Les verres se choquaient tout de même. Ma tante Renotte me tira les cheveux par derrière et me demanda:

«Veux-tu partir, oui ou non, ma chatte?

– Oui,» répondis-je.

Sa voix de stentor couvrit aussitôt le brouhaha général.

«Regarde un peu voir par ici, monsieur de Kervigné, dit-elle, nous avons à te causer. René veut partir après-demain matin pour aller chez son oncle de Paris.

– Saperbleure! s'écria mon père qui était sincèrement échauffe, ça m'est bien égal!

Ma sœur la marquise se pinça les lèvres; elle n'avait pas grande idée de moi. Mon oncle Bélébon haussa les épaules et dit:

«Celui-là dans la capitale! Il manque donc de badauds là-bas?»

Ma mère lâcha les deux petits et me regarda étonnée. Elle avait par hasard entendu.

«Toi, fils René, tu veux partir!» murmura-t-elle.

Sa voix, plus émue que je ne l'aurais espéré, fut couverte par celle de mes deux tantes, qui crièrent à la fois, savoir, Bel-Œil:

«Le bonheur n'est pas au sein des villes!»

Et Nougat:

«En route, mauvaise troupe!»

Mon père ajouta:

«Messieurs et dames, redîner demain pour le départ du chevalier! Bon appétit, bonne conscience, saperbleure! Il ne faut pas que le garçon nous quitte comme un enfant trouvé! Viens m'embrasser, mon bonhomme, et qu'on serve le café chaud!»

III.
DERNIERE MATINEE

Je m'endormis, ce soir-là, sans avoir pris la peine de m'interroger moi-même. Mon sommeil fut agité, quoique je ne me fusse point départi de ma sobriété ordinaire. Je m'éveillai rompu avec un mal de tête qui m'aveuglait. Je voulus descendre au jardin; la vue des vieux grands arbres de notre petit bosquet me mit des larmes dans les yeux. Je remontai; on faisait ma chambre et je fus obligé de me réfugier au salon. Il est certain qu'il ne m'était jamais arrivé de regarder attentivement les portraits de famille dont le cordon régnait au-dessus des lambris. Notre salon était vaste; il y avait une douzaine de grands portraits, pour le moins, sans compter les miniatures pendues des deux côtés de la cheminée. Ce n'étaient point des toiles magistrales, mais la plupart d'entre elles étaient peintes dans ce sentiment naïf qui fait préjuger la ressemblance et dire: Ce devait être cela. Il y avait trois officiers généraux, dont l'un était bardé de fer, deux paisibles visages encadrés dans de vastes perruques et une tête mélancolique coiffée à la Mirabeau. Cette tête était tombée sous la Terreur. Les dames, malgré la différence des costumes et des coiffures, avaient toutes un air de famille, ce qui tenait à l'uniformité de la pose souriante qu'elles avaient choisie. Elles se présentaient de trois quarts, une main à l'éventail, l'autre attachant une rose au corsage; une seule, sans doute la compagne du chevalier bardé de fer, tenait un faucon sur le poing.

Je restai longtemps à regarder cela. Très longtemps. J'éprouvais deux sentiments inconciliables et dont la réunion est une des bizarreries de l'esprit humain: ce cordon d'aïeux qu'il me semblait n'avoir jamais vu, tant chaque figure et chaque costume me découvrait aujourd'hui de détails inconnus, prenait une voix et me disait:

«Tu vas donc t'en aller, René, mon ami, tu vas donc t'en aller!»

La veille, j'aurais pu passer toute la journée en compagnie de ces dignes seigneurs et de ces vénérables dames sans avoir même la fantaisie de les regarder; mais il est certain qu'aujourd'hui tous leurs yeux étaient fixés sur moi. Quand je bougeais, toutes leurs prunelles me suivaient. Il y avait autour de ces lèvres dont le vermillon avait coulé, de vagues et mélancoliques sourires; la pensée me vint que les aïeules allaient me tendre leurs roses fanées comme on donne un souvenir à celui qui s'en va.

Je regardais ces tableaux pour la première fois, et pour la première fois ils me parlaient.

Le salon avait un ameublement d'acajou dont les formes roides et carrées rappelaient le style impérial. Je me souvenais quelle fête ç'avait été quand on avait recouvert les fauteuils et le canapé en velours d'Utrecht jaune, à l'occasion de la première communion de Julie. J'étais tout petit enfant alors, mais ces dates restent dans la mémoire. Depuis lors, bien qu'il y eût douze ans écoulés, on disait toujours «le meuble neuf,» et, sauf aux grandes occasions, on n'en voyait jamais que les housses. La veille, on avait enlevé les housses pour le jour de la naissance de Julie; le meuble neuf me sauta aux yeux, et ce fut comme si une voix m'eût raconté en un seul mot toute l'histoire de mon enfance. Je n'avais pas été gâté, en ce sens que les caresses allaient toutes à mon frère ou à ma sœur, mais j'en étais encore à savoir ce que c'était qu'un mauvais traitement. Mon père et ma mère étaient de bonnes gens. Vers ma onzième année, j'avais eu la maladie de langueur et je me souvenais bien qu'ils échangeaient des regards tristes en me suivant à la dérobée. Ils m'aimaient. Le fauteuil où mon père s'asseyait d'habitude me l'affirma ce matin avec tant de soudaine énergie, que j'en eus le cœur serré.

Le salon n'avait pas encore été balayé, parce qu'on s'était couché tard la veille. Il y avait autour de la chaise basse de ma mère, à droite de la cheminée, des débris de rubans. Charlot et Mimi, les deux chers anges, s'étaient amusés à ravager son bonnet fleuri, pendant qu'elle se payait en baisers la dévastation de sa coiffure. Je ramassai les rubans, je les baisai et je pleurai. Ce n'était guère ma nature. En tête des choses qui amollissent le cœur, il faut placer l'idée d'une séparation prochaine. Je n'aurais pas su dire pourquoi je pleurais.

Joson Michais, notre rustique valet de chambre, ôta ses sabots à la porte et entra pieds nus, son plumeau sous le bras.

«Quoique ça, me dit-il en français de Vannes, avec sa voix qui cassait les vitres, vous allez donc dans c'te grand bourg là-bâs, où n'y a point de bon Dieu, monsieur el chevâlier?»

Joson Michais parlait breton quand il était de belle humeur. Je fis de vains efforts pour lui répondre.

«Ma mère est-elle levée? demandai-je.

– Quoique câ, non, répliqua-t-il. Vous avez l'air fâilli, à ce mâtin, monsieur el chevâlier… Mais il faut qu'il soit grand tout de même eç'Paris pour y bouter tous les Bretons ed' pâr chez nous qui s'y départent ed'puis el' jour de l'an jusqu'à la Saint-Sylvestre! Bonjour à vous, mais quoique çâ, j'irais d'avec vous vâlet, s'il vous en faut, je ne mens point.

– A Paris, Joson, repartis-je, je n'aurai pas besoin de valet.

– Quoique çâ!.. C'était l'idée ed' voir du pays, pas vrai, monsieur el chevâlier? Mâdame m'a dit comme çâ que je vous dise qu'â m'a dit de vous dire d'y monter chez elle tout à persent, je ne mens point.»

J'eus un tremblement comme si le froid m'eût saisi tout à coup. Joson se mit à épousseter, parce que le pas lent et lourd de mon père se faisait entendre sous le vestibule. Je ne me rappelais point l'avoir vu levé de si bonne heure.

«As-tu bien dormi, chevalier? me demanda-t-il de sa belle voix de basse-taille. J'ai pensé à toi cette nuit, poursuivit-il en éloignant du geste notre brave valet. Embrasse-moi. Te voilà beau garçon, ma parole, et la Renotte a raison. Elle pourrait bien t'avantager, sais-tu, bonhomme? Nous n'y verrions point de mal. Les deux autres ont tiré sur nous un petit peu: ça ne peut pas être autrement; les premiers venus ont les bons morceaux. Saperbleure! la loi a beau chanter; j'ai oublié tout mon latin de collége, excepté tarde venientibus ossa. Bon appétit, bonne conscience! Arrive à l'heure si tu veux ta part du potage. Ceci est un conseil, mais tu auras de nous autre chose que des conseils; nous t'aimons autant que les autres. Je regrette maintenant de ne pas t'avoir mis l'habit d'aspirant sur le dos. Tu aurais été capitaine de vaisseau quand Gérard sera général. Le diable, c'est l'argent. Mon gendre le marquis a de belles espérances qui ne sont pas de la monnaie. Quand le choléra-morbus aura passé deux ou trois fois sur le Morbihan, mon gendre le marquis aura peut-être des rentes. Viens çà, chevalier.»

 

Il me prit la tête à deux mains brusquement et m'embrassa comme il ne l'avait fait de sa vie.

«Si je savais vous causer du chagrin en partant, mon père, dis-je avec une entière bonne foi, je resterais.

– Du chagrin, répéta-t-il, oui et non. Te voilà qui prends des airs de notre Gérard. C'est sûr que tu étais plus à nous que les autres et que nous allons rester seuls. Mais les innocents voient souvent plus juste que ces grands esprits comme l'oncle Bélébon. Renotte a dit vrai; à dix-neuf ans, il faut faire quelque chose… Mangerais-tu bien un morceau, toi, bonhomme?

– Je n'ai pas faim, mon père, répondis-je.

– Souviens-toi d'une chose. J'ai pris des renseignements. A Paris, ils ne font que deux repas: c'est malsain tout plein. Quand l'estomac travaille à vide, ça le délabre en rien de temps… Joson! Joson Michais, méchant matelot! Une beurrée et un verre de madère! Comment va ta vieille mère Scholastique? Du bois mort, hein? Prends une bouteille de bordeaux à la cave, une poule où tu voudras, et qu'elle fasse un bouillon rouge… – Oui, oui, mârci, mârci. – On te dit: Une beurrée, limace! Tu devrais être revenu! Et ne lèche pas mon madère.»

J'écoutais les larmes aux yeux. Aujourd'hui ma paupière semblait avoir besoin de larmes. C'était pour mon père comme pour les portraits des ancêtres: il me semblait que mon regard pénétrait pour la première fois dans ce naïf et bon cœur.

Il dévora sa beurrée de pain de seigle. Son appétit même m'attendrissait. En admettant pour vraie cette fameuse maxime: Bon appétit, bonne conscience, quelle conscience il avait, mon père!

«Tu conçois bien, reprit-il la bouche pleine, les gens qui ne marchent pas assez deviennent podagres. Il ne faut pas endormir l'estomac. Dis donc, mon gaillard! tu as entendu chanter par-ci par-là que ton frère Gérard faisait des siennes. C'est bon dans le militaire. Une graine de magistrat doit vivre en Caton… et, d'ailleurs, ton frère Gérard savait de bonne heure ce que parler veut dire. Toi, tu es un peu simplet pour ton âge. Tu serais capable de t'attacher et ça ne vaut pas le diable. Fais attention à ceci: depuis Guy de Kervigné, chevalier, seigneur de Quesnoy, qui était avec Alain Fergent à la croisade, il n'y a pas eu un seul exemple de mésalliance dans notre maison!»

Ceci fut dit d'un ton grave que mon père ne prenait point d'habitude. Je m'inclinai en souriant.

«Ma parole! ma parole! murmura-t-il. Notre Gérard était ainsi voilà cinq ans. Mais j'y pense, ta mère veut te voir, et je te préviens qu'elle n'est pas de bonne humeur, à cause des cinquante louis. Ces diables d'officiers! Enfin, les petits de son marquis n'ont pas encore manqué, je suppose… Monte, mon bonhomme, et dis à ta maman de ne pas se faire attendre pour le déjeuner.»

Il m'embrassa sur les deux joues, me promettant de me donner plus tard une grande quantité d'autres bons conseils.

Ma mère était couchée encore quand j'entrai dans sa chambre. Elle s'était même rendormie d'un sommeil léger en m'attendant. Il y avait chez ma mère des jouets dans tous les coins, des bonbons sur tous les meubles. C'était le paradis des petits. Le bruit de mon pas l'éveilla. Elle me dit avec un bon sourire:

«Le pauvre Cha'ot a mal digéré son dîner d'hier, et la petite Mimi fait des dents. A-t-il bien les yeux de son père, ce Cha'ot! Et les drôles de petites idées! Avant le dîner, il disait: «Cha'ot manger carafe!» Je voulais te parler, René, pour ton grand voyage, puisque c'est bien décidé. On dit qu'il y a rue Saint-Roch un remède contre les vers. Achète-m'en six paquets avec l'instruction détaillée. Est-ce étonnant que tous les enfants aient des vers! Voyons! assieds-toi, et causons.»

Pour m'asseoir, je fus obligé de déplacer deux polichinelles et trois tambours.

«Cela te fait-il du chagrin de nous quitter, René?» me demanda ma mère dont la main caressante glissa dans mes cheveux.

Mes yeux mouillés lui répondirent.

«Tu es un bon et cher enfant, reprit-elle. Tu vas bien nous manquer! Je ne sais pas de qui tu tiens cette lenteur d'esprit, cette paresse… mais tu as un excellent cœur! On ne peut pas être un sot avec des yeux comme les tiens. Prends seulement de l'expérience et fais-toi au travail. La magistrature est une belle carrière. Pendant que j'y pense, achète-moi aussi une douzaine de hochets à la guimauve pour les dents de Mimi. Cela se vend passage Colbert. Il paraît qu'on fait des corsets mécaniques qui soutiennent la taille des petits garçons. Je ne demande pour Charlot que la taille de son père. Tu es gentil, quand tu veux, René, il faut te faire aimer de la présidente. Il y a des choses qui font bien venir. Dis-lui que nous parlons souvent d'elle. Je comptais lui écrire, mais je n'aurai pas le temps, parce que les petits passeront la journée ici. Ah çà! tu n'es pas une jeune fille, et je veux te parler la bouche ouverte. Paris est un lieu dangereux. Ton frère Gérard y a mené une fort mauvaise conduite. Ah! Il ne faut pas m'en vouloir si je me console avec les enfants de Julie! J'espère que tu suivras une tout autre route, toi. Si tu te comportais comme Gérard…

– Il me semble, l'interrompis-je, car j'avais pour mon frère l'officier une sincère affection, il me semble que Gérard a été beaucoup moins loin que M. le marquis de Tréfontaines.»

Elle sourit avec complaisance.

«Il en a eu, celui-là, une jeunesse!» murmura-t-elle.

Mais c'était purement de l'admiration, sans mélange aucun de censure ou de blâme.

«Ce n'est pas la même chose, reprit-elle. Le marquis a tant de distinction! Je ne peux t'expliquer cela, parce que tu n'es pas à la hauteur, mais c'est bien différent. Gérard m'a vieillie de dix ans, songe à cela, mon René; chaque fois que tu seras pour faire une faute, dis-toi dans ta conscience: «Cela retombera sur le cœur de ma mère.»

Je ne peux exprimer à quel point cette dernière parole me frappa. L'impression fut si forte qu'elle résista à ce qui suivit.

«Je ne te dis pas de vivre comme un moine, reprit en effet ma mère. Dans le monde, il arrive des cas… Enfin, tu verras bien: on dit qu'à Paris, chacun fait ce qu'il veut et que les dames entreprennent volontiers l'éducation des jeunes gens en tout bien tout honneur. Quand tu te dégourdirais un peu avec des personnes de ta sorte, je n'y verrais pas grand mal…

»Seigneur Jésus!» s'interrompit-elle, je bavarde, et j'allais oublier le principal! Deux chaînes magnéto-sympathiques contre les convulsions du premier âge. C'est annoncé dans notre journal, et notre journal n'est pas comme les autres qui annoncent au hasard. Il ne recommande que les bonnes choses. C'est un journal de confiance.

»Deux chaînes, reprit ma mère vivement, parce qu'un pas se faisait entendre dans l'escalier, deux bonnes, choisis-les, et l'instruction. Ecoute-moi bien: six pots de pommade pour la gourme, pharmacie Bayard; un bourrelet en caoutchouc chez le bandagiste de la cour. Attends: j'ai pourtant réfléchi à cela toute la nuit. Prends des notes. Une poupée qui dit papa et maman, si ce n'est pas trop cher. Deux flacons d'eau à teindre les moustaches: ce n'est pas pour mon gendre, au moins! Un petit costume de Turc, à la taille de Charlot: nous allons prendre la mesure. Nous parlerons aussi à Julie pour la dent qu'elle a de moins. En outre…

– Ah! Bébelle! l'interrompit ma tante Nougat, qui arrivait échevelée, quelle nuit! Je ne mangerai plus jamais de fricandeau! C'est le fricandeau qui m'a fait mal… René, mon neveu, que cet exemple vous profite, il ne suffit pas d'être sobre, il faut choisir ses mets… Bébelle, pour déjeuner, je voudrais quelque chose à la tartare, ça me remettrait le cœur.

– Nous recauserons plus tard,» me dit ma mère.

Ma tante Bel-Œil, qui venait d'entrer aussi, passait tout doucement son bras sous le mien et m'entraînait dans une embrasure.

Bel-Œil manquait de charme en négligé du matin. A l'endroit où le profil de la poitrine rebondit d'ordinaire sous le léger fichu, je voyais un objet carré dont les angles piquaient l'étoffe de sa robe de chambre. Pour employer l'expression de ma tante Nougat, ma tante Bel-Œil était plate comme une ardoise.

Cette saillie néanmoins ne m'étonna pas longtemps, car Bel-Œil me la mit discrètement dans la main, sous la forme d'un volume in-8o, orné de quatre lithographies.

«Chevalier, me dit-elle, tu as l'âme sensible. Je ne puis de vive voix t'énumérer les malheurs qui attendent les personnes à qui la divinité fit ce présent sublime, mais funeste. Lis cet ouvrage où sont retracées les infortunes d'un adolescent de Carlsruhe, dont le cœur s'était enflammé pour une princesse de Weimar. Ah! mon ami, puisse ce récit t'instruire en t'arrachant de douces larmes. L'amour, vois-tu, quand ses feux ne s'allument pas sous l'influence d'un astre favorable…»

Elle fut interrompue par le cri d'admiration de ma mère, acclamant mon petit neveu qui avait dit:

«Cha'ot mal au ventre!

– La Bretagne est décidément au-dessous de vous? me demanda ma sœur la marquise avec un peu d'ironie.

– A table!» cria d'en bas mon père, pendant que la cloche sonnait.

L'oncle Bélébon me prit par l'oreille, disant:

«Allons! l'innocent! je n'ai jamais vu la capitale, mais je ne veux pas te laisser partir sans te mettre en garde contre les divers dangers qui y attendent les provinciaux inexpérimentés. Assois-toi près de moi à table, et tu vas voir si les Parisiens pourraient me faire prendre, à moi, des vessies pour des lanternes!»

IV.
CONSEILS ET RECOMMANDATIONS

Après le potage, l'oncle Bélébon reprit d'un ton de professeur:

«Il y a à Paris, sur le pont Neuf, diverses curiosités, attirant les badauds, autour de la statue de Henri IV. Tu ne sais pas grand'chose, chevalier, mais tu dois connaître l'histoire de la poule au pot. Elle est célèbre. Je t'engage à ne jamais passer sur le pont Neuf, qui est le rendez-vous des filous de toute sorte. Ils vous escamotent votre bourse en un clin d'œil, et vont jusqu'à couper les pans des redingotes, n'est-pas, marquis?

– Autrefois, murmura mon beau-frère.

– Mon neveu Tréfontaines, les gazettes en savent encore plus long que vous!

– La chose certaine, glissa Julie, qui vengeait toujours son mari, c'est qu'Henri IV est sur le pont Neuf.

– L'eau de la Seine donne des coliques, dit ma tante Kerfily-Nougat; il y a du plâtre dans le sucre et des cervelles de mouton dans le lait.

– C'était au mois d'août, commença Bel-Œil, par une de ces tièdes soirées qui… enfin il faisait très chaud. Un jeune homme à la physionomie intéressante se promenait sur le boulevard. Il était solitaire au milieu de la foule et perdu dans la poésie de ses rêves…»

Charlot poussa un long hurlement.

«Tu vas en avoir, mon trésor, tu vas en avoir! s'écria ma mère. Cet enfant n'est pas bien; on l'aura contrarié!

– Qu'est-ce qu'il veut? demanda mon père.

– Cha'ot sait pas, répondit mon neveu avec une colère sauvage.

– Tu vas l'avoir, mignon, tu vas l'avoir.

– Cha'ot veut pas l'avoir.

– Voyez s'il est raisonnable!

– Cha'ot veut…

– Tu l'auras.

– Cha'ot veut pas…

– Quel ange!

– Le jeune homme, poursuivit Bel-Œil, avait de longs cheveux incultes…

– Ils font le vin avec du bois de campêche! interrompit Nougat.

– Ah! ah! s'écria l'oncle Bélébon, personne ne nous en remontrera sur Paris. On n'a pas besoin d'aller à Paris pour le percer à jour! Achètes-tu une paire de bottes chez un cordonnier? Tu sors, chaussé comme un prince, mais, au bout de la rue, le talon te quitte, la semelle part, les tiges fondent et tu marches pieds nus dans six pouces de crotte, allez! C'était collé.

– Singulier pays! dit l'abbé Raffroy, bien que toutes ces anecdotes soient un peu exagérées.

– Saperbleure! dit mon père, je ne sais pas ce que sera le dîner, mais je déjeune avec plaisir.

– Il faudra prendre bien garde, mon pauvre René, chanta la voix moqueuse de ma sœur la marquise. Ne traverse jamais la rivière, ne mange pas de sucre, ne bois ni eau ni vin, ni lait, et fais venir tes escarpins de Landevan.

– Cha'ot veut pas! intercala mon neveu.

– Eh! eh! dit ce méchant drôle de Vincent à la tante Renotte: les escarpins de Landevan! C'est drôle! On vous arrange, vous, ici!»

La tante Renotte n'avait pas encore ouvert la bouche. Elle étendait son beurre sur son pain d'un air qui menaçait tempête.

 

«Le col de sa chemise, poursuivit Bel-Œil, acharnée à son histoire traduite de l'allemand, se rabattait négligemment sur sa cravate, dont le nœud révélait un grand dédain des petites choses…

– Et les bas de soie aussi collés! clama l'oncle Bélébon, et les chapeaux neufs dont le bord s'envole au vent!..

– Vole-au-Vent! applaudit Nougat. Bon, celui-là! Sers-nous du vole-au-vent, monsieur Kervigné!»

La table entière répéta: Vole-au-vent! vole-au-vent! et mon père, soulevant le couvercle en pâtisserie de celui qui fumait devant lui, l'offrit à l'oncle Bélébon en disant:

«Saperbleure! tu ne nous avais pas avertis! En voilà une sévère!

– Il est joli, approuva l'abbé Raffroy. Vole-au-Vent!

– Vole-au-Vent! dit mon beau-frère. Il est charmant!

– Ce jeune homme, continua Bel-Œil, enflant avec désespoir sa voix sourde, venait des libres champs de la Germanie et s'appelait Ethelred.

– Il m'en échappe comme cela, reprit l'oncle Bélébon qui triomphait avec modestie. Que voulez-vous? On n'est pas Parisien, mais on ne vient pas non plus de Landevan!

– Attrape!» gronda Vincent à l'oreille de la tante Renotte.

La tante Renotte ne dit mot.

«Est-ce vrai, mon neveu, demanda Nougat au marquis, qu'on sert les chats à Paris pour des lapins de garenne?

– Tout le monde le dit, chère tante.

– En avez-vous mangé?

– Je le crains.»

Il souriait, le malheureux don Juan. C'est celui-là qui payait cher les orages de sa jeunesse!

Bel-Œil le tira par la manche et lui dit en louchant de la façon la plus extravagante:

«Il y a dans ces noms allemands quelque chose qui fait vibrer l'âme, n'est-ce pas, mon neveu de Tréfontaines?

– Assurément, chère tante.

– Ah! que vous comprenez bien ces choses-là! Ethelred avait vingt ans. Victime d'une sensibilité exaltée, il passait dans la vie comme un pauvre exilé…

– Je croyais que c'était sur le boulevard qu'il passait, dit Nougat.

– Ouvre l'oreille, René! ordonna l'oncle Bélébon. Tu te promènes au Palais-Royal. Un mirliflor se jette dans tes bras et te presse sur son cœur en criant: Ce bon Kergaradec! ou ce bon Kerenflech! ou ce bon Penfunteniou! Tu lui dis: Connais pas. Il s'excuse, c'est une méprise; pas d'affront! Il file… cherche ta montre!

– Oui, dit Vincent, cherche ta montre!

– Hein! marquis? fit l'oncle Bélébon.

– Ah! dame, répondit mon beau-frère avec candeur, la montre fait comme les bords du chapeau.

– Elle vole au vent.

– On la vole au vent…

– Pire!.. pire que le chapeau!

– Vole-au-vampire!»

Ce fut une vaste acclamation. Mon départ était oublié. Vincent put se verser trois verres pleins de suite sans être vu. Nougat devenait folle de joie. Charlot, effrayé du brouhaha, se mit à pousser des cris de paon.

«Qu'y a-t-il donc? demanda ma mère.

– Vole-au-vampire! lui répondit-on. Ah! vole-au-vampire?

– L'oncle Bélébon est en veine!

– Il faudra empailler celui-là?

– M'écoutez-vous, monsieur de Tréfontaines? s'informa Bel-Œil.

– Certes, ma tante, répondit mon malheureux beau-frère.

– Ethelred avait aimé. Si jeune il connaissait déjà le désespoir. Son rêve remontait les pentes du passé au lieu de s'égarer dans les sentiers de l'avenir. Il se disait en lui-même: sensibilité du cœur! funeste présent! Dieux jaloux! pourquoi ne donnâtes-vous pas à mon âme la dureté du diamant et la froideur du marbre? Emeriska de Ludolphi! ta perfide image restera-t-elle éternellement gravée dans ma mémoire?

– René, mon petit, me cria l'oncle Bélébon, tu pourras répéter celui-là aux Kervigné de Paris. Je t'y autorise: il en vaut la peine. Mais nous ne sommes pas ici pour faire des calembours; on t'apprend ton Paris, tant mieux pour toi si tu profites. Les étourneaux comme toi ont l'habitude de laisser leur clef sur leur porte…

– Saperbleure! chevalier, dit mon père, voilà une chose importante: attention!

– C'est le matin. Tu dors ou tu ne dors pas. Un monsieur entre sans frapper, si tu ne dors pas, il te salue poliment, disant: «Est-ce que je ne suis pas chez M. Kerguifinec! Bien des pardons!» Si tu dors, il te dévalise de fond en comble…

– C'est la forêt de Bondy que ce Paris! dit l'abbé Raffroy.

– Mon histoire le prouve bien, riposta Bel-Œil avec une certaine aigreur, mais vous aimez mieux écouter des coq-à-l'âne. Ethelred allait plongé dans sa rêverie, et ce nom charmant, Emeriska de Ludolphi, tombait de ses lèvres… Tout à coup, il est accosté par une femme voilée, dont la taille et le port lui rappellent vaguement celle qui fut l'étoile polaire de sa jeune âme. Il s'arrête éperdu; il chancelle, il se refuse à en croire ses yeux. Qui êtes-vous? a-t-il encore la force de balbutier. Je suis, répond l'étrangère d'une voix douce et vague comme le son d'une harpe éolienne, je suis Emeriska de Ludolphi!»

On l'écoutait, cette fois. Il y a toujours un petit coin curieux dans les élucubrations allemandes. Mais ma tante Bel-Œil était comme ces poètes favoris qui n'écrivent pas pour divertir leurs lecteurs. Dès qu'elle vit qu'on l'écoutait elle se mit à loucher avec un terrible emportement, et, tirant de son gosier enrhumé des notes absolument insensées, elle s'écria:

«Maladie des âmes! bonheur et tristesse! amour, puisqu'il faut t'appeler par ton nom, à quoi n'exposes-tu pas les cœurs sensibles! Si le souverain juge qui tient les assises de l'univers permet à l'esprit du mal…

– Vol-au-vent-coulis! bravo! bravo! cria méchamment Nougat, à qui Bélébon parlait tout bas. Note aussi celui-là, chevalier, pour le dire aux Kervigné de Paris.

– Vol-au-vent-coulis? répéta mon père. Comprends pas.

– Tu vas saisir, répliqua l'oncle Bélébon. Un homme qui s'introduit chez toi le matin, par une porte entr'ouverte, ça fait un courant d'air. Je ne prétends pas qu'il vaille le vol-au-vampire, mais il n'est pas mal.»

Mon père eut un demi-sourire.

«Tu le fais revenir, dit-il, ton vol-au-vent…

– Tard!» interrompit l'oncle en clignant de l'œil à la ronde.

Avez-vous vu l'incendie éteint, soudain se rallumer? Il en fut ainsi pour le succès de mon oncle Bélébon, qui avait tout l'esprit de la famille. Nougat cria la première en un spasme admiratif:

«Il y est! Vol-au-vantard!»

Et toute la table, depuis l'infime Vincent jusqu'à l'abbé Raffroy, répéta en chœur:

«Vol-au-vantard!»

Que si quelqu'un demande quel sel latent, quelle malice cachée contenaient ces joyeusetés morbihanaises, je lui répondrai que je sais à Paris, centre et cœur des civilisations, des familles honorables où l'on se livre à des récréations du même genre. Tout le monde connaît la gaieté du régiment, ce pacte par lequel quinze cents braves s'engagent sous la foi des serments à rire de tel ou tel radotage. Pourvu qu'on rie en somme, il importe peu. Tant pis pour ceux qui ne rient pas: ma tante Renotte, par exemple, dont j'entendais la mauvaise humeur grommeler ses aparté à mon oreille, et ma tante Bel-Œil qui s'acharnait à son histoire sentimentale.

Mais comme ma bonne mère s'amusait avec Mimi et Charlot, et qu'elle était loin devant nous dans le sentier du plaisir!

«Sais-tu ce que c'est qu'un fiacre? me demanda brusquement l'oncle Bélébon, que son triomphe enflait. Tu es paresseux de ton corps, tu prendras des fiacres pour un oui ou pour un non, ou bien des omnibus. En omnibus, tu es auprès d'une belle dame; elle met la main à sa poche pour prendre un mouchoir; elle se trompe de poche et c'est ta bourse qu'elle ramène. Tu as une tabatière d'or, je suppose; tu l'ouvres; la belle dame te dit: «Permettez-vous, monsieur? – Trop heureux, madame.» En prenant sa prise, elle insère adroitement un cheveu dans la boîte; que tu refermes. C'est comme une truite piquée par l'hameçon. Elle tire sa ligne tout doucement, tout doucement, ta boîte vient… Ah! ce Paris!

– Ah! ce Paris! répéta le chœur.

– Seulement, dit l'abbé Raffroy, René ne prend pas de tabac.

– Détail! Il faut qu'il sache tout. J'arrive aux fiacres. Cocher! à l'hôtel du président de Kervigné, telle rue, tel numéro. C'est bien ça, hein, marquis?