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Annette Laïs

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XXVI.
MON FRÈRE GÉRARD

C'est assurément la plus joyeuse surprise que j'aie jamais éprouvée. Mon contentement fut augmenté de toute mon angoisse récente et je ne saurais dire sous quel aspect héroïque et charmant mon frère Gérard m'apparut. Il aimait son métier avec passion et quittait rarement le costume militaire; mais, en voyage, il se mettait à son aise et sacrifiait un peu à la fantaisie. Sa petite tenue n'appartenait à aucun grade; elle était simple, gracieuse et tout particulièrement coquette. J'ai parlé à propos de lui des colonels de M. Scribe. Moi, je les trouve fort jolis. Cependant mon frère Gérard ne leur ressemblait point. Il n'était ni pomponné ni musqué: c'était un prince artiste sous le harnais d'un lieutenant.

Il était jeune incroyablement. Depuis que l'armée française existe, jamais plus gracieux ni plus galant cavalier ne porta l'uniforme. Ce qu'il fallait aimer en lui, c'était l'élément soldat; il n'y avait rien dans toute sa personne qui n'appartînt au soldat. Son esprit, sa beauté, sa gaieté, sa bonté, tout était d'un soldat.

Mon Dieu, je ne crois pas être partial, et cependant, on voit au travers d'un prisme ceux qui ne font que passer. Pauvre cœur vaillant et charmant! Il a laissé dans mon souvenir l'empreinte gracieuse et vaillante d'une vision chevaleresque.

Je le reconnus d'un coup d'œil, bien que ses traits me fussent à peu près étrangers; je le reconnus indépendamment de son uniforme, auquel je ne fis d'abord aucune attention; je le reconnus à mon émotion même et au cher sourire de mon Annette, qui lui donnait son front à baiser.

Dès qu'il m'aperçut, ses yeux brillèrent.

«Ici, cadet! s'écria-t-il. As-tu bien eu l'audace d'aimer une jeune fille sans le consentement de ton aîné! Tu seras mis en pénitence!»

J'étais déjà dans ses bras. Il me prit la tête à deux mains et m'embrassa bruyamment. Puis il me tint à distance pour me regarder.

«Parbleu! grommela-t-il entre ses dents; parbleu j'étais bien sûr que ce vieux chat-huant de Bélébon mentait! Ce garçon-là a de la tête et du cœur!

– Une tête intelligente, dit Philippe.

– Et un bon cœur, ajouta M. Laïs.

– Et la Minette n'ajoute pas son mot! demanda Gérard.

– Je l'aime,» répondit Annette si fermement et si franchement que Gérard tressaillit.

Je vis comme un nuage passer sur son front. Il y avait de l'admiration, mais aussi de la pitié dans le regard qu'il jeta sur elle, et j'eus peur.

Mais il m'embrassa et je fus rassuré. Que pouvait-on craindre de ce noble et beau sourire?

«Il n'y a pas une heure que je suis ici, reprit-il, et j'en sais déjà plus long que toi, petit René. Te souviens-tu de l'oncle Kerfily?

– Vaguement, répondis-je.

– Le frère de Bel-Œil? Un vrai loup de mer, celui-là, qui faisait toujours taire le vieux Bélébon en l'appelant soldat marin. Eh bien! l'oncle Kerfily me racontait ses batailles. Il avait connu deux Laïs dans la guerre de Morée: un jeune héros…

– Mon frère Marcos! l'interrompit Philippe.

– Et un vaillant volontaire qui le couvrit de son corps pendant la fausse manœuvre de la Danaé, et qui reçut à sa place une blessure en pleine poitrine.

– Mon cher et bon père,» dit Annette.

M. Laïs ajouta avec son mélancolique sourire:

«Si j'avais oublié, ma blessure qui s'est rouverte me ferait souvenir.»

Gérard donna deux poignées de main, une à droite, l'autre à gauche.

«Tu vois, reprit-il, j'étais venu ici armé en guerre et me voilà cerné, enveloppé, réduit à capituler!»

Je déclare qu'en ce moment tous les obstacles avaient disparu pour moi. Je me tournai triomphant vers les Laïs et je m'écriai:

«Que vous avais-je dit!»

La figure de Gérard changea d'expression incontinent.

«Qu'est-ce qu'il vous avait dit? demanda-t-il à son tour.

Et, certes, les professeurs de déclamation théâtrale ne pourraient donner à la même question deux physionomies plus complétement opposées.

Ce fut comme si un seau d'eau froide eût tombé sur mon enthousiasme.

«René nous a dit, répliqua cependant M. Laïs, qu'il avait un bon père et une bonne mère…

– C'est vrai, jusque-là, l'interrompit Gérard.

– Et que l'un et l'autre consentiraient tôt ou tard à faire son bonheur.»

Gérard secoua la tête.

«Quoi! m'écriai-je, si notre père était assis à la place où tu es, tu crois qu'il n'éprouverait pas les mêmes sentiments que toi?

– Pas de questions indiscrètes, conscrit! me dit-il d'un ton qui me déplut absolument. Nous n'avons pas l'âge requis pour juger les papas ni les officiers.

– Voyons, mon frère, repartis-je en le couvrant de mon regard, vous êtes un homme du monde, vous savez le langage du monde. Pourquoi cet argot de caserne en présence d'une jeune personne qui, en définitive, sera Mme de Kervigné comme notre mère.

– Oh! je ne me plains pas!» s'écria Annette qui essaya de sourire.

Gérard pâlit visiblement.

«René, vous avez bien parlé, me dit-il après un court silence. On s'exprime mal, quand on a quelque chose à cacher. Je ne peux pas dire ici toute ma pensée.»

Les deux Laïs se levèrent à la fois; Gérard les retint.

«Que le diable m'emporte! s'écria-t-il cette fois de tout son cœur, c'est la première fois de ma vie que je joue ce rôle-là. Ai-je l'air d'un bien noir diplomate? Le petit m'a mis sens dessus dessous du premier coup. C'est lui le colonel et moi la recrue. Va, je ne t'en veux pas, René, mais je n'en suis pas plus à l'aise pour cela. Si j'étais vis-à-vis des gens du monde, je ne me gênerais pas, crois-le bien, mais on vaut mieux que le monde, ici, ou du moins telle est mon impression première. J'ai fait deux amis aujourd'hui: ce digne vieillard, ce brave jeune homme; j'ai vu la plus ravissante jeune fille qu'on puisse souhaiter d'appeler sa petite sœur; j'ai retrouvé un Kervigné de la bonne souche, et, vois-tu, quand je parle ainsi, moi, ce n'est pas mal. Eh bien! je ne suis pas content. Nous aurons du mal; j'aurais mieux aimé n'avoir qu'à tailler en plein bois pour te débarrasser d'une liaison indigne. A la maison, je te l'apprends si tu l'ignores, les vrais maîtres ne sont rien; c'est l'entourage qui pense et qui agit. Tout cela, Dieu sait comme! Regardez-moi bien tous: je suis un honnête garçon, et vous m'avez mis malgré moi de votre parti, mais…

– Point de mais, Gérard, mon bon frère! l'interrompis-je. Tu es leur gloire. Tu ne te doutes pas de ce que tu peux sur eux tous! Si tu es vraiment de notre parti…

– Je n'ai pas honte de vous demander votre appui, monsieur, dit le père, dont le fier visage était à peindre en ce moment.

– Vous m'avez appelé votre ami..» murmura Philippe.

Et Annette:

«Je vous aime tant, depuis que vous avez dit: Je souhaiterais celle-ci pour ma petite sœur!»

Je trouvais que c'était trop. J'avais honte et la colère me prenait. Je dis à Gérard:

«Sortons, et souviens-toi de ceci: contre nous, vous ne pouvez rien, sinon nous tuer tous les deux dans les bras l'un de l'autre.»

Il fronça le sourcil, mais son regard évita le mien.

Mon cœur bat en écrivant ces lignes, qui pour vous sont sans émotions. C'était une noble et tendre créature que ce beau soldat. Je l'accusais parce qu'il ne pouvait pas juger ma situation comme je la jugeais moi-même. Les Laïs, plus raisonnables et meilleurs que moi, ne s'irritaient point, quoique toute l'amertume du calice fût pour eux. Leur fierté n'était pas du même genre que la mienne. En de certains cas, leur fierté dépassait la mienne de cent coudées, mais elle n'était jamais de l'orgueil. La différence entre l'orgueil et la fierté, c'est que l'orgueil est sourd à la voix du cœur.

En eux, le cœur était tout. Je les ai vus toujours prêts au sacrifice.

Gérard consulta sa montre et reprit:

«Je n'ai pas tout dit, cependant! Mais qu'importe ce que je pourrais dire? Ce sont les faits qui parlent. Sortons, en effet, René: ils doivent maintenant nous attendre.

– Qui? demandai-je; mon père?

– Notre père et tous ceux qui sont venus à Paris pour toi.»

Avant de coiffer sa casquette militaire, il donna ses deux mains aux Laïs.

«Je suis content de vous avoir vus, dit-il. Peut-être ne me jugerez-vous jamais bien, car des événements se préparent qui vont nous séparer. Souvenez-vous de ceci: j'aime mon jeune frère de tout mon cœur! je vous aime non-seulement pour lui, mais pour vous-mêmes. J'ai fait une promesse à ceux qui vous attaquent aujourd'hui; votre cas est mauvais devant la loi; j'accomplirai ma promesse surtout pour vous sauvegarder contre la loi. Au revoir, et plus tôt que vous ne pensez!»

Il baisa galamment la main d'Annette et le regard qu'il lui jeta m'étonna jusqu'au trouble. Elle ne le vit point sans doute, car son sourire d'ange resta autour de ses lèvres.

Comme je passais le seuil, ils me dirent tous les trois:

«René, soyez prudent!

– Ah ça! m'écriai-je dès que Gérard et moi nous fûmes seuls, est-ce pour moi aussi, l'énigme? J'exige une explication.

– Ce sont de braves gens!» murmura mon frère qui était tout pensif.

Et il répéta plusieurs fois sans savoir qu'il parlait:

«Ce sont de braves gens! Ce sont de braves gens!

– L'énigme? s'interrompit-il brusquement. Elle est pour toi surtout, mon bonhomme! Vois-tu il y a du vrai dans ce qu'ils disent, là-bas: tu te casses le cou, c'est clair. Fais-moi l'amitié de me pardonner si je ne mets pas un habit noir et des gants blancs pour te parler. Tu m'as rappelé si sévèrement à mes devoirs d'homme du monde dans ce pauvre taudis…»

Je l'arrêtai net.

«Sommes-nous amis ou ennemis? demandai-je.

– Montons en voiture, me répondit-il. Dans deux heures d'ici, je ne jurerais pas que tu n'eusses envie de te couper la gorge avec moi!»

Je me sentais si parfaitement capable du fait, s'il essayait de se mettre entre Annette et moi, que le cœur me manqua.

 

«Au nom de Dieu, murmurai-je, ne plaisante pas avec cela, Gérard!

– Je te préviens pour ta gouverne, petit, répliqua-t-il en ouvrant la portière du fiacre, que j'ai envie de plaisanter comme d'aller me pendre!»

Il ajouta, en s'adressant au cocher:

«Palais-Royal, aux Frères-Provençaux!»

Il avait de la sueur aux tempes. J'essayai de prendre une de ses mains, il m'attira sur sa poitrine et m'embrassa. Je ne puis dire combien son émotion me navrait. J'y voyais une mortelle menace.

«Ce sont d'honnêtes et braves gens, répéta-t-il encore. Des gens distingués, sur ma foi! Et cette petite est tout uniment délicieuse! Tu n'en trouveras pas beaucoup dans la famille ni ailleurs pour t'aimer autant que moi, René. Je crois être un bon frère pour notre Julie, mais nos deux caractères ne s'emboîtent pas, parce que j'ai idée que ce monument en parfait état de conservation, M. le marquis, son mari, tout en me faisant bonne mine en face, me joue des tours par derrière. C'est un ancien bandit, et j'ai peur des ermites qui ont été diables. De tout temps, quand je songeais à notre maison, c'était toi qui étais entre mon père et ma mère. J'ai coûté beaucoup d'argent, là-bas; j'en sais à peu près le compte et je regarde que je te le dois, à toi, principalement, car notre sœur a eu pour le moins autant que moi. Je te le rendrai. Il est dans les nécessités de ma vie de faire un grand mariage. A quoi penses-tu, petit?

– Je pense, répondis-je, et je sentais ma voix très altérée, je pense qu'une lutte entre frères doit être quelque chose de terrible.

– Les Frères ennemis! s'écria-t-il d'un accent de gaieté qui sonna faux à mes oreilles. C'est une tragédie, ni plus ni moins! J'ai beau être colonel, je reste lieutenant par ma haine de la tragédie.»

Le fiacre allait cahotant aux environs de l'Hôtel-de-Ville. Je mis ma tête entre mes deux mains. Il y avait un vertige autour de mon cerveau.

«René, reprit-il très doucement, j'ai des choses à te dire. Si tu avais eu seulement deux ou trois ans de plus, j'aurais eu recours à toi demain. Nous ne dormirons pas beaucoup cette nuit: il faut que je te parle.»

Il ne s'agissait pas pour moi de ses confidences. Je le lui fis entendre avec rudesse.

«Certes, certes, murmura-t-il. Tu aimes véritablement. L'inquiétude te rend égoïste: je ne t'en veux point pour cela. Mais ils sont dans leur droit aussi, ceux qui te barrent la route d'une sottise. Rassemble un tribunal composé de dix mille personnes choisies par le hasard, et tu auras dix mille voix contre toi. Si tu savais prendre ton monde et jouer ta partie gaiement… Mais tu ne sauras pas, et malgré ce que j'ai vu, il y a dix à parier contre un que ce mariage est un trou dans lequel tu te jettes.

– Si tu les connaissais comme je les connais… repartis-je avec plus de calme, car j'étais heureux dès que je voyais jour à plaider ma cause.

– Je les connaîtrai! m'interrompit Gérard. J'agis pour toi bien plus encore que pour nos gens de Vannes. Et, cependant, c'est à eux que je l'ai promis. Mais, sois tranquille! si Vincent gagne la partie, je le fais mourir sous le bâton!»

A dater de ce moment, j'eus beau l'interroger, il ne me répondit plus.

Je me disais en moi-même: C'est bien! Il y a un complot. Je ferai sentinelle. Il faudra qu'on me passe sur le corps pour arriver jusqu'à eux!

Quand le fiacre s'arrêta dans la rue de Beaujolais, Gérard mit sa main sur mon épaule.

«Cette nuit, nous causerons, prononça-t-il tout bas, de toi et de moi. Les gens qui sont là-haut ne feront rien contre toi, ce soir. Tiens-toi en paix et tâche d'être bien avec tout le monde. Tu n'as là que deux ennemis. Si je le veux bien – et il se peut que je le veuille – demain soir, tu seras heureux. Ecoute bien: si je ne le veux pas, c'est que j'aurai de bonnes raisons pour cela, ou que je serai mort.

– Mort! répétai-je saisi par ce mot qui tombait à l'improviste.

– Je te répète que nous avons beaucoup à causer, cette nuit. Montons.»

Mes idées vacillaient et j'avais des pressentiments plus sinistres que la situation ne semblait le comporter. Je ne comprenais pas pourquoi j'étais ainsi convoqué dans un restaurant. Mon père n'avait-il pas la maison du président de Kervigné? Malgré les paroles rassurantes de Gérard, je m'attendais à tomber au milieu d'une sorte de lit de justice où j'allais être jugé solennellement et sévèrement.

«Société Bélébon! dit un garçon.

– Salon bleu! second! répondit un autre. Conduisez.»

Aurélie m'avait menacé souvent d'une partie fine aux Frères-Provençaux ou ailleurs, mais les événements avaient tourné court, et, par le fait, je ne savais même pas ce que c'était qu'un restaurant à la mode. Mes petits étonnements n'intéresseraient personne, et je me garderai bien de décrire ce que tout le monde connaît. Je fus introduit dans un paradis, bas d'étage, orné comme le dessus d'une boîte de bonbons et violemment chauffé par un éclairage surabondant. Il y avait là, autour d'une table, servie comme sait le faire le plus illustre des maîtres d'hôtel parisiens, une douzaine de personnes déjà parvenues au paroxysme des allégresses gastronomiques.

Toutes ces personnes étaient de Vannes; mais, bonté du ciel! quel assemblage et qui se serait attendu à ces criminels rapprochements! Mon père, ce miroir du légitimisme le plus pur, était assis entre l'adjoint Mahureau, l'un des plus abandonnés parmi les sicaires du juste-milieu, et M. Kerjouhou, commandant de la garde nationale! Bel-Œil poétisait avec un capitaine de la gendarmerie, célèbre par sa sévérité contre les réfractaires; Nougat, la fière Nougat, trinquait avec Mme Rimassu!

Qu'était, cependant, Mme Rimassu? J'hésite à le dire. Une femme qui vendait des chapeaux! Mais, tudieu! qu'elle buvait abondamment, cette roturière! Nougat lui ouvrait avec libéralité la large boîte où était le portrait de Gérard et disait à chaque communion nouvelle:

«A Paris comme à Paris!»

L'oncle Bélébon avait près de lui un sordide avoué qui suait la chicane malhonnête et qu'à Vannes personne ne touchait sans mettre des gants fourrés. Vincent s'était flanqué de deux redoutables commères: une marchande de poisson de Lorient et une veuve de plusieurs officiers de marine.

Vous l'avez deviné, c'était la diligence qui était là, la diligence tout entière! On continuait la table d'hôte. En voyage, dit l'axiome provincial, on fait si vite connaissance!

Loin de la patrie, il est si doux de contempler des visages de son endroit!

D'ailleurs, à Paris comme à Paris!

Là, les distances se rapprochent, l'orgueil des castes disparaît, ainsi que l'amertume des dissidences politiques. Il n'y a plus à Paris ni royalistes, ni ligueurs. Tous Bretons ou tous Auvergnats! Le cœur dans l'estomac, le sang à la peau, la bouche pleine!

Il y avait beaucoup à dire sur les mœurs de Mme Rimassu. Ah! beaucoup! Elle parlait gras. La poissonnière vous avait une odeur à tout casser. La veuve des lieutenants de vaisseau sentait aussi lamentablement son fruit. C'est égal: à Paris comme à Paris! Liberté libertas! comme criait ce débauché de Bélébon. Vincent ajoutait, les yeux hors de la tête: Et houp! Jabadaô! ce qui est une plaisanterie celtique.

Quoique ça, le seul qui gardât une posture décente était le pauvre Joson Michais, assis à l'écart, au bas bout de la table. Il avait l'air tout contrit, mais il avait changé déjà trois fois de bouteille.

Notre entrée fut saluée par une terrible acclamation.

«A la soupe! à la soupe! cria mon père. Viens que je t'embrasse, mon scélérat! Nous avons le capitaine de gendarmerie pour te conduire à Vannes de brigade en brigade.

– Colonel! auprès de moi! ordonna Nougat. Je n'ai fait que grignoter en t'attendant. Bonsoir, René, mon drôle! Croirais-tu que depuis mon départ de Vannes je n'ai pas eu de mal à l'estomac une seule fois!

– Comme on voit bien qu'il a souffert par le cœur! soupira Bel-Œil dans l'oreille du gendarme.

– Il a la pépie, ce bibi-là, fit observer Mme Rimassu.

– Ce n'est toujours pas l'esprit qui l'étouffe! lança aigrement le vieux Bélébon. Bonsoir, innocent. Ça va bien, ta donzelle?»

Il resta bouche béante, parce que Gérard le regardait en face. Le vieux Bélébon savait qu'il fallait respecter Gérard. Mais mon père, à pleine voix:

«A la soupe! à la soupe! Bon appétit, bonne conscience! Les affaires seront pour plus tard. Buvez, l'adjoint! Mangez, la garde nationale! Que tout le monde vive… même les gendarmes! A ta santé, chevalier! Sans toi, je ne serais pas à Paris.»

XXVII.
A PARIS COMME A PARIS!

Il y avait dans ces derniers mots de mon bon père: «Sans toi, je ne serais pas à Paris,» une vive et chaude reconnaissance. J'eus grand plaisir à l'embrasser, ainsi que mes deux tantes, qui, au demeurant, avaient été les amies de mon enfance. Quant aux deux Bélébon, je ne les embrassai point. La guerre était déclarée. Toute la diligence, ceux qui me connaissaient et ceux qui ne me connaissaient pas, me firent fête. La Rimassu déclara que j'avais grandi et pris du truc. La poissonnière et la veuve de la flotte m'adressèrent d'aimables paroles. Pour m'utiliser, on but tout de suite à ma santé, et ce Judas de Vincent doubla la politesse.

Gérard semblait surpris et mécontent de trouver là des étrangers. Il s'assit entre Nougat et l'adjoint. Aussitôt qu'il eut pris place, il me fut aisé de voir qu'on lui décochait de tous côtés des œillades interrogatives. Il ne se pouvait point, cependant, que ce loyal et fier soldat, si élevé au-dessus du niveau des autres convives, fût engagé avec eux dans une conspiration contre moi.

Non, cela ne se pouvait pas. Il y aurait eu folie à le croire.

Je m'assis au bas bout de la table, non loin de Joson Michais, qui me faisait des signes en tirant les mèches de ses cheveux plats et me regardait avec des yeux humides. Je lui tendis la main. Il la baisa bel et bien et me dit tout bas:

«Ah! monsié el chevâlier! y a du tâbâc!

– Qu'est-ce? demandai-je en me cachant derrière ma serviette que je dépliai.

– E j'ne sais point, me répondit Joson; mais, quoique ça, y en â! aussi vrai comme ej'ne mens point, faut dire la vérité!

– Pstt!» me fit Bel-Œil mystérieusement.

Et, arrangeant ses deux mains en porte-voix, elle me dit, en confidence, au travers de la table:

«Tu as souffert, René! T'avais-je mis en garde contre les entraînements de cette funeste passion?

– Qu'elle est bête!» grommela Vincent.

Je ne prétends pas qu'il eût tout à fait tort au fond; mais, sur un geste de Gérard, il se hâta de mettre son nez dans son verre.

Gérard était le maître ici. Cela sautait aux yeux et je ne pouvais me défendre de penser: «Si je suis condamné, c'est qu'il l'aura bien voulu.»

Pauvre frère chéri! si beau! si jeune! si heureux! Les secrets desseins de la Providence ressemblent parfois à un jeu cruel.

Mais faut-il passer sous silence les monstrueuses toilettes qui émaillaient, ce soir-là, le salon bleu des Frères-Provençaux! A Paris comme à Paris, c'est clair. On peut tout se permettre dans cette grande cohue où chacun passe inaperçu: c'est évident. Retournez vos habits, si vous voulez, et portez une paire de volailles plumées sous vos aisselles, personne ne vous dira: mon cœur. Voilà l'axiome. Vous iriez tout nus dans les rues sans les sergents de ville.

Partant de là, pourquoi la province arrive-t-elle toujours avec l'idée bien arrêtée d'éblouir ce Paris qui ne la regardera pas? Ma tante Bel-Œil avait une robe de velours amarante, achetée pour les noces de ma sœur et un certain crêpe de Chine bleu tendre, je dis tendre comme son cœur sensible. Sur son front jouait une ferronnière, et un oiseau de paradis un peu pelé hérissait ses cheveux. Elle était splendide, mais moins que Nougat, rouge comme une tomate dans un spencer collant de satin blanc, sur lequel se drapait une écharpe de barége vert foncé frangée d'or. Un collier de topazes serrait son gros cou, et un perruquier de Paris lui avait arrangé sur la tête un effrayant turban apporté de Bretagne. Les garçons cassaient les assiettes en la regardant.

Mme Rimassu, maigre fruit de la Cythère provinciale, avait déployé le châle Ternaux de ses anciens triomphes. Son comique était moins effréné que celui de mes tantes. La veuve de l'armée navale était presque à la mode, parce que le corps de MM. les officiers se fournit à Paris. C'était en sa personne même que le ravage apparaissait. On a beau dire: le service de la mer use la chair comme le fer et le bois.

Parlez-moi des poissonnières de Lorient! Savez-vous ce que coûte au pêcheur qui le prend ce faisan de la mer, ce poisson vêtu d'argent mat, le plus beau, le mieux fait, le plus délicat de nos côtes, le lupus d'Horace, le bar de Véfour? Les bars s'en vont. Le prix d'un bar de vingt livres varie entre une journée et la noyade. La poissonnière de Lorient l'achète quarante sous et le revend un louis. A Paris, il vous coûtera soixante francs. Nos bateliers seraient bien riches s'ils avaient seulement le quart du prix réel de leurs pêches. Mais ils sont très pauvres. La poissonnière a des pendants d'or qui allongent ses oreilles jusqu'à l'épaule. Le conducteur de diligence met de côté. Le consignataire de Paris devient millionnaire dès sa seconde faillite. Ainsi va la marée.

 

Quant aux hommes, ils avaient généralement l'habit bleu barbeau à boutons d'or, sauf le gendarme, agrafé dans une redingote longue dite demi-solde. La cuisine des Frères-Provençaux était très franchement de leur goût. Les deux sexes faisaient assaut de bonnes dispositions, et les encouragements de mon père obtenaient l'approbation générale.

J'entendis Nougat qui demandait à Gérard:

«L'as-tu vue, mon colonel?»

L'oncle Bélébon ajouta en clignant de l'œil:

«C'est peut-être déjà chose faite, dis donc?»

Tous les membres de ma famille, et même les gens de Vannes, semblèrent comprendre cette question dont le sens m'échappait. Je m'étais promis d'être calme; mais cette convocation de toute la diligence, – coupé, intérieur et rotonde, – m'exaspérait sourdement. C'était un surcroît de torture dont l'idée devait appartenir à cet abominable Bélébon.

J'attendis avec anxiété la réponse de Gérard. Tout me faisait peur. Gérard ne répondit que par un geste d'impatience.

«Bon, bon! dit l'oncle, tu as vingt-quatre heures. C'est la première fois que je vois la capitale, mais, de mon temps, on n'y mettait pas tant de façons, hein, Vincent?

– Ah! mais, répliqua le rustre, c'est que tu étais un gaillard, papa!

– Nous les savions toutes! A la santé du colonel, dont le rapide avancement honore à la fois sa famille et le pays qui l'a vu naître!»

Mon père avait déjà froncé le sourcil, mais ce toast le dérida. Ce vieux Bélébon était un idiot d'esprit.

Les verres se choquèrent avec fracas.

«Voyons, Parisien, reprit l'oncle à haute et intelligible voix, vas-tu nous parler de ta donzelle, à la fin! Tu as dû faire danser les écus bretons! Je voudrais bien savoir qu'est-ce que c'est que cette paroissienne-là, pour s'être mise avec un oiseau comme toi!»

Sans les gens de la diligence, il est fort possible que j'eusse répondu tranquillement, tant j'étais fait aux despotiques boutades du vieux Bélébon. Mais sur tous ces vulgaires visages, le même sourire satisfait se montra. Je perdis patience du premier coup:

«Chez nous, les portes étaient fermées, mon oncle, répliquai-je en contenant ma voix, et il y a dans toutes les maisons des inconvénients qu'il faut supporter de son mieux. Mais ici, nous ne sommes pas chez nous et nous ne sommes pas seuls. Je vous préviens que les oreilles de Vincent payeront votre première impertinence!

– Attrape à scier, quoique ça! grogna voluptueusement Joson Michais.

– Tiens! tiens! fit le gendarme.

– Peste! dit l'adjoint, qui lança une œillade à la garde civique. Ah! diable!»

La garde civique repartit:

«Ah! diable! Peste!»

Rimassu me lança une boulette de mie de pain qui témoignait de son estime; la veuve maritime battit des mains, et la poissonnière s'écria au milieu d'un fou rire:

«Tranchée, la vieille morue! Parée, vidée, salée, séchée! Que faut-il avec ça?»

Vincent s'était levé à demi, blême de rage, Gérard le fit rasseoir d'un coup de plat de main au sommet du crâne. Mon père, moitié riant, moitié contrit, me dit:

«René! René! monsieur.»

Puis, s'adressant au Bélébon il ajouta:

«C'est pour rire, mon oncle. Mais vous avez quelquefois trop d'esprit. Voyons, la paix! On ne prend pas les mouches avec du vinaigre.»

Ceci était énorme de la part de mon père, car rien ne saurait donner une idée de l'influence qu'avait prise sur lui le vieux Bélébon.

«L'oncle va souvent trop loin! dit aussitôt Nougat.

– Si ce n'était son âge et son défaut de fortune… ajouta Bel-Œil qui avait d'anciennes querelles à vider.

– La paix! la paix! répéta mon père. Au fricot! Qui veut de la perdrix au choux? C'est cuisiné à la papa! Mange cette corporaille, fils René, ou je te déshérite! Ah! ah! mon oncle! écoutez donc! il a son franc parler: il n'est pas encore mésallié. Nage partout, matelots! et en mesure! Les truffes vont venir! Bon appétit, bonne conscience! A la santé de sainte casserole!

– Bravo! cria la poissonnière. Des marquis comme ça, ça fait plaisir à voir!

– J'avais oublié de te dire, René, chanta Nougat, exaltée; depuis mon départ de Vannes, je n'ai pas eu mal à l'estomac une seule fois. J'étais faite pour les voyages. Paris est un paradis.

– Loin du bruit, murmura Bel-Œil, à l'heure même où nous sommes, combien de cœurs sensibles doivent y chercher le bonheur!»

Vincent absorbait pour se consoler; l'oncle Bélébon cherchait un moyen de prendre sa revanche. Si j'avais pu manger la carcasse de perdrix que mon père m'avait imposée, j'aurais gagné cent pour cent, mais c'était l'impossible.

J'étouffais dans cette atmosphère chaude et chargée de vapeurs culinaires. Ma tête brûlait. Je travaillais comme jadis aux heures de ma fièvre, poursuivant toujours le mot d'une énigme qui sans cesse me fuyait.

Quel était ici le rôle de Gérard? Il n'y avait pas à s'y tromper; j'avais surpris des signes d'intelligence. Il avait honte de ses alliés, mais il avait des alliés. Contre qui cette alliance? Contre moi? Et pourtant, Gérard m'aimait, j'en étais sûr: je l'aurais juré.

Il est des circonstances où ceux qui vous aiment peuvent être contre vous. Je n'avais pas le sang-froid qu'il faut pour raisonner dans cet ordre d'idées, très multiples et très subtiles, dont le résumé est la phrase proverbiale: Sauver un noyé malgré lui. Les demi teintes m'échappaient. Gérard devait être mon ami ou mon ennemi; entre ces deux extrêmes, point de milieu.

A chaque instant, des frissons me passaient par le corps. La grotesque bombance qui m'entourait ne faisait sur moi qu'une impression très vague. Toute autre chose m'eût gêné pareillement et peut-être davantage. Je travaillais, je cherchais, j'épuisais mon effort à m'isoler. Je souffrais à un degré terrible, et je n'aurais pas su dire de quoi je souffrais.

Quelque chose menaçait, voilà le vrai. Tout grand malheur qui pend a son cri muet. On l'écoute, il trouble, il navre.

La pensée d'Aurélie me vint. Pourquoi? Eût-elle été à sa place, si sévèrement que je l'aie pu juger, parmi ces incongruités de bas étage? Et, cependant, son absence me causait de l'étonnement et de la peur.

Elle était la correspondante naturelle de ma famille à Paris, tant à cause du lien de parenté qu'en raison de mon séjour chez elle. Seule elle pouvait fournir sur moi certains renseignements. On avait dû l'aller voir au saut de la voiture.

A moins que ce voyage ne fût un pur prétexte pour s'empâter aux Frères-Provençaux.

Cette dernière hypothèse n'était pas l'absurde, comme le lecteur pourrait le supposer. On a vu parfois la province se ruer sur Paris, les mains pleines d'intérêts encore plus respectables, et revenir chez elle, vaincue plus qu'Annibal, par les délices du Palais-Royal, cette Capoue des vaillances départementales. Cependant je n'admis point qu'il en pût être ainsi. L'absence d'Aurélie en vint à me préoccuper de plus en plus.

Elle était la femme des escapades. Elle avait l'esprit qu'il fallait pour rire aux larmes et savourer le comique de cette prodigieuse exhibition. Elle était du monde, mais à sa façon, et ce qu'on appelle la distinction était pour elle un vêtement plutôt qu'une peau. Cette soirée eût été mémorable dans sa vie. Elle y aurait payé place au poids de l'or.

Ne l'avait-on point invitée? Etait-ce réserve? La réserve n'étouffait ici personne, et mon bon père, qui détestait si cruellement les mésalliances, n'avait pas honte du tout de ses convives. A Paris comme à Paris! La truffe purifie toutes choses.