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Annette Laïs

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XXIII.
CHATEAUX EN ESPAGNE

J'étais un singulier mélange de force et d'enfantillage; mais l'enfantillage l'emportait de beaucoup en moi sur la force, qui procédait encore directement de la nature de ma mère. Cette force, malgré la précision et l'à-propos de certaines réponses qui me sont échappées dans des circonstances solennelles, n'était que mon inertie soudainement modifiée. Elle a droit au titre de sang-froid. Le mien était passif et l'action ne tenait pas chez moi ce que promettait la fierté de la parole.

M. le président de Kervigné n'en fut pas moins désarçonné du coup.

«Quel garçon! s'écria Aurélie avec admiration: quel garçon! c'est de l'acier! Ah! nous autres Bretons!»

Elle me fit en même temps un signe de tête protecteur comme pour me dire: Courage!

Le président surprit le signe. Il avait eu le temps de se remettre.

«Je suis forcé de vous avouer, madame, reprit-il avec un redoublement de douceur, que vous êtes pour beaucoup dans la détermination que j'ai prise à l'égard de notre jeune parent. Il appartient à une famille chrétienne et sévère sur le chapitre des mœurs.

– Est-ce à moi que vous parlez, monsieur! s'écria ma cousine en bondissant sur sa chaise.

– Je vous supplie de m'écouter sans emportement, madame. Je ne pense pas avoir jamais manqué aux convenances à votre égard…

– Et vous avez bien fait, c'est moi qui vous le dis. Les mœurs! les mœurs! Verse-moi un verre d'eau, René mon ami, car il y a des mots qui étouffent, vois-tu!»

Le président repoussa son siége et plia sa serviette paisiblement.

«Si vous m'aviez fait l'honneur de m'écouter sans m'interrompre, dit-il, vous auriez vu que nul ne songe à s'attaquer à vous, et vous n'auriez pas rendu notre jeune parent, aux derniers moments de son séjour dans notre famille, témoin d'excès dont le récit sera peu édifiant aux oreilles de nos cousins de Bretagne.

– Vous pouvez compter, monsieur, dis-je en me levant, que je n'ai rien entendu, sinon le congé que vous me donnez.

– Et que je ne ratifie pas, René, mon enfant chéri, interrompit Aurélie. Il y a quelque chose là-dessous. Je saurai le fin mot! Et si l'on écrit en Bretagne, il y aura deux lettres!

M. de Kervigné était très pâle. Evidemment, les choses ne tournaient point comme il l'aurait souhaité.

«Il y a quelque chose, en effet, là-dessous, madame, reprit-il, faisant un violent effort pour garder son sang-froid, et je vous demande la permission de vous prendre pour juge, puisque, paraît-il, je ne suis plus le maître ici. Notre jeune cousin, non content de négliger l'Ecole et son bureau, passe sa vie, sa vie, entendez-vous, chez une fille appartenant à l'un des théâtres les plus infimes du boulevard…

– Ah bah! fit Aurélie, au hasard de son impitoyable rancune, aurait-il eu l'indiscrétion de s'adresser à son Altesse Présidentissime Mlle Annette Laïs.»

Elle resta effrayée. La joue du président avait des tons verdâtres, et j'étais aussi pâle que lui. Un instant son regard alla de lui à moi, exprimant un certain embarras; et tous les muscles de sa face se détendirent en un audacieux éclat de gaieté. Son rire me blessa et fit lever mon cousin comme si un ressort l'eût lancé hors de son fauteuil.

«Madame! menaça-t-il entre ses dents serrées.

– Monsieur! repartit ma cousine les larmes aux yeux, ne vous fâchez pas, c'est involontaire. Ah! vous me tueriez bien que ce serait tout de même. Ah! le scélérat de chevalier! Ah! cette coupable Annette Laïs! Ah! mon Dieu! c'est une crise, voyez vous, une crise. Je voudrais de l'éther. Chevalier, vous ne m'aviez pas dit cela.»

Et le rire allait, donnant à tout son corps un peu replet des secousses spasmodiques. Et les larmes abondantes creusaient des rigoles dans le badigeon de ses joues.

Je crois que M. de Kervigné l'aurait volontiers poignardée. Mais c'était un gentilhomme à sa manière et presque un grand seigneur. Il fut très beau. Il sonna et dit froidement au domestique qui parut d'apporter le flacon de Mme la vicomtesse.

Aurélie le remercia en une dernière convulsion et fut calmée du coup.

«Voyons, René, me dit-elle avec une impertinente componction, avez-vous eu vraiment le courage de chasser, vous aussi, un pareil gibier?»

J'eus un mot sanglant sur la lèvre, car la colère me montait au cerveau; mais ce fut le président qui répondit:

«Madame, prononça-t-il avec une véritable dignité, j'ignore à quels événements comiques il vous plaît de faire allusion. Moi je ne ris jamais quand il s'agit de l'avenir perdu d'un jeune homme. Je ne veux pas vous demander comment il se fait que vous en sachiez plus long que moi sur des choses et des personnes qui ne sont pas de notre sphère…

– Si vous appelez cela des sphères, murmura Aurélie, je connais des gens qui en ont deux: une de jour, une de nuit.

– Je ne chasse pas mon jeune cousin, reprit le président, qui fit, cette fois, comme s'il n'eût point entendu; ceci non-seulement par égard pour notre famille de Bretagne, mais encore par amitié pour lui. Mais ne voulant, sous aucun prétexte, assumer une responsabilité fâcheuse, je lui indique la route à suivre.

– La route de Vannes! interrompit encore Aurélie. Cela ne fera pas votre élection.

Le président dédaigna ce dernier trait.

«J'ai désormais peu de paroles à prononcer, madame, répliqua-t-il, et je vous prie de me laisser achever. J'indique à mon jeune cousin la route à suivre pour sortir d'une situation qui est dangereuse et qui n'est pas honorable. Les deux rôles que nous jouons, madame, ne se ressemblent pas: permettez-moi de préférer le mien. René de Kervigné est à un âge où les folies, faciles à commettre, sont faciles à expier. Je ne veux pas, – je m'exprime clairement, – je ne veux pas couvrir de mon hospitalité une conduite semblable à la sienne; mais s'il s'engage sur sa parole d'honnête homme à rompre d'ignominieuses relations…

– Le laisserez-vous ici? s'écria Aurélie.

– Je consens de tout mon cœur, acheva le président, à oublier purement et simplement le passé.

– A la bonne heure donc! dit Aurélie, non sans un reste de persiflage. Que ne commenciez-vous par là? Allons, chevalier, ne faisons pas la mauvaise tête. Promettons! jurons! Si vous saviez tout ce que M. le président m'a promis autrefois! Jurons! promettons! embrassons-nous et que cela finisse!»

Il y avait longtemps que je n'avais parlé. J'ai dit qu'en ces heures de bataille j'avais l'esprit lucide, prompt et singulièrement net. J'avais réfléchi vite, sinon bien. Je me sentais maître de moi à un très haut degré.

«Mon cousin, dis-je, avec une douceur qui ouvrit tout grands les yeux d'Aurélie, je vous remercie de vos bonnes intentions; moi aussi, je m'exprime clairement; je vous remercie. J'ai conscience de mes torts. Si d'autres ont eu des torts, je ne suis ni en position ni en âge de les en faire rougir. J'accepte vos reproches; ils sont mérités; je me regarde comme justement puni. Mais il est une personne dont vous n'avez point prononcé le nom et vous avez bien fait…

– Tu es un rodomont, René! voulut m'interrompre Aurélie.»

Le calme de mon regard lui ferma la bouche. Je poursuivis:

«Vous avez bien fait, dis-je, monsieur de Kervigné, de ne point prononcer le nom de cette personne, car cela me permet de quitter votre maison dignement et sans châtier à mon tour. En faveur de cette réserve, il me plaît de passer sur le malheur de certaines expressions. Nous nous comprenons à demi-mot tous les deux, je le sais, et je devine l'effort qu'ont dû vous coûter vos paroles. Vous ne renouvellerez jamais ces écarts devant moi, monsieur; je vous tiens pour averti; j'aime Mlle Laïs comme un homme de cœur aime une honnête femme; un autre l'avait mise au théâtre; un autre a tenté vainement de la déshonorer: je lui donne mon nom et je fais d'elle ma femme. Adieu, monsieur.»

En finissant, je m'étais rapproché de ma cousine, dont je baisai la main. Elle resta muette. Je me dirigeai vers la porte.

J'entendis le président qui disait:

«C'est de la démence.»

Et la porte opposée se ferma avec bruit.

«Ici! me cria Aurélie comme je passais le seuil.»

Il y avait dans cet appel presque autant de cœur que de brutalité. Il ne m'arrêta point, et j'étais déjà dans le corridor quand ma cousine, forte comme un homme, me saisit par les épaules, me fit tourner sur moi-même et me ramena dans la salle à manger.

Elle m'assit auprès d'elle de force et m'emprisonna les deux mains.

«Ah çà! me dit-elle, ah çà! mais, mais, mais, mais… Bigre!!!»

Elle avait le sang à la tête; elle avait besoin à la fois de rire et de pleurer. Elle m'embrassa, et, cette fois, ce fut bien un baiser de mère.

«Tu as été superbe, mon chéri, reprit-elle. Quelles têtes nous avons en Bretagne! Ma parole! tu as été de toute beauté! M. de Kervigné me faisait mal. Il avait cru te rouler! Ah! bien oui! Si seulement cette fille était de qualité, ce serait une pièce pour le Théâtre-Français! Ma parole! ma parole! le président a été écrasé! Tu as passé sur lui comme une diligence! Miséricorde! si j'avais le quart de ton flegme, il ne me faudrait pas six semaines pour le rendre fou! Moi je ne trouve pas que tu aies frappé trop fort. Ma foi, non! il fallait bien lui faire un noir ou deux. Avez-vous vu! Entamer cette matière-là devant moi! Tu sais que c'est Laroche, qui t'a joué le tour! J'en suis sûre. Ah! le coquin! il est méchant comme un singe! Il parviendrait à tout, si ce n'était pas un domestique. Dis donc, tu restes, n'est-ce pas? Laroche dira ce qu'il voudra. Moi d'abord, je suis déterminée à faire des barricades pour que tu restes!

– Ma bonne, ma chère petite maman, répondis-je, je le voudrais, à cause de vous, mais c'est impossible.

– Ah çà! répéta-t-elle encore par trois fois, ah çà! ah çà!..

Et son front se rembrunissait à vue d'œil.

 

«Est-ce qu'il y aurait un mot de vrai dans ce que tu lui as dit? ajouta-t-elle.

– Il n'y a pas un mot qui ne soit vrai, répliquai-je.

– Tu es amoureux?..

– Passionnément.

– Bah! bah!.. Mais je l'ai donc mal vue, moi, cette Annette Laïs. Après tout, les femmes ne savent pas s'entre-regarder. Tu es amoureux, c'est très-bien. Ce n'est pas une raison pour te jeter à l'eau avec une pierre au cou. En amour, on fait des promesses. A propos! tu m'as menti assez bien, tous ces temps-ci, pour ton bureau et le reste. D'où viens que tu as parlé si raide au président!

– Il est vrai, répondis-je en rougissant de honte; j'ai menti à vous et à d'autres encore. Je ne mentirai plus jamais.»

Elle fixa sur moi un regard où il y avait de l'étonnement.

«Je te crois, murmura-t-elle. Je ne sais pas ce qui s'est passé en toi, te voilà grand comme père et mère; d'aujourd'hui tu es un homme! Raison de plus pour te conduire en homme. Fais tes farces tant que tu voudras avec Annette Lais; plus tu en feras, mieux le président sera battu; mais ne prends pas la chose au sérieux, je t'en supplie!

– Ma cousine, répondis-je en me levant, il est inutile d'insister; ma résolution est irrévocable.»

Elle se pinça les lèvres pour ne pas rire, car elle avait dû prendre, elle aussi, dans sa vie, bien des résolutions irrévocables qui avaient vécu ce que vivent les roses. On ne croit jamais aux résolutions irrévocables des jeunes premiers.

«Au fait, dit-elle, nous avons le temps d'y songer. Mlle Annette Laïs ne refera pas le Code civil, et, pour marier quelqu'un, il faut M. le maire, indépendamment de M. le curé. Une dernière fois, veux-tu rester?

– Non, ma cousine.

– Eh bien! va te promener. Tu es un monstre. Viens me voir souvent et donne-moi ta nouvelle adresse. Tu dois bien penser qu'il va se machiner quelque chose contre toi. Je suis de ton parti quand même. Tiens-moi au fait de ce qui t'arrive. Et, bonsoir, roi des entêtés! Si tu avais voulu, on t'aurait mis dans du coton.»

Elle me pinça la joue et nous nous séparâmes.

Dans le vestibule, je rencontrai Laroche, qui m'évita par un large et prudent circuit.

Savez-vous quelle impression me resta de tout ceci? J'étais libre! Ma poitrine fut soulagée d'un poids quand je mis le pied dans la rue. J'allais être désormais tout entier à Annette! Je me sentais content.

Ce fut seulement vers le milieu de ma route, en traversant les ponts, qu'une vague inquiétude me vint. Qu'allait-il arriver de tout ceci? Le président ne pouvait manquer d'avertir ma famille. Il le devait, et ceci, de sa part, n'était même pas un mauvais procédé. Quel effet sa lettre allait-elle produire?

Cette inquiétude qui voulait naître, je l'étouffai. J'avais répugnance à réfléchir en ce moment. Je pressai le pas pour être plus tôt auprès d'Annette.

Elle m'avait attendu; elle était triste: je la trouvai si belle que mon cœur se fondit en une incroyable joie. Elle était à moi, toute à moi, désormais. Entre nous, le dernier obstacle était rompu.

«Annette, lui dis-je, je ne vous ferai jamais plus attendre, je suis libre; nous vivrons l'un près de l'autre, et nous nous verrons à toutes les heures du jour.»

Son regard m'interrogea. Elle voulait savoir. Mais ce que je voulais, moi, c'était la paresse de mon bonheur, et ce sommeil plein d'extase que je dormais auprès d'elle. Je la conduisis au piano et je m'agenouillai à ses côtés.

«Que s'est-il passé, René?» me demanda-t-elle.

Mes yeux l'adoraient. Elle pencha ses lèvres jusqu'à mon front.

«Au bord de la mer, lui dis-je, là-bas, je sais l'endroit, dans l'anse du Pouldu, à l'embouchure de la rivière de Quimperlé, qui a deux noms si doux, l'Isole et l'Ellé, il y a une maison qui s'accoude à la dune comme une jeune fille penchée à son balcon. Une vieille maison, avec un enclos de murs gris au-dessus desquels le vent fouette les pampres de la vigne. J'en ai rêvé toute cette nuit. Je la connais, mais on ne voit rien, quand on n'aime pas; je ne l'ai bien vue que dans mon rêve. A marée basse, les sables font un grand tapis d'or, ridé comme un lac, caressé doucement par la brise. La rivière, plus limpide qu'un cristal, passe entre les deux piles d'un pont celtique qui n'a plus de manteau; son cours tortueux remonte et va se perdre dans la forêt, sous le château de Saint-Maurice, un palais des vieux temps. L'Océan est au sud, portant l'île de Groix comme une nef immense; à l'ouest, encore l'Océan, tout parsemé de barques aux voiles blanches ou vermeilles, parmi lesquelles, au lointain, fuit le mystérieux steamer, trahi par sa longue chevelure. A l'est, la lande morbihannaise, un peu de terre de bruyère sur la gigantesque masse des granits, grimpe la montagne escarpée où serpentent les caprices de tout un écheveau de sentiers. Au nord, enfin, nos jardins, nos fleurs, nos fruits du Finistère, les chênes, dont la racine énorme perce le roc, les châtaigniers touffus, les hêtres élancés comme des femmes. C'est là, c'est là que nous allons tous deux, dans les chemins pleins d'ombre creusés par la route patiente et par le temps entre deux haies de prunelliers, qui s'inclinent sous le poids fleuri des chèvrefeuilles. C'est là. Les enfants rient, la bouche teinte du jus des cerises noires. Ils nous ont vus; ils nous poursuivent et nous provoquent avec des paquets de primevères… Oh! voici deux pauvres amours! des rouges-gorges dont ils menacent la couvée, ici, dans la mousse de ce pommier! Halte-là! nous rachetons les petits des rouges-gorges, et vous voilà plus rose que la cerise, Annette, car c'est aussi notre printemps; Dieu a mis en vous une promesse et vous avez senti la caresse de la couvée invisible. Nous chantons comme les oiseaux à l'heure des fécondes amours. La nature qui leur sourit vous fait plus belle. Appuyez-vous à mon bras, car il faut de la prudence, ô jeune mère! Le père l'a recommandé, le bon père qui nous attend à la maison, avec Philippe, guéri du mal de son âme! Oh! que Dieu est bon, ma bien-aimée! et que ceux qui vivent par le cœur sont heureux!»

Elle m'écoutait, la bouche entr'ouverte, comme si mes paroles fussent tombées de ses propres lèvres. Je ne suis pas poète, et je voudrais l'être à cette heure pour dire les délices de notre commun rêve. Je ne sais pas parler, je ne sais qu'aimer. Ah! je sais bien aimer! En m'écoutant, ses yeux se mouillaient et il me semblait que j'étais inondé par les larmes qui perlaient à ses cils. Quand je me tus, ses doigts distraits effleurèrent les touches du piano, qui chanta parmi de confuses harmonies:

 
Ma lon la
Les enfants sont là,
La vache est rentrée à l'étable;
Ma lon la
Ave Maria,
L'Angelus les endormira.
 

Puis ce fut un long silence. Nos mains se cherchèrent et se joignirent.

Il y avait une grande heure que nous étions ainsi.

«René, me dit-elle, vous avez quelque chose.

– Appelez votre père et votre frère,» répondis-je.

Ils vinrent tous deux. Je racontai ce qui s'était passé dans la matinée à l'hôtel de Kervigné, et j'avouai, la pâleur au front, que je n'avais pas encore écrit à mon père. Le vieillard et Philippe restèrent muets.

«Pourquoi ne lui répondez-vous pas?» demanda Annette d'un air presque menaçant.

Philippe et M. Lais échangèrent un regard. M. Laïs dit:

«Il y a un malheur au bout de tout ceci.

– Il peut écrire, objecta Philippe.

– S'il n'a pas écrit, c'est qu'il n'espère rien,» répliqua le vieillard.

C'était trop vrai. Je n'espérais rien.

«J'ai bientôt vingt ans! m'écriai-je; à vingt et un ans, on est majeur.

– Oui, m'appuyèrent ensemble Annette et Philippe, on est majeur à vingt et un ans.»

M. Laïs secoua la tête en murmurant:

«Je n'ai pas le temps d'attendre jusque-là.»

Puis, avec une douceur mélancolique, il ajouta:

«Mes pauvres enfants, ce n'est pas par ignorance que j'ai péché: c'est par faiblesse. Nous aimons tous René de la même manière. Pour se marier, on n'est pas majeur à vingt et un ans. Ne me demandez pas ce qu'il faut faire: il est trop tard pour reculer. Si le malheur vient, nous le subirons en nous mettant à la garde de Dieu.»

XXIV.
LA POULE NOIRE

Je ne sais pas ce qu'un homme sage, selon le monde, eût fait à la place de M. Laïs. Il avait été très faible au début, je ne le dissimule point, mais il ne faudrait pas exagérer la part de sa faiblesse. Etant donnés le caractère d'Annette et le mien, étant donnée surtout la qualité résistante et en quelque sorte fatale de notre amour, nous eussions usé tous les obstacles. C'est ma croyance. Je ne pense pas qu'il ait jamais été au pouvoir d'un être humain d'empêcher Annette et moi de nous aimer.

Pour revenir à la situation actuelle, si l'homme sage avait essayé de trancher le nœud si fort déjà qui nous unissait, de deux choses l'une: ou notre résistance aurait brisé son effort, ou son effort eût brisé notre vie. Ceci n'est pas une opinion, c'est la certitude même. Mais M. Laïs avait dit la vérité vraie; il n'y avait rien à faire, sinon à attendre le jugement de Dieu.

Nous attendîmes, ou plutôt il attendit, car nous étions tous deux, Annette et moi, sous le charme à ce point que tout ce qui n'était pas nous-mêmes directement et actuellement disparaissait pour nous. Tout est contagieux en amour. Ma langueur l'avait prise. Elle ne pensait plus que selon sa pensée. Nous étions enchantés, comme la Belle au bois dormant. Le monde extérieur n'existait plus pour nous.

Je ne sais pas où M. Laïs se procura l'argent qu'il fallait pour l'humble dédit stipulé dans l'engagement d'Annette, mais il le paya. Elle quitta le théâtre le lendemain du jour où j'abandonnai l'hôtel de Kervigné. Nous fûmes entièrement l'un à l'autre à dater de ce moment.

Je louai une chambre dans la maison même de M. Laïs. J'avais reçu plusieurs cadeaux d'argent depuis mon départ de Bretagne, et mon crédit chez le banquier de Paris n'était pas encore entamé. Je savais, en outre, que la bourse de ma tante Renotte était à ma disposition.

Une fois passée l'épreuve de l'aveu, tout fut dit. Je laissai l'angoisse prévoyante à ce pauvre excellent M. Laïs et je m'engourdis de nouveau dans ma félicité. J'avais confessé mes fautes; le poids du mensonge ou de la restriction mentale n'était plus sur ma conscience; personne ne pouvait me demander davantage. Les événements n'avaient qu'à passer leur chemin; c'était l'affaire de la Providence. Je suis bien sûr qu'il n'y a pas, dans toute l'Asie, un musulman de ma force. J'étais né tout spécialement pour me croiser les jambes devant l'avenir en marmottant: C'était écrit. Notre dur chapeau m'a souvent froissé le crâne, le turban m'eût convenu mieux.

Quinze jours s'écoulèrent. Avais-je vécu jamais autrement? Quinze autres jours passèrent: cela faisait un grand mois révolu. Le calme plat m'entourait. Ma paresseuse somnolence avait raison, les inquiétudes de M. Laïs avaient tort. L'univers nous rendait l'oubli où nous le tenions. Rien ne menaçait. Pas l'ombre de tempête à l'horizon. Ma léthargie avait engourdi la destinée.

Un matin, je m'éveillai en songeant à l'hôtel de la rue du Regard. Je crois que je n'avais pas pensé une seule fois à ceux qui l'habitaient, depuis mon déménagement. Je vis passer le président, Aurélie et Laroche au lointain et si petits, si petits que je leur souris comme on fait aux souvenirs de la première enfance. Un siècle me séparait d'eux. Cette bonne cousine! ce pauvre président! ce superbe Laroche! Je me reprochai ma conduite à l'égard d'Aurélie et je résolus de lui payer la dette que m'imposait non pas seulement la reconnaissance, mais la plus vulgaire politesse. Je pris la route du faubourg Saint-Germain vers les trois heures de l'après-midi, afin d'être bien sûr de ne point rencontrer le président. Ce ne fut pas pourtant sans un certain battement de cœur que je soulevai la griffe de lion qui servait de marteau à la porte cochère.

Ce long siècle n'avait rien changé. Chose singulière, les petits de la concierge en étaient encore à jouer aux billes entre les pavés de la cour grise et solitaire. La concierge elle-même, du seuil de sa maisonnette, me salua comme si elle m'eût tiré le cordon la veille. Laroche sortit sur le perron pour me souhaiter la bienvenue.

«M. le chevalier se fait rare! me dit-il en veloutant l'impertinence de son sourire. Nous avons ici toute une botte de lettres pour M. le chevalier. J'aurais bien été chercher son adresse rue Saint-Sabin, là-bas, mais madame la vicomtesse ne l'a pas permis.

– Ma cousine est-elle visible? demandai-je.

– Toujours, pour M. le chevalier. M. le chevalier la fera penser à lui remettre sa correspondance.»

 

Il y avait des épingles dans la façon dont le drôle prononça ce mot: correspondance. Je regrettai un instant d'avoir fait le voyage. Là-bas, comme il disait, rue Saint-Sabin, le temps était clair; ici, le ciel se couvrait.

La première condition pour être un Laroche, c'est de posséder un regard qui perce l'enveloppe des lettres. Le maraud devait être initié avant moi aux secrets de cette correspondance dont il parlait avec tant d'emphase.

Aurélie était avec son Sauvagel, mais cette fois elle ne le congédia point pour me recevoir. Sauvagel avait monté en grade; il portait la chose écrite en lisibles caractères dans le triomphe niais de son sourire. On lui devait évidemment de ne plus le renvoyer. Il n'était pas mal, ce garçon. Il avait une belle barbe et un lorgnon sculpté. Son pantalon ne faisait pas de plis, sa cravate était mise à peu près et il sentait la cigarette. J'en ai vu qui ne le valaient pas.

Quant à Aurélie, c'était un éblouissement. Sa toilette avait rajeuni de dix ans, en ces quelques semaines. Sa figure présentait de ces hardis empâtements dont elle seule et Decamps ont, à ma connaissance, possédé le secret. Son front seul était un chef-d'œuvre: vous eussiez dit un œuf de Pâques en sucre rose. Elle avait ajouté à sa chevelure de nombreuses boucles qui la coiffaient à l'enfant; elle faisait jouer cette perruque, en parlant, comme pour chasser les mouches. Je ne suis pas fort en chiffons, je ne saurais pas décrire par le menu les rayons de ce gros soleil. Il y avait de la gaze, de la mousseline, du tulle, de la soie, des dentelles. En supprimant Aurélie, on aurait vendu cela un prix fou. Dans mon souvenir, je la vois comme une immense meringue panachée des plus tendres couleurs.

Au fond, cet austère président avait de terribles sabres à avaler. Mais quelle est la récompense des Sauvagel dans un monde meilleur?

Elle me tendit la main sans se lever. Elle en était à la langueur: genre créole. Malfaiteur de Sauvagel! C'était pour lui, ces airs inclinés et toute l'adorable mollesse de ces simagrées.

«On vous croyait mort, me dit-elle. Hier M. de Sauvagel a eu la bonté d'écrire un mot sous ma dictée pour demander de vos nouvelles à Vannes.»

Voilà la récompense ici-bas. Elles sont comme les rois: elles font des nobles. Ce nouveau gentilhomme, M. de Sauvagel, m'adressa un sourire bon enfant. Je m'assis à sa place, auprès d'Aurélie, et je le laissai feuilleter un album.

«Vous permettez, baron?» demanda-t-elle.

Un titre aussi. Rien ne lui coûtait. Le baron de Sauvagel voulut bien permettre. Elle ajouta entre haut et bas:

«Tu es un petit sot et tout cela finira mal. Il paraît que tu ne t'es même pas donné la peine d'écrire là-bas. On te coupera les vivres. On fera pis encore. Le président n'a pas été trop sévère, j'ai vu sa lettre, mais il y a Laroche. Et d'ailleurs, tu as un ennemi en Bretagne. On a dû agir sur ton père et ta mère, qui me semblent exaspérés. Comment se portent tes amours?»

Je dus répondre de façon à ne point lui plaire, car elle reprit d'un air pincé:

«Bien, bien! nous ne te demandons pas tes secrets, mon ami. L'intérêt qu'on porte aux gens a des bornes… Voilà qui est fini, monsieur de Sauvagel!»

Je me levai aussitôt; elle me retint en disant:

«Mais restez, mais restez, chevalier. On peut causer autrement qu'en tête-à-tête.»

Il me parut convenable de donner à ma visite la longueur due et je me rassis. Pendant vingt minutes nous jouâmes au jeu fatigant de la conversation parisienne. Je dis fatigant pour un sauvage comme moi, car je sais beaucoup de gens d'esprit qui font de ce jeu leurs délices. M. le baron avait, en causant, le charme d'une Revue du monde élégant, traduite et grasseyée en français du Finistère. Il savait les mots de Grassot. Il était de la force d'un docteur Josaphat, frappé d'innocence foudroyante. Aurélie ne put s'empêcher de me dire:

«Tu serais comme cela, si tu l'avais voulu!»

Inutiles regrets! Occasion perdue ne se retrouve pas! Quand je me levai pour la seconde fois, ma cousine pria Sauvagel de lui passer sa corbeille. Elle y prit un paquet de lettres, réunies par un ruban, et me les remit.

«Si vous êtes encore un mois sans venir me voir, chevalier, me dit-elle, j'ai bien peur que, dans l'intervalle, il n'y ait pour vous du nouveau.

– M. le chevalier a-t-il parcouru sa correspondance? me demanda Laroche, comme je traversais le vestibule.»

Puis il ajouta:

«M. le président sera bien contrarié de ne s'être pas trouvé à la maison.»

Je sortis inquiet, ce qui est beaucoup dire en parlant de moi. Au lieu de suivre mon chemin ordinaire pour regagner la Bastille, je me dirigeai vers le Luxembourg et je franchis la grille du jardin. Je voulais être seul pour lire mes lettres.

Je décachetai la première tout en marchant. Elle était de ma mère et antérieure aux événements. Elle me demandait je ne sais quels jouets pour les petits, des remèdes contre la gourme, et l'eau du docteur Calomel qui empêche les cheveux de blanchir. C'était pour ma sœur. Julie avait les cheveux blancs, tant elle prenait au sérieux les soucis du ménage. Mais le marquis se maintenait dans un état surprenant de conservation. Il avait pris son parti: c'était un philosophe.

La seconde était de l'oncle Bélébon et se disait écrite sous la dictée de mon père. Elle répondait à la dépêche du président. Mon père n'aimait pas prendre la plume; sans aucun doute il avait dicté, mais l'oncle Bélébon, secrétaire infidèle, avait mis son style à la place de celui de mon père. C'était sec, c'était raide, cela visait même à l'imbécile esprit qui avait fait la réputation de l'oncle Bélébon dans la famille. Il ne faut qu'une lettre comme celle-là pour pousser un enfant à la révolte par la colère.

Je ne regarde pas que ma conduite ait besoin d'excuse. J'ai péché dans les détails; le fond même de ma vie me semble à l'abri de tout reproche grave. Ce n'est donc pas pour m'excuser que je consigne ici l'observation qui précède. Je le prouve en ajoutant que le post-scriptum, tout entier de la main de mon père et ajouté en cachette de l'oncle Bélébon, démentait le style de la lettre. Le post-scriptum, était ainsi conçu:

«Ah! mon gaillard, tu fais des tiennes! L'oncle a arrangé l'écriture ci-dessus et d'autre part. Je ne suis pas fâché du tout que tu voies combien nous sommes mécontents. Je t'avais pourtant parlé au sujet des mésalliances. Tu sens, c'est comme si tu chantais. Mais, à tout péché miséricorde, chevalier. Aie bon appétit, si tu n'as pas bonne conscience. Tu aurais redemandé de notre potage d'hier; il est descendu droit dans mes bottes! Madame n'est pas trop mal, quoique contrariée, rapport à toi. Julie est toute chose. Les tantes vont t'écrire. Mon gendre te salue. Nous avons des nouvelles de Gérard: il va passer colonel. Tu vas me faire l'amitié, aussitôt la présente reçue, d'aller retenir ta place à la malle-poste. La chasse est ouverte d'avant-hier; tu trouveras un pâté de perdreaux. A la soupe! Ton père qui t'aime.

»KERVIGNÉ.»

Il signait à la grande mode des vrais gentilshommes: Kervigné tout court. Le roi signait Louis. Sauvagel signe baron, à moins qu'Aurélie ne l'ait fait vicomte depuis le temps.

Il était tout entier dans ces quelques lignes, mon pauvre bonhomme de père. Depuis bien longtemps il n'avait fait pareille dépense épistolaire. Je fus réconforté comme si j'eusse reçu une franche et chaude poignée de main.

«Mon cher frère,

«Il est, en vérité, des choses qui ne sont pas croyables. J'ai la migraine et ma névralgie depuis que nous avons reçu la lettre de M. le vicomte de Kervigné. Comment Mme de Kervigné ne t'a-t-elle pas sauvé de ce précipice? Ah! René! avec tes principes et sachant combien j'ai de peine dans mon ménage! L'argent que tu engloutis dans ces gouffres de la dépravation nourrirait et vêtirait mes enfants pendant six mois! Il faut que Mme de Kervigné t'ait laissé trop de liberté. Je ne l'accuse pas, mais on dit qu'elle est légère et dépensière. On ajoute qu'elle a pourtant deux enfants dont l'un a tiré à la conscription et dont l'autre est en âge d'être mariée. Jamais tu n'en as ouvert la bouche. Mais du reste, tu as fait de même pour tout. Ma tante Renotte prétendait que tu travaillais trop; moi je devinais le fin mot. Et d'abord, j'avais toujours été opposée à ce voyage. Le marquis m'en a dit de belles sur ce Paris! Et tu vas justement choisir une comédienne! la fille d'un schismatique! Je te préviens qu'on emploiera avec toi tous les moyens de rigueur, si la douceur ne réussit pas. Nous sommes furieux. Maman aura beau prêcher l'indulgence! Et encore, maman est outrée de ce que ce soit avec une schismatique. Si tu me réponds avant de partir, dis-moi quel âge elle a et quelle femme c'est. On prétend que le président… Mais de quoi vais-je parler? Ah! mon frère, on se noircit les doigts en écrivant aux mauvais sujets. Sois gentil. Ecoute la voix de la raison. Les plus courtes folies sont les meilleures. Reviens vite, je serai encore ta sœur et amie.

JULIE,
»MARQUISE DE TREFONTAINE.»

Celle-là signait: marquise. Elle était pointue ma pauvre petite sœur, et j'ai connu de plus larges cœurs que le sien.