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La petite comtesse

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V

26 septembre.

J'ai eu la satisfaction de trouver dans la bibliothèque du marquis les documents historiques qui me manquaient. Ils proviennent effectivement de l'ancien chartrier de l'abbaye, et offrent à la famille de Malouet, un intérêt particulier. Ce fut un Guillaume Malouet, très-noble homme et chevalier, qui, au milieu du XIIe siècle, du consentement de messieurs ses fils, Hugues, Foulques, Jean et Thomas, restaura l'église et fonda l'abbaye en faveur de l'ordre des bénédictins, pour le salut de son âme et des âmes de ses pères, concédant à la congrégation, entre autres jouissances et redevances, la nue propriété des hommes de l'abbaye, la dîme de tous ses revenus, la moitié de la laine de ses troupeaux, trois charges de cire à toucher chaque année au Mont-Saint-Michel en mer, puis la rivière, les landes, les bois et le moulin, – et molendinum in eodem situ. J'ai eu du plaisir à suivre, dans le mauvais latin du temps, la description de ce paysage familier. Il n'a point changé.

La charte de fondation est de 1145. Des chartes postérieures prouvent que l'abbaye du Rozel était en possession, au XIIIe siècle, d'une sorte de patriarcat sur tous les instituts de l'ordre de saint Benoît qui existaient alors dans la province de Normandie. Il s'y tenait chaque année un chapitre général de l'ordre, présidé par l'abbé du Rozel, et où une dizaine d'autres couvents étaient représentés par leurs plus hauts dignitaires. La discipline, les travaux, le régime temporel et spirituel de tous les bénédictins de la province y étaient contrôlés et réformés avec une sévérité que les procès-verbaux de ces petits conciles attestent dans le plus noble langage. Ces scènes pleines de dignité se passaient dans cette salle capitulaire aujourd'hui honteusement profanée.

Mon abbaye était donc, dans cette grande province, la première d'un ordre illustre, dont le nom seul rappelle ce que le travail a de plus noble et de plus austère. C'est un beau titre, qui explique la magnificence de l'église, et qui doit en préserver les restes. J'ai désormais sous la main les éléments d'un travail intéressant et complet; mais je m'oublie trop souvent dans la lecture de ces anciennes chartes remplies de petits faits caractéristiques, d'incidents et de coutumes empruntés à la vie de chaque jour, et qui me transportent dans le coeur et dans la réalité même des âges écoulés: ces âges vraisemblablement ne valaient pas le nôtre, mais du moins ils en diffèrent, et nous n'en prenons d'ailleurs que ce qui nous plaît. Peut-être aussi, quand nous aimons à nous approprier par l'étude les idées, les émotions, les habitudes même des hommes qui nous ont précédés sur la terre, sentons-nous la douceur d'étendre dans le passé notre vie personnelle, que borne un si court avenir, de remuer dans notre coeur, pendant notre passage d'un jour, les sensations de plusieurs siècles.

A part les archives, cette bibliothèque est fort riche, et cela me détourne. De plus, le tourbillon mondain qui sévit dans le château ne laisse pas de porter quelques atteintes à mon indépendance. Enfin, mes excellents hôtes me reprennent souvent d'une main la liberté qu'ils me donnent de l'autre: comme la plupart des gens du monde, ils ne se font pas une idée très-nette de l'occupation suivie qui mérite le nom de travail, et une heure ou deux de lecture leur paraissent le dernier terme du labeur qu'un homme peut supporter dans sa journée.

– Soyez libre! montez à votre ermitage! travaillez à votre aise! me dit chaque matin M. de Malouet; une heure après, il est à ma porte.

– Eh bien, travaillons-nous?

– Mais oui, je commence.

– Comment! diantre! il y a plus de deux heures que vous y êtes! Vous vous tuez, mon ami. Au surplus, soyez libre!.. Ah çà! ma femme est au salon… Quand vous aurez fini, vous irez lui tenir compagnie, n'est-ce pas?

– Oui, certainement.

– Mais seulement quand vous aurez fini, bien entendu!

Et il part pour la chasse ou pour une promenade au bord de la mer. Quant à moi, préoccupé de l'idée que je suis attendu, et voyant que je ne ferai plus rien qui vaille, je me décide bientôt à aller rejoindre madame de Malouet, que je trouve en grande conversation avec son curé ou avec Jacquemart (des Deux-Sèvres): elle me dérange, je la gêne, et nous nous sourions agréablement.

Voilà comment se passe en général le milieu du jour. – Le matin, je me promène à cheval avec le marquis, qui veut bien m'épargner la cohue des grands carrousels. Le soir, je joue le whist, puis je cause avec les dames, et j'essaye de me défaire à leurs pieds de ma réputation et de ma peau d'ours, car aucune originalité ne me plaît en moi, et celle-là moins qu'une autre. Il y a dans le caractère sérieux, poussé jusqu'à la raideur et jusqu'à la mauvaise grâce vis-à-vis des femmes, quelque chose de cuistre qui messied aux plus grands talents et qui ridiculise les petits. Je me retire ensuite, et je travaille assez tard dans la bibliothèque. C'est un bon moment.

La société habituelle du château se compose des hôtes du marquis, qui sont toujours nombreux dans cette saison, et de quelques personnes des environs. Ce grand train de maison a surtout pour objet de fêter la fille unique de M. de Malouet, qui vient chaque année passer l'automne dans sa famille. C'est une personne d'une beauté sculpturale, qui s'amuse avec une dignité de reine, et qui communique avec les mortels par des monosyllabes dédaigneux, prononcés d'une voix de basse profonde. Elle a épousé, il y a une douzaine d'années, un Anglais attaché au corps diplomatique, lord A… personnage également beau et également impassible. Il adresse par intervalles à sa femme un monosyllabe anglais auquel elle répond imperturbablement par un monosyllabe français. Cependant, trois petits lords, dignes du pinceau de Lawrence, rôdent majestueusement autour de ce couple olympien, attestant entre les deux nations une secrète intelligence qui se dérobe au vulgaire.

Un couple à peine moins remarquable nous arrive chaque jour d'un château voisin. Le mari est un M. de Breuilly, ancien garde du corps et ami de coeur du marquis. C'est un vieillard fort vif, encore beau cavalier et qui porte un chapeau trop petit sur des cheveux gris coupés en brosse. Il a le travers peut-être naturel, de scander ses mots, et de parler avec une lenteur qui semble affectée. Il serait d'ailleurs fort aimable, s'il n'avait l'esprit constamment torturé par une ardente jalousie, et par un crainte non moins ardente de laisser voir sa faiblesse, qui toutefois crève les yeux de tout le monde. On s'explique mal comment, avec de pareilles dispositions et beaucoup de bon sens, il a commis la faute d'épouser à cinquante-cinq ans une femme jeune, jolie, et créole, je crois, par-dessus la marché.

– M. de Breuilly! dit le marquis, lorsqu'il me présenta au pointilleux gentilhomme, – mon meilleur ami, qui sera infailliblement le vôtre, et qui, tout aussi infailliblement, vous coupera la gorge si vous faites la cour à sa femme.

– Mon dieu! mon ami, répondit M. de Breuilly avec un ricanement des moins joyeux, et en accentuant chaque mot à sa manière, pourquoi me donner à monsieur comme l'Othello bas normand? Monsieur peut assurément… monsieur est parfaitement libre… Il connaît d'ailleurs et il sait observer la limite des choses… Au surplus, monsieur, voici madame de Breuilly, soufrez que je la recommande moi-même à vos attentions.

Un peu surpris de ce langage, j'eus la bonhomie ou l'innocente malice de l'interpréter littéralement. Je m'assis carrément à côté de madame de Breuilly, et je me mis à lui faire ma cour, en observant la limite des choses. Cependant, M. de Breuilly nous surveillait de loin avec une mine extraordinaire; je voyais étinceler sa prunelle grise, comme une cendre incandescente; il riait aux éclats, grimaçait, piétinait, et se désossait les doigts avec des craquements sinistres. M. de Malouet vint à moi brusquement, m'offrit une carte de whist, et, me tirant à l'écart:

– Qu'est-ce qui vous prend? me dit-il.

– Moi? rien.

– Ne vous ai-je pas averti? C'est fort sérieux. Voyez Breuilly! C'est la seule faiblesse de ce galant homme; chacun la respecte ici. Faites de même, je vous en prie.

De la faiblesse de ce galant homme, il résulte que sa femme est vouée dans le monde à une quarantaine perpétuelle. Le caractère belliqueux d'un mari n'est souvent qu'un attrait de plus pour la foudre; mais on hésite à risquer sa vie sans l'apparence d'une compensation possible, et nous avons ici un homme qui vous menace tout au moins d'un éclat public, non-seulement avant moisson, comme on dit, mais même avant les semailles. Cela décourage visiblement les plus entreprenants, et il est fort rare que madame de Breuilly n'ait pas à sa droite et à sa gauche deux places vides, malgré sa grâce nonchalante, malgré ses grands yeux de créole, et en dépit de ses regards plaintifs et suppliants qui semblent toujours dire: "Mon Dieu! personne ne m'induira donc en tentation!"

Tu croirais que l'abandon où vit manifestement la pauvre femme doit être pour son mari un motif de sécurité. Point. Son ingénieuse manie sait y découvrir une cause nouvelle de perplexités.

– Mon ami, disait-il hier à M. de Malouet, tu sais que je ne suis pas plus jaloux qu'un autre; mais, sans être Orosmane, je ne prétends pas être Georges Dandin. Eh bien, une chose m'inquiète, mon ami: as-tu remarqué qu'en apparence personne ne fait la cour à ma femme?

– Parbleu! si c'est là ce qui te préoccupe…

– Sans doute: tu m'avoueras que cela n'est pas naturel. Ma femme est jolie. Pourquoi ne lui fait-on pas la cour comme à une autre? Il y a quelque chose là-dessous.

Heureusement, et au grand avantage de la question sociale, toutes les jeunes femmes qui séjournent et se succèdent au château ne sont point gardées par des dragons de cette taille. Quelques-unes mêmes, et parmi elles deux ou trois Parisiennes en vacances, affichent une liberté d'allures, un amour du plaisir et une exagération d'élégance qui dépassent les bornes de la discrétion. Tu sais que je n'apprécie pas beaucoup cette manière d'être qui répond mal à l'idée que je me fais des devoirs d'une femme, et même d'une femme du monde; mais je me range sans hésiter du parti de ces évaporées; leur conduite me paraît même l'idéal de la splendeur du vrai, quand j'entends ici, le soir, certaines pieuses matrones distiller contre elles, dans des commérages de portières, le venin de la plus basse envie qui puisse gonfler un coeur départemental. Au surplus, il n'est pas toujours nécessaire de quitter Paris pour avoir le vilain spectacle de ces provinciales déchaînées contre ce qu'elle appellent le vice, c'est à savoir la jeunesse, l'élégance, la distinction, le charme, en un mot tout ce que les bonnes dames n'ont plus ou n'ont jamais eu.

 

Toutefois, quelque dégoût que les chastes mégères m'inspirent pour la vertu qu'elles prétendent soutenir (ô vertu! que de crimes on commet en ton nom!), je suis forcé, à mon vif regret, de m'accorder avec elles sur un point, et de convenir qu'une de leurs victimes au moins donne une apparence de justice à leur réprobation et à leurs calomnies. L'ange même de la bienveillance se voilerait la face devant ce modèle achevé de dissipation, de turbulence, de futilité, et finalement d'extravagance mondaine, qui s'appelle de son nom la comtesse de Palme, et de son surnom – la petite comtesse: surnom assez impropre d'ailleurs, car la dame n'est point petite, mais simplement mince et élancée. Madame de Palme a vingt-cinq ans: elle est veuve; elle demeure l'hiver à Paris chez une soeur, et l'été dans un manoir de Normandie, chez sa tante, madame de Pontbrian. Permets que je me défasse d'abord de la tante.

Cette tante, qui est d'une très-ancienne noblesse, se distingue à première vue par un double mérite, par la ferveur de ses opinions héréditaires et par une dévotion stricte. Ce sont deux titres de recommandation que j'admets pleinement pour mon compte. Tout principe ferme et tout sentiment sincère commandent en ce temps-ci un respect particulier. Malheureusement, madame de Pontbrian me paraît être du nombre de ces grandes dévotes qui sont de fort petites chrétiennes. Elle est de celles qui, réduisant à quelques menues observances, dont elles sont ridiculement fières, tous les devoirs de leur foi religieuse ou politique, prêtent à l'une et à l'autre une mine revêche et haïssable, dont l'effet n'est pas précisément d'attirer des prosélytes. Les pratiques, en toute chose, suffisent à sa conscience: du reste, aucune trace de charité, de bonté, aucune trace surtout d'humilité. Sa généalogie, son assiduité aux églises, et ses pèlerinages annuels auprès d'un illustre exilé (qui probablement se passerait fort de voir ce visage) inspirent à cette fée une si haute idée d'elle-même et un si profond mépris pour son prochain, qu'elle en est véritablement insociable. Elle demeure sans cesse absorbée, avec une physionomie de relique, dans le culte de latrie qu'elle croit se devoir à elle-même. Elle ne daigne parler qu'à Dieu, et il faut que Dieu soit vraiment le bon Dieu s'il l'écoute.

Sous le patronage nominal de cette duègne mystique, la petite comtesse jouit d'une indépendance absolue dont elle use à outrance. Après avoir passé l'hiver à Paris, où elle crève régulièrement deux chevaux et un cocher par mois pour se donner le plaisir de faire un tour de valse chaque soir dans une demi-douzaine de bals différents, madame de Palme sent le besoin de goûter la paix des champs. Elle arrive chez sa tante, elle saute sur un cheval et part au galop. Peu lui importe où elle va, pourvu qu'elle aille. Le plus souvent, elle vient au château de Malouet, où l'excellente maîtresse du logis lui témoigne une prédilection que je ne m'explique pas. Familière avec les hommes, impertinente avec les femmes, la petite comtesse offre une large prise aux hommages les plus indiscrets des uns, à la haine jalouse des autres. Indifférente aux outrages de l'opinion, elle semble respirer volontiers l'encens le plus grossier de la galanterie; mais ce qu'il lui faut avant tout, c'est le bruit, le mouvement, le tourbillon, le plaisir mondain poussé jusqu'à sa fougue la plus extrême et la plus étourdissante; ce qu'il lui faut chaque matin, chaque soir et chaque nuit, c'est une chasse à toute volée qu'elle dirige avec frénésie, un lansquenet d'enfer où elle fasse sauter la banque, un cotillon échevelé qu'elle mène jusqu'à l'aurore. Un seul temps d'arrêt, une minute de repos, de recueillement, de réflexion, – dont elle est d'ailleurs incapable, – la tuerait. Jamais existence ne fut à la fois plus remplie et plus vide, jamais activité plus incessante et plus stérile.

C'est ainsi qu'elle traverse la vie à la hâte et sans débrider, gracieuse, insouciante, affairée et ignorante comme son cheval. Quand elle touchera le poteau fatal, cette femme tombera du néant de son agitation dans le néant du repos éternel, sans que jamais l'ombre d'une idée sérieuse, la notion la plus faible du devoir, le nuage le plus léger d'une pensée digne d'un être humain, aient effleuré, même en rêve, le cerveau étroit que recouvre son front pur, souriant et stupide. On pourrait dire que la mort, à quelque âge qu'elle doive la surprendre, trouvera la petite comtesse telle qu'elle sortit du berceau, s'il était permis de penser qu'elle en a retenu l'innocence comme elle en a gardé la profonde puérilité.

Cette folle a-t-elle une âme? – Le mot de néant m'est échappé. C'est qu'en vérité il m'est difficile de concevoir ce qui pourrait survivre à ce corps une fois qu'il aura perdu la fièvre vaine et le souffle frivole qui semblent seuls l'animer.

Je connais trop le misérable train du monde pour prendre à la lettre les accusations d'immoralité dont madame de Palme est ici l'objet de la part des sorcières, et de la part aussi de quelques rivales qui ont la bonté de porter envie à son mérite. Ce n'est pas à ce point de vue, tu le comprends, que je la traite avec cette rigueur. Les hommes, lorsqu'ils se montrent impitoyables pour certaines fautes, oublient trop qu'ils ont tous plus ou moins passé une partie de leur vie à les provoquer pour leur compte. Mais il y a dans le type féminin que je viens de t'esquisser quelques chose de plus choquant pour moi que l'immoralité même, qui, du reste, en est difficilement séparable. Aussi, malgré mon désir de ne me singulariser en rien, n'ai-je pu prendre sur moi de me joindre au cortège d'admirateurs que madame de Palme traîne après son char. Je ne sais si

Le tyran dans sa cour remarqua mon absence;

je serais tenté de le croire quelquefois aux regards d'étonnement et de dédain dont on me foudroie en passant; mais il est plus simple d'attribuer ces symptômes hostiles à l'antipathie naturelle qui sépare deux créatures aussi dissemblables que nous le sommes. Je la regarde parfois de mon côté avec la surprise ébahie que doit éveiller chez tout être pensant la monstruosité d'un tel phénomène psychologique. De toute façon, nous sommes quittes.

Je devrais plutôt dire: nous étions quittes, car nous ne le sommes véritablement plus depuis une petite aventure assez cruelle qui m'est arrivée hier soir, et qui me constitue, dans mon compte courant avec madame de Palme, une avance considérable, qu'elle aura de la peine à regagner. – Je t'ai dit que madame de Malouet, par je ne sais quel raffinement de charité chrétienne, témoignait une vraie prédilection à la petite comtesse. Je causais hier soir avec la marquise dans un coin du salon: je pris la liberté de lui dire en riant que cette prédilection, venant d'une femme comme elle, était d'un mauvais exemple, que je n'avais jamais bien compris, pour moi, ce passage de l'Evangile où le retour d'un seul pécheur est célébré par-dessus le mérite assidu d'un millier de justes, et que cela m'avait toujours paru très-décourageant pour les justes.

– D'abord, me dit madame de Malouet, les justes ne se découragent point: ensuite, il n'y en a pas. – Croyez-vous en être un, vous, par hasard?

– Pour cela, non: je sais parfaitement le contraire.

– Eh bien, où prenez-vous le droit de juger si sévèrement votre prochain?

– Je ne reconnais pas madame de Palme pour mon prochain.

– C'est commode. Madame de Palme, monsieur, a été mal élevée, mal mariée et toujours gâtée; mais, croyez-moi, c'est un vrai diamant dans sa gangue.

– Je ne vois que la gangue.

– Et soyez sûr qu'il ne lui faut qu'un bon ouvrier, j'entends un bon mari, qui sache le tailler et le polir.

– Permettez-moi de plaindre ce futur lapidaire.

Madame de Malouet agita son pied sur le tapis et laissa voir quelques autres signes d'impatience, que je ne sus d'abord comment interpréter, car elle n'a jamais d'humeur; mais soudain une pensée, que je crus lumineuse, me traversa l'esprit: je ne doutai pas que je n'eusse enfin découvert le côté faible et l'unique défaut de cette charmante vieille femme. Elle était possédée de la manie de faire des mariages, et, dans son désir chrétien d'arracher la petite comtesse à l'abîme de perdition, elle méditait secrètement de m'y précipiter avec elle, quoique indigne. Pénétré de cette conviction modeste, je me tins sur une défensive qui me semble, à l'heure qu'il est, d'un beau ridicule.

– Mon Dieu! dit madame de Malouet, parce que vous doutez de sa littérature!..

– Je ne doute pas de sa littérature, dis-je: je doute qu'elle sache lire.

– Mais enfin, sérieusement, que lui reprochez-vous, voyons? reprit madame de Malouet d'une voix singulièrement émue.

Je voulus démolir d'un seul coup le rêve matrimonial dont je supposais que se berçait la marquise.

– Je lui reproche, répondis-je, de donner au monde le spectacle, souverainement irritant même pour un profane comme moi, de la nullité triomphante et du vice superbe. Je ne vaux pas grand'chose, c'est vrai, et je n'ai point le droit de juger, mais il y a en moi, comme dans tout public de théâtre, un fond de raison et de moralité qui se soulève en face des personnages complétement dénués de bon sens ou de vertu et qui ne veut pas qu'ils triomphent.

L'agitation de la vieille dame redoubla.

– Pensez-vous que je la recevrais, si elle méritait toutes les pierres que la calomnie lui jette?

– Je pense qu'il vous est impossible de croire au mal.

– Bah! je vous assure que vous ne faites pas ici preuve de pénétration. Ces histoires d'amour qu'on lui prête, ça lui ressemble si peu! C'est une enfant qui ne sait pas seulement ce que c'est que d'aimer!

– J'en suis persuadé, madame. Sa coquetterie banale en est une preuve suffisante. Je suis même prêt à jurer que les entraînements de l'imagination ou de la passion sont complétement étrangers à ses erreurs, qui de la sorte demeurent sans excuse.

– Oh! mon Dieu! s'écria madame de Malouet en joignant les mains, taisez-vous donc! c'est une pauvre enfant abandonnée! Je la connais mieux que vous… Je vous atteste que, sous son apparence beaucoup trop légère, j'en conviens, elle a dans le fond autant de coeur que d'esprit.

– C'est précisément ce que je pense, madame; autant de l'un que de l'autre.

– Ah! c'est vraiment insupportable! murmura madame de Malouet en laissant retomber ses bras comme désespérée.

Au même instant, je vis s'agiter violemment le rideau qui couvrait à demi la porte près de laquelle nous étions assis, et la petite comtesse, quittant la cachette où l'avait confinée l'exigence de je ne sais quel jeu, se montra un moment à nos yeux dans la baie de la porte, et alla rejoindre le groupe des joueurs qui se tenait dans un petit salon voisin. Je regardai madame de Malouet:

– Comment! elle était là?

– Parfaitement. Elle nous entendait, et, de plus, elle nous voyait. J'ai eu beau multiplier les signes, vous étiez parti!

Je demeurai un peu confus. Je regrettais la dureté de mes paroles, car, en attaquant si violemment cette jeune femme, j'avais cédé à l'entraînement de la controverse plutôt qu'à un sentiment d'animadversion sérieuse. Au fond, elle m'est indifférente, mais c'est un peu trop de l'entendre vanter.

– Et maintenant, que dois-je faire? dis-je à madame de

Malouet.

Elle réfléchit un moment, et me répondit, en haussant légèrement les épaules:

– Ma foi, rien: c'est ce qu'il y a de mieux.

Le moindre souffle fait déborder une coupe pleine: c'est ainsi que le petit désagrément de cette scène semble avoir exagéré le sentiment d'ennui qui ne me quitte guère depuis mon arrivée dans ce lieu de plaisance. Cette gaieté continue, ce mouvement convulsif, ces courses, ces danses, ces dîners, cette allégresse sans trêve et cet éternel bruit de fête m'importunent jusqu'au dégoût. Je regrette amèrement le temps que j'ai perdu à des lectures et à des recherches qui ne concernent en rien ma mission officielle, et n'en ont guère avancé le terme; je regrette les engagements que les aimables instances de mes hôtes ont arrachés à ma faiblesse; je regrette ma vallée de Tempé; par-dessus tout, Paul, je te regrette. Il y a certainement dans ce petit centre social assez d'esprits distingués et bienveillants pour former les éléments des relations les plus agréables et même les plus élevées; mais ces éléments se trouvent noyés dans la cohue mondaine et vulgaire. On ne les en dégage qu'avec peine, avec gêne, et jamais sans mélange. M. et madame de Malouet, M. de Breuilly même, quand sa jalousie insensée ne le prive pas de l'usage de ses facultés, sont certainement des intelligences et des coeurs d'élite; mais la seule différence des années ouvre des abîmes entre nous. Quant aux jeunes gens et aux hommes de mon âge que je rencontre ici, ils marchent tous d'un pas plus ou moins alerte dans le chemin de madame de Palme. Il suffit que je ne les y suive pas pour qu'ils me témoignent une sorte de froideur voisine de l'antipathie. Ma fierté n'essaye pas de rompre cette glace, bien que deux ou trois parmi eux me semblent bien doués, et révèlent des instincts supérieurs à la vie qu'ils ont adoptée.

 

Il est une question que je me pose quelquefois à ce sujet: valons-nous mieux, toi et moi, jeune Paul, que cette foule de joyeux compagnons et d'aimables viveurs, ou bien en différons-nous simplement? Comme nous, ils ont de l'honnêteté et de l'honneur; comme nous, ils n'ont ni vertu ni religion proprement dites. Jusque-là, nous sommes égaux. Nos goûts seuls et nos plaisirs ne se ressemblent pas: toutes leurs préoccupations appartiennent aux légers propos du monde, aux soins de la galanterie et à l'activité matérielle; les nôtres se donnent avec une prédilection presque exclusive à l'exercice de la pensée, aux talents de l'esprit, aux oeuvres bonnes ou mauvaises de l'intelligence. Au point de vue de la vérité humaine et suivant l'estime commune, il n'est guère douteux que la différence ne soit ici à notre avantage; mais, dans un ordre plus élevé, dans l'ordre moral, et, pour ainsi dire, devant Dieu, cette supériorité se soutient-elle? Ne faisons-nous, comme eux, que céder à un penchant qui nous entraîne d'un côté plutôt que d'un autre, ou obéissons-nous à un grand devoir? Quel est aux yeux de Dieu le mérite de la vie intellectuelle? Il me semble quelquefois que nous professons pour la pensée une sorte de culte païen dont il ne tient nul compte, et qui peut-être même l'offense. Plus souvent je crois qu'il veut qu'on use de la pensée, dût-on même la tourner contre lui, et qu'il agrée comme des hommages tous les frémissements de ce noble instrument de joie et de torture qu'il a mis en nous.

La tristesse n'est-elle pas, aux époques de doute et de trouble, une sorte de piété? J'aime à l'espérer. Nous ressemblons un peu, toi et moi, à ces pauvres sphinx rêveurs qui demandent vainement, depuis tant de siècles, aux thébaïdes du désert le mot de l'éternelle énigme. Serait-ce une folie plus grande et plus coupable que l'insouciance heureuse de la petite comtesse! Nous verrons bien. En attendant, garde, pour l'amour de moi, ce fond de mélancolie sur lequel tu brodes ta douce gaieté; car, Dieu merci, tu n'es pas un pédant: tu sais vivre, tu sais rire, et même aux éclats; mais ton âme est triste jusqu'à la mort, et c'est pourquoi j'aime jusqu'à la mort ton âme fraternelle.