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La petite comtesse

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En présence d'une situation si gravement compromise, j'ai dû tenir conseil: après une courte délibération, j'ai rejeté bien loin, comme puéril et pusillanime, le projet que me suggérait mon amour-propre aux abois, celui de quitter ma résidence, et même d'abandonner le pays. J'ai pris le parti de poursuivre philosophiquement le cours de mes travaux et de mes plaisirs, de montrer une âme supérieure aux circonstances, et de donner enfin aux amazones, aux centaures et aux meuniers le beau spectacle du sage dans l'adversité.

III

20 septembre.

Je reçois ta lettre. Tu es de la vraie race des amis du Monomotapa. Mais quel enfantillage! Voilà la cause de ton brusque retour! Un rien, un méchant cauchemar, qui, deux nuits de suite, te fait entendre ma voix t'appelant à mon secours. Ah! fruits amers de la détestable cuisine allemande! – Vraiment, Paul, tu es bête. Tu me dis portant des choses qui me touchent jusqu'aux larmes. Je ne saurais te répondre à mon gré. J'ai le coeur tendre et le verbe sec. Je n'ai jamais pu dire à personne: "Je vous aime." Il y a un démon jaloux qui altère sur mes lèvres toute parole de tendresse et lui donne une inflexion d'ironie. – Mais, Dieu merci, tu me connais.

Il paraît que je te fais rire quand tu me fais pleurer? Allons, tant mieux. Oui, ma noble aventure de la forêt a une suite, une suite dont je me passerais bien. Tous les malheurs dont tu me sentais menacé sont arrivés: sois donc tranquille.

Le lendemain de ce jour néfaste, je débutai par reconquérir l'estime de mes hôtes du moulin, en leur racontant de bonne grâce les plus piquants épisodes de ma course. Je les vis s'épanouir à ce récit; la femme, en particulier, se pâmait avec des convulsions atroces et des ouvertures de mâchoires formidables. Je n'ai rien vu de si hideux en ma vie que cette grosse joie de vachère.

En témoignage d'un retour de sympathie complet, le meunier me demanda si j'étais chasseur, ôta du croc de sa cheminée un long tube rouillé qui me fit penser à la carabine de Bas-de-Cuir, et me le mit entre les mains en me vantant les qualités meurtrières de cet instrument. J'acceptai sa politesse avec une apparence de vive satisfaction, n'ayant jamais eu le coeur de détromper les gens qui croient m'être agréables, et je me dirigeai vers les bois-taillis qui couvrent les collines, portant comme une lance cette arme vénérable, qui me paraissait en effet des plus dangereuses. J'allai m'asseoir dans les bruyères et je déposai le long fusil près de moi, puis je m'amusai à écarter à coups de pierre les jeunes lapins qui venaient jouer imprudemment dans le voisinage d'une machine de guerre dont je ne pouvais répondre. Grâce à ces précautions, pendant plus d'une heure que dura ma chasse, il n'arriva d'accident ni au gibier ni à moi.

A te dire vrai, j'étais bien aise de laisser passer le moment où les chasseurs du château avaient coutume de se mettre en campagne, ne me souciant pas, par un reste de vaine gloire, de me trouver sur leur passage ce jour-là. Vers deux heures de l'après-midi, je quittai mon lit de menthe et de serpolet, convaincu que je n'avais à redouter désormais aucune rencontre importune. Je remis la canardière au meunier, qui sembla un peu étonné, peut-être de me revoir les mains vides, et plus probablement de me revoir en vie. J'allai m'installer en face du portail, et j'entrepris d'achever une vue générale de la ruine, aquarelle magnifique qui doit enlever les suffrages du ministre.

J'étais profondément absorbé dans mon travail, quand je crus tout à coup entendre plus distinctement qu'à l'ordinaire ce bruit de cavalerie qui, depuis ma mésaventure, chagrinait sans cesse mes oreilles. Je me retournai avec vivacité, et j'aperçus l'ennemi à deux cents pas de moi. Il était cette fois en tenue de ville, paraissant équipé pour une simple promenade; il avait fait depuis la veille quelques recrues des deux sexes, et offrait véritablement une masse imposante. Quoique préparé de longue main à cette occurrence, je ne pus me défendre d'un certain malaise et je pestai fort contre ces désoeuvrés infatigables. Toutefois, je n'eus pas même la pensée de faire retraite; j'avais perdu le goût de la fuite pour le reste de mes jours.

A mesure que la cavalcade approchait, j'entendais des rires étouffés et des chuchotements dont le secret ne m'échappait point: je dois t'avouer qu'un grain de colère commençait à fermenter dans mon coeur, et, tout en continuant ma besogne avec l'apparence du plus vif intérêt et des poses de tête admiratives devant mon aquarelle, je prêtais à la scène qui se passait derrière moi une attention sombre et vigilante. Au surplus, l'intention définitive des promeneurs parut être de ménager mon infortune: au lieu de suivre le sentier au bord duquel j'étais établi, et qui était le chemin le plus court pour gagner les ruines, ils s'écartèrent un peu sur la droite et défilèrent en silence. Un seul d'entre eux, quittant le groupe principal, fit brusquement une pointe de côté, et vint s'arrêter à dix pas de mon atelier: quoique j'eusse le front penché sur mon dessin, je sentis, par cette étrange intuition que chacun connaît, un regard humain se fixer sur moi. Je levai les yeux d'un air d'indifférence, les rabaissant presque aussitôt: ce rapide mouvement m'avait suffi pour reconnaître dans cet observateur indiscret la jeune dame au panache bleu, cause première de mes disgrâces. Elle était là, campée sur son cheval, le menton en l'air, les yeux à demi clos, me considérant des pieds à la tête avec une insolence admirable. J'avais cru devoir d'abord, par égard pour son sexe m'abandonner sans défense à son impertinente curiosité; mais, au bout de quelques secondes, comme elle continuait son manége, je perdis patience, et, relevant la tête plus franchement, j'arrêtai mon regard sur le sien, avec une gravité polie, mais avec une profonde insistance. Elle rougit; ce que voyant, je la saluai. Elle me fit, de son côté, une légère inclination, s'éloigna au galop de chasse, et disparut sous la voûte de la vieille église. – Je demeurai ainsi maître du champ de bataille, savourant avec plaisir le triomphe de fascination que je venais de remporter sur cette petite personne, qu'il y avait assurément du mérite à décontenancer.

La promenade dans la forêt dura vingt minutes à peine, et je vis bientôt la brillante fantasia déboucher pêle-mêle hors du portail. Je feignis de nouveau une profonde abstraction; mais, cette fois encore, un cavalier se détacha de la compagnie et s'avança vers moi: c'était un homme de grande taille, qui portait un habit bleu, boutonné militairement jusqu'à la gorge. Il marchait si droit sur mon petit établissement, que je ne pus m'empêcher de lui supposer la résolution arrêtée de passer par-dessus, afin de faire rire les dames. Je le surveillai en conséquence d'un oeil furtif mais alerte, lorsque j'eus le soulagement de le voir s'arrêter à deux pas de mon tabouret, et ôter son chapeau:

– Monsieur, me dit-il d'une voix franche et pleine, voulez-vous me permettre de voir votre dessin?

Je lui rendis son salut, m'inclinai en signe d'acquiescement, et poursuivis mon travail. Après un moment de silencieuse contemplation, l'inconnu équestre laissa échapper quelques épithètes louangeuses, qui semblaient lui être arrachées par la violence de ses impressions; puis, reprenant l'allocution directe:

– Monsieur, me dit-il, permettez-moi de rendre grâces à votre talent; nous lui devrons, je n'en puis douter, la conservation de ces ruines, qui sont l'ornement de notre pays.

Je quittai aussitôt ma réserve, qui n'eût plus été qu'une bouderie enfantine, et je répondis, comme il convenait, que c'était apprécier avec beaucoup d'indulgence une ébauche d'amateur; que j'avais, au reste, le plus vif désir de sauver ces belles ruines, mais que la partie la plus sérieuse de mon travail menaçait de demeurer très-insignifiante, faute de renseignements historiques que j'avais vainement cherchés dans les archives du chef-lieu.

– Parbleu! monsieur, reprit le cavalier, vous me faites grand plaisir. J'ai dans ma bibliothèque une bonne partie des archives de l'abbaye. Venez les consulter à votre loisir. Je vous en serai reconnaissant.

Je remerciai avec embarras. – Je regrettais de n'avoir pas su cela plus tôt. Je craignais d'être rappelé à Paris par une lettre que j'attendais ce jour même. – Cependant, je m'étais levé pour faire cette réponse, dont je m'efforçais d'atténuer la mauvaise grâce par la courtoisie de mon attitude. En même temps, je prenais une idée plus nette de mon interlocuteur; c'était un beau vieillard à large poitrine, qui paraissait porter très-vertement une soixantaine d'hivers, et dont les yeux bleu clair, à fleur de tête, exprimaient la bienveillance la plus ouverte.

– Allons, allons, s'écria-t-il, parlons franc! Il vous répugne de vous mêler à cette bande d'étourdis que voilà là-bas, et que je n'ai pu empêcher hier de faire une sottise pour laquelle je vous présente mes excuses. Je me nomme le marquis de Malouet, monsieur. Au surplus, les honneurs de la journée ont été pour vous. On voulait vous voir: vous ne vouliez pas être vu. Vous avez eu le dernier mot. Qu'est-ce que vous demandez?

Je ne pus m'empêcher de rire en entendant une interprétation si favorable de ma triste équipée.

– Vous riez! reprit le vieux marquis: bravo! nous allons nous comprendre. Ah çà! qu'est-ce qui vous empêche de venir passer quelques jours chez moi? Ma femme m'a chargé de vous inviter: elle a compris par le menu tous vos ennuis d'hier. Elle a une bonté d'ange, ma femme! elle n'est plus jeune, elle est toujours malade, c'est un souffle, mais c'est un ange… Je vous logerai dans ma bibliothèque… Vous vivrez en ermite, si cela vous convient… Mon Dieu, je vois votre affaire, vous dis-je: mes étourneaux vous font peur; vous êtes un homme sérieux: je connais ce caractère-là!.. Eh bien, vous trouverez à qui parler… Ma femme est pleine d'esprit;… moi-même, je n'en manque pas… J'aime l'exercice… il est nécessaire à ma santé… Mais il ne faut pas me prendre pour une brute: diable! pas du tout! je vous étonnerai. Vous devez aimer le whist, nous le ferons ensemble; vous devez aimer à bien vivre, délicatement, j'entends, comme il sied à un homme de goût et d'intelligence… Eh bien, puisque vous appréciez la bonne chère, je suis votre homme; j'ai un cuisinier excellent… j'en ai même deux pour le quart d'heure, un qui part et l'autre qui arrive;… il y a conjonction… cela fait une lutte savante… un tournoi académique… dont vous m'aiderez à décerner le prix!.. Allons! ajouta-t-il en riant lui-même ingénument de son bavardage, voilà qui est dit, n'est-ce pas? je vous enlève.

 

Heureux, Paul, l'homme qui sait dire: "Non!" Seul, il est vraiment maître de son temps, de sa fortune et de son honneur. Il faut savoir dire: "Non;" même à un pauvre, même à une femme, même à un vieillard aimable, sous peine de livrer à l'aventure sa charité, sa dignité et son indépendance. Faute d'un non viril, que de misères, que de crimes, depuis Adam!

Tandis que je pesais à part moi l'invitation qui m'était adressée, ces réflexions m'assaillirent en foule; j'en connus la profonde sagesse, – et je dis: "Oui." – Oui fatal, par lequel je perdais mon paradis, échangeant une retraite complétement à mon gré, paisible, laborieuse, romanesque et libre, contre la gêne d'un séjour où la vie mondaine déploie toutes les fureurs de son insipide dissipation.

Je réclamai le temps nécessaire pour préparer mon déménagement, et M. de Malouet me quitta, après une chaleureuse poignée de main, en me déclarant que je lui plaisais fort, et qu'il allait exciter ses deux cuisiniers à me faire un accueil triomphal.

– Je vais, me dit-il, leur annoncer un artiste, un poëte; ça va leur monter l'imagination.

Vers cinq heures, deux domestiques du château vinrent prendre mon mince bagage et m'avertir qu'une voiture m'attendait au haut des collines. Je dis adieu à ma cellule; je remerciai mes hôtes, et j'embrassai leurs marmots, tout barbouillés et mal peignés qu'ils étaient. Ce petit monde sembla me voir partir avec regret. J'éprouvais moi-même une tristesse extraordinaire. Je ne sais quel étrange sentiment m'attachait à cette vallée, mais je la quittai, le coeur serré, comme on quitte une patrie.

A demain, Paul, car je n'en puis plus.

IV

26 septembre.

Le château de Malouet est une construction massive et assez vulgaire, qui date d'une centaine d'années. De belles avenues, une cour d'honneur d'un grand style et un parc séculaire lui prêtent toutefois une véritable apparence seigneuriale. – Le vieux marquis vint me recevoir au bas du perron, passa son bras sous le mien, et, après m'avoir fait traverser une longue file de corridors, m'introduisit dans un vaste salon, où régnait une obscurité presque complète; je ne pus qu'entrevoir vaguement, aux lueurs intermittentes du foyer, une vingtaine de personnages des deux sexes, espacés çà et là par petits groupes. Grâce à ce bienheureux crépuscule, je sauvai mon entrée, qui de loin s'était présentée à mon imagination sous un jour solennel et un peu alarmant. Je n'eus que le temps de recevoir le compliment de bienvenue que madame de Malouet m'adressa d'une voix faible mais pénétrante et sympathique. Elle me prit le bras presque aussitôt pour passer dans la salle à manger, ayant résolu, à ce qu'il paraît, de ne refuser aucune marque de considération à un coureur d'une si surprenante agilité.

Une fois à table et en pleine lumière, je ne laissai pas de m'apercevoir que mes prouesses de la veille n'étaient pas oubliées, et que j'étais le point de mire de l'attention générale; mais je supportai bravement le feu croisé des regards curieux et ironiques, retranché d'une part, derrière une montagne de fleurs qui ornait le milieu de la table, et soutenu de l'autre dans ma position défensive par la bienveillance ingénieuse de ma voisine. – Madame de Malouet est une de ces rares vieilles femmes qu'une force d'esprit supérieure ou une grande pureté d'âme ont protégées contre le désespoir, à l'heure fatale de la quarantième année, et qui ont sauvé du naufrage de leur jeunesse une épave unique, mais un charme souverain, celui de la grâce. Petite, frêle, le visage pâli et macéré par une souffrance habituelle, elle justifie exactement le mort de son mari: "C'est un souffle," un souffle qui respire l'intelligence et la bonté. Aucune trace de prétention malséante à son âge, un soin exquis de sa personne sans ombre de coquetterie, un oubli complet de la jeunesse perdue, une sorte de pudeur d'être vieille, et un désir touchant, non de plaire, mais d'être pardonnée, telle est cette marquise que j'adore. Elle a beaucoup voyagé, beaucoup lu, et connaît bien son Paris. Je m'égarai avec elle dans une de ces causeries rapides où deux esprits qui se rencontrent pour la première fois aiment à faire connaissance, allant d'un pôle à l'autre, effleurant toutes choses, controversant avec gaieté et s'accordant avec bonheur.

M. de Malouet profita de l'enlèvement du plat gigantesque qui nous séparait pour s'assurer de l'état de mes relations avec sa femme. Il parut satisfait de notre bonne intelligence évidente, et, élevant sa voix sonore et cordiale:

– Monsieur, me dit-il, je vous ai parlé de mes deux cuisiniers rivaux; voici le moment de me prouver que vous méritez la réputation de haut discernement dont je vous ai gratifié auprès de ces virtuoses… Hélas! je vais perdre le plus ancien, et sans contredit le plus savant de ces maîtres, – l'illustre Jean Rostain. C'est lui, monsieur, qui, m'arrivant de Paris, il y a deux ans, me dit cette belle parole: "Un homme de goût, monsieur le marquis, ne peut plus habiter Paris; on y fait maintenant une certaine cuisine… romantique qui nous mènera loin!" Bref, monsieur, Rostain est classique; cet homme rare a une opinion! Eh bien, vous venez de goûter successivement à deux plats d'entremets dont la crème forme la base essentielle: suivant moi, ces deux plats sont réussis l'un et l'autre; mais l'oeuvre de Rostain m'a paru d'une supériorité prononcée… Ah! ah! monsieur, je suis curieux de savoir si vous pourrez de vous-même, et sur cette seule indication, assigner à chaque arbre son fruit, et rendre à César ce qui est à César… Ah! ah! voyons cela.

Je jetai un coup d'oeil à la dérobée sur les restes des deux plats que me signalait le marquis, et je n'hésitai pas à qualifier de classique celui que couronnait un temple de l'amour, avec une image de ce dieu en pâte polychrome.

– Touché! s'écria le marquis. Bravo! Rostain le saura, et son coeur en sera réjoui. Ah! monsieur, que n'ai-je eu l'honneur de vous recevoir chez moi quelques jours plus tôt! J'aurais peut-être gardé Rostain, ou, pour mieux dire, Rostain m'eût peut-être gardé, car je ne puis vous cacher, messieurs les chasseurs, que vous n'êtes point dans les bonnes grâces du vieux chef, et je ne suis pas loin d'attribuer son départ, de quelques prétextes qu'il le colore, aux dégoûts dont l'abreuve votre indifférence. Je crus lui être agréable en lui annonçant, il y a quelques semaines, que nos réunions de chasse allaient lui assurer un concours d'appréciateurs digne de ses talents. "Monsieur le marquis m'excusera, me répondit Rostain avec un sourire mélancolique, si je ne partage point ses illusions: en premier lieu, un chasseur dévore et ne mange point; il apporte à table un estomac de naufragé, iratum ventrem, comme dit Horace, et engloutit sans choix et sans réflexion, guloe parens, les productions les plus sérieuses d'un artiste; en second lieu, l'exercice violent de la chasse a développé chez le convive une soif désordonnée qui s'assouvit généralement sans modération. Or, M. le marquis n'ignore pas le sentiment des anciens sur l'usage excessif du vin pendant le repas: il émousse le goût – exurdant vina palatum! – Néanmoins, M. le marquis peut être assuré que je travaillerai pour ses invités avec ma conscience habituelle, quoique avec la douloureuse certitude de n'être point compris." En achevant ces mots, Rostain se drapa dans sa toge, adressa au ciel le regard du génie méconnu, et sortit de mon cabinet.

– J'aurais cru, dis-je au marquis, qu'aucun sacrifice ne vous eût coûté pour retenir ce grand homme.

– Vous me jugea bien, monsieur, reprit M. de Malouet; mais vous allez voir qu'il me conduisit jusqu'aux limites de l'impossible. Il y a précisément huit jours, M. Rostain, m'ayant demandé une audience particulière, m'annonça qu'il se voyait dans la pénible nécessité de quitter mon service. "Ciel! monsieur Rostain, quitter mon service! Et où irez-vous? – A Paris. – Comment! à Paris? Mais vous aviez secoué sur la grande Babylone la poudre de vos sandales! La décadence du goût, l'essor de plus en plus marqué de la cuisine romantique, ce sont vos propres paroles, Rostain…" Il soupira: "Sans doute, monsieur le marquis; mais la vie de province a des amertumes que je n'avais point pressenties." Je lui proposai des gages fabuleux, il refusa. "Voyons, qu'y a-t-il donc, mon ami? Ah! je sais! vous n'aimez point la fille de cuisine; elle trouble vos méditations par ses chants grossiers? Soit, je la congédie!.. Cela ne suffit pas? C'est donc Antoine qui vous déplaît? Je le renvoie! Est-ce mon cocher? Je le chasse!" Bref, je lui offris, messieurs, toute ma maison en holocauste. A ces prodigieuses concessions, le vieux chef secouait la tête avec indifférence. "Mais enfin, m'écriai-je, au nom du ciel, monsieur Rostain, expliquez-vous! – Mon Dieu! monsieur le marquis, me dit alors Jean Rostain, je vous avouerai qu'il m'est impossible de vivre dans un endroit où je ne trouve personne pour faire ma partie de billard!.. – Ma foi! c'était trop fort! ajouta le marquis avec une bonhomie plaisante; je ne pouvais pourtant pas faire moi-même sa partie de billard! J'ai dû me résigner: j'ai écrit aussitôt à Paris, et il m'est arrivé hier soir un jeune cuisinier à moustaches, qui m'a déclaré se nommer Jacquemart (des Deux-Sèvres). Le classique Rostain, par un sublime mouvement de gloire, a voulu seconder M. Jacquemart (des Deux-Sèvres) dans son premier travail, et voilà comment j'ai pu vous servir aujourd'hui, messieurs, ce grand repas éclectique, dont, je le crains, nous aurons seuls apprécié, monsieur et moi, les mystérieuses beautés.

M. de Malouet se leva de table en achevant l'épopée de Rostain. Après le café, je suivis les fumeurs dans la cour. La soirée était magnifique. Le marquis m'entraîna dans l'avenue, dont le sable fin étincelait aux rayons de la lune, entre les ombres épaisses des grands marronniers. Tout en causant avec une négligence apparente, il me fit subir une sorte d'examen sur beaucoup de matières, comme pour s'assurer que j'étais digne de l'intérêt qu'il m'avait témoigné si gratuitement jusque-là. Nous fûmes loin de nous accorder sur tous les points; mais, doués l'un et l'autre de bonne foi et de bienveillance, nous trouvâmes presque autant de plaisir à discuter qu'à nous entendre. Cet épicurien est un penseur; sa pensée, toujours généreuse, a pris dans la solitude où elle s'exerce un tour bizarre et paradoxal.

Je voudrais t'en donner une idée, il m'embarrassa un peu en me disant tout à coup:

– Quel est votre sentiment, monsieur, sur la noblesse, considérée comme institution dans notre temps et dans notre France?

Il vit que j'hésitais.

– Parlez franchement, que diantre! Vous voyez que je suis un homme franc!

– Ma foi! monsieur, dis-je, j'ai pour la noblesse les sentiments d'un artiste: je la regarde… comme un monument national… comme une belle ruine historique, que j'aime, que je respecte, quand elle daigne ne pas m'écraser.

– Oh! oh! reprit-il en riant, nous avons du chemin à faire pour nous entendre sur ce point-là! Je ne conviendrai jamais que je sois une ruine, même historique! Je vous étonnerais beaucoup, n'est-ce pas, si je vous disais que, suivant ma manière de voir, il n'y a pas de France possible sans noblesse?

– Vous m'étonneriez positivement, dis-je.

– C'est pourtant ma pensée, et je la crois sérieuse. Je ne conçois pas plus une nation sans une aristocratie classée, sans une noblesse, que je ne concevrais une armée sans état-major. La noblesse est l'état-major intellectuel et moral d'un pays.

– Est-elle cela chez nous?

– Elle a été, en d'autres temps, monsieur, tout ce qu'elle devait être dans la mesure de la civilisation de ces temps-là; elle a été la tête, le coeur et le bras de la nation. Elle a méconnu depuis, je l'avoue, et jamais plus cruellement qu'au siècle dernier, le rôle nouveau que lui imposait une ère nouvelle. Aujourd'hui, sans le méconnaître, elle semble généralement l'oublier. Si le ciel m'eût donné un fils… ah! je touche là une corde toujours douloureuse dans mon coeur!.. je me serais fait un cas de conscience, pour moi, de l'arracher à cette oisiveté boudeuse et découragée où les restes de notre vieille phalange vivent et meurent dans un vain regret du passé. Sans cesser d'être le premier par le courage, – vertu ancienne qui n'a pas cessé, comme on voit, d'être utile au pays, – j'aurais pris soin qu'il fût encore le premier, un des premiers du moins, par les lumières, par la science, par le goût, par toutes les expressions de cette noble activité d'esprit qui nous assure aujourd'hui notre place sous le soleil! Ah! dites-moi qu'une aristocratie doit surveiller attentivement la marche de la civilisation de son temps et de son pays, et non-seulement la suivre, mais la guider toujours! Dites-moi encore, si vous voulez, qu'elle ne doit jamais fermer ses cadres à demeure, qu'elle a parfois besoin de recrues et de sang nouveau; qu'elle doit s'approprier avec choix tout mérite éminent et toute vertu éclatante, je vous l'accorde de grand coeur: c'est mon opinion; mais ne me dites pas qu'une nation peut se passer d'une aristocratie, ou, permettez-moi, en ce cas, de vous demander ce que vous pensez de la civilisation américaine: c'est la seule, en effet, qui soit complétement dégagée de toute influence immédiate ou lointaine d'une aristocratie présente ou passée.

 

– Mais il me semble, lui dis-je, évitant de répondre directement à sa question, il me semble qu'en France du moins, nous avons cet état-major intellectuel que vous demandez: c'est l'aristocratie naturelle et légitime du travail et du mérite. J'espère que celle-là ne nous manquera jamais. Je crois que la classer, c'est vouloir l'entraver et la restreindre. A quoi bon créer une institution, quand il y a là un fait éternel de sa nature, qui se renouvelle et se perpétue de lui-même à chaque génération?

– Ta ta ta! s'écria le marquis en s'échauffant, voilà du fruit nouveau! Croyez-vous de bonne foi qu'une nation, un génie national, une civilisation nationale, puissent naître, se développer et se conserver par le seul fait des individualités plus ou moins brillantes que chaque génération met au jour? Interrogez l'histoire, ou plutôt regardez l'Amérique encore une fois: les Etats-Unis ont, comme tous les autres Etats, je suppose, leur contingent naturel d'hommes de talent et de vertu, ont-ils ce qu'on peut appeler un génie national? quel est-il? Faites-moi l'honneur de m'en décrire un seul trait. Bah! ils n'ont pas de capitale seulement! Je les défie d'en avoir une! Une capitale n'est que le siége d'une aristocratie. Non, monsieur, non, le fait ne suffit pas, il y a une loi qu'on ne peut méconnaître: rien de fort, rien de grand, rien de durable sous le ciel sans l'autorité, sans l'unité, sans la tradition. Ces trois conditions de grandeur et de durée, vous ne les trouverez que dans une institution permanente. Il faut une tribu sainte à la garde du feu sacré. Il nous faut un corps d'élite qui se fasse un devoir et un honneur héréditaires de concentrer dans son sein le culte du génie de la patrie, de maintenir, de pratiquer ou d'encourager les vertus, l'urbanité, les sciences, les arts, les industries qui composent ce que le monde entier salue sous le nom de civilisation française! Figurez-vous enfin une noblesse régénérée dans cet esprit-là, comprenant son métier, ni exclusive ni banale, appuyant toujours sa suprématie officielle sur une véritable et évident supériorité, notre société, notre civilisation, notre patrie vivront et grandiront. Sinon, non. Paris, vrai symbole aristocratique, vous maintiendra encore quelque temps. Voilà tout… Ah! ah! qu'est-ce que vous répondrez à cela?

– Je vous répondrai par une question, si vous me le permettez: Comment vous comportez-vous de votre personne dans ce petit coin de la France où vous résidez?

– Mais, monsieur, je m'y comporte fort bien, et suivant mes principes: j'y suis autant qu'il est en moi, l'expression la plus élevée de mon temps et de mon pays. J'y importe le bon sens, le bon goût et le drainage. Je daigne être le maire de ma commune. Je bâtis à mes paysans des écoles, des salles d'asile et une église, – le tout à mes frais, bien entendu.

– Et vos paysans, dis-je, qu'est-ce qu'ils font?

– Parbleu! ils me détestent!

– Vous voyez, lui dis-je en riant, que l'esprit moderne ne souffle pas directement dans le sens de vos théories, puisqu'il suffit de votre qualité de noble pour fermer les yeux et le coeur de ces messieurs à vos vertus et à vos bienfaits.

– Ah! l'esprit moderne! l'esprit moderne! s'écria le marquis: eh bien, quand il souffle de travers, il faut le redresser! Ah! jeune homme, c'est de la faiblesse, cela! Je vous dirai comme Rostain: "Si vous obéissez servilement à ce que vous appelez l'esprit moderne, vous nous ferez une cuisine romantique qui nous mènera loin!.." Or çà, mon jeune ami, allons retrouver ces dames et faire notre whist.

En nous rapprochant du château, nous entendîmes un grand bruit de voix et de rires, et nous aperçûmes au bas du perron une dizaine de jeunes gens sautant et bondissant, comme pour atteindre, sans l'intermédiaire des degrés, la plate-forme qui couronne le double escalier. Nous pûmes pressentir l'explication de cette gymnastique passionnée aussitôt que la clarté de la lune nous eut permis de distinguer une robe blanche sur la plate-forme. C'était évidemment un tournoi dont la robe blanche devait nommer le vainqueur. La jeune femme (si elle n'eût pas été jeune, ils n'auraient pas sauté si haut) était appuyée sur la balustrade, exposant hardiment à la rosée d'un soir d'automne et aux baisers de Diane sa tête jonchée de fleurs et ses épaules nues; elle se penchait légèrement, et tendait aux lutteurs un objet assez difficile à discerner de loin: c'était une fine cigarette, délicat travail de sa main blanche et de ses ongles roses. Bien que ce spectacle n'eût rien que de charmant, M. de Malouet y trouva apparemment quelque chose qui ne lui plut pas, car son accent de bonne humeur se nuança d'une teinte assez sensible d'impatience lorsqu'il murmura:

– Allons! j'en étais sur! c'est la petite comtesse!

Je n'ai pas besoin d'ajouter que j'avais reconnu dans la petite comtesse mon amazone aux plumes bleues, qui, avec ou sans plumes, paraît avoir le même tempérament. Elle me reconnut très-bien de son côté, comme tu vas le voir. Au moment où nous achevions, M. de Malouet et moi, de monter le perron, laissant les prétendants rivaux se débattre et s'élancer avec une ardeur croissante, la petite comtesse, intimidée peut-être par la présence du marquis, voulut en finir et me mit brusquement sa cigarette dans la main en me disant:

– Tenez! c'est pour vous!.. Au fait, c'est vous qui sautez le mieux.

Et elle disparut sur ce beau trait, qui avait le double avantage de désobliger à la fois les vaincus et le vainqueur.

Ce fut, en ce qui me concerne, le dernier épisode remarquable de la soirée. Après le whist, je prétextai un peu de fatigue, et M. de Malouet eut l'obligeance de m'installer lui-même dans une jolie chambre tendue de perse et contiguë à la bibliothèque. J'y fus incommodé une partie de la nuit par le bruit monotone du piano et par le roulement des voitures, indices de civilisation qui me firent regretter plus amèrement que jamais ma pauvre thébaïde.