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Julia de Trécoeur

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L'allée aux Dames qui était le lieu de promenade favori de Julia, s'ouvrait en face de l'avenue, à l'autre extrémité de la cour. C'était un sentier en pente douce pratiqué entre l'escarpement rocheux des coteaux boisés et le bord d'un ravin qui paraissait avoir été un des fossés de l'ancien château. Un ruisseau coulait au fond de ce ravin avec un bruit mélancolique; il allait se perdre, à quelque distance, dans un petit étang ombragé de saules, et gardé par deux vieilles nymphes de marbre, auxquelles l'allée aux Dames devait son nom, consacré par la tradition du pays. A mi-chemin entre la cour et l'étang, des fragments de mur et des cintres brisés, débris de quelque fortification extérieure, s'étageaient sur le revers du coteau; pendant quelques pas, ces ruines bordaient le sentier de leurs épais contre-forts, et y projetaient, avec des festons de lierre et de ronces, une masse d'ombre que la nuit changeait en ténèbres opaques. On eût dit alors que le passage était coupé par un abîme. Le caractère sombre de ce site n'était pas, d'ailleurs, sans quelques adoucissements: un sable fin et sec jonchait le sentier; des bancs rustiques étaient adossés çà et là contre l'escarpement; enfin, les talus gazonnés qui descendaient dans le ravin étaient semés de jacinthes, de violettes et de rosiers nains dont le parfum s'élevait et se conservait dans cette allée couverte comme l'odeur de l'encens dans une église.

On était alors à la fin de juillet, et la chaleur avait été accablante dans la journée. En quittant l'atmosphère de la cour encore embrasée par les feux du couchant, Julia respira avec avidité l'air frais du ruisseau et des bois.

– Dieu! que c'est bon! dit-elle.

– Mais j'ai peur que ce ne soit trop bon, dit Lucan; permettez-moi…

Et il lui roula en double autour du cou les bouts flottants de son voile.

– Comment! vous tenez donc à mes jours? dit-elle.

– Mais certainement.

– C'est magnanime!

Elle fit quelques pas en silence, s'appuyant légèrement sur le bras de son compagnon, et balançant à sa manière sa taille gracieuse.

– Votre bon curé doit me prendre pour une espèce de diable? reprit-elle.

– Il n'est pas le seul, dit Lucan avec un sang-froid ironique.

Elle eut un rire bref et contraint; puis, après une nouvelle pause, en continuant sa marche, le front penché:

– Vous devez pourtant me détester un peu moins maintenant, dites?

– Un peu moins.

– Soyez sérieux, voulez-vous? Je sais que je vous ai fait beaucoup souffrir… Commencez-vous à me pardonner?

Sa voix avait pris un accent de sensibilité qui ne lui était pas ordinaire, et qui toucha M. de Lucan.

– Je vous pardonne de grand coeur, mon enfant, répondit-il.

Elle s'arrêta, et, lui saisissant les deux mains:

– C'est vrai? c'est fini de nous haïr?.. dit-elle d'un ton bas et comme timide. Vous m'aimez un peu?

– Je vous remercie, dit Lucan avec une gravité émue; je vous remercie, et je vous aime bien.

Comme elle l'attirait doucement, il l'enlaça d'une franche et affectueuse étreinte, et posa les lèvres sur son front, qu'elle lui tendait; mais, au même instant, il sentit la taille souple de la jeune femme se roidir; sa tête se renversa, puis elle s'affaissa tout entière, et glissa dans ses bras comme une tige fauchée.

Il y avait un banc à deux pas, il l'y porta; mais, après l'y avoir déposée, au lieu de lui donner du secours, il demeura dans une attitude d'étrange immobilité devant cette forme charmante et inerte. Il y eut un long silence que troublait seul le bruit doux et triste du ruisseau. Se réveillant enfin de stupeur, M. de Lucan appela plusieurs fois d'une voix haute et presque dure:

– Julia! Julia!

Comme elle restait sans mouvement, il descendit dans le ravin à la hâte et y puisa de l'eau dans sa main; il lui en baigna les tempes. Après un moment, il vit dans l'ombre ses grands yeux s'ouvrir, et il l'aida à soulever sa tête.

– Qu'est-ce que c'est? dit-elle en le regardant d'un air égaré; qu'est-ce qui est arrivé, monsieur?

– Mais vous vous êtes trouvée mal, dit Lucan en riant.

– Trouvée mal? répéta Julia.

– Sans doute; c'est ce que je craignais… Le froid vous aura saisie. Pouvez-vous marcher? voyons, essayez.

– Très-bien, dit-il en lui prenant le bras.

Comme tous ceux qui éprouvent des défaillances subites, Julia ne se rappelait que d'une manière très-indistincte la circonstance qui avait provoqué son évanouissement.

Ils avaient repris à pas lents le chemin du château.

– Trouvée mal! reprit-elle gaiement; Dieu! que c'est ridicule!

Puis, avec une vivacité subite:

– Mais qu'est-ce que j'ai dit? Est-ce que j'ai parlé?

– Vous avez dit: "J'ai froid!" et puis vous êtes partie.

– Comme cela?

– Comme cela.

– Est-ce que vous avez cru que j'étais morte?

– Je l'ai espéré un instant, dit froidement Lucan.

– Quelle horreur!.. Mais nous causions avant cela? Qu'est-ce que nous disions?

– Nous faisions un pacte de bonne amitié.

– Eh bien, il n'y paraît guère… monsieur de Lucan!

– Madame?

– Vous avez l'air de m'en vouloir de ce que je me suis trouvée mal?

– Sans doute… D'abord, je n'aime pas les histoires… et puis c'est entièrement votre faute;… vous êtes si imprudente, si déraisonnable!

– Oh! mon Dieu!.. voulez-vous un bâton?

Et, comme on apercevait les lumières du château:

– À propos, n'inquiétez pas ma mère de ce détail, n'est-ce pas?

– Je n'aurai garde; soyez tranquille.

– Vous êtes parfaitement maussade, vous savez?

– C'est vrai; mais j'ai passé là quelques minutes tellement pénibles…

– Je vous plains de toute mon âme, dit sèchement Julia.

Elle se débarrassa de son voile dans le vestibule, et rentra dans le salon.

La baronne de Pers, qui devait partir le lendemain de bonne heure, s'était déjà retirée. Julia joua des sonates à quatre mains avec sa mère. M. de Lucan remplaça le mort au whist du curé, et la soirée s'acheva paisiblement.

VII

Le lendemain matin, Clodilde allait monter en voiture avec sa mère, qu'elle conduisait à la gare; M. de Lucan, retenu au château par un rendez-vous d'affaires, assistait à leur départ. Il remarqua l'air absorbé de la baronne; elle était silencieuse, contre sa coutume, elle jetait sur lui des regards embarrassés; elle s'approcha plusieurs fois avec un sourire contraint et d'un air de confidence, puis se borna à lui adresser des paroles banales. Enfin, profitant d'un moment où Clodilde donnait quelques ordres, elle se pencha par la portière, et, serrant avec force la main de Lucan:

– Soyez honnête homme, monsieur! dit-elle.

Il vit en même temps ses yeux se mouiller. La voiture partit aussitôt.

L'affaire dont s'occupait alors M. de Lucan, et dont il s'entretint longuement le matin même avec son avocat et son avoué, arrivés de Caen dans la nuit, était un vieux procès de famille que le maire de Vastville, personnage ambitieux et taquin, avait mis sa gloire à ressusciter. Il s'agissait d'une revendication de biens communaux qui aurait eu pour effet de dépouiller M. de Lucan d'une partie de ses bois, et de déshonorer son domaine patrimonial. Il avait gagné ce procès en première instance; mais on allait bientôt le juger en appel, et il conservait des craintes sur le résultat définitif. Il n'eut pas de peine à colorer de ce prétexte pendant quelques jours aux yeux des habitants du château une sévérité de physionomie, une brièveté de langage, et des goûts de solitude qui couvraient peut-être des soucis plus graves. Ce prétexte ne tarda pas à lui manquer. Un télégramme lui apprit, dès le commencement de la semaine suivante, que son procès était définitivement gagné, et il dut manifester à cette occasion une allégresse qui était loin de son coeur.

Il reprit dès ce moment le train de la vie commune auquel Julia continuait d'imprimer tout le mouvement de son active imagination. Toutefois, il ne se prêta plus avec la même familiarité affectueuse aux caprices de sa belle-fille. Elle s'en aperçut; mais elle ne s'en aperçut pas seule. Lucan surprit dans les regards de M. de Moras de l'étonnement, dans ceux de Clodilde, des reproches. Un danger nouveau lui apparut. Il se donnait des torts qu'il était également impossible, également redoutable d'expliquer ou de laisser interpréter.

Avec le temps d'ailleurs, la lueur effroyable qui lui avait traversé le cerveau dans une circonstance récente, s'affaiblissait; elle ne jetait plus dans son esprit la même force de conviction. Il concevait des doutes; il s'accusait par instants d'une véritable aberration; il accusait la baronne de préventions cruelles et coupables, il se disait enfin qu'en tout cas le parti le plus sage était de ne pas croire au drame, et de ne pas le vivifier en y prenant sérieusement un rôle. – Malheureusement, le caractère de Julia, plein de surprises et d'imprévu, ne permettait guère de suivre avec elle un plan de conduite régulier.

Par une belle après-midi, les hôtes du château, accompagnés de quelques voisins, avaient fait une excursion à cheval jusqu'à l'extrémité du cap La Hague. Au retour et vers le milieu de la route, Julia, qui avait été remarquablement silencieuse tout le jour, se détacha du groupe principal, et, jetant de côté à M. de Lucan un regard expressif, poussa son cheval un peu en avant. Il la rejoignit presque aussitôt. Elle lui lança de nouveau un coup d'oeil oblique, et brusquement, de son accent le plus amer et le plus haut:

– Est-ce que ma présence vous est dangereuse, monsieur?

– Comment, dangereuse? dit-il en riant. Je ne vous comprends pas, ma chère dame.

– Pourquoi me fuyez-vous? Que vous ai-je fait? Que signifient ces allures nouvelles et désagréables que vous affectez avec moi? C'est une chose vraiment étrange, que vous soyez d'autant moins poli que je le suis davantage. On me persécute pendant des années pour que je vous fasse des mines gracieuses, et, quand je m'épuise à vous en faire, vous boudez! Qu'est-ce que cela veut dire? Qu'est-ce qui vous passe par la tête?.. Infiniment curieuse de le savoir.

 

– C'est bien simple, et je vais vous l'apprendre en deux mots. Il me passe par la tête qu'après avoir été peu aimable avec moi, vous l'êtes maintenant presque trop… J'en suis sincèrement touché et charmé; mais je crains véritablement quelquefois de trop détourner à mon profit des attentions auxquelles je n'ai pas seul droit. Vous savez combien j'aime votre mari… Il ne peut être question ici de jalousie, bien entendu; mais l'affection d'un homme est fière et ombrageuse. Sans descendre à des sentiments bas et d'ailleurs impossibles, Pierre, se voyant un peu négligé, pourrait se froisser, s'attrister, et nous en serions tous deux désespérés, n'est-ce pas?

– Je ne sais rien faire à demi, dit-elle avec un geste d'impatience. On ne change pas son naturel. C'est avec mon coeur à moi, et non avec celui d'un autre, que j'aime et que je hais… Et puis… pourquoi n'entrerait-il pas dans mes idées de donner de la jalousie à Pierre?.. Ma vieille haine légendaire pour vous a peut-être fait ce savant calcul… Il vous tuerait, ou moi, et ce serait un dénoûment comme un autre.

– Vous me permettrez bien d'en préférer un autre, dit Lucan, essayant toujours, mais sans grand succès, de donner un tour enjoué à ce farouche entretien.

– Au reste, continua-t-elle, rassurez-vous, mon cher monsieur. Pierre n'est pas jaloux… Il ne se doute de rien, comme on dit dans les vaudevilles!

Elle eut un de ses rires mauvais et reprit aussitôt d'un ton sérieux:

– Et de quoi se douterait-il? Si je suis aimable pour vous, c'est par ordre… et personne ne peut savoir jusqu'à quel point j'y mets du mien.

– Je suis persuadé que vous ne le savez pas vous même, dit-il en riant. Vous êtes une personne naturellement agitée; il vous faut de l'orage, et, quand il n'y en a pas, vous l'imitez… Que vous aimiez ou que vous n'aimiez pas votre beau-père, cela n'a rien au fond de très-dramatique… Il n'y a lieu ici qu'à des sentiments très-simples et très-ordinaires… Il faut bien les compliquer un peu… n'est-ce pas, ma chère?

– Oui, – mon cher! – dit-elle en accentuant ironiquement le dernier mot.

Puis elle lança son cheval au galop.

On touchait alors à la lisière des bois. Il la vit bientôt quitter la route directe qui les traversait et prendre un sentier à travers la bruyère comme pour se jeter en pleine futaie. Au même instant, Clodilde accourut près de lui, et, lui touchant l'épaule du bout de sa cravache:

– Où va donc Julia? dit-elle vivement.

Lucan répondit par un geste vague et par un sourire.

– Je suis sûre, reprit Clodilde, qu'elle va boire à cette fontaine là-bas… Elle se plaignait tout à l'heure d'avoir soif… Suivez-la, mon ami, je vous en prie, et empêchez-la… Elle a si chaud!.. Cela peut être mortel… Courez, je vous en supplie!

M. de Lucan rendit la main à son cheval, qui partit comme le vent. Julia avait disparu sous le couvert du bois. Il suivit sa trace; mais sous la futaie les racines et la pente du terrain ralentirent un peu sa marche. À quelque distance, dans une clairière étroite, le travail des siècles et les filtrations du sol avaient creusé une de ces fontaines mystérieuses dont l'eau limpide, les parois revêtues de mousse et l'air de profonde solitude enchantent l'imagination, et en ont fait jaillir tant de poétiques légendes. Quand M. de Lucan put apercevoir de nouveau Julia à travers les arbres, elle avait mis pied à terre. Son cheval, admirablement dressé, demeurait immobile à deux pas, broutant le feuillage, pendant que sa maîtresse, à genoux et penchée sur le bord de la fontaine, buvait dans ses mains.

– Julia, je vous en prie! dit M. de Lucan en élevant la voix.

Elle s'était relevée par une sorte de bondissement léger: elle le salua gaiement.

– Trop tard, monsieur! dit-elle; mais je n'ai bu que quelques gouttes, quelques petites gouttes seulement, je vous jure!

– Vous êtes vraiment folle! dit Lucan, qui était alors tout près d'elle.

– Le pensez-vous?

Elle agitait ses mains blanches et superbes, qui lui avaient servi de coupe et qui semblaient secouer des diamants.

– Donnez-moi votre mouchoir!

Lucan lui donna son mouchoir. Elle s'essuya les mains gravement; puis, en lui rendant le mouchoir de la main droite, elle se dressa un peu sur ses pieds et lui présenta sa main gauche à la hauteur du visage:

– Là! ne boudez plus!

Lucan baisa la main.

– L'autre maintenant, reprit-elle… Ne pâlissez donc pas, mon ami!

M. de Lucan affecta de n'avoir pas entendu ces dernières paroles, et descendit brusquement de cheval.

– Il faut que je vous aide à remonter, dit-il d'une voix sèche et dure.

Elle mettait ses gants le front baissé. Tout à coup, relevant la tête, et, le regard d'un oeil fixe:

– Quelle misérable je fais, n'est-ce pas? dit-elle.

– Non, dit Lucan, mais quelle malheureuse!

Elle s'appuya contre un des arbres qui ombrageaient la source, la tête à demi renversée et une main sur ses yeux.

– Venez! dit Lucan.

Elle obéit, et il l'aida à se remettre à cheval. Ils sortirent du bois sans se parler, regagnèrent la route et eurent bientôt rejoint la cavalcade.

A peine échappé aux angoisses de cette scène, M. de Lucan n'hésita point à penser que l'éloignement de Julia et de son mari en devait être la conséquence nécessaire et immédiate; mais, quand il vint à chercher les moyens de provoquer leur brusque départ, son esprit se perdit dans des difficultés insolubles. Par quel motif, en effet, justifier aux yeux de Clodilde et de M. de Moras une détermination si nouvelle, si imprévue? On était arrivé au milieu du mois d'août, et il était convenu dès longtemps que toute la famille retournerait à Paris le 1er septembre. La proximité même du terme fixé pour le départ général donnerait plus d'invraisemblance au prétexte invoqué pour expliquer cette séparation soudaine. Il était presque impossible qu'elle n'éveillât pas dans l'esprit de Clodilde et dans celui du comte des soupçons irréparables, des lumières mortelles pour le bonheur de l'un et de l'autre. Le remède était véritablement plus menaçant que le mal lui-même; car, si le mal était grand, il était du moins inconnu de ceux dont il aurait brisé le coeur et la vie, et on pouvait encore espérer qu'il continuerait de l'être à jamais. M. de Lucan songea un moment à s'éloigner lui-même, mais il était encore plus impossible de motiver son départ que celui de Julia.

Toutes ces réflexions faites, il résolut de s'armer de patience et de courage. Une fois à Paris, les habitations séparées, les relations plus rares, les obligations mondaines, l'activité de la vie, ne tarderaient pas à tendre, puis à dénouer paisiblement la situation douloureuse et formidable sur laquelle il lui était désormais interdit de s'abuser. Il compta sur lui-même et aussi sur la générosité naturelle de Julia pour gagner sans éclat et sans brisement le terme prochain qui devait mettre fin à l'existence commune et à ses incessants périls. Il ne devait pas être impossible de conjurer encore pendant une courte période de quinze jours l'explosion d'un orage qui grondait depuis plusieurs mois sans laisser voir ses foudres. – Il oubliait avec quelle effrayante rapidité les maladies de l'âme comme celles du corps, après avoir atteint lentement et graduellement certaines crises fatales, précipitent soudain leurs progrès et leurs ravages.

M. de Lucan se demanda s'il devait informer Julia de la conduite qu'il avait arrêtée et des raisons qui la lui dictaient; mais toute ombre d'explication entre eux lui parut souverainement malséante et dangereuse. Leur intelligence confidentielle sur un tel sujet eût pris un air de complicité que repoussaient tous ses sentiments d'honneur. Malgré les clartés terribles qui s'étaient faites, il restait cependant entre eux quelque chose d'obscur, d'indécis, d'inavoué, qu'il crut devoir conserver à tout prix. Aussi, loin de chercher les occasions de quelque entretien intime, il les évita dès ce moment avec un scrupule absolu. Julia semblait pénétrée de la même réserve et préoccupée au même degré que lui de fuir le tête-à-tête, tout en sauvegardant les apparences; mais, à cet égard, la jeune femme ne disposait pas de la puissance de dissimulation que Lucan devait à sa fermeté naturelle et acquise. Il pouvait, quant à lui, sans effort visible, cacher sous sa contenance habituelle de gravité les anxiétés qui le dévoraient. Julia n'arrivait pas sans une contrainte presque convulsive à porter d'un front haut et riant le fardeau de sa pensée. Pour le seul témoin qui eût le secret de ses combats, c'était un spectacle poignant que celui de cette gracieuse et fiévreuse animation dont la malheureuse enfant soutenait péniblement l'artifice. Il la voyait de loin quelquefois, semblable à une comédienne épuisée, s'isoler sur quelque banc retiré du jardin, et haleter, la main sur sa poitrine, comme pour contenir son coeur révolté. Il se sentait alors, malgré tout, devant tant de beauté et de misère, envahi d'une pitié immense.

N'était-ce que de la pitié?

L'attitude, les paroles, les regards de Clodilde et du mari de Julia étaient en même temps pour M. de Lucan l'objet d'une observation constante et inquiète. Clodilde évidemment ne concevait pas la moindre alarme. La douce sérénité de ses traits demeurait inaltérée. Quelques bizarreries de plus ou de moins dans les allures de Julia n'étaient pas chose assez nouvelle pour appeler son attention particulière. Sa pensée, d'ailleurs, était trop loin des monstrueux abîmes ouverts à ses côtés: elle y eût mis le pied et s'y fût engloutie avant de les avoir soupçonnés.

La physionomie blonde, calme et belle du comte de Moras conservait en tout temps, comme le visage brun de Lucan une sorte de fermeté sculpturale. Il était donc assez difficile d'y lire les impressions d'une âme qui était naturellement forte et très-maîtresse d'elle-même. Sur un point cependant cette âme était devenue faible. M. de Lucan ne l'ignorait pas; il connaissait l'amour ardent du comte pour Julia et la susceptibilité maladive de sa passion. Il était invraisemblable qu'un tel sentiment, s'il était sérieusement mis en défiance, ne se trahît pas par quelque signe extérieur violent ou du moins saisissable. M. de Lucan ne remarquait en réalité aucun de ces symptômes redoutés. S'il surprenait par moments un pli fugitif du sourcil, une intonation douteuse, un regard dérobé ou distrait, il pouvait croire tout au plus à quelque retour de cette jalousie vague et chimérique dont il savait le comte dès longtemps tourmenté. Il le voyait, du reste, apporter dans la vie de famille la même impassibilité souriante, et il continuait d'en recevoir les mêmes témoignages de cordialité. Obsédé toutefois par ses légitimes scrupules de loyauté et d'amitié, il eut la tentation folle de prendre le comte pour confident de l'épreuve qui leur

était imposée; mais, en allégeant son propre coeur, cette confidence si délicate et si cruelle n'eût-elle pas désespéré le coeur de son ami? Et, de plus, ce prétendu trait de loyauté, livrant le secret d'une femme, n'eût-il pas été doublé d'une lâcheté et d'une trahison?

Il fallait donc, à travers tant d'écueils et d'angoisses, soutenir seul jusqu'au bout le poids de cette épreuve, plus compliquée et plus périlleuse encore peut-être que M. de Lucan ne voulait se l'avouer à lui-même.

Elle devait avoir un terme plus prochain qu'il ne pouvait le pressentir.

Clodilde et son mari, accompagnés de M. et madame de Moras, allèrent un jour visiter en voiture les débris d'une galerie couverte qui est une des rares antiquités druidiques du pays. Ces ruines se trouvent au fond d'une anse pittoresque creusée dans le flanc de la muraille rocheuse qui borde la côte orientale de la presqu'île. Elles jonchent de leurs masses informes une de ces croupes gazonnées qui s'avancent çà et là au pied des falaises comme de monstrueux contre-forts. On y accède, malgré la roideur de la pente, par une route facile qui descend en serpentant longuement jusque sur le sable jaune de la petite baie. Clodilde et Julia firent un croquis du vieux temple celtique pendant que les hommes fumaient; puis on s'amusa quelque temps à voir la mer montante étaler sur le sable ses franges d'écume. On convint de remonter la côte à pied pour soulager les chevaux. La voiture, sur un signe de Lucan, se mit en marche; Clodilde prit le bras de M. de Moras, et ils commencèrent à gravir lentement la route sinueuse. Lucan attendait, pour les suivre, le bon plaisir de Julia; elle était restée à quelques pas en conversation animée avec un vieux pêcheur qui achevait de tendre ses amorces dans le creux des rochers. Elle éleva un peu la voix en se retournant vers Lucan:

 

– Il dit qu'il y a un chemin beaucoup plus court et très-facile, là tout près, le long de la falaise… J'ai envie de le prendre pour éviter cette ennuyeuse côte.

– N'en faites rien, croyez-moi, dit Lucan; un chemin très-facile pour les gens du pays peut l'être beaucoup moins pour vous.

Après une nouvelle conférence avec son pêcheur:

– Il dit, reprit Julia, qu'il n'y a vraiment aucun danger, et que les enfants montent et descendent par là tous les jours. Il va me conduire jusqu'au bas du sentier, je n'aurai plus qu'à monter tout droit… Dites à ma mère que je serai là-haut avant vous.

– Votre mère va mourir d'inquiétude.

– Dites-lui qu'il n'y a aucun danger.

Lucan, renonçant à lutter plus longtemps contre une volonté qui devenait impatiente, s'approcha du domestique qui portait les châles et l'album de Julia, il le chargea de rassurer Clodilde et M. de Moras, qui avaient déjà disparu dans les angles de la route; puis, retournant à Julia:

– Quand vous voudrez, dit-il.

– Vous venez avec moi?

– Naturellement.

Le vieux pêcheur les précéda en suivant le pied des falaises. Au sortir de la baie sablonneuse, le rivage était encombré d'écueils aux crêtes aiguës, de gigantesques fragments de roche, qui rendirent leur marche très-pénible. Quoique la distance fût courte, ils étaient déjà brisés de fatigue quand ils arrivèrent à la naissance du sentier, qui parut à Lucan et peut-être à Julia elle-même beaucoup moins sûr et commode que le pêcheur ne prétendait. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne voulut faire d'objections. Après quelques recommandations dernières, leur vieux guide se retira, fort satisfait de la générosité de Lucan. Tous deux commencèrent alors résolument l'escalade de la falaise, qui, sur ce point de la côte, connue sous le nom de côte de Jobourg, domine l'Océan d'une hauteur de trois cents pieds.

Au début de leur ascension, ils rompirent le silence qu'ils avaient gardé jusqu'à ce moment pour échanger sur un ton de plaisanterie quelques brèves observations sur les agréments de ce sentier de chèvres; mais les difficultés réelles et même alarmantes du chemin ne tardèrent pas d'absorber toute leur attention. La légère trace frayée disparaissait par instant sur la roche nue ou sous quelque éboulement de terrain. Ils avaient peine à en retrouver le fil rompu. Leurs pieds hésitaient sur les parois polies de la pierre ou sur l'herbe rase et comme savonneuse. Il y avait des moments où ils se sentaient sur une pente presque verticale, et, s'ils voulaient s'arrêter pour reprendre haleine, les grands espaces ouverts sous leurs yeux, l'étendue infinie, l'éblouissement métallique de la mer, leur causaient une impression de vertige et de flottement. Bien que le ciel fût bas et couvert, une chaleur lourde et orageuse pesait sur eux, et accélérait le mouvement de leur sang. Lucan marchait en avant avec une sorte d'ardeur fiévreuse, se retournant de temps à autre pour jeter un regard sur Julia, qui le suivait de près, puis levant la tête pour chercher quelque point de station, quelque plate-forme sur laquelle on pût respirer un instant avec sécurité. Au-dessus de lui comme au-dessous, c'était la falaise à pic et parfois surplombante. Tout à coup Julia l'appela d'un ton d'angoisse: