Za darmo

Julia de Trécoeur

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– Soit, dit Lucan. Eh bien, vous n'êtes pas belle, vous ne m'êtes pas chère, et vous n'êtes pas une enfant.

– Pour enfant! non, dit-elle énergiquement.

Elle s'encapuchonna de son voile, croisa les bras sur son sein, et s'accommoda dans son coin, où des clartés de lune venaient de temps à autre se jouer dans ses blancheurs.

– Peut-on dormir? demanda-t-elle.

– Comment donc! Très-certainement. Voulez-vous que je ferme la glace?

– S'il vous plaît. Mes fleurs ne vous feront pas mal?

– Pas du tout.

Après un silence:

– M. de Lucan? reprit Julia.

– Chère madame?

– Expliquez-moi donc les usages, car il y a des choses que je ne comprends pas bien… Est-ce qu'il est admis… est-ce qu'il est convenable qu'on laisse revenir du bal, en tête-à-tête, à deux heures du matin, une femme de mon âge et un monsieur du vôtre?

– Mais, dit Lucan, non sans une certaine gravité, je ne suis pas un monsieur… je suis le mari de votre mère.

– Ah! sans doute, vous êtes le mari de ma mère! dit-elle en scandant ces mots d'une voix vibrante, qui fit craindre à Lucan quelque explosion.

Mais, paraissant dominer une violente émotion, elle poursuivit d'un ton presque enjoué:

– Oui, vous êtes le mari de ma mère, et vous êtes même, suivant moi, un très-mauvais mari pour ma mère.

– Suivant vous, dit tranquillement Lucan. Et pourquoi cela?

– Parce que vous ne lui convenez pas du tout.

– Avez-vous consulté votre mère à ce sujet, ma chère dame? Il me semble qu'elle en est meilleur juge que vous.

– Je n'ai pas besoin de la consulter. Il n'y a qu'à vous voir tous les deux. Ma mère est une créature angélique… et vous, non.

– Qu'est-ce que je suis donc?

– Un romanesque, un tourmenté… tout le contraire enfin. —

Un jour ou l'autre, vous la trahirez.

– Jamais! dit Lucan, avec un peu de sévérité.

– En êtes-vous bien sûr, monsieur? dit Julia en dirigeant son regard sur lui du fond de son capuchon.

– Chère madame, répondit M. de Lucan, vous me demandiez tout à l'heure de vouloir bien vous apprendre ce qui est convenable et ce qui ne l'est pas; eh bien, il n'est pas convenable que nous prenions, vous votre mère, et moi ma femme, pour texte d'une plaisanterie de ce genre, et, par conséquent, il est convenable de nous taire.

Elle se tut, resta immobile et ferma les yeux. Après un moment, Lucan vit une larme se détacher de ses longs cils, et glisser sur sa joue.

– Mon Dieu, mon enfant, dit-il, je vous ai blessée… je vous fais sincèrement mes excuses.

– Gardez vos excuses! dit-elle d'une voix sourde en ouvrant brusquement ses grands yeux. Je ne veux pas plus de vos excuses que de vos leçons!.. Vos leçons! comment en ai-je mérité l'humiliation?.. Je ne comprends pas. Quoi de plus innocent que mes paroles, et que voulez-vous donc que je vous dise? Est-ce ma faute si je suis là seule avec vous… si je suis obligée de vous parler… si je ne sais que vous dire? Comment m'expose-t-on à cela? Pourquoi m'en demander plus que je n'en puis faire? On présume trop de mes forces! C'est assez… c'est mille fois trop déjà de la comédie que je joue chaque jour… Dieu sait si j'en suis lasse!

Lucan eut peine à surmonter l'étonnement douloureux qui l'avait saisi.

– Julia, dit-il enfin, vous avez bien voulu me dire que nous étions amis; je le croyais… Ce n'est donc pas vrai?

– Non.

Après avoir lancé ce mot avec une sombre énergie, elle s'enveloppa la tête et le visage dans ses voiles, et demeura pendant le reste du chemin plongée dans un silence que M. de Lucan ne troubla pas.

VI

Après quelques heures d'un sommeil pénible, M. de Lucan se leva le lendemain le front chargé de soucis. La reprise d'hostilités qui lui avait été si clairement signifiée présageait sûrement pour son repos de nouveaux troubles, pour le bonheur de Clodilde de nouveaux déchirements. Il allait donc rentrer dans ces odieuses agitations qui avaient si longtemps désolé sa vie, et, cette fois, sans aucune espérance d'en sortir. Comment, en effet, ne pas désespérer à jamais de ce caractère indomptable que l'âge et la raison, que tant d'égards et de tendresse avaient laissé impassible dans ses préventions et ses haines? Comment comprendre et surtout comment vaincre jamais le sentiment chimérique ou plutôt la manie qui avait pris possession de cette âme concentrée, et qui s'y perpétuait sourdement, toujours près d'éclater en violences furieuses?

Clodilde et Julia n'avaient pas encore paru. Lucan alla faire un tour dans le jardin pour respirer encore une fois la paix de sa chère solitude, en attendant les orages prévus. A l'extrémité d'un berceau de charmille, il aperçut le comte de Moras, le bras appuyé sur le piédestal d'une vieille statue et les yeux fixés sur le sol. M. de Moras n'avait jamais été un rêveur; mais, depuis son arrivée au château, il avait, dans plus d'une occasion déjà, laissé voir à Lucan des dispositions mélancoliques très-étrangères à son naturel. Lucan s'en inquiétait; cependant, comme il n'aimait pas lui même qu'on forçât sa confidence, il s'était abstenu de l'interroger.

Ils prirent la main en s'abordant.

– Vous êtes revenus tard cette nuit? demanda le comte.

– Vers trois heures.

– Oh! povero!… A propos, merci de votre complaisance pour

Julia… Comment a-t-elle été pour vous?

– Mais… bien, dit Lucan. – Un peu singulière, comme toujours.

– Oh! singulière… va de soi!

Il sourit assez tristement, prit le bras de Lucan, et, l'entraînant dans les dédales de charmille:

– Voyons, mon cher, lui dit-il d'une voix contenue, entre nous deux, qu'est-ce que c'est que Julia?

– Comment, mon ami?

– Oui, quelle femme est-ce que ma femme? Si vous le savez, je vous en prie, dites-le-moi.

– Pardon… mais c'est à vous que je le demanderai.

– A moi? dit le comte; mais je l'ignore absolument. C'est une énigme dont le mot m'échappe. Elle me charme et m'épouvante… Elle est singulière, disiez-vous? Elle est plus que cela… elle est fantastique. Elle n'est pas de ce monde. Je ne sais qui j'ai épousé… Vous vous rappelez cette belle et froide créature des contes arabes qui se relevait la nuit pour aller faire des orgies dans les cimetières… C'est absurde, mais elle m'y fait songer!

L'oeil troublé du comte, le rire contraint dont il accompagnait ses paroles, émurent vivement Lucan.

– Ainsi, lui dit-il, vous êtes malheureux?

– On ne peut davantage, répondit le comte en lui serrant la main avec force. Je l'adore, et je suis jaloux… sans savoir de qui ni de quoi! Elle ne m'aime pas… et cependant, elle aime… elle doit aimer! Comment en douter? Vous la voyez, c'est l'image même de la passion;… le feu de la passion déborde dans ses paroles, dans ses regards, dans le sang de ses veines!.. Et, près de moi, c'est la statue glacée d'un tombeau!

– Franchement, mon cher, dit Lucan, vous me semblez exagérer beaucoup vos désastres. En réalité, ils me paraissent se réduire à très-peu de chose. D'abord, vous êtes sérieusement amoureux pour la première fois de votre vie, je crois; vous aviez beaucoup entendu parler de l'amour, de la passion, et peut-être en attendiez-vous des merveilles excessives. En second lieu, je vous ferai observer que les très-jeunes femmes sont rarement très-passionnées. L'espèce de froideur dont vous semblez vous plaindre est donc très-explicable sans l'intervention du surnaturel. Les jeunes femmes, je vous le répète, sont en général idéalistes; leurs amours n'ont pas de corps… Vous demandez de qui ou de quoi vous devez être jaloux? Soyez-le donc de tout ce romanesque vague qui tourmente les jeunes imaginations, du vent, de la tempête, des plaines désertes, des falaises sauvages, de mon vieux manoir, de mes bois et de mes ruines, car Julia adore tout cela! Soyez-le surtout de ce culte ardent qu'elle conserve à la mémoire de son père, et qui absorbe encore – j'en ai la preuve récente – le plus vif de sa passion.

– Vous me faites du bien, reprit Pierre de Moras en respirant avec allégement, et cependant je m'étais dit tout cela… Mais, si elle n'aime pas… elle aimera… elle aimera un jour… et si ce n'était pas moi! Si elle donnait à un autre tout ce qu'elle me refuse!.. mon ami, ajouta le comte, dont les beaux traits pâlirent, – je la tuerais de ma main!

– Amoureux! dit Lucan; et moi, je ne suis plus rien, alors?

– Vous, mon ami? dit Moras avec émotion… vous voyez ma confiance! Je vous livre des faiblesses honteuses… Ah! pourquoi ai-je jamais connu un autre sentiment que celui de l'amitié! Elle seule rend tout ce qu'on lui donne, elle fortifie au lieu d'énerver; c'est la seule passion digne d'un homme… Ne m'abandonnez jamais, mon ami; vous me consolerez de tout.

La cloche qui annonçait l'heure du déjeuner les rappela au château. Julia se disait fatiguée et souffrante. À l'abri de ce prétexte, son humeur silencieuse, ses réponses plus que sèches aux questions polies de Lucan, passèrent d'abord sans éveiller l'attention de sa mère et de son mari; mais, pendant le reste de la journée, et parmi les divers incidents de la vie de famille, le ton agressif de Julia et ses façons maussades à l'égard de Lucan s'accentuèrent trop fortement pour n'être pas remarqués. Toutefois, comme Lucan avait la patience et le bon goût de ne pas sembler s'en apercevoir, chacun garda pour soi ses impressions. Le dîner fut, ce jour-là, plus sérieux qu'à l'ordinaire. La conversation tomba vers la fin du repas sur un terrain brûlant, et ce fut Julia qui l'y amena, sans d'ailleurs penser à mal. Elle épuisait sa verve railleuse sur un bambin de huit à dix ans, fils de la marquise de Boisfresnay, lequel l'avait fort agacée la veille en promenant dans le bal sa suffisante petite personne, et en se lançant agréablement comme une toupie dans les jambes des danseurs et dans les robes des danseuses. La marquise se pâmait de joie devant ces délicieuses espiègleries. Clodilde la défendit doucement en alléguant que cet enfant était son fils unique.

 

– Ce n'est pas une raison pour faire cadeau à la société d'un drôle de plus, dit Lucan.

– Au reste, reprit Julia, qui s'empressa de n'être plus de son propre avis dès que son beau-père en était, il est parfaitement reconnu que les enfants gâtés sont ceux qui tournent le mieux.

– Il y a bien au moins quelques exceptions, dit froidement

Lucan.

– Je n'en connais pas, dit Julia.

– Mon Dieu, dit le comte de Moras sur un ton de conciliation, à tort ou à raison, c'est fort à la mode aujourd'hui de gâter les enfants.

– C'est une mode criminelle, dit Lucan. Autrefois on les fouettait, et on en faisait des hommes.

– Quand on a ces dispositions-là, dit Julia, on ne mérite pas d'avoir des enfants… et on n'en a pas! ajouta-t-elle avec un regard direct qui aggravait encore l'intention désobligeante et même cruelle de ses paroles.

M. de Lucan devint très-pâle. Les yeux de Clodilde s'emplirent de larmes. Julia, embarrassée de son triomphe, sortit de la salle. Sa mère, après être restée quelques minutes le visage caché dans ses mains, se leva et alla la rejoindre.

– Ah çà! mon cher, dit M. de Moras dès qu'il se trouva seul avec Lucan, que s'est-il donc passé entre vous, la nuit dernière?.. Vous m'aviez bien dit quelque chose de cela tantôt… mais j'étais si absorbé dans mes préoccupations égoïstes, que je n'y ai pas pris garde… Enfin, que s'est-il passé?

– Rien de grave. Seulement, j'ai pu me convaincre qu'elle ne pardonnait pas de tenir une place qui, suivant elle, n'aurait jamais dû être remplie.

– Que me conseillez-vous, George? reprit M. de Moras. Je ferai ce que vous voudrez.

– Mon ami, dit Lucan en lui posant doucement les mains sur les épaules, ne vous offensez pas, mais la vie commune dans ces conditions devient difficile. N'attendons pas quelque scène irréparable. A Paris, nous pourrons nous voir sans inconvénient. Je vous conseille de l'emmener.

– Si elle ne veut pas?

– Je parlerais ferme, dit Lucan en le regardant dans les yeux; – j'ai à travailler ce soir, cela se trouve bien. A bientôt, mon ami.

M. de Lucan s'enferma dans sa bibliothèque. Une heure plus tard, Clodilde vint l'y trouver. Il put voir qu'elle avait beaucoup pleuré; mais elle lui tendit son front avec son plus doux sourire. Pendant qu'il l'embrassait, elle murmura simplement à voix basse:

– Pardon pour elle!

Et la charmante créature se retira à la hâte en dissimulant son émotion.

Le lendemain, M. de Lucan, levé comme de coutume d'assez grand matin, travaillait depuis quelque temps près de la fenêtre de la bibliothèque, qui s'ouvrait à une faible hauteur sur le jardin. Il ne fut pas médiocrement surpris de voir apparaître le visage de sa belle-fille entre les lianes de chèvrefeuille qui s'enlaçaient au feuillage de fer du balcon.

– Monsieur, dit-elle de sa voix chantante, êtes-vous bien occupé?

– Mon Dieu, non! répondit-il en se levant.

– C'est qu'il fait un temps divin, reprit-elle. Voulez-vous venir vous promener avec moi?

– Mon Dieu, oui.

– Eh bien, venez… Dieu! ça sent bon, ce chèvrefeuille!

Et elle en arracha quelques fleurs qu'elle jeta par la fenêtre à Lucan avec un éclat de rire. Il les fixa dans sa boutonnière, en faisant le geste d'un homme qui ne comprend rien à ce qui se passe, mais qui n'en est pas fâché.

Il la trouva en fraîche toilette du matin, piaffant sur le sable de son pied léger et impatient.

– Monsieur de Lucan, lui dit-elle gaiement, ma mère veut que je sois aimable pour vous, mon mari le veut, le Ciel aussi, je suppose; c'est pourquoi je le veux également, et je vous assure que je suis très-aimable quand je m'en donne la peine… vous verrez ça!

– Est-il possible? dit Lucan.

– Vous verrez, monsieur! répondit-elle en lui faisant avec toutes ses grâces une révérence théâtrale.

– Et où allons-nous, madame?

– Où il vous plaira… dans les bois, à l'aventure, si vous voulez.

Les collines boisées étaient si rapprochées du château, qu'elles bordaient d'une frange d'ombre un des côtés de la cour. M. de Lucan et Julia s'engagèrent dans le premier sentier qui se présenta devant eux; mais Julia ne tarda pas à quitter les chemins frayés pour marcher au hasard d'un arbre à l'autre, s'égarant à plaisir, battant les fourrés de sa canne, cueillant des fleurs ou des feuillages, s'arrêtant en extase devant des bandes lumineuses qui rayaient çà et là les tapis de mousse, franchement enivrée de mouvement, de plein air, de soleil et de jeunesse. Elle jetait à son compagnon tout en marchant des mots de gracieuse camaraderie, des interpellations folles, des moqueries d'enfant, et faisait retentir les bois de la mélodie de son rire.

Dans son admiration pour la flore sauvage, elle avait peu à peu récolté un véritable fagot dont M. de Lucan acceptait la charge avec résignation: s'apercevant qu'il succombait sous le poids, elle s'assit sur les racines d'un vieux chêne pour faire, dit-elle, un triage dans tout ce pêle-mêle. Elle prit alors sur ses genoux le paquet d'herbes et de fleurs, et se mit à rejeter tout ce qui lui parut d'une qualité inférieure. Elle passait à Lucan, assis à quelques pas d'elle, ce qu'elle croyait devoir réserver pour le bouquet définitif, motivant gravement

ses arrêts à chacune des plantes qu'elle examinait.

– Toi, ma chère, trop maigre!.. toi, gentille, mais trop courte!.. toi, tu sens mauvais!.. toi, tu as l'air bête!..

Puis, venant brusquement à un autre ordre idées qui ne laissa pas d'inquiéter d'abord M. de Lucan:

– C'est vous, n'est-ce pas, lui dit-elle, qui avez conseillé à

Pierre de me parler avec fermeté?

– Moi? dit Lucan; quelle idée!

– Ça doit être vous. – Toi, poursuivit-elle en continuant de s'adresser à ses fleurs, tu as l'air malade, bonsoir!.. – Oui, ça doit être vous… On vous croirait doux, à vous voir, et vous êtes très-dur, très-tyrannique…

– Féroce, dit Lucan.

– Au reste, je ne vous en veux pas. Vous avez eu raison, ce pauvre Pierre est trop faible avec moi. J'aime qu'un homme soit un homme… Il est pourtant très-brave, n'est-ce pas?

– Infiniment, dit Lucan. Il est capable de la plus extrême énergie.

– Il en a l'air, et cependant avec moi… c'est un ange.

– C'est qu'il vous aime.

– Très-probable!.. – Il y a de ces fleurs qui sont curieuses… On dirait une petite dame, celle-ci!

– J'espère bien que vous l'aimez aussi, mon brave Pierre?

– Très-probable, encore.

Après une pause, elle secoua la tête:

– Et pourquoi l'aimerais-je?

– Belle question! dit Lucan; mais parce qu'il est parfaitement digne d'être aimé, parce qu'il a tous les mérites, l'intelligence, le coeur et même la beauté… enfin, parce que vous l'avez épousé.

– Monsieur de Lucan, voulez-vous que je vous fasse une confidence?

– Je vous en prie.

– Ce voyage d'Italie a été très-mauvais pour moi.

– Comment cela?

– Avant mon mariage, figurez-vous que je ne me croyais pas laide précisément, mais je me croyais ordinaire.

– Oui… eh bien?

– Eh bien, en me promenant en Italie, à travers tous ces souvenirs et tous ces marbres si admirés, je faisais d'étranges réflexions… Je me disais qu'après tout ces princesses et ces déesses du monde antique qui rendaient fous les bergers et les rois, pour lesquelles éclataient les guerres et les sacriléges, étaient à peu près des personnes dans mon genre. Alors m'est venue l'idée fatale de ma beauté. J'ai compris que je disposais d'une puissance exceptionnelle, que j'étais une chose sacrée qui ne devait pas se donner à un prix vulgaire, qui ne pouvait être que la récompense… que sais-je… d'une grande action… ou d'un grand crime!

Lucan resta un moment interdit par l'audacieuse naïveté de ce langage. Il prit le parti d'en rire.

– Mais, ma chère Julia, dit-il, faites attention: vous vous trompez de siècle… Nous ne sommes plus au temps où l'on se mettait en guerre pour les beaux yeux des dames… Au reste, parlez-en à Pierre: il a tout ce qu'il faut pour vous fournir la grande action demandée; quant au crime, je crois que vous devez y renoncer.

– Croyez-vous? dit Julia. C'est dommage! ajouta-t-elle en éclatant de rire. – Enfin, vous voyez, je vous dis toutes les folies qui me passent par la tête… C'est aimable, ça, j'espère?

– C'est extrêmement aimable, dit Lucan. Continuez.

– Avec ce précieux encouragement, monsieur!.. dit-elle en se levant et en achevant sa phrase par une révérence; – mais, pour le moment, allons déjeuner… Je vous recommande mon bouquet. Tenez les têtes en bas… Marchez devant, monsieur, et par le plus court, je vous prie, car j'ai un appétit qui m'arrache des larmes.

Lucan prit le sentier qui menait le plus directement au château. Elle le suivit d'un pas agile, tantôt fredonnant une cavatine, tantôt lui adressant de nouvelles instructions sur la manière de tenir son bouquet, ou le touchant légèrement du bout de sa canne pour lui faire admirer quelque oiseau perché sur une branche.

Clodilde et M. de Moras les attendaient, assis sur un banc devant la porte du château. L'inquiétude peinte sur leur visage se dissipa au bruit de la voix rieuse de Julia. Dès qu'elle les aperçut, la jeune femme enleva le bouquet à Lucan, accourut vers Clodilde, et, lui jetant dans les bras sa moisson de fleurs:

– Ma mère, dit-elle, nous avons fait une délicieuse promenade… Je me suis beaucoup amusée. M. de Lucan aussi… et, de plus, il a beaucoup profité dans ma conversation… Je lui ai ouvert des horizons!..

Elle décrivit avec la main une grande courbe dans le vide, pour indiquer l'immensité des horizons qu'elle avait ouverts à M. de Lucan. Puis, entraînant sa mère vers la salle à manger et aspirant l'air avec force:

– Oh! cette cuisine de ma mère! dit-elle. Quel arôme!

Cette belle humeur, qui mit le château en fête, ne se démentit pas de toute la journée, et, chose inespérée, elle persista le lendemain et les jours suivants sans altération sensible. Si Julia nourrissait encore quelques restes de ses farouches ennuis, elle avait du moins la bonté de les réserver pour elle et d'en souffrir seule. Plus d'une fois encore, on la vit revenir de ses excursions solitaires, le front soucieux et l'oeil sombre; mais elle secouait ces dispositions équivoques dès qu'elle se retrouvait en famille, et n'avait plus que des grâces. Elle en avait surtout pour M. de Lucan, envers qui elle sentait apparemment qu'elle avait beaucoup à réparer. Elle absorbait même son temps sans beaucoup de discrétion, et le mettait un peu trop souvent en réquisition pour des promenades, des dessins de tapisserie, de la musique à quatre mains, quelquefois pour rien, simplement pour le déranger, se plantant devant ses fenêtres, et lui posant à travers ses lectures des séries de questions burlesques. Tout cela était charmant: M. de Lucan s'y prêtait avec complaisance, et n'avait pas assurément grand mérite.

La baronne de Pers vint sur ces entrefaites passer trois jours chez sa fille. Elle fut informée aussitôt avec détails du changement miraculeux qui s'était opéré dans le caractère de Julia et dans sa manière d'être à l'égard de son beau-père. Témoin des gracieuses attentions qu'elle prodiguait à M. de Lucan, madame de Pers eut des démonstrations de vive satisfaction, au milieu desquelles on retrouvait toutefois quelques traces de ses anciennes préventions contre sa petite-fille.

La veille du départ de la baronne on invita quelques voisins à dîner pour lui être agréable, car elle n'avait qu'un faible goût pour l'intimité de famille, et elle aimait passionnément les étrangers. On lui donna donc, faute de temps pour mieux faire, le curé de Vastville, le percepteur, le médecin et le receveur de l'enregistrement, hôtes assez habituels du château et grands admirateurs de Julia. C'était peu de chose sans doute, c'était assez cependant pour fournir à la baronne l'occasion de mettre une robe habillée.

Julia, pendant le dîner, parut s'appliquer à faire la conquête du curé, vieillard candide, qui subissait la fascination de sa voisine avec une sorte de stupeur joyeuse. Elle le faisait manger, elle le faisait boire, elle le faisait rire.

– Quel serpent, n'est-ce pas, monsieur le curé? dit la baronne.

– Elle est bien aimable, dit le curé.

– A faire frémir, reprit la baronne.

Le soir, après quelques tours de valse, Julia, accompagnée par son mari, chanta de sa belle voix grave des mélodies inédites, des chansons nationales qu'elle avait rapportées d'Italie. Un de ces airs lui rappelant une espèce de tarentelle qu'elle avait vu danser par des femmes de Procida, elle pria son mari de la jouer. Elle contait en même temps avec feu comment se dansait cette tarentelle, en donnant une rapide indication des pas, des gestes et des attitudes; puis, tout à coup, entraînée par l'ardeur de son récit:

 

– Attendez, Pierre, dit-elle, je vais la danser… Ce sera plus simple.

Elle releva sa traîne, qui la gênait, et pria sa mère de la fixer avec des épingles. Pendant ce temps, elle s'occupait elle-même activement: il y avait sur la cheminée et sur les consoles des vases remplis de fleurs et de verdure; elle y puisait de ses mains alertes, et, posée devant une glace elle piquait et entrelaçait pêle-mêle dans ses cheveux magnifiques des fleurs, des herbes, des grappes, des épis, tout ce qui venait sous ses doigts. La tête chargée de cette couronne épaisse et frissonnante, elle vint se placer au milieu du salon.

– Allez, mon ami! dit-elle à M. de Moras.

Il joua la tarentelle, qui débutait par une sorte de pas de ballet lent et solennel que Julia mima avec ses airs souverains, déployant et reployant comme des guirlandes ses bras d'almée; puis, le rythme s'animant de plus en plus, elle frappa le parquet de ses pas rapides et redoublés avec la souplesse sauvage et le sourire épanoui d'une jeune bacchante: brusquement elle termina par une glissade prolongée qui l'amena toute palpitante devant M. de Lucan, assis en face d'elle. Là, elle fléchit un genou, porta d'un geste soudain ses deux mains à ses cheveux, et, secouant en même temps sa tête penchée, elle fit tomber sa couronne en pluie de fleurs aux pieds de Lucan, en disant de sa plus douce voix, sur le ton d'un gracieux hommage:

– Monsieur!..

Après quoi, elle se redressa, toujours glissante, se jeta dans un fauteuil, prit gravement le tricorne du curé, et s'en éventa le visage.

Au milieu des applaudissements et des rires qui remplissaient le salon, la baronne de Pers se rapprocha doucement de Lucan sur le canapé qu'ils occupaient en commun, et lui dit tout bas:

– Ah çà, mon cher monsieur, qu'est-ce que c'est donc que ce nouveau système-là? Savez-vous que j'aimais encore mieux sa première manière, moi?..

– Comment, chère madame? Pourquoi donc? dit simplement Lucan.

Mais, avant que la baronne eût pu s'expliquer, en supposant qu'elle en eût l'intention, Julia fut prise d'une nouvelle fantaisie.

– Décidément j'étouffe… dit-elle. – Monsieur de Lucan, offrez-moi votre bras.

Elle sortit, et Lucan l'accompagna. Elle s'arrêta dans le vestibule pour se couvrir la tête de son grand voile blanc, parut hésiter un moment entre la porte du jardin et celle de la cour; puis, se décidant:

– Dans l'allée aux Dames, dit-elle; c'est là qu'il fait le plus frais.