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Julia de Trécoeur

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On parla en famille, pendant toute la soirée, des complications que pouvait soulever ce projet de mariage, et des moyens de les éviter. M. de Lucan entra dans ces détails avec beaucoup de bonne grâce, et déclara qu'il se prêterait de grand coeur, pour sa part, à tous les arrangements que sa belle-fille pourrait souhaiter. Cette précaution ne devait pas être inutile.

Clodilde était au couvent le lendemain dès le matin. Julia, après avoir écouté avec une nonchalance un peu ironique le récit que lui fit sa mère des transports et de l'allégresse de son fiancé, prit un air plus sérieux.

– Et ton mari, dit-elle, qu'est-ce qu'il pense?

– Il est charmé, comme nous tous.

– Je vais te faire une question singulière: est-ce qu'il compte assister à notre mariage?

– Comme tu voudras.

– Ecoute, ma bonne petite mère, ne te désole pas d'avance… Je sens bien qu'un jour ou l'autre ce mariage doit nous réunir tous… mais qu'on me laisse le temps de m'habituer à cette idée… Accordez-moi quelques mois pour faire oublier l'ancienne Julia et pour l'oublier moi-même… n'est-ce pas, dis, tu veux bien?

– Tout ce qui te plaira, dit Clodilde en soupirant.

– Je t'en prie… Dis-lui que je l'en prie aussi.

– Je le lui dirai; mais tu sais que Pierre est là?

– Ah! mon Dieu!.. où donc?

– Je l'ai laissé dans le jardin…

– Dans le jardin!.. quelle imprudence, ma mère! mais ces dames vont le déchirer… comme Orphée, car tu peux croire qu'il n'est pas en odeur de sainteté ici…

On envoya prévenir M. de Moras, qui arriva en toute hâte. Julia se mit à rire quand il parut, ce qui facilita son entrée. Elle eut à plusieurs reprises, pendant leur entrevue, des accès de ce rire nerveux qui est si utile aux femmes dans les circonstances difficiles. Privé de cette ressource, M. de Moras se contenta de baiser timidement les belles mains de sa cousine, et manqua d'ailleurs d'éloquence; mais ses beaux traits mâles resplendissaient, et ses grands yeux bleus étaient humides de tendresse heureuse. Il parut laisser une impression favorable.

– Je ne l'avais jamais considéré à ce point de vue, dit Julia à sa mère: il est réellement très-bien… c'est un mari superbe.

Le mariage eut lieu trois mois plus tard sans aucun appareil et dans l'intimité. Le comte de Moras et sa jeune femme partirent le soir même pour l'Italie.

M. de Lucan avait quitté Paris deux ou trois semaines auparavant, et s'était installé au fond de la Normandie dans une ancienne résidence de sa famille, où Clodilde s'empressa de le rejoindre aussitôt après le départ de Julia.

IV

Vastville, domaine patrimonial de la famille de Lucan, est situé à peu de distance de la mer sur la côte occidentale du Finistère normand. C'est un manoir à toits élevés et à balcons de fer ouvragé, qui date du temps de Louis XIII et qui a remplacé l'ancien château, dont quelques ruines servent encore à la décoration du parc. Il se cache dans un pli de terrain très-ombragé, et une longue avenue de vieux ormes le précède. L'aspect en est singulièrement retiré et mélancolique à cause des bois épais qui l'enveloppent presque de tous côtés. Ce massif boisé marque sur ce point de la presqu'île le dernier effort de la végétation normande. Dès qu'on en franchit la lisière, la vue s'étend tout à coup sans obstacle sur les vastes landes qui forment le plateau triangulaire du cap La Hague: des champs de bruyères et d'ajoncs, des clôtures en pierres sans ciment, çà et là une croix de granit, à droite et à gauche les ondulations lointaines de l'Océan, tel est le paysage sévère, mais grandiose, qui se développe tout à coup sous la pleine lumière du ciel.

M. de Lucan était né à Vastville. Les poétiques souvenirs de l'enfance se mêlaient dans son imagination à la poésie naturelle de ce site et le lui rendaient cher. Il y venait chaque année en pèlerinage sous prétexte de chasse. Depuis son mariage seulement, il avait renoncé à cette habitude de coeur pour ne pas quitter Clodilde, que sa fille retenait à Paris; mais il était convenu qu'ils s'enseveliraient tous deux dans cette retraite pendant une saison dès qu'ils auraient recouvré leur liberté. Clodilde ne connaissait Vastville que par les descriptions enthousiastes de son mari; elle l'aimait de confiance, et c'était d'avance pour elle un lieu enchanté. Cependant, lorsque la voiture qui l'amenait de la gare s'engagea, à la tombée de la nuit, entre les collines chargées de bois, dans la sombre avenue en pente qui conduisait au château, elle eut une impression de froid.

– Mon Dieu, mon ami, dit-elle en riant, c'est le château d'Udolphe, votre château!

Lucan excusa son château comme il put, et protesta, d'ailleurs, qu'il était prêt à le quitter le lendemain, si elle ne lui trouvait pas meilleure mine au lever du soleil.

Elle ne tarda pas à l'adorer. Son bonheur, si contraint jusque-là, s'épanouit pour la première fois librement dans cette solitude et la lui éclaira d'un jour charmant. Elle voulut même y passer l'hiver et y attendre Julia, qui devait rentrer en France dans le courant de l'année suivante. Lucan fit quelque opposition à ce projet, qui lui semblait d'un héroïsme excessif pour une Parisienne, et finit pourtant par l'adopter, trop heureux lui même d'encadrer dans ce lieu romanesque le roman de ses amours. Il s'ingénia, d'ailleurs, à atténuer ce que ce séjour pouvait avoir de trop austère en ménageant à Clodilde quelques relations dans le voisinage, – en lui procurant par intervalle la société de sa mère. Madame de Pers voulut bien se prêter à cette combinaison, quoique la campagne lui fût généralement répulsive, et que Vastville en particulier eût à ses yeux un caractère sinistre. Elle prétendait y entendre des bruits dans les murailles et des gémissements nocturnes dans les bois. Elle n'y dormait que d'un oeil avec deux bougies allumées. Les magnifiques falaises qui bordent la côte à peu de distance, et qu'on essayait de lui faire admirer, lui causaient une sensation pénible.

– Très-beau! disait-elle, très-sauvage! tout à fait sauvage! Mais cela me fait mal; il me semble que je suis sur le haut des tours de Notre-Dame!.. Au surplus, mes enfants, l'amour embellit tout, et je comprends parfaitement vos transports; quant à moi, vous m'excuserez si je ne les partage pas! Jamais je ne pourrais m'extasier devant ce pays-ci… J'aime la campagne comme une autre; mais ceci, ce n'est pas la campagne, c'est le désert, l'Arabie Pétrée, je ne sais pas quoi… Et quant à votre château, mon ami, je suis fâchée de vous le dire, c'est une maison à crimes… Cherchez bien, vous verrez qu'on y a tué quelqu'un.

– Mais non, chère madame, disait Lucan en riant; je connais parfaitement l'histoire de ma famille, et je puis vous garantir…

– Soyez sûr, mon ami, qu'on y a tué quelqu'un… dans le temps… Vous savez comme on se gênait peu autrefois pour tout ça!

Les lettres de Julia à sa mère étaient fréquentes. C'était un vrai journal de voyage, rédigé à la diable, avec une saisissante originalité de style, et où la vivacité des impressions se corrigeait par cette nuance d'ironie hautaine qui était propre à l'auteur. Julia parlait assez brièvement de son mari, dont elle ne disait d'ailleurs que du bien. Il y avait le plus souvent un post-scriptum rapide et bienveillant adressé à M. de Lucan.

M. de Moras était plus sobre de descriptions. Il paraissait ne voir que sa femme en Italie. Il vantait sa beauté, encore accrue, disait-il, au contact de toutes ces merveilles d'art dont elle s'imprégnait; il louait son goût extraordinaire, son intelligence et même son caractère. À cet égard, elle était extrêmement mûrie, et il la trouvait presque trop sage et trop grave pour son âge. Ces détails enchantaient Clodilde, et achevaient de lui mettre dans le coeur une paix qu'elle n'avait jamais eue.

Les lettres du comte n'étaient pas moins rassurantes pour l'avenir que pour le présent. Il ne croyait pas, disait-il, devoir presser Julia au sujet de sa réconciliation avec son beau-père; mais il l'y sentait disposée. Il l'y préparait, au reste, de plus en plus en l'entretenant habituellement de la vieille amitié qui l'unissait à M. de Lucan, de leur vie passée, de leurs voyages, de leurs périls partagés. Non-seulement Julia écoutait ces récits sans révolte, mais souvent elle les provoquait, comme si elle eût regretté ses préventions, et qu'elle eût cherché de bonnes raisons de les oublier:

– Allons, Pylade, parlez-moi d'Oreste! lui disait-elle.

Après avoir passé en Italie toute la saison d'hiver et une partie du printemps, monsieur et madame de Moras visitèrent la Suisse, en annonçant l'intention d'y séjourner jusqu'au milieu de l'été. Monsieur et madame de Lucan eurent la pensée d'aller les rejoindre, et brusquer ainsi un rapprochement qui ne paraissait plus être dès ce moment qu'une affaire de forme. Clodilde s'apprêtait à soumettre ce projet à sa fille, quand elle reçut, par une belle matinée de mai, cette lettre datée de Paris:

"Mère chérie,

"Plus de Suisse! trop de Suisse! Me voilà. Ne te dérange pas. Je sais combien tu te plais à Vastville. Nous irons t'y trouver un de ces matins, et nous reviendrons tous ensemble à l'automne. Je te demande seulement quelques jours pour préparer ici notre future installation.

"Nous sommes au Grand Hôtel. Je n'ai pas voulu descendre chez toi pour toute sorte de raisons, pas davantage chez ma grand'mère, qui me l'a offert toutefois très-gracieusement:

" – Ah! mon Dieu! mes chers enfants… mais c'est impossible… À l'hôtel!.. ce n'est pas convenable! Vous ne pouvez pas rester à l'hôtel! Logez chez moi… Mon Dieu, vous serez très-mal… Vous serez campés… Je ne sais même pas comment je vous nourrirai, car ma cuisinière est dans son lit, et mon imbécile de cocher qui a un loriot sur l'oeil, par parenthèse! Aussi on n'arrive pas comme cela… Vous me tombez là comme deux pots de fleurs! C'est inimaginable! – Vous vous portez bien d'ailleurs, mon ami… Je ne vous le demande pas… Ça se voit de reste… – Et toi, ma belle minette? Mais c'est un astre… un vrai astre… Cache-toi… Tu me fais mal aux yeux!.. Est-ce que vous avez des bagages?.. Enfin, que voulez-vous!.. on les mettra dans le salon. Et pour vous, je vous donnerai ma chambre. Je prendrai une femme de ménage et un cocher de remise… Vous ne me gênerez pas du tout, du tout, du tout…

 

"Bref, nous n'avons pas accepté.

"Mais l'explication de ce retour subit?.. La voici:

" – Est-ce que la Suisse ne vous ennuie pas, mon ami? ai-je demandé à mon mari.

" – La Suisse m'ennuie, m'a répondu cet écho fidèle.

" – Eh bien, allons-nous-en.

"Et nous sommes partis.

"Contente et troublée jusqu'au fond de l'âme à la pensée de t'embrasser.

"Julia.

"P. S. Je prie M. de Lucan de ne pas m'intimider."

Les jours qui suivirent furent délicieusement remplis pour Clodilde. Elle défaisait elle-même les caisses qui se succédaient sans interruption, et en rangeait le contenu de ses mains maternelles. Elle dépliait, elle repliait, elle caressait ces jupes, ces corsages, cette lingerie fine et parfumée, qui étaient déjà comme une partie, comme une douce émanation de la personne de sa fille. Lucan, un peu jaloux, la surprenait méditant avec amour sur ces jolies nippes. Elle allait aux écuries voir le cheval de Julia, qui avait suivi de près les caisses; elle lui donnait du sucre et causait avec lui. Elle emplissait de fleurs et de branchages verts l'appartement destiné au jeune ménage.

Cette heureuse fièvre eut bientôt son heureux terme. Environ huit jours après son arrivée à Paris, Julia lui écrivait qu'elle et son mari comptaient partir le soir, et qu'ils seraient le lendemain matin à Cherbourg. C'était la station la plus rapprochée de Vastville. Clodilde se disposa naturellement à les aller prendre avec sa voiture. M. de Lucan, après en avoir conféré avec elle, ne crut pas devoir l'accompagner. Il craignit de gêner les premières expansions du retour, et, ne voulant pas cependant que Julia pût interpréter son absence comme un manque d'empressement, il résolut d'aller à cheval au-devant des voyageurs.

V

On était aux premiers jours de juin. Clodilde partit de grand matin, fraîche et radieuse comme l'aube. Lucan se mettait en marche deux heures plus tard au petit pas de son cheval. Les routes normandes sont charmantes en cette saison. Les haies d'épine parfument la campagne, et jettent çà et là sur les bords du chemin leur neige rosée. Une profusion de jeune verdure constellée de fleurs sauvages couvre le revers des fossés. Tout cela, sous le gai soleil du matin, est une fête pour les yeux. M. de Lucan n'accordait cependant, contre sa coutume, qu'une attention distraite au spectacle de cette souriante nature. Il se préoccupait à un degré qui l'étonnait lui-même de sa prochaine rencontre avec sa belle-fille. Julia avait été pour sa pensée une obsession si forte, que sa pensée en avait gardé une empreinte exagérée. Il essayait en vain de lui rendre ses proportions véritables, qui n'étaient après tout que celles d'une enfant, autrefois enfant terrible, aujourd'hui enfant prodigue. Il s'était habitué à lui prêter dans son imagination une importance mystérieuse et une sorte de puissance fatale dont il avait peine à la dépouiller. Il riait et s'irritait de sa faiblesse; mais il éprouvait une agitation mêlée de curiosité et de vague inquiétude au moment de voir en face ce sphinx dont l'ombre seule avait si longtemps troublé sa vie, et qui venait maintenant s'asseoir en personne à son foyer.

Une calèche découverte, pavoisée d'ombrelles, parut au haut d'une côte: Lucan vit une tête se pencher et un mouchoir s'agiter hors de la voiture; il lança aussitôt son cheval au galop. Presque au même instant, la calèche s'arrêta, et une jeune femme sauta lestement sur la route; elle se retourna pour adresser quelques mots à ses compagnons de voyage, et s'avança seule au-devant de Lucan. Ne voulant pas se laisser dépasser en procédés, il mit lui-même pied à terre, donna son cheval au domestique qui le suivait, et se dirigea avec empressement vers la jeune femme qu'il ne reconnaissait pas, mais qui était évidemment Julia. Elle venait à lui sans hâter le pas, d'une démarche glissante, balançant légèrement sa taille flexible. Tout en approchant, elle repoussa son voile d'un coup de main rapide, et Lucan put retrouver dans ce jeune visage, dans ces grands yeux un peu sombres, dans l'arc pur et allongé des sourcils, quelques traits de l'enfant qu'il avait connue.

Quand le regard de Julia rencontra celui de Lucan, son teint pâle se couvrit de pourpre. Il la salua très-bas, avec un sourire d'une grâce affectueuse:

– Welcome! dit-il.

– Merci, monsieur, dit Julia d'une voix dont la sonorité grave et mélodieuse frappa Lucan; – amis, n'est-ce pas?

Et elle lui tendit ses deux mains avec une résolution charmante.

Il l'attira doucement pour l'embrasser; mais, croyant sentir un peu de résistance dans les bras subitement roidis de la jeune femme, il se borna à lui baiser le poignet au défaut du gant. Puis, affectant de la regarder avec une admiration polie, qui d'ailleurs était sincère:

– J'ai vraiment envie de vous demander, dit-il en riant, à qui j'ai l'honneur de parler.

– Vous me trouvez grandie? dit-elle en montrant ses dents éblouissantes.

– Etonnamment, dit Lucan, très-étonnamment. Je comprends

Pierre à merveille.

– Pauvre Pierre! dit Julia, il vous aime bien!.. Ne le faisons pas languir plus longtemps, si vous le voulez.

Ils se dirigèrent vers la calèche devant laquelle M. de Moras les attendait, et, tout en marchant côte à côte:

– Quel joli pays! reprit Julia… et la mer tout près?

– Tout près.

– Nous ferons une promenade à cheval après déjeuner, n'est-ce pas?

– Très-volontiers; mais vous devez être horriblement fatiguée, ma chère enfant… Pardon!.. ma chère… Au fait, comment voulez-vous que je vous appelle?

– Appelez moi madame… j'ai été si mauvaise enfant!

Et elle eut un accès de ce rire soudain, gracieux, mais un peu équivoque, qui lui était familier. Puis, élevant la voix:

– Vous pouvez venir, Pierre; votre ami est mon ami!

Elle laissa les hommes échanger de cordiales poignées de main, s'élança dans la voiture, et, reprenant sa place auprès de sa mère:

– Ma mère, dit-elle en l'embrassant, cela s'est très-bien passé… – N'est-ce pas, monsieur de Lucan?

– Très-bien, dit Lucan en riant, sauf quelques détails.

– Oh! trop difficile, monsieur! dit Julia en se drapant dans ses fourrures.

L'instant d'après, M. de Lucan galopait à côté de la portière pendant que les trois voyageurs de la calèche se livraient à une de ces causeries expansives qui suivent les crises heureusement dénouées. Clodilde, désormais en possession de toutes ses amours, nageait dans le ciel bleu.

– Vous êtes trop jolie, ma mère, lui dit Julia. Avec une grande fille comme moi, c'est coupable!

Et elle l'embrassait.

Lucan, tout en prenant part à l'entretien et en faisant à Julia les honneurs du paysage, essayait de résumer à part lui ses impressions sur la cérémonie qui venait de s'accomplir. En somme, il pensait, comme sa belle-fille, que cela s'était bien passé, quoique la perfection n'y fût pas. La perfection eût été de trouver en Julia une femme toute simple qui se fût jetée bonnement au cou de son beau-père en riant avec lui de son escapade d'enfant gâté; mais il n'avait jamais attendu de Julia des allures aussi rondes. Elle avait été dans cette circonstance tout ce qu'on pouvait attendre d'un naturel comme le sien, elle s'était montrée gracieusement amicale; elle avait, il est vrai, donné à cette première entrevue un certain tour dramatique et solennel: elle était romanesque, et, comme Lucan l'était lui-même passablement, cette bizarrerie ne lui avait pas déplu.

Il avait été, au reste, agréablement surpris de la beauté de madame de Moras, qui était en effet saisissante. La pureté sévère de ses traits, l'éclat profond de son regard bleu frangé de longs cils noirs, l'exquise harmonie de ses formes, n'étaient pas ses seules, ni même ses principales séductions: elle devait son attrait rare et personnel à une sorte de grâce étrange, mêlée de souplesse et de force, qui enchantait ses moindres mouvements. Elle avait dans ses jeux de physionomie, dans sa démarche, dans ses gestes, l'aisance souveraine d'une femme qui ne sent pas un seul point faible dans sa beauté, et qui se meut, se développe et s'épanouit avec toute la liberté d'un enfant dans son berceau ou d'un fauve dans les bois. Faite comme elle l'était, elle n'avait pas de peine à se bien mettre: les plus simples toilettes s'ajustaient sur sa personne avec une précision élégante qui faisait dire à la baronne de Pers, dans son langage inexact, mais expressif:

– On l'habillerait avec un gant de Suède!

Dans la même journée et dans les jours qui suivirent, Julia s'assura de nouveaux titres aux bonnes grâces de M. de Lucan en se prenant d'un goût vif pour le château de Vastville et pour les sites environnants. Le château lui plut par son style romantique, son jardin à la vieille mode orné de charmilles et d'ifs taillés, les allées solitaires du parc et ses bois mélancoliques semés de ruines. Elle eut des extases devant les grandes plaines de bruyères fouettées par les vents de l'Océan, les arbres aux cimes tordues et convulsives, les hautes falaises de granit creusées par les vagues éternelles. – Tout cela, disait-elle en riant, avait beaucoup de caractère, et, comme elle en avait beaucoup aussi, elle se sentait dans son élément. Elle avait trouvé sa patrie, elle était heureuse; sa mère, à qui elle payait en effusions passionnées tout son arriéré de tendresse, l'était encore davantage.

La plupart des journées se passaient en cavalcades. Après le dîner, Julia, dans cette humeur joyeuse et un peu fiévreuse qui l'animait, racontait ses voyages en parodiant d'une manière plaisante ses exaltations et la froideur relative de son mari devant les chefs-d'oeuvre de l'art antique. Elle illustrait ces souvenirs par des scènes de mimique où elle déployait une adresse de fée, une verve d'artiste, et parfois une drôlerie de rapin. En un tour de main, avec une fleur, un chiffon, une feuille de papier, elle se faisait une coiffure napolitaine, romaine, sicilienne. Elle jouait des scènes de ballet ou d'opéra en repoussant la queue de sa robe d'un coup de pied tragique, et en accentuant fortement les exclamations banales du lyrisme italien: – O ciel! crudel! perfido! O dio! perdona! Puis, s'agenouillant sur un fauteuil, elle imitait la voix et les gestes d'un prédicateur qu'elle avait entendu à Rome, et qui ne paraissait pas l'avoir suffisamment édifiée. Dans toutes ces attitudes diverses, elle ne perdait pas un atome de sa grâce, et ses poses les plus comiques gardaient de l'élégance. À la suite de ces folies, elle reprenait son air de reine ennuyée.

Sous le charme du mouvement et des prestiges de cette brillante nature, M. de Lucan pardonnait volontiers à Julia les caprices et les singularités dont elle était prodigue, surtout à l'égard de son beau-père. Elle se montrait en général avec lui ce qu'elle avait été dès le début, amicale et polie, avec une nuance d'ironie altière; mais elle avait de fortes inégalités. Lucan surprenait parfois son regard attaché sur lui avec une expression pénible et comme farouche. Un jour, elle repoussait avec un brusque maussaderie la main qu'il lui offrait pour l'aider à descendre de cheval ou à escalader une barrière. Elle semblait fuir les occasions de se trouver seule avec lui, et, quand elle ne pouvait échapper à quelques moments de tête à tête, elle laissait voir tantôt un malaise irrité, tantôt une impertinence railleuse. Lucan pensait qu'elle se reprochait parfois de trop démentir ses anciens sentiments, et qu'elle croyait se devoir à elle-même de leur donner de temps en temps un gage de fidélité. Il lui savait gré au surplus de réserver pour lui seul ces signes équivoques et de n'en pas troubler sa mère. En somme, il n'attachait à ces symptômes qu'une faible importance. S'il y avait encore dans les dispositions affectueuses de sa belle-fille un peu de lutte et d'effort, c'était de la part de ce caractère hautain un trait excusable, une dernière défense qu'il se flattait de faire bientôt disparaître en redoublant de délicates attentions.

Deux semaines environ après l'arrivée de Julia, il y eut un bal chez la marquise de Boisfresnay, en son château de Boisfresnay qui est situé à deux ou trois lieues de Vastville. Monsieur et madame de Lucan entretenaient des relations de voisinage avec la marquise. Ils allèrent à ce bal avec Julia et son mari, les hommes dans le coupé, les deux femmes à cause de leur toilette, seules dans la calèche. Vers minuit, Clodilde prit son mari à part, et, lui montrant sa fille qui valsait dans le salon voisin avec un officier de marine:

 

– Chut! mon ami, lui dit-elle; j'ai une migraine affreuse, et Pierre s'ennuie à mourir; mais nous n'avons pas le courage d'emmener Julia de si bonne heure… Voulez-vous être aimable? Vous la ramènerez, et nous allons partir, Pierre et moi; nous vous laisserons la calèche.

– Très-bien, ma chère, dit Lucan, sauvez-vous.

Clodilde et M. de Moras s'esquivèrent aussitôt.

Un instant plus tard, Julia, fendant dédaigneusement la foule qui s'écartait devant elle comme devant un ange de lumière, souleva son front superbe et fit un signe à Lucan.

– Je ne vois plus ma mère? lui dit-elle.

Lucan l'informa en deux mots de la combinaison qui venait d'être arrêtée. Un éclair soudain jaillit des yeux de la jeune femme, ses sourcils se plissèrent; elle haussa légèrement les épaules sans répondre, et rentra dans le bal en se frayant passage avec la même insolence tranquille. Elle s'abandonna de nouveau au bras d'un officier de marine, et parut prendre plaisir à tourbillonner dans sa splendeur. Sa toilette de bal donnait, en effet, à sa beauté un étrange éclat. Son sein et ses épaules, sortant de son corsage avec une sorte d'insouciance chaste, gardaient dans l'animation de la danse la pureté froide et lustrée du marbre.

Lucan lui proposa de valser avec elle; elle hésita, mais, ayant consulté sa mémoire, elle découvrit qu'elle n'avait pas encore épuisé la liste des officiers de marine qui s'étaient précipités par escadres sur cette riche proie. Au bout d'une heure, elle se lassa d'être admirée, et demanda la voiture. Comme elle s'enveloppait de ses draperies dans le vestibule, son beau-père lui offrit ses services.

– Non! je vous en prie, dit-elle avec impatience; les hommes ne savent pas… pas du tout!

Puis elle se jeta dans la voiture d'un air ennuyé. Cependant, comme les chevaux se mettaient en marche:

– Fumez, monsieur, reprit-elle avec plus de bonne grâce.

Lucan la remercia de la permission sans en profiter; puis, tout en faisant ses petits arrangements de voisinage:

– Vous étiez bien belle ce soir, ma chère enfant! lui dit-il.

– Monsieur, dit Julia d'un ton nonchalant mais affirmatif, je vous défends de me trouver belle, et je vous défends de m'appeler "ma chère enfant"!