Za darmo

Julia de Trécoeur

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Le trouble visible de Lucan acheva de l'instruire et de la ravir. Chez de tels hommes, armés de passions puissantes, mais sévèrement contenues, habituées à se maîtriser, intrépides et calmes, le trouble est effrayant ou charmant.

Après l'avoir informée, ce qui était inutile, que sa démarche auprès d'elle était une démarche extraordinaire:

– Madame, ajouta-t-il, la demande que je vais vous adresser exige, je le sais, une réponse réfléchie… Aussi vous supplierai-je de ne pas me faire cette réponse aujourd'hui, d'autant plus qu'il me serait véritablement trop pénible de l'entendre de votre bouche, si elle n'était pas favorable.

– Mon Dieu, monsieur… dit Clodilde à demi-voix.

– Madame votre mère, madame que j'ai eu l'honneur de voir dans la journée, a bien voulu m'encourager – dans une certaine mesure – à espérer que vous m'accordiez quelque estime… que vous n'aviez du moins contre moi aucune prévention… Quant à moi, madame, je… Mon Dieu, je vous aime, en un mot, et je n'imagine pas de plus grand bonheur au monde que celui que je tiendrais de vous. Vous me connaissez depuis longtemps. Je n'ai rien à vous dire de moi… Et maintenant, j'attendrai.

Elle se retint d'un signe, et elle essaya de parler; mais ses yeux se voilèrent de larmes. Elle cacha sa tête dans ses mains, et murmura:

– Pardon! j'ai été si peu heureuse!.. Je ne sais pas ce que c'est!

Lucan se mit doucement à genoux devant elle, et, quand leurs regards se rencontrèrent, leurs deux coeurs s'emplirent soudain comme deux coupes.

– Parlez, mon ami, reprit-elle. Dites-moi encore que vous m'aimez… J'étais si loin de le croire! Et pourquoi?.. Et depuis quand?

Il lui expliqua sa méprise, sa lutte douloureuse entre son amour pour elle et son amitié pour Pierre.

– Pauvre Pierre! dit Clodilde, quel brave homme!.. Mais vraiment non!

Puis il la fit sourire en lui contant la terreur et la défiance mortelles qui l'avaient envahi au moment où il lui demandait l'arrêt de sa destinée; elle lui avait semblé plus que jamais, en cet instant-là, une créature charmante et sainte, et tellement au-dessus de lui, que sa prétention d'être aimé d'elle, d'être son mari, lui était apparue tout à coup comme une sorte de folie sacrilége.

– Oh! mon Dieu, dit-elle, quelle idée vous faites-vous donc de moi?.. C'est effrayant!.. au contraire, je me croyais trop simple, trop terre-à-terre pour vous; je me disais que vous deviez aimer les passions romanesques, les grandes aventures… vous en avez un peu la mine, et même la réputation… et je suis si peu une femme comme cela!

Sur cette légère invite, il lui dit deux mots de sa vie passée, banalement orageuse, et qui ne lui avait laissé que désenchantements et dégoûts. Cependant jamais, avant de l'avoir rencontrée, la pensée de se marier ne lui était venue; en fait d'amour comme en fait d'amitié, il avait toujours eu l'imagination éprise d'un certain idéal, un peu romanesque en effet, et il avait craint de ne pas le trouver dans le mariage. Il avait pu le chercher ailleurs, dans les grandes aventures, comme elle disait; mais il aimait l'ordre et la dignité de la vie, et il avait le malheur de ne pouvoir vivre en guerre avec sa conscience. Telle avait été sa jeunesse troublée.

– Vous me demandez, poursuivit-il avec effusion, pourquoi je vous aime… Je vous aime parce que vous seule avez mis d'accord dans mon coeur deux sentiments qui se l'étaient toujours disputé avec de cruels déchirements, la passion et l'honnêteté… Jamais, avant de vous connaître, je n'avais cédé à l'un de ces sentiments sans être horriblement misérable par l'autre… Ils m'avaient toujours paru inconciliables… Jamais je n'avais cédé à la passion sans remords; jamais je ne lui résistais sans regret… Fort ou faible, j'ai toujours été malheureux et torturé… Vous seule m'avez fait comprendre qu'on pouvait aimer à la fois avec toute l'ardeur et toute la dignité de son âme, et je vous ai choisie, parce que vous êtes aimante et que vous êtes vraie, parce que vous êtes belle et que vous êtes pure, parce que vous êtes le devoir et le charme… l'amour et le respect… l'ivresse et la paix… Voilà pourquoi je vous aime… Voilà quelle femme, quel ange vous êtes pour moi Clodilde!

Elle l'écoutait, à demi penchée, aspirant ses paroles, et montrant dans ses yeux une sorte d'étonnement céleste.

Mais il semble – qui ne l'a éprouvé? – que le bonheur humain ne puisse toucher certains sommets sans appeler la foudre. – Clodilde, au milieu de son extase, frémit tout à coup et se dressa. Elle venait d'entendre un cri étouffé, qui fut suivi du bruit sourd d'une chute. Elle courut, ouvrit la porte, et vit à deux pas dans le salon voisin Julia étendue sur le parquet.

Elle comprit que l'enfant, au moment d'entrer, avait saisi quelques-unes de leurs paroles, et que la pensée de voir la place de son père occupée par un autre, la frappant ainsi sans préparation, avait bouleversé jusqu'au fond cette jeune âme passionnée. Clodilde la suivit dans la chambre, où on la porta, et voulut rester seule avec elle. Tout en lui prodiguant les soins, les caresses, les baisers, elle n'attendait pas sans une affreuse angoisse le premier regard de sa fille. Ce regard se fixa sur elle d'abord avec égarement, puis avec une sorte de stupeur farouche; l'enfant la repoussa doucement; elle se recueillait, et, à mesure que la pensée s'affermissait dans ses yeux, sa mère y pouvait lire une lutte violente de sentiments contraires.

– Je t'en prie, je t'en supplie, ma petite fille! murmurait Clodilde, dont les larmes tombaient goutte à goutte sur le beau visage pâle de l'enfant.

Tout à coup Julia la saisit par le cou, l'attira sur elle, et, l'embrassant follement:

– Tu me fais bien du mal, dit-elle, oh! bien du mal! plus que tu ne peux croire;… mais je t'aime bien… je t'aime bien! je veux t'aimer… je veux! je veux toujours;… je t'assure!

Elle éclata en sanglots, et toutes deux pleurèrent longtemps, étroitement attachées l'une à l'autre.

M. de Lucan avait cru devoir cependant envoyer chercher la baronne de Pers, à laquelle il tenait compagnie dans le salon. La baronne, en apprenant ce qui se passait, avait montré plus d'agitation que de surprise:

– Mon Dieu, je m'y attendais, mon cher monsieur! Je ne vous l'avais pas dit, parce que nous n'en étions pas là;… mais je m'y attendais parfaitement! Cette enfant-là tuera ma fille… Elle achèvera ce que son père a si bien commencé… car c'est un pur miracle si ma fille, après tout ce qu'elle a souffert, a repris comme vous la voyez! – Je les laisse ensemble… Je n'y vais pas… Oh! mon Dieu, je n'y vais pas… D'abord, j'aurais peur de contrarier ma fille… et puis je sortirais de mon caractère très-certainement.

– Quel âge a donc mademoiselle Julia? demanda Lucan, qui conservait dans ces pénibles circonstances sa courtoisie tranquille.

– Mais elle va avoir quinze ans… et ce n'est pas malheureux, par parenthèse, car enfin, entre nous, on peut espérer qu'on en sera soulagé honnêtement dans un an ou deux… Oh! elle se mariera facilement, très-facilement, soyez sûr… D'abord, elle est riche, et puis enfin, quoi! c'est un joli monstre… on ne peut pas dire le contraire, et il ne manque pas d'hommes qui aiment ce genre-là!

Clodilde les rejoignit enfin. Quelle que fût son émotion intérieure, elle paraissait calme, n'ayant rien de théâtral dans sa manière. Elle répondit simplement, d'une voix basse et douce, aux questions fiévreuses de sa mère: elle demeurait persuadée que ce malheur ne serait pas arrivé, si elle eût pu apprendre elle-même à Julia avec quelques précautions l'événement que le hasard lui avait brusquement révélé. Adressant alors à M. de Lucan un triste sourire:

– Ces misères de famille, monsieur, lui dit-elle, ne pouvaient entrer dans vos prévisions, et je trouverai tout naturel que vos projets en soient modifiés.

Une anxiété expressive se peignit sur les traits de Lucan.

– Si vous me demandez de vous rendre votre liberté, dit-il, je ne puis que vous obéir; si c'est votre délicatesse seule qui a parlé, je vous atteste que vous m'êtes encore plus chère depuis que je vous vois souffrir à cause de moi, et souffrir si dignement.

Elle lui tendit sa main, qu'il saisit en s'inclinant.

– J'aimerai tant votre fille, dit-il, qu'elle me pardonnera.

– Oui, je l'espère, dit Clodilde; cependant, elle veut entrer dans un couvent pour y passer quelques mois, et j'y ai consenti…

Sa voix trembla, et ses yeux se mouillèrent.

– Pardon, monsieur, reprit-elle, je n'ai pas encore le droit de vous donner tant de part à mes chagrins… Puis-je vous prier de me laisser avec ma mère?

Lucan murmura quelques paroles de respect, et se retira. Il était bien vrai, comme il l'avait dit, que Clodilde lui était plus chère que jamais. Rien ne lui avait inspiré une si haute idée de la valeur morale de cette jeune femme que son attitude pendant cette triste soirée. Frappée en plein vol de bonheur, elle était tombée sans cri, sans plainte, en voilant sa blessure: elle avait montré devant lui cette exquise pudeur de la souffrance, si rare chez son sexe. Il lui en savait d'autant plus de gré qu'il était profondément ennemi de ces démonstrations pathétiques et turbulentes dont la plupart des femmes ne manquent pas de saisir avidement l'occasion, quand elles ont la bonté de ne pas la faire naître.

III

M. de Lucan était depuis plusieurs mois le mari de Clodilde quand le bruit se répandit dans le monde que mademoiselle de Trécoeur, cet ancien diable incarné, allait prendre le voile dans le couvent du faubourg Saint-Germain où elle s'était retirée quelque temps avant le mariage de sa mère. Ce bruit était fondé. Julia avait d'abord subi avec peine la discipline et les observances auxquelles les simples pensionnaires de la communauté devaient elles-mêmes se soumettre; puis elle avait été prise peu à peu d'une ferveur pieuse dont on était forcé de tempérer les excès. Elle avait supplié sa mère de ne pas mettre obstacle à la vocation irrésistible qu'elle se sentait pour la vie religieuse, et Clodilde avait difficilement obtenu qu'elle ajournât sa résolution jusqu'à l'accomplissement de sa seizième année.

 

Les relations de madame de Lucan avec sa fille depuis son mariage étaient d'une nature singulière. Elle venait à peu près chaque jour la visiter, et en recevait toujours de vifs témoignages d'affection; mais sur deux points, et les plus sensibles, la jeune fille était demeurée impitoyable: elle n'avait jamais consenti ni à rentrer sous le toit maternel, ni à voir le mari de sa mère. Elle avait même été longtemps sans faire la moindre allusion à la situation nouvelle de Clodilde, qu'elle affectait d'ignorer. Un jour enfin, sentant la gêne intolérable d'une telle réserve, elle prit son parti, et, fixant sur sa mère son regard étincelant:

– Eh bien, es-tu heureuse au moins? dit-elle.

– Comment veux-tu, dit Clodilde, puisque tu hais celui que j'aime?

– Je ne hais personne, reprit sèchement Julia. Comment va-t-il, ton mari?

Dès ce moment, elle s'informa régulièrement de M. de Lucan sur un ton de politesse indifférente; mais elle ne prononçait jamais sans hésitation et sans un malaise évident le nom de l'homme qui tenait la place de son père.

Cependant, elle venait d'avoir seize ans. La promesse de sa mère avait été formelle. Julia était libre désormais de suivre sa vocation, et elle s'y préparait avec une ardeur impatiente qui édifiait la communauté. Madame de Lucan exprimant un matin devant sa mère et son mari les angoisses qui lui serraient le coeur pendant ces derniers jours de sursis:

– Pour moi, ma fille, dit la baronne, je t'avouerai que je presse de tous mes voeux le moment que tu redoutes… L'existence que tu mènes depuis ton mariage ne ressemble à rien d'humain; mais ce qui en fait le principal supplice, c'est la lutte que tu soutiens contre l'obstination de cette enfant… Eh bien, quand elle sera religieuse, il n'y aura plus de lutte, ce sera plus net au coeur, et remarque bien que vous ne serez pas en réalité plus séparées que vous ne l'êtes, puisque la maison n'est pas cloîtrée; – j'aimerais autant quelle le fût, quant à moi; mais enfin elle ne l'est pas… – Et puis pourquoi s'opposer à une vocation que je regarde véritablement comme providentielle? Dans l'intérêt même de cette enfant, tu devrais te féliciter de la résolution qu'elle a prise… J'en appelle à ton mari… – Voyons, je vous demande un peu, mon cher monsieur, ce qu'on pourrait attendre d'une organisation pareille, si elle était une fois déchaînée dans le monde? Elle y ferait des ravages!.. Vous savez quelle tête elle a… un volcan! Et notez bien, mon ami, que c'est une vraie odalisque, à l'heure qu'il est… Il y a longtemps que vous ne l'avez vue; vous n'imaginez pas comme elle s'est développée… Moi qui m'en régale deux fois la semaine, je vous affirme que c'est une vraie odalisque, et avec cela mise comme une déesse… Elle est bien faite, d'ailleurs… Il lui faut un rien… Vous lui jetteriez un rideau sur le corps avec une fourche, elle aurait l'air de sortir de chez Worth!.. Tenez, demandez à Pierre ce qu'il en pense, lui qui a l'honneur de ses bonnes grâces!

M. de Moras, qui entrait au même instant, partageait, en effet, avec un très-petit nombre d'amis de la famille le privilége d'accompagner quelquefois Clodilde au couvent de Julia.

– Eh bien, mon bon Pierre, reprit la baronne, nous parlions de Julia, et je disais à ma fille et à mon gendre qu'il était vraiment très-heureux qu'elle voulût bien être une sainte, attendu qu'autrement elle mettrait Paris en combustion.

– Parce que? demanda le comte.

– Parce qu'elle est belle comme le péché!

– Mais sans doute, elle est très-bien, dit le comte assez froidement.

La baronne étant allée faire quelques courses avec Clodilde,

M. de Moras resta seul avec Lucan.

– Il me semble vraiment, lui dit-il, qu'on est bien dur pour cette pauvre Julia.

– Comment?

– Sa grand'mère en parle comme d'une créature perverse!.. Et qu'est-ce qu'on lui reproche, après tout? Son culte pour la mémoire de son père! Il est excessif, soit; mais la piété filiale, même exagérée, n'est pas un vice, que je sache. Ses sentiments sont exaltés; qu'importe, s'ils sont généreux? Est-ce une raison pour la vouer aux dieux infernaux et la plonger dans les oubliettes?

– Mais vous êtes étrange, mon ami, je vous assure, dit Lucan. Qu'est-ce qui vous prend? à qui en avez-vous? Vous n'ignorez pas que Julia entre en religion de son plein gré, que sa mère en est désolée, et qu'elle n'a rien épargné pour l'en détourner. Quant à moi, je n'ai aucune raison de l'aimer: elle m'a causé et me cause encore de grands chagrins; mais vous savez assez que j'étais prêt à la recevoir comme ma fille, si elle eût daigné nous revenir…

– Oh! je n'accuse ni sa mère ni vous, bien entendu; c'est la baronne qui m'irrite; elle est absurde, elle est dénaturée! Julia est sa petite-fille, après tout, et elle jubile, elle jubile positivement à la pensée de la voix religieuse!

– Ma foi, je vous déclare que je suis tout près de jubiler aussi. La situation est trop pénible pour Clodilde; il faut en finir, et, comme je ne vois pas d'autre dénoûment possible…

– Mais je vous demande pardon, il y en aurait un autre.

– Et lequel?

– Vous pourriez la marier.

– Bon! comme c'est vraisemblable!.. A qui?

Le comte se rapprocha de Lucan, le regarda en face, et, souriant avec embarras:

– A moi, dit-il.

– Répétez! dit Lucan.

– Mon cher, reprit le comte, vous voyez que j'ai un pied de rouge sur les joues, ménagez-moi. Il y a longtemps que je voulais aborder avec vous cette question délicate, mais le courage me manquait; puisque je l'ai enfin trouvé, ne me l'ôtez pas.

– Mon cher ami, dit Lucan, laissez-moi d'abord me remettre, car je tombe des nues. Comment! vous êtes amoureux de Julia?

– Extraordinairement, mon ami.

– Non! il y a quelque chose là-dessous; vous avez découvert ce moyen de la rapprocher de nous, vous voulez vous sacrifier pour le repos de la famille.

– Je vous jure que je ne songe pas du tout au repos de la famille, je songe au mien, qui est fort troublé, car j'aime cette enfant avec une violence de sentiments que je ne connaissais pas. Si je ne l'épouse pas, je ne m'en consolerai de ma vie.

– A ce point là? dit Lucan ébahi.

– Mon cher, c'est une chose terrible, reprit M. de Moras. Je suis absolument épris; quand elle me regarde, quand je touche sa main, quand sa robe me froisse, je sens courir des philtres dans mes veines. J'avais entendu parler de ces sortes d'agitations, mais jamais je ne les avais éprouvées. Je vous avoue qu'elles me ravissent; en même temps, elles me désespèrent, car je ne puis me dissimuler qu'il y a mille chances pour que cette passion soit malheureuse, et il me semble vraiment que j'en porterai le deuil tant que mon coeur battra.

– Quelle aventure! dit Lucan, qui avait repris toute sa gravité. C'est très-sérieux, cela, très-ennuyeux…

Il fit quelques pas à travers le salon, absorbé dans les réflexions qui paraissaient d'une nature assez sombre.

– Julia connaît-elle vos sentiments? dit-il tout à coup.

– Très-certainement non. Je ne me serais pas permis de les lui apprendre sans vous prévenir. Voulez-vous me faire l'amitié d'être mon interprète auprès de sa mère?

– Mais… oui… très-volontiers, dit Lucan avec une nuance d'hésitation qui n'échappa point à son ami.

– Vous pensez que c'est inutile, n'est ce pas? dit le comte avec un sourire contraint.

– Inutile… Pourquoi?

– D'abord, il est bien tard.

– Il est un peu tard, sans doute. Julia est bien engagée; mais je me suis toujours un peu défié de sa vocation… D'ailleurs, dans ces imaginations tourmentées, les résolutions les plus sincères de la veille deviennent aisément les dégoûts du lendemain.

– Mais vous doutez que… que je lui plaise?

– Pourquoi ne lui plairiez-vous pas? Vous êtes plus que bien de votre personne… Vous avez trente-deux ans… Elle en a seize… Vous êtes un peu plus riche qu'elle… Tout cela va très-bien.

– Enfin, pourquoi hésitez-vous à me servir?

– Je n'hésite point à vous servir; seulement, je vous vois très-amoureux, vous n'en avez pas l'habitude, et je crains qu'un état si nouveau pour vous ne vous pousse un peu vite à une détermination aussi grave que le mariage. Une femme n'est pas une maîtresse… Bref, avant de faire une démarche irrévocable, je voudrais vous prier de bien réfléchir encore.

– Mon ami, dit le comte, je ne le veux pas, et je crois très-sincèrement que je ne le peux pas. Vous connaissez mes idées. Les vraies passions ont le dernier mot, et je ne suis pas sûr que l'honneur même soit contre elles un argument très-solide. Quant à leur opposer la raison, c'est une plaisanterie… D'ailleurs, voyons Lucan, qu'y a-t-il de si déraisonnable dans le fait d'épouser une personne que j'aime? Je ne vois pas qu'il soit absolument nécessaire de ne pas aimer sa femme… Eh bien, puis-je compter sur vous?

– Complètement, dit Lucan en lui prenant la main. J'ai fait mes objections; maintenant, je suis tout à vous. Je vais parler à Clodilde dans un moment. Elle doit aller voir sa fille cette après-midi… Venez dîner ce soir avec nous; mais rassemblez toute votre fermeté, car enfin le succès est fort incertain.

Il ne fut pas difficile à M. de Lucan de gagner la cause de M. de Moras auprès de Clodilde. Après l'avoir écouté, non sans l'interrompre plus d'une fois par exclamations de surprise:

– Mon Dieu, reprit-elle, ce serait l'idéal! Non-seulement ce mariage romprait des projets qui me navrent, mais il réunit toutes les conditions de bonheur que je puis rêver pour ma fille, et, de plus, l'amitié qui vous lie avec Pierre amènerait tout naturellement quelque jour un rapprochement entre sa femme et vous. Tout cela serait trop heureux; mais comment espérer une révolution si complète et si soudaine dans les idées de Julia? Elle ne me laissera même pas terminer mon message!

Elle partit, palpitante d'anxiété. Elle trouva Julia seule dans sa chambre, essayant devant une glace sa toilette de novice: la guimpe et le voile qui devaient cacher son opulente chevelure étaient posés sur le lit; elle était simplement vêtue de la longue tunique de laine blanche dont elle s'occupait d'ajuster les plis. Elle rougit en voyant entrer sa mère; puis, se mettant à rire:

– Cymodocée dans le cirque, n'est-ce pas, mère?

Clodilde ne répondit pas; elle avait joint les mains dans une attitude suppliante et pleurait en la regardant. Julia fut émue de cette douleur muette, deux larmes glissèrent de ses yeux, et elle sauta au cou de sa mère; puis, la faisant asseoir:

– Que veux-tu! dit-elle, moi aussi, j'ai un peu de chagrin au fond, car enfin j'aimais la vie;… mais, à part ma vocation, qui est très-réelle, j'obéis à une véritable nécessité… Il n'y a plus d'autre existence possible pour moi que celle-là… Je sais bien… c'est ma faute; j'ai été un peu folle… J'aurais dû ne pas te quitter d'abord, ou du moins retourner chez toi tout de suite après ton mariage… Maintenant, après des mois, des années même, est-ce possible, je te le demande!.. D'abord, je mourrais de confusion… Me vois-tu devant ton mari?.. Quelle mine ferais-je? Puis il doit me détester… le pli est pris;… moi-même, qui sait si, en le revoyant, dans cette maison… Enfin, de toute façon, je serais une gêne terrible entre vous!

– Mais, ma chère fillette, dit Clodilde, personne ne te déteste; tu serais reçue comme l'enfant prodigue, avec des transports… Si cela te coûte trop de rentrer chez moi, si tu crains d'y trouver ou d'y apporter des ennuis… Dieu sait combien tu t'abuses!.. mais, si tu le crains pourtant, est-ce une raison pour t'ensevelir toute vivante et pour me briser le coeur? Ne pourrais-tu rentrer dans le monde sans rentrer chez moi et sans affronter tous ces embarras qui t'effrayent?.. Il y aurait pour cela un moyen bien simple, tu sais!

– Quoi? dit tranquillement Julia, me marier?

– Sans doute, dit Clodilde en secouant doucement la tête et en baissant la voix.

– Mais, mon Dieu, ma mère, quelle apparence! Quand je le voudrais, – et j'en suis loin, – je ne connais personne, personne ne me connaît…

– Il y a quelqu'un, reprit Clodilde avec une timidité croissante, quelqu'un que tu connais parfaitement, et qui… qui t'adore.

Julia ouvrit de grands yeux étonnés et pensifs, et, après une courte pause de réflexion:

– Pierre? dit-elle.

– Oui, murmura Clodilde, pâle d'angoisse.

Les sourcils de Julia se contractèrent doucement: elle dressa sa tête charmante et resta quelques secondes les yeux fixés sur le plafond; puis, avec un léger mouvement d'épaules:

 

– Pourquoi pas? dit-elle d'un ton sérieux. Autant lui qu'un autre!

Clodilde laissa échapper un faible cri, et, saisissant les deux mains de sa fille:

– Tu veux? dit-elle; tu veux bien?.. C'est vrai?.. Tu me permets de lui porter cette réponse?

– Oui… mais changes-en le texte! dit Julia en riant.

– Oh! ma chère, chère mignonne! s'écria Clodilde, qui couvrait de baisers les mains de Julia; mais répète-moi encore que c'est bien vrai… que, demain, tu n'auras pas changé d'avis?

– Non, dit fermement Julia de sa voix grave et musicale.

Elle médita un peu et reprit:

– Vraiment, il m'aime, ce grand garçon?

– Comme un fou.

– Pauvre homme!.. Et il attend la réponse?

– En tremblant.

– Eh bien, va le calmer… Nous reprendrons l'entretien demain. J'ai besoin de mettre un peu d'ordre dans ma tête, tu comprends, après tout ce bouleversement; mais sois tranquille… je suis décidée.

Quand madame de Lucan rentra chez elle, Pierre de Moras l'attendait dans le salon. Il devint fort pâle en l'apercevant.

– Pierre! dit-elle toute haletante, embrassez-moi, vous êtes mon fils!.. Avec respect, s'il vous plaît, avec respect! ajouta-t-elle en riant pendant qu'il l'enlevait et la serrait sur sa poitrine.

Il fit un peu plus tard la même fête à la baronne de Pers, qui avait été mandée à la hâte.

– Mon ami, lui dit la baronne, je suis ravie, ravie… mais vous m'étouffez. Oui, oui… c'est très-bien, mon garçon… mais vous m'étouffez littéralement! Réservez-vous, mon ami, réservez-vous!.. Cette chère petite! c'est gentil à elle, c'est très-gentil… Au fond, c'est un coeur d'or!.. Et puis elle a bon goût aussi… car vous êtes très-beau, vous mon cher, très-beau, très-beau! Au reste, je m'étais toujours doutée qu'au moment de couper ses cheveux, elle réfléchirait… Il est vrai qu'elle les a admirables, pauvre enfant!

Et la baronne fondit en larmes; puis, s'adressant au comte à travers ses sanglots:

– Vous ne serez pas malheureux non plus, vous, par parenthèse: c'est une déesse!

M. de Lucan, quoique vivement touché de ce tableau de famille et surtout de la joie de Clodilde, prenait avec plus de sang-froid cet événement inespéré. Outre qu'il se montrait en général peu prodigue d'expansions publiques, il était au fond de l'âme inquiet et triste. L'avenir de ce mariage lui semblait des plus incertains, et sa profonde amitié pour le comte s'en alarmait. Il n'avait osé lui dire, par un sentiment de délicate réserve à l'égard de Julia, tout ce qu'il pensait de ce caractère. Il essayait de repousser comme injuste et partiale l'opinion qu'il s'en était faite; mais enfin il se rappelait l'enfant terrible qu'il avait autrefois connue, tantôt emportée comme un ouragan, tantôt pensive et enfermée dans une réserve sombre; il se l'imaginait telle qu'on la lui avait représentée depuis, grandie, belle, ascétique; puis il la voyait tout à coup jetant ses voiles au vent, comme une des nonnes fantastiques de Robert, et rentrant dans le monde d'un pied léger: de toutes ces impressions diverses, il composait malgré lui une figure de chimère et de sphinx qu'il lui était très-difficile d'allier à l'idée du bonheur domestique.