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Histoire de Sibylle

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Clotilde seule faisait tache dans cet heureux tableau: elle suivait à quelques pas en arrière, tantôt caressant le chien du baron, tantôt paraissant plongée dans un abîme de mélancolie, quoiqu'elle ne perdît aucun des regards furtifs que sa beauté naissante arrachait à l'impassible jeune homme.

Mademoiselle Desrozais dîna au château avec sa tante. Quand on quitta la table, les deux jeunes amies, impatientes de se trouver seules après une longue contrainte, se dérobèrent pour un moment, et allèrent s'enfermer dans la bibliothèque, transformée depuis quelque temps en atelier. Sibylle se mit presque aussitôt à crayonner sur un bout de papier gris, répondant par de vagues paroles d'assentiment à l'éloge sans réserve que Clotilde crut devoir faire des nouveaux hôtes de Férias.

– Mais voyons, sérieusement, ma chère, dit Clotilde après une pause silencieuse, comment le trouves-tu?

– M. de Val-Chesnay? Oh! charmant! délicieux! idéal! dit

Sibylle en imitant plaisamment le ton empesé du baron.

– Ne t'y trompe pas, ma chère, reprit Clotilde, c'est un mari.

Sibylle ouvrit ses plus grands yeux, puis elle éclata de rire:

– Bah! dit-elle, quelle sottise!.. Ah! cela vient bien!

Et présentant à Clotilde le dessin aux trois crayons qu'elle avait vivement esquissé:

– Tiens! le voilà, mon mari!

C'était, en effet, à ne pouvoir s'y méprendre, M. de Val-Chesnay lui-même avec ses favoris blonds poussées au roux et inondant ses épaules, une raie qui traversait le centre de sa tête comme un coup de hache, un col d'une roideur métallique, et une cravate bleue semée de pois blancs dont Sibylle avait fait des lunes. Cette tête absurde reposait sur un buste imperceptible, d'où sortait une énorme paire de gants du plus beau lilas, et que soutenaient les jambes grêles et arquées d'un cavalier consommé.

Clotilde ne put voir cette image grotesque sans tomber aussitôt dans une véritable convulsion de gaieté.

– Oh! dit-elle dès qu'elle put parler, je t'en prie, donne-moi cela!

– Mon Dieu! prends, dit Sibylle.

Clotilde lui sauta au cou:

– Tu es bonne, ma petite Sibylle.

Et, en effet, Sibylle était bien bonne.

Pendant ce temps, miss O'Neil communiquait discrètement à madame de Val-Chesnay quelques études peintes par son élève, devant lesquelles la digne baronne se pâma de confiance, tandis que le jeune Roland proférait du haut de son col l'épithète de "magistral!" Dès que Sibylle rentra dans le salon, elle fut sollicitée de mettre le comble à l'ivresse publique en exécutant un morceau, un rien, sur la harpe, – instrument que M. Roland de Val-Chesnay, rendu prolixe par les fumées des caves de Férias, qualifia d'idéal, – non-seulement, ajouta-t-il, à cause de sa forme délicieuse, mais encore parce que c'était vraiment un instrument charmant, surtout quand on en jouait bien. – Il n'y avait pas moyen de résister à ces éloquentes instances, et mademoiselle de Férias n'y résista pas.

Sibylle jouant de la harpe était généralement adorable; mais ce soir-là en particulier, vêtue d'une légère toilette blanche, avec de grandes manches tombantes comme des ailes déployées, sa gracieuse personne, sa jolie tête, ses yeux profonds et pleins de feu, son front couronné de nattes dorées, avaient une expression, une élévation, un rayonnement séraphiques. Le mot ange venait aux lèvres en la regardant et cessait d'être banal, tant il semblait fait pour elle. Toutefois le caractère de sa beauté, qui, surtout à ce moment de sa vie, était plutôt intellectuel que physique, devait médiocrement frapper un esprit aussi complétement dénué d'esthétique que l'était celui du dernier des Val-Chesnay. Aussi se contenta-t-il, lorsque Sibylle eut terminé, de frapper doucement l'un contre l'autre ses gants lilas (il les avait remis), en faisant à part lui l'observation pénible que sa fiancée était un peu maigre.

L'instant d'après, Sibylle, qui souffrait du rôle secondaire dans lequel son amie Clotilde avait langui tout le jour, la pria de se mettre au piano. Clotilde, après quelques cérémonies, s'y laissa traîner. Elle ôta ses gants d'un air rêveur, agita un instant ses magnifiques bras nus sous les favoris transatlantiques du jeune baron, qui était assis vis-à-vis d'elle à l'un des angles du piano, et après avoir quelque temps tourmenté le clavier, elle commença à chanter d'une belle voix de contralto un air célèbre de Donizetti: – O mon Fernand, – qui était son triomphe. Elle le chantait, en effet, et elle le chanta ce soir-là surtout avec un accent de mélancolie passionnée, auquel sa pâleur ardente, son oeil sombre et noyé, sa narine mobile, son corsage palpitant ajoutaient une couleur presque excessive. Il est vrai que toute cette magie pittoresque et sculpturale était perdue pour le plus grand nombre des assistants, groupés derrière la chaise de la chanteuse; mais elle ne l'était pas, Dieu merci, pour M. de Val-Chesnay, qui, occupant une position plus avantageuse, recevait en pleine poitrine une bonne partie des traits adressés fictivement au capitaine espagnol. Ce jeune homme ne s'était jamais sans doute trouvé à pareille fête. Clotilde avait cessé de chanter qu'il attachait encore sur elle son oeil gris et morne, tandis que sa bouche entr'ouverte et son attitude affaissée témoignaient que pour le moment le code du parfait gentleman était la dernière de ses préoccupations. Il n'eut pas une parole pour féliciter mademoiselle Desrozais, – malgré le plaisir réel qu'elle lui avait procuré; mais, sur la demande que lui en fit la jeune fille, il s'empressa d'ôter ses gants, afin de l'aider à chercher un cahier de musique au fond d'un casier. S'il se flattait du vague espoir que sa main pourrait, dans le cours de ces perquisitions, rencontrer, froisser par hasard une des mains éblouissantes de mademoiselle Clotilde, il faut avouer que le jeune baron était fort présomptueux. Cependant il ne l'était pas trop, car le fait est qu'il eut cette bonne fortune.

On aurait tort d'imaginer que mademoiselle Desrozais, lorsqu'elle déployait en l'honneur de M. de Val-Chesnay tout cet appareil de fascination, eût conçu la pensée réfléchie d'usurper le coeur et la main destinés à Sibylle. Même dans une âme aussi fortement trempée que la sienne, un dessein si audacieux ne pouvait se formuler si soudainement; mais il y a des femmes, charmantes d'ailleurs, qui ne peuvent voir dans un salon l'homme qui leur est le plus indifférent s'occuper d'une autre femme sans avoir aussitôt des idées de meurtre. Cet instinct jaloux et impérieux, qui est particulier au sexe, prend dans les coeurs passionnés et sans frein des proportions sataniques. Clotilde n'avait fait que suivre cette inspiration naturelle, ne se proposant rien de plus pour l'instant que d'écraser son amie de coeur en pétrifiant d'admiration celui qu'elle pouvait croire son fiancé. Mais déjà le plein succès de ses manoeuvres, les extases, les gaucheries du jeune Roland, suggéraient à cet esprit entreprenant des rêveries d'un ordre plus sérieux et plus formel.

Une demi-heure plus tard, comme madame de Beaumesnil et sa nièce regagnaient silencieusement le manoir à travers les sentiers ombragés et odorants du pays:

– Ma tante, dit Clotilde tout à coup, quelle est donc la fortune des Val-Chesnay?

– Oh! est-ce qu'on sait? dit la tante. Le Pérou!

Clotilde fit entendre un profond soupir.

– Mon Dieu! ma chère petite, reprit madame de Beaumesnil après une pause, on a vu des choses plus extraordinaires!.. Il suffit que le bon Dieu le veuille!

– Oh! ma tante! dit la jeune fille en riant.

Puis, apercevant un ver luisant qui illuminait solitairement son nid de mousse sur le revers du fossé, elle saisit l'insecte, le déposa sur le bord de son chapeau, et reprit ensuite sa marche en fredonnant avec une sorte d'allégresse, comme si elle eût conquis son étoile.

Dès le lendemain, mademoiselle Desrozais entreprenait, sous la sanction tacite de sa tante, une campagne régulière contre le petit cerveau et le gros héritage du jeune baron. Le récit détaillé de cette campagne, dans laquelle Clotilde déploya la force du lion unie à la prudence de madame de Beaumesnil, nous entraînerait trop loin de notre sujet. Il nous suffira, pour en faire comprendre le succès et pour tirer quelque moralité de cet épisode, de définir brièvement la nature chétive du personnage que Clotilde avait choisi pour sa proie. Victime d'une de ces éducations de serre chaude qu'une tendresse malavisée inflige trop souvent aux objets de sa sollicitude, Roland de Val-Chesnay tombait en pleine bataille de la vie sans transition, sans armes, sans défense. Les excellents principes qu'on lui avait prodigués étaient demeurés flottants à la surface de cette âme molle et inerte, sans y prendre racine. N'ayant point traversé l'initiative graduée et salutaire de l'éducation publique, il arrivait brusquement aux passions d'un homme avec les vices d'un enfant, et, suivant l'usage, c'était au coeur coupable envers lui de cette aveugle idolâtrie, c'était au coeur même de sa mère que cet ingrat jeune homme devait faire sentir les premiers coups de sa main à la fois faible et violente.

Deux mois plus tard, en effet, la vieille baronne, après bien des combats et des larmes, se croyait heureuse de racheter les bonnes grâces de son fils et de s'épargner l'affront des injonctions légales en autorisant un mariage qui restait étrangement disproportionné, malgré les avantages testamentaires que madame de Beaumesnil avait arrachés à son mari en faveur de sa nièce, Clotilde et Roland reçurent la bénédiction nuptiale dans l'église de Férias, au milieu d'une vive allégresse publique, entretenue par de copieuses libations, des jeux forains et même des pièces d'artifice tirées sur les falaises. Ce fut le cas de dire avec Sganarelle: "Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde."

Il est presque superflu d'ajouter que quelques semaines après, à la suite de petits démêlés avec sa belle-fille, la baronne douairière demeurait préposée à la garde de la demeure patrimoniale des Val-Chesnay et à l'entretien du mobilier, tandis que le jeune couple s'installait gaiement à Paris, dans un joli hôtel des Champs-Elysées.

 

II
L'HOTEL DE VERGNES

Le mariage de Clotilde et les événements qui l'avaient précédé laissèrent entre la famille de Beaumesnil et la famille de Férias une impression de gêne et de tiédeur dont Sibylle elle-même ne put se défendre. Elle avait à la fois trop de droiture et d'inexpérience pour apprécier sous leur vrai jour les intrigues de mademoiselle Desrozais, qui lui avait paru sérieusement éprise de Roland; elle était encore plus éloignée d'éprouver le sentiment d'envie par lequel madame de Beaumesnil et la jeune baronne aimaient à expliquer le refroidissement de son affection; mais elle avait été surprise peu agréablement de la promptitude extrême avec laquelle M. de Val-Chesnay avait conquis dans le coeur de Clotilde la place tout chaude de ce Raoul qui était en Perse. La personne du baron ne lui paraissait pas suffisamment foudroyante pour justifier une si brusque révolution; elle voyait là tout au moins une légèreté et une inconsistance qui avaient fort diminué son amie dans son estime.

Les parents de Sibylle jugeaient naturellement la conduite de Clotilde avec plus de maturité et aussi avec plus de rigueur; mais ils se jugeaient eux-mêmes plus sévèrement encore, et ne pouvaient se pardonner l'innocent égoïsme qui leur avait si longtemps fermé les yeux sur la valeur infime du jeune baron. Après avoir couru le risque d'engager Sibylle dans des liens si indignes d'elle, ils rejetèrent absolument la pensée de la marier en province, ou du moins dans la partie de la province qu'ils habitaient, ne voulant laisser prise sur eux, en matière si grave, à aucun sentiment d'intérêt personnel. Le départ de Sibylle pour Paris fut donc définitivement résolu. On manda cette nouvelle au comte de Vergnes, qui répondit que cela était fort heureux, attendu qu'une armée de soupirants assiégeait jour et nuit son hôtel avec des guitares, et que la police commençait à s'en préoccuper. Sur ces entrefaites, la santé de Sibylle souffrit quelque altération. M. et Madame de Férias saisirent avidement ce prétexte pour essayer de garder leur petite-fille auprès d'eux une année de plus. Ils en écrivirent avec timidité à M. de Vergnes, qui répondit que cela était parfait, qu'une année de plus passée à la campagne serait infiniment salutaire à mademoiselle de Férias, et que quant aux soupirants, une année de plus les mortifierait et qu'ils en seraient plus tendres.

Le marquis et la marquise avaient peut-être espéré mourir avant la fin de cette année de grâce. Ils n'eurent pas cette douceur. Par une triste matinée de l'automne qui suivit, ils conduisaient Sibylle à la gare du chemin de fer et lui faisaient leurs adieux. Ennemis de toute démonstration et de tout éclat, ils subirent cette heure suprême avec calme et dignité, quoique la contraction de leurs traits témoignât d'une angoisse mortelle. Cependant, lorsque après un trajet silencieux les deux vieillards rentrèrent dans leur château solitaire, toute force les abandonna: ils s'enfermèrent à la hâte dans la chambre vide de leur petite-fille, et, se jetant dans les bras l'un de l'autre, ils pleurèrent amèrement.

Le départ de Sibylle avait eu un autre témoin à peine moins désespéré: c'était Jacques Féray, à qui la jeune fille avait adressé la veille, non sans émotion, quelques mots d'adieu. Elle doutait que le pauvre homme l'eût comprise; elle fut étonnée et touchée de l'apercevoir le lendemain à l'entrée de la gare. Peu d'instants après, comme elle montait en wagon avec miss O'Neil, elle le vit de nouveau appuyé contre le treillage qui séparait la ligne de chemin de fer d'une lande communale. Au moment où le train se mit en marche, le malheureux diable prit sa course à travers la lande pour le suivre; il ne renonça à cette lutte disproportionnée que lorsqu'il tomba d'épuisement sur le sol. Il s'obstina pendant plusieurs jours à attendre à cette place même le retour du convoi qui avait emporté Sibylle, vivant on ne sait comment; mais une idée singulière qui vint se loger dans sa cervelle ne laissa pas de le décourager assez promptement. Il s'était arrêté par hasard à deux pas de la cabane d'un cantonnier; voyant ce cantonnier sortir de sa maisonnette et étendre la bras régulièrement au passage de chaque train sur la ligne, il s'imaginait apparemment que c'était là une obligation, une servitude imposée aux riverains. Elle lui parut tellement lourde après quelques jours d'épreuve, qu'il s'y déroba et qu'il fut heureux de retrouver son chaume sur la falaise, loin du monde et de ses lois capricieuses.

Le comte de Vergnes reçut Sibylle à la gare de la rue Saint-Lazare, et la mena aussitôt à son hôtel de la Chaussée-d'Antin, où la comtesse attendait impatiemment sa petite-fille dans la société de trois chiens, qui du fond de leurs corbeilles ouatées saluèrent par des grognements lugubres l'entrée de mademoiselle de Férias. Elle fut ensuite installée dans un appartement fort mignon, où le comte avait fait allumer toutes les bougies en signe de fête et de bienvenue. Elle ne tarda pas à s'y endormir paisiblement malgré les agitations de son coeur et de son cerveau, et malgré les bruits inaccoutumés de la rue, car à son âge le sommeil est encore un dieu.

Le lendemain, dès qu'elle fut levée, M. de Vergnes lui présenta dans la cour de l'hôtel deux chevaux de pur sang qu'il lui avait destinés, et qui étaient deux gazelles. Elle ne demanda pas mieux que d'en essayer un sur l'heure et d'accompagner son grand-père dans la promenade qu'il avait l'usage de faire avant déjeuner. Le comte, qui était encore beau cavalier, trouva du plaisir à montrer le bois de Boulogne à Sibylle et à se montrer lui-même escorté de cette jolie personne. Un incident, fort insignifiant en apparence, vint cependant jeter un peu d'ombre sur son front. Ils rencontrèrent dans une allée du bois une dame d'un physique fort agréable, qui conduisait elle-même un de ces chars à bancs anglais auxquels on attelle les chevaux qu'on essaye. Deux ou trois jeunes gens en élégante toilette du matin fumaient derrière elle dans la voiture. La dame, en passant près du comte, le salua légèrement d'un sourire; puis elle regarda Sibylle, et sourit de nouveau à M. de Vergnes, en affectant d'ouvrir de grands yeux étonnés. M. de Vergnes, distrait apparemment par une pointe que son cheval poussa au même instant, ne salua pas.

– Pourquoi donc ne saluez-vous pas cette dame qui vous salue? demanda Sibylle.

– M'a-t-elle salué? dit le comte. Croyez-vous?.. Mais je ne la connais pas… Au reste, voilà Paris, ma chère enfant… Il y a comme cela une foule de personnes qu'on rencontre… qui vous connaissent… qu'on connaît… et en réalité… on ne les connaît pas… Quelle délicieuse matinée, ma chère petite!

Pendant trois semaines environ, M. de Vergnes se consacra au service de sa petite-fille avec l'ardeur juvénile et la grâce chevaleresque qui le distinguaient. Il la promena dans les musées, dans les palais, dans les lieux historiques, et la mena à tous les théâtres; puis un beau jour, prétextant un peu de fatigue, il délégua pour vingt-quatre heures à miss O'Neil ses fonctions de cicerone, et ne les reprit point. Son zèle était épuisé, il rentra dans ses habitudes, et Sibylle ne le vit plus qu'aux heures des repas; mais à ces heures il était charmant, il était coquet avec sa petite-fille; il lui apportait des sacs de bonbons, des gâteaux, des chinoiseries, des bamboches d'étalage. Il était plaisant avec miss O'Neil; il avait adopté vis-à-vis d'elle un genre de facétie dont il modifiait chaque jour la forme, mais dont le fond consistait invariablement à se prétendre amoureux de la pauvre Irlandaise et désespéré de ses rigueurs.

– Miss O'Neil, lui disait-il, je vous en supplie, ne me regardez pas! Vous m'empêchez de manger, et ce n'est pas bien… Si vous me retranchez l'idéal… le divin idéal, laissez-moi au moins les plaisirs de la matière!

Ou bien il la contemplait d'un oeil profond, et s'écriait tout à coup:

– Miss O'Neil!.. une île inhabitée au milieu de l'océan Pacifique, un palmier au milieu de cette île, vous sous ce palmier et moi à vos pieds… Quel rêve!

Cette drôlerie lui était commode. Quand il voulait s'en aller un peu plus tôt que de coutume à son cercle ou ailleurs:

– Miss O'Neil, disait-il, je n'y puis plus tenir: un mot d'espoir, ou je pars!

Et il partait. Il ne restait jamais le soir chez lui, pour être fidèle sans doute à la définition qu'il donnait lui-même de Paris, qui est, disait-il, une ville de France où l'on passe quelquefois ses soirées avec les femmes des autres, jamais avec la sienne.

Les allures indépendantes du comte de Vergnes ne semblaient d'ailleurs faire aucun vide dans l'existence de la comtesse, qui était extraordinairement remplie.

– Je ne sais vraiment pas, disait-elle chaque matin, comment je pourrai faire tout ce que j'ai à faire aujourd'hui!

Elle s'éveillait vers huit heures, prenait du chocolat dans son lit, partageait quelques tartines avec ses trois chiens, puis s'assoupissait jusqu'à dix heures. Elle se levait alors et commençait sa toilette, qui était quelquefois terminée à midi. C'était l'heure de son second déjeuner, qui était opulent et prolongé. Elle partait ensuite à la hâte, visitait deux ou trois magasins, faisait déplier deux ou trois mille mètres d'étoffes, et n'achetait rien. Elle revenait à son hôtel, procédait à une seconde toilette, et se rendait au bois. Au retour, elle entrait régulièrement chez un pâtissier, mangeait des petits pâtés au foie gras et au macaroni, avalait une glace, appuyait le tout d'un verre de vin d'Espagne, et commençait ses visites, pendant lesquelles elle croquait ça et là une demi-livre de bonbons. A sept heures elle dînait comme elle pouvait. En accomplissant sa troisième toilette, pour faire ses visites du soir, elle se plaignait assez généralement de vagues malaises dans l'estomac, organe qu'elle avait toujours eu faible, disait-elle. Elle essayait de le soutenir dans le cours de la soirée en buvant quelques tasses de thé accompagnées de quelques tranches de baba; mais c'était en vain. Son estomac, malgré une hygiène si fortifiante, demeurait inquiet; elle y sentait des bizarreries, des creux, des défaillances, puis des dégoûts, et c'est à peine si elle pouvait toucher du bout des dents à l'en-cas qu'on lui tenait prêt dans sa chambre pour le retour. Cela était pénible; cela empoisonnait sa vie. Sibylle, confidente des désespoirs de sa grand'mère à ce sujet, se demandait tout bas par quel miracle du Seigneur cette frêle Parisienne résistait depuis cinquante ans à un régime qui eût tué un cannibale en huit jours.

Madame de Vergnes s'était naturellement fait un devoir d'entraîner sa petite-fille dans le cercle d'oisiveté affairée où elle tournait chaque jour avec la frivolité convulsive d'un écureuil. Elle la produisit successivement chez toutes ses amies, dont le nombre était tel qu'il lui fallut plusieurs mois pour en épuiser la liste. Une des plus intimes était morte depuis six semaines, quand la comtesse et Sibylle se présentèrent à sa porte.

– Comment! dit la comtesse au concierge, qui s'était approché de sa voiture pour lui annoncer cette fâcheuse nouvelle, morte! Qu'est-ce que vous me dites là?

– Oui, madame la comtesse, reprit le concierge, qui était goguenard, elle est morte depuis six semaines; elle est même enterrée.

– Ah! mon ami, ne me dites donc pas cela! répliqua la comtesse. Quelle horreur!.. C'est vraiment inouï, ces choses-là!.. Voilà la vie, ma chère enfant!.. Eh bien, mon pauvre Jean, chez le pâtissier qui fait le coin de la rue Castiglione, vous savez?

Sibylle accompagnait de même sa grand'mère dans ses tournées du soir, où elle effleurait le plus souvent trois ou quatre salons sans prendre pied dans aucun. Un caractère particulier de ces réunions mondaines qui surprit mademoiselle de Férias, c'était la rareté des hommes. Quelques vieillards mélancoliques et quelques jeunes gens imberbes y représentaient seuls, en général, le sexe fort. On eût pu croire qu'une guerre désastreuse avait cruellement décimé la population virile. Même dans les circonstances solennelles et obligatoires, à la suite d'un dîner par exemple, il était clair que les hommes invités et les maîtres de la maison eux-mêmes attendaient avec impatience que la soirée des dames fût terminée pour commencer la leur. Il semblait à Sibylle que cette séparation remarquable des deux sexes dans les coutumes de la société polie avait l'inconvénient de réduite trop souvent la conversation des femmes à des commérages de harem; elle ne pouvait savoir qu'en revanche elle avait l'avantage de réduire la conversation des hommes à des entretiens de corps de garde.

 

Si ce premier aspect à vol d'oiseau de la société parisienne ne répondait pas pleinement aux espérances de Sibylle, ce mécompte n'était pas d'ailleurs sans compensation. En dehors de l'insipide tourbillon mondain, dans quelques salons exceptionnels, dans ses excursions du matin avec miss O'Neil, dans les musées, les théâtres et même dans les rues, elle goûtait ces vives jouissances que donnent à un esprit actif et heureusement cultivé le mouvement, le spectacle continuel, l'électricité partout répandue des choses de l'esprit. Elle respirait avec allégresse cette atmosphère intellectuelle qui enveloppe Paris et qui en est le charme propre et incomparable. Les navigateurs antiques qui posaient le pied sur les rivages de Chypre y flairaient aussitôt une odeur d'encens et de volupté qui pénétrait leurs veines et leur révélait la puissante déesse du lieu. Paris semble avoir de même d'enivrantes émanations qui dénoncent son culte, son culte unique, mais fervent et passionné jusqu'à l'idolâtrie, celui de l'intelligence, dont on peut dire avec vérité que Paris est la ville sainte.

Après quelques mois de séjour à l'hôtel de Vergnes, Sibylle, dans une lettre qu'elle écrivait au marquis de Férias, essayait de résumer en ces termes les impressions diverses dont elle était frappée: – "Je flotte perpétuellement, disait-elle, entre l'extrême intérêt et l'extrême ennui. Paris me paraît être le lieu du monde qui offre le plus de ressources à l'esprit et le moins à l'âme. Mon esprit y est joyeux et mon âme y est triste. Il est impossible de sentir plus vivement que je ne le fais ici que l'esprit et ses plaisirs les plus élevés ne sont pas tout pour une créature humaine. Si je garde quelque empire sur ma destinée, je ne serai jamais à Paris qu'un oiseau de passage. Cette vie tumultueuse, cette distraction sans trêve, ces gens toujours debout, toujours en l'air, toujours gais, toujours fous, me font entendre aux oreilles un bruit de grelots qui m'étourdit et me gêne. Je cherche mon pauvre moi et je ne le trouve plus. Quand je suis arrivée, j'ai cru tomber dans un carnaval dont j'attendais toujours la fin, mais inutilement, car il ne finit point, et c'est ici le fonds même de la vie. Tous ces gens vont, viennent, s'agitent, s'empressent, se moquent et meurent tout à coup. La mort à Paris m'étonne toujours; elle ne m'y paraît pas naturelle. Tout est si factice à l'entour que ce détail y choque comme un accident dans une fête. C'est la seule loi réelle de la vie qu'on n'y puisse oublier, parce qu'elle s'impose. Il me semble qu'on y méconnaît toutes les autres. L'accessoire, le luxe, l'ornement, la broderie, sont le principal et le tout. On vit de gâteaux, et point de pain… Ah! le bon pain quotidien, Seigneur, donnez-le-moi!.. et donnez-moi aussi quelqu'un qui veuille le manger avec moi, lentement, miette à miette, devant mon vieux foyer de famille, et tout près, tout près du fauteuil de mon cher grand-père!"

Sibylle ne confiait de la sorte à M. de Férias qu'une faible part de ses ennuis: les lacunes qu'elle croyait sentir dans l'ensemble de existences parisiennes s'accusaient chaque jour sous ses yeux dans des exemples qui touchaient son coeur de trop près pour qu'elle n'en fût pas affectée plus gravement qu'elle n'osait le dire. Les bizarres relations conjugales dont l'hôtel de Vergnes lui donnait le spectacle formaient dans sa pensée un contraste douloureux avec le vivant souvenir de l'intimité charmante et presque sainte de Férias. Il était évident, en effet, que M. et madame de Vergnes, hors du déjeuner et du dîner, leur dernier point de contact, vivaient aussi étrangers l'un à l'autre que si l'océan les eût séparés. Ils n'avaient en commun ni une joie, ni une peine, ni un souvenir, ni une espérance. Ils échangeaient pendant leurs repas quelques banalités courantes, et se hâtaient de retourner chacun à son plaisir.

Cherchant à s'expliquer un état de choses qu'elle regarda d'abord comme une anomalie particulière à sa famille, Sibylle fut disposée à en rejeter le tort sur sa grand'mère, dont elle ne pouvait se dissimuler la dissipation extravagante et la profonde inanité d'esprit. Séduite au contraire par les brillantes qualités du comte, elle supposa qu'il avait fini par se fatiguer de l'incurable puérilité de sa femme, et par en être découragé jusqu'à l'éloignement. Une fois entrée dans cet ordre d'idées, elle y rapporta tout, comme il arrive, et s'étonna moins des brusqueries de langage auxquelles le comte de Vergnes, si gracieux et si galant avec le reste du monde, se laissait quelquefois emporter vis-à-vis de la comtesse, comme par quelque ressentiment de son coeur incompris et de sa vie désenchantée. Pénétrée de compassion pour les souffrances présumées de son grand-père, Sibylle crut devoir redoubler envers lui d'attentions et de prévenances. Un matin, comme elle entrait à l'improviste dans l'appartement particulier du comte, guidée par ce sentiment délicat, elle éprouva une surprise énorme en voyant se tourner vers elle d'un air à la fois irrité et confus un personnage dont elle eut peine d'abord à discerner l'identité: c'était un vieillard dont le visage ridé et la tête chauve étaient tout ruisselants de pommade au concombre; cette figure luisante avait deux faces, comme Janus: elle présentait d'un côté l'arc d'un sourcil du plus beau noir et une touffe de favoris grisonnant à peine, tandis que de l'autre le sourcil et la touffe de favoris parallèles s'effaçaient dans un vague neigeux. Forcée à son grand regret de reconnaître son aïeul dans ce grotesque, Sibylle poussa un faible cri, tourna les talons, et se sauva à la hâte. Elle se rappela aussitôt les soins tout différents que le marquis de Férias prenait de sa personne, et comment, au lieu de masquer sa vieillesse, il aimait à la parer en mettant de la poudre blanche sur ses cheveux blancs. – Elle se souvint en même temps d'une violente sortie que le comte de Vergnes avait faite quelques jours auparavant, à l'usage de la comtesse, contre les femmes qui ne savaient pas vieillir et qui s'obstinaient à affliger les yeux par des nudités d'un demi-siècle. Elle se demanda si cette moralité, excellente en soi, avait été parfaitement placée dans la bouche du comte. Ces réflexions et l'incident qui les avait provoquées plongèrent Sibylle dans de nouvelles incertitudes, qui ne tardèrent pas du reste à s'éclaircir.

Le soir même de ce jour fatal où M. de Vergnes avait été surpris par mademoiselle de Férias dans l'intimité de son laboratoire, ce vieux gentilhomme éprouva dans quelque amour de coulisse, qui n'est point de notre sujet, un mécompte tellement sérieux que toute sa belle humeur ne put le digérer. Il eut dans la nuit un léger accès de goutte qui ne lui permit pas de sortir pendant une semaine. Sibylle fut étonnée de voir aussitôt sa grand'mère interrompre absolument le cours de ses chères habitudes et se vouer à la garde de son mari avec un zèle d'autant plus méritoire qu'il était assez mal récompensé. M. de Vergnes n'aimait pas à être malade, et quand il l'était, il voulait bien ne laisser ignorer à personne dans sa maison à quel point cela le contrariait. – Il se piqua toutefois en cette circonstance de conserver vis-à-vis de sa petite-fille un reste de courtoisie; mais sa femme, quoique aussi étrangère que possible à la cause première de ses souffrances, en recueillit pleinement les bénéfices. Elle supportait d'ailleurs avec une résignation louable la maussaderie froide et bourrue dans le comte payait le plus souvent ses soins. Il arriva pourtant un jour que la patience lui échappa. M. de Vergnes, étendu dans un fauteuil, discutait avec Sibylle les mérites d'une pièce en vogue. Madame de Vergnes allait et venait par la chambre, apprêtant une potion, fermant un rideau, calfeutrant une porte.