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Histoire de Sibylle

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Avec un goût général pour les arts, Raoul s'était reconnu de bonne heure des dispositions spéciales pour la peinture: il les avait cultivées avec passion, et après une dizaines d'années d'études obscures, quelques oeuvres rares, mais excellentes, l'avaient mis de plein saut au rang des maîtres. – Dès le lendemain de son retour, il s'enferma dans son atelier avec la résolution de transformer en tableaux quelques pages de son album oriental, et la bonne pensée accessoire d'étouffer par un travail assidu les tentations curieuses et malignes qui l'attiraient vers l'hôtel de Sauves. Cependant, quoiqu'il ne manquât pas de volonté, M. de Chalys n'était pas assez déterminé à en avoir dans ce cas particulier pour refuser une invitation à dîner que lui adressa quelques jours après madame de Guy-Ferrand. Il s'y rendit donc, satisfait à la fois d'avoir montré beaucoup de vertu et d'avoir un motif suffisant d'en montrer moins. Il y trouva la jeune duchesse: il fut piqué ce soir-là des façons aisées et parfaitement rassises de sa cousine. Il prétendit en avoir le coeur net, et il alla faire visite le lendemain à la duchesse douairière, qui le reçut fort bien; mais sa cousine Blanche ayant affecté, pendant qu'il contait ses voyages, de bâiller derrière son éventail, il commençait à s'irriter au fond de son âme, quand la jeune baronne de Val-Chesnay, née Clotilde Desrozais, fut introduite dans le salon, et vint donner un autre cours à ses idées. – Clotilde ne lui parla point, ne le regarda point, et ne parut absolument pas le reconnaître, ce qui le contraria d'autant plus qu'il fut ébloui de la splendeur épanouie de sa beauté. Cependant, vers la fin de sa visite, qui fut courte, la jeune baronne, s'adressant tout à coup à un vieillard à moitié mort qui se trouvait là par hasard, qui était enseveli dans l'ombre d'un rideau, et auquel personne ne semblait songer:

– Mon Dieu! monsieur le vicomte, lui dit-elle, je ne vous vois jamais à mes lundis!.. Qu'est-ce que je vous ai donc fait?.. Vous seriez si aimable!

Le vieillard inconnu parut stupéfait, et s'inclina vaguement comme une momie qui s'éveille; puis aussitôt, la jeune baronne paraissant aviser Raoul pour la première fois, et prenant l'air subitement consterné de quelqu'un qui s'aperçoit d'une gaucherie qu'il vient de commettre:

– Mon Dieu! reprit-elle en hésitant… je serais certainement très-heureuse, monsieur… je reçois le lundi soir… Mon Dieu! monsieur de Chalys, je crois?

– Oui, madame.

– Eh bien, monsieur, l'ami et le parent de madame de Sauves n'a pas besoin d'être invité chez moi pour y être le très-bien venu!

– Madame! dit Raoul en saluant jusqu'à terre, et il ajouta à part lui, en se rasseyant: Allons! elle est toujours très-forte!

Au moment où Clotilde, par ce coup de main gauche, ramenait ses filets sur son ancien admirateur, un éclair étincela dans la prunelle de la petite duchesse. Elle reconduisit néanmoins son amie Clotilde jusqu'aux antichambres, et en l'embrassant tendrement, suivant l'usage des jeunes femmes:

– A propos, dit-elle, je le trouve abominablement vieilli, mon

Persan… et toi?

– Oh! mais tellement, ma chère, répondit Clotilde, que j'ai eu toutes les peines du monde à le reconnaître.

Cependant, lorsque Raoul crut devoir se rendre le lundi suivant à l'invitation de madame de Val-Chesnay, il était à peine dans le salon de Clotilde qu'il y vit entrer la duchesse Blanche, qui paraissait plus que jamais avoir eu pour femme de chambre ce soir-là la propre marraine de Cendrillon. Il passa une heure cantonné entre ces deux ravissantes personnes, qui ne cessèrent de se décocher l'une à l'autre, par-dessus sa tête, avec beaucoup de grâce, tous les traits que pouvaient contenir leurs carquois, et il se retira, doucement convaincu qu'il était désormais l'objet d'un tournoi régulier dont il aurait un jour ou l'autre à décerner la couronne.

Il n'est pas très-aisé de définir les raisons qui font qu'un homme plaît aux dames. Il y aurait même quelque prudence à laisser chacune de nos lectrices se figurer à son gré les traits, le langage et la couleur des yeux de notre héros, car chacune d'elles a son idéal – dans la personne de son mari, nous le souhaitons, – et il peut y avoir aussi peu d'habileté que de discrétion à les déranger dans leurs perspectives. Nous dirons cependant à tout risque que le comte Raoul de Chalys était un homme d'une taille assez élevée, élégante et souple, qui, sous une attitude d'indolence affaissée, décelait le ressort et l'élasticité vigoureuse des races félines, et qui lui donnait à un degré extrême ce qu'on appelle l'air distingué. Ses cheveux, fins et soyeux, d'un ton châtain veiné de teintes brunes, se faisaient déjà rares sur les tempes. Son front était beau, sérieux et remarquablement pur. Deux rides verticales, creusées entre les sourcils, indiquaient cependant l'effort habituel de la pensée et la maîtrise coutumière de la volonté. La sévérité presque alarmante de ce trait se trouvait tempérée avec un grand charme par l'expression très-douce, très-bienveillante et un peu triste de ses yeux, qui étaient voilés de longs cils féminins. Tel qu'était le comte de Chalys, il était impossible de le voir dans un salon sans s'informer aussitôt de son nom. Ce nom lui-même avait du prestige par l'alliance rare qu'il rappelait d'une grande situation et d'un grand talent; mais le premier mérite du comte aux yeux des femmes était de leur paraître toujours tout prêt à tomber amoureux d'elles, et de l'être en effet, – car, disait-il, il n'y a pas de femme, même laide, qui n'ait dans sa personne, en y regardant bien, quelque chose dont il n'est pas impossible de s'éprendre. – Son regard indifférent et son langage froid s'animaient et se passionnaient dès qu'il leur parlait; il leur inspirait à la fois du trouble et de la confiance. Elles sentaient qu'il les aimait, et elles l'aimaient.

Malgré ces dons dangereux dont il avait eu lieu, dès ses premiers pas dans le monde, de reconnaître la puissance, le comte de Chalys n'était pas et n'avait jamais été un homme à bonnes fortunes. On lui en avait fait le renom, parce qu'on lui prêtait tous les succès dont on le voyait capable; mais il avait été préservé de ce misérable rôle par l'élévation de son naturel, la gravité de sa pensée et par un certain fonds de conscience et d'honnêteté qui persistait singulièrement dans son âme, dégagée d'ailleurs de tout principe et de tout frein moral. Son coeur, battu sans doute de quelques orages, n'en avait pas été flétri, et sur le chaos de cette intelligence profondément dépravée les songes ailés de la pure jeunesse s'élevaient encore quelquefois revêtus de toute leur candeur originelle. Dans la période de sa vie où nous le rencontrons, un sentiment particulier de lassitude disposait moins que jamais M. de Chalys à rechercher les agitations d'une intrigue galante. Il s'était même promis de vivre désormais en cénobite, à moins de quelque tentation qui dépassât la mesure commune. Il arriva malheureusement, comme il arrive toujours en de tels desseins, que la première occasion qui s'offrit lui parut précisément avoir ce caractère irrésistible.

Raoul s'abandonna donc à l'attrait piquant de ces deux amours rivales qui avaient salué son retour; il en savoura, sans se hâter, les flatteries, et en vit se développer les phases avec curiosité, différant autant que possible d'y engager son coeur d'une manière violente et décisive. La vie mondaine à Paris permet mieux qu'ailleurs ces atermoiements agréables. Il était en outre astreint à beaucoup de réserve, étant fort surveillé par les deux jeunes amies, qui, depuis que leur haine mutuelle était sans bornes, ne se quittaient plus. Clotilde, il faut le dire à sa louange, éprouvait pour M. de Chalys une passion véritable, et la première de sa vie. A peine mariée au baron de Val-Chesnay, elle avait voué à ce faible jeune homme un mépris inexprimable. Pendant une ou deux années, elle avait étourdi son activité d'âme dans la fougue première de son existence parisienne, puis l'ennui l'avait saisie, et elle s'était prise à rêver des distractions plus ardentes et plus occupantes; mais, à défaut de principes, son esprit avait des dédains et son coeur de la fierté. Elle était de ces femmes qui se montrent plus difficiles dans le choix de leur amant que dans le choix de leur mari. Elle en était là quand le comte de Chalys lui apparut avec son mérite réel rehaussé par le charme des souvenirs. Elle devina d'un coup d'oeil que son amie Blanche, déjà sa rivale dans les luttes d'élégance mondaine, entendait se le réserver, et elle eut une raison de plus de se jeter corps et biens dans cette passion attendue.

La duchesse Blanche, nature plus douce et plus scrupuleuse, eût peut-être vaincu les sentiments, autrefois innocents et maintenant coupables, dont l'imprudence de son mari et le retour de son cousin avaient causé le réveil, si ces sentiments n'eussent été en elle exaspérés par l'attentat d'une main étrangère sur l'homme qui avait été la chère pensée de toute sa jeunesse. C'est ainsi que cette jeune femme s'en allait aux abîmes, entraînée moitié par l'amour, moitié par la haine.

M. de Chalys, au milieu d'un conflit si délicat, regretta plus d'une fois de s'être laissé prendre à ces engrenages, qui, à dire vrai, mettaient beaucoup de gêne dans son existence. Son coeur, beaucoup trop calme pour sa justification, hésitait à se prononcer entre les deux jeunes guerrières; cependant, un peu par générosité et passablement par égoïsme, il penchait en faveur de Blanche, dont la persévérante affection le touchait, et dont l'humeur, moins orageuse que celle de Clotilde, lui paraissait moins menaçante pour le repos et l'indépendance de sa vie.

La jeune duchesse ne pouvait se méprendre sur le caractère chaque jour plus tendre et plus décidé des assiduités de son cousin, et elle n'en était pas plus heureuse. A mesure qu'elle sentait son avantage sur Clotilde se dessiner plus nettement, les scrupules de sa piété et les reproches de sa conscience mêlaient plus d'amertume à sa passion et de larmes secrètes à ses combats. Elle hésitait et essayait parfois de reculer sur cette pente fleurie dont elle entrevoyait avec des répugnances d'hermine le bourbier final; puis quelque retour offensif, quelque agression furieuse de Clotilde la précipitaient de nouveau dans un abandon aveugle et désespéré d'elle-même.

 

La duchesse, on l'a deviné, était à peine moins jalouse de mademoiselle de Férias. En feuilletant un jour chez sa mère un des albums de Raoul, elle y avait remarqué trois dessins qui l'avaient extrêmement frappée par eux-mêmes, et encore plus par les commentaires dont le comte les avait enrichis. Le premier de ces dessins représentait, dans l'ombre d'une feuillée épaisse et au pied d'une roche tapissée de lianes sauvages, une petite fille d'une rare beauté, campée résolûment dans une attitude de reine et tenant à la main une baguette en manière de sceptre magique. Au bas de ce dessin était l'inscription que voici: "Près des falaises de *** (Normandie), 10 août 184… Mademoiselle Sibylle." – La page suivante figurait le même site et la même enfant, dont la taille et l'expression de visage indiquaient seulement un degré de maturité de plus. Au bas était écrit: "Mademoiselle Sibylle, cinq ans plus tard." – Enfin un troisième dessin, fini avec un soin particulier, et qui portait pour inscription ces mots: "Mademoiselle Sibylle, à dix-huit ans… je crois," donnait l'image minutieusement étudiée d'une jeune fille dont le front, le regard et la physionomie tout entière, pressentis merveilleusement par l'artiste dans leurs développements successifs, étaient le portrait presque exact de mademoiselle de Férias. La jeune duchesse, stupéfaite, eut ce nom sur les lèvres; un effort soudain de réflexion l'y retint suspendu, et se tournant vers son cousin:

– Qui est-ce donc? dit-elle.

– Je ne sais, répondit Raoul; une enfant que j'ai entrevue deux minutes autrefois, et qui doit être, si elle vit, une créature adorable. Il conta alors à sa cousine sa rencontre avec Sibylle auprès de la Roche-Fée, et les moindres détails de leur court dialogue.

– Le nom du petit village et du château voisin m'a échappé, ajouta-t-il, ou plutôt je ne l'ai jamais su, car je n'ai fait que traverser ce pays; mais j'ai eu cent fois la tentation d'y retourner… et puis les complications quotidiennes de la vie… le ridicule… la crainte des déceptions m'en ont empêché… Il est étrange que de tous mes souvenirs de voyage, et j'en ai beaucoup, celui-là soit resté le plus vivant et le plus doux… Cette enfant avait vraiment quelque chose d'extraordinaire, de surnaturel!

Il continua de s'étendre et de s'exalter sur ce texte, et ne s'arrêta qu'en voyant le front de Blanche se charger d'épais nuages.

On conçoit avec quels raffinements de précaution et de diplomatie la jeune duchesse s'ingénia, dès ce jour, à éloigner mademoiselle de Férias de la vue de son enthousiaste cousin. Elle n'attirait Raoul à l'hôtel de Sauves que lorsqu'elle était à peu près assurée que Sibylle n'y viendrait pas, et elle le voyait de préférence chez madame de Guy-Ferrand, avec laquelle madame de Vergnes n'était pas en relations. – Clotilde, de son côté, bien qu'elle ignorât le secret que le hasard avait révélé à son amie Blanche, mettait un soin égal à prévenir une rencontre dont les grâces et le prestige de Sibylle suffisaient à lui faire appréhender les dangers. Comme M. de Chalys ne se montrait guère, hors de son atelier et de son cercle, qu'à l'hôtel de Sauves et dans le salon de la jeune baronne, il paraissait donc vraisemblable que mademoiselle Sibylle et son peintre étaient destinés à ne se retrouver jamais en ce monde, lorsqu'une circonstance très-imprévue vint rompre le charme qui les séparait.

V
L'EGLISE DE LA MADELEINE

Un matin, mademoiselle de Férias, accompagnée d'un vieux domestique de sa grand'mère, était allée entendre une messe basse à l'église de la Madeleine, qui était sa paroisse. Elle aperçut à quelques pas d'elle la duchesse Blanche: elle était prosternée sur un prie-Dieu dans une attitude de profonde méditation, et ne parut pas la voir. Sibylle avait passé la soirée de la veille à l'hôtel de Sauves, et y avait reçu de la jeune duchesse des témoignages plus marqués que de coutume de cet intérêt à la fois ardent et répulsif dont le sens était pour elle un mystère, et n'en est plus un pour le lecteur. La présence inattendue de Blanche dans le lieu saint lui causa d'abord un peu de distraction en lui rappelant tout un ordre d'idées et de sentiments qui l'obsédait depuis quelque temps à un haut degré. Cependant elle finit par s'absorber dans une pieuse contention d'esprit, et elle n'en fut tirée que par un bruit de sanglots étouffés qui se faisait entendre près d'elle. La messe était terminée en ce moment et l'église presque déserte. Sibylle, regardant autour d'elle avec inquiétude, n'eut pas de peine à reconnaître que c'était la jeune duchesse qui pleurait: elle avait la tête dans ses deux mains, et ses gants étaient tachés de larmes. Mademoiselle de Férias s'avança aussitôt vers elle et lui dit de sa voix la plus douce:

– Pardon… vous souffrez?

Blanche leva brusquement la tête, et la reconnaissant à travers ses pleurs avec une sorte de confusion et de colère:

– Non, mademoiselle, dit-elle sèchement.

Je ne puis vous être bonne à rien? reprit Sibylle avec timidité.

– A rien, mademoiselle; merci.

Sibylle, repoussée avec cette rigueur, sentit ses yeux s'emplir de larmes; elle s'inclina légèrement à la hâte, ramena son voile sur son visage, et, faisant un signe à son vieux domestique, elle gagna la porte de l'église. Elle allait sortir quand une main s'appuya doucement sur son bras et la fit se retourner: elle rencontra le regard de la jeune duchesse, qu'elle crut voir animé d'une expression toute nouvelle:

– Mademoiselle, dit Blanche, je vous ai blessée, n'est-ce pas?

– Un peu, dit Sibylle en souriant.

– Pardonnez-moi, reprit la jeune femme. Je suis si malheureuse!.. Venez me voir aujourd'hui à deux heures, voulez-vous?.. Vous me demanderez… moi seule!

– Oui, madame, dit Sibylle, dont le coeur battit soudain avec force, j'irai.

Blanche saisit la main de Sibylle, la serra fiévreusement et s'éloigna.

La matinée parut longue à mademoiselle de Férias. Malgré l'obscurité profonde du dédale où s'égarait son esprit, un instinct confus semblait l'avertir qu'elle touchait en ce moment au point le plus vif et le plus délicat de sa destinée. Quand elle se présenta à l'heure dite dans l'appartement de madame de Sauves, elle éprouvait une agitation voisine de l'angoisse.

La jeune duchesse, en la voyant entrer, courut à elle. Ses yeux, entourés de l'ardent sillon creusé par ses pleurs, brillaient d'un éclat extraordinaire. Elle prit les deux mains de la jeune fille, la regarda fixement sans parler, puis, l'attirant un peu plus près:

– Mademoiselle, dit-elle, mademoiselle Sibylle, – et elle insista sur ces deux mots avec un accent bizarre, – voulez-vous être mon amie?

– Oh! de grand coeur! dit Sibylle.

Blanche la regarda encore, puis elle se jeta à son cou, et, la serrant à l'étouffer, elle la couvrit de caresses et de pleurs. Elle l'entraîna sur un divan, et, cachant sa tête dans le sein de Sibylle, elle continua de sangloter, mêlant à ses larmes des paroles entrecoupées:

– Ah! Dieu!.. que je vous aime!.. que je vous aimerai!.. Soyez bonne pour moi… Aimez-moi, n'est-ce pas? J'ai tant besoin qu'on m'aime!..

Quand ce transport fut un peu calmé, la petite duchesse, tenant toujours étroitement enlacées les mains de sa nouvelle amie et essayant de sourire:

– Vous ne devez rien comprendre à ce qui vous arrive, ma chérie… vous comprendrez plus tard!.. Pour le moment, aimez-moi de confiance… je vous assure que je le mérite… et sauvez-moi… voilà ce qui presse!

– Vous sauver? murmura Sibylle.

– Oui!.. je suis sûre que vous le pourrez… Vous avez beaucoup d'esprit et de bonté, je me fie à vous! Ne me méprisez pas surtout!.. J'ai bien souffert, bien combattu, je vous jure… Et, d'ailleurs, je puis encore regarder vos beaux yeux sans rougir… Voyons, écoutez-moi. Quand je me suis mariée, j'aimais quelqu'un… depuis longtemps… hélas! depuis toujours! car dès que j'ai eu une pensée dans le coeur, elle a été pour lui. J'espérais l'épouser, on me le faisait pressentir – c'est encore une excuse! – mais lui ne vit rien… ou ne voulut rien voir… Il partit… très-loin! Je pus croire qu'il ne reviendrait jamais!.. Je fis mon deuil du bonheur… et j'épousai mon mari.

Il y eut une pause de silence embarrassé; la petite duchesse paraissant rencontrer à ce point de sa confidence une difficulté de premier ordre. Sibylle, surmontant elle-même avec effort le trouble extrême de ses idées, fit sentir à la main de son amie une pression plus affectueuse.

– Voyons, dit-elle, courage… Et l'autre est revenu, n'est-ce pas?

Blanche lui lança de côté un regard rapide:

– Oui, dit-elle, il est revenu… et, en deux mots, j'ai reconnu que je l'aimais encore follement… je n'ai pu le lui cacher… et, tout en souffrant le martyre, car au fond j'ai horreur du mal, j'étais tout près de me perdre… de me perdre tout à fait, quand Dieu m'a donné le courage de me jeter dans tes bras, mon pauvre ange!..

Et elle embrassa encore Sibylle de toute sa force. Puis se relevant:

– Ma chérie, reprit-elle, j'ai en vous une confiance entière; je comprends tout ce que vous êtes, je ferai tout ce que vous me direz… Eh bien, dites… que feriez-vous, si vous étiez moi?

Au milieu du chaos de réflexions, de suppositions et d'imaginations intéressantes où l'avaient plongée les confidences de la duchesse, Sibylle eut grand'peine à dégager sa pensée avec assez de netteté pour jouer dignement le rôle auquel elle était appelée. Elle y parvint cependant, quoique ses premières paroles fussent encore empreintes d'un peu de préoccupation personnelle.

– Mais, dit-elle, vous m'estimez bien trop haut… et je suis toute confuse… et puis tout cela est si nouveau pour moi! Je suis pourtant bien touchée de votre confiance, et je voudrais de toute mon âme y répondre… Voyons… il me semble… ce quelqu'un… vous aime-t-il de son côté?

Blanche secoua la tête tristement:

– Pas beaucoup, je crains! dit-elle.

Et, se reprenant aussitôt:

– Je crois!

– Si vous vous adressiez à son honneur? En a-t-il?

– Oui! oui! Oh! cela, oui! dit vivement la duchesse.

– Si vous lui disiez combien il vous fait de mal… si vous lui demandiez bien sérieusement de s'éloigner?

– Vous croyez? dit Blanche en hésitant. Mais non!.. je ne saurais pas… je ne pourrais pas… Non, non, pas cela, je t'en prie!.. Et je t'en prie encore, si tu m'aimes, appelle-moi toi, comme je t'appelle!

Sibylle lui baisa le front avec grâce, puis elle tendit l'arc charmant de ses sourcils, prit sa mine sévère, et parut se livrer à de profondes réflexions.

– Ce que je ferais, moi, dit-elle après un moment, le voici: je me fierais tout simplement à mon mari. Sans entrer dans les détails et sans compromettre aucun nom, je lui dirais que je me sens troublée et que je m'attache à lui, que ma solitude trop fréquente me conseille mal, et que je le prie de ne plus m'abandonner, ou de me permettre de le suivre. Je lui dirais que le devoir, dont il est pour moi le symbole, est comme la croix qu'il est bon d'avoir toujours sous les yeux pour l'avoir toujours dans le coeur. Le duc doit être une âme généreuse;… il comprendra, et vous serez sauvée.

– Eh bien… je préfère cela, dit la duchesse. Oui, c'est vrai… le duc est une âme généreuse… et je crois que je l'aurais aimé, s'il eût voulu… J'en ai été tentée bien souvent; mais je sens que je suis si peu de chose pour lui… une enfant! Il ne me connaît pas!.. Eh bien, oui… j'y penserai!

– Il ne faut pas y penser, reprit Sibylle, il faut le faire…

Est-il à Paris, ton mari?

La jeune duchesse sourit de cette tendre familiarité de langage.

– A la bonne heure! dit-elle… Oui, il est à Paris.

– Eh bien, promets-moi de lui parler ce soir!

La duchesse se leva brusquement:

– Je l'entends, dit-elle.

– Jure-moi de lui parler tout de suite! reprit vivement

Sibylle.

Et comme Blanche hésitait:

– Jure-le-moi vite, ajouta-t-elle en levant un doigt, ou je ne t'aime plus!

– Je te le jure! dit la duchesse en l'entourant de ses bras..

Pars… à demain!

Le duc ouvrait la porte au même instant, et il fut témoin de l'affectueux embrassement des deux jeunes femmes; il adressa son salut le plus chevaleresque à Sibylle, qui sortit aussitôt.

 

M. de Sauves, qui n'était pas né d'hier, comme on dit, avait remarqué du premier coup d'oeil le désordre et l'animation des traits de la duchesse: il eut la perception confuse d'un danger dans sa maison, et il éprouva le malaise d'un homme qui, aux grondements lointains d'un orage, respire dans l'atmosphère une vague odeur de foudre. Dissimulant d'ailleurs cette désagréable impression sous son grand air d'aisance seigneuriale, il posa ses lèvres souriantes sur le front de son aimable petite femme.

– Je viens de rencontrer vos enfants aux Tuileries, dit-il.

Puis il fit un tour dans le boudoir en chantonnant et en flairant çà et là des vases pleins de fleurs; il détacha une rose, et tout en la passant avec insouciance dans sa boutonnière:

– Je ne vous savais pas de ce dernier bien avec mademoiselle de Férias, ma chère!

– Oh! nous sommes très-liées… Vous en plaignez-vous?

– Au contraire, c'est une jeune personne qui m'est fort sympathique. Outre qu'elle est parfaitement jolie, elle a un ton excellent, et je lui crois tout le mérite du monde. Qu'est-ce que vous vous contiez là toutes deux?

La duchesse rassembla tout son courage.

– Je lui contais mes peines, dit-elle.

– Vos peines? répliqua le duc en riant. Vous avez des peines, jeune dame?.. Tu as des peines, ma pauvre Blanche?

– Très-graves.

– Oh! grand Dieu! dit le duc en flairant sa rose avec sérénité.

– Mademoiselle de Férias, reprit la duchesse, me donnait le conseil de vous les confier… Elle prétend que vous avez une âme généreuse?..

Sans rien perdre de son calme, le duc sentit son pouls s'accélérer.

– Vraiment? dit-il. Voyez cette jeune fille?.. Eh bien, je ne sais pas, moi, si j'ai une âme généreuse; mais le conseil me paraît bon, et j'en suis reconnaissant à mademoiselle de Férias.

La duchesse se leva, et s'appuyant d'une main sur un fauteuil:

– Mon ami, dit-elle avec effort, ne me quittez pas si souvent… ou plutôt, sans rien changer à vos habitudes, emmenez-moi à la campagne toutes les fois que vous irez… Vous me rendrez très-heureuse.

M. de Sauves, qui était debout à quelque distance, aspira l'air avec force.

– Vous ne l'êtes donc pas? dit-il en attachant sur elle un regard sérieux.

– Pas tout à fait, reprit Blanche. Je suis bien jeune pour être seule aussi souvent que je le suis. J'ai besoin de beaucoup d'affection… Ma vie n'est pas assez occupée de ce côté;… il y a des vides que j'ai peine à remplir.

– Ah! dit le duc d'un ton d'impatience, nous voilà dans le roman, n'est-ce pas?.. Et vos enfants, n'est-ce plus rien déjà?

– Je les adore… Mais croyez-moi, mon ami, cela ne suffit pas à remplir un coeur de mon âge.

– Je n'entends rien à ces subtilités! s'écria le duc. Si vous n'êtes pas heureuse dans votre situation, vous êtes radicalement injuste envers le ciel et envers moi! Vos infortunes sont de pures fantaisies littéraires, et je n'y remédierais nullement en y cédant… Je ne me donnerai ni le ridicule ni l'ennui de vous traîner après moi deux fois la semaine à la campagne… comme une cantinière! Cela est absurde! cela ne sera pas!

La jeune duchesse, après une pause de recueillement pénible, leva vers son mari ses yeux humides.

– Mon ami, dit-elle à demi-voix, comprenez-moi bien, je vous en prie: il faut que cela soit!

Le duc de Sauves marcha sur elle lentement, et s'arrêtant à deux pas:

– Ah çà! dit-il avec gravité, qu'est-ce qu'il y a donc?

– Rien… que ce que je vous dis. Je me sens faible, et je vous prie de me soutenir.

Les traits du duc se contractèrent violemment et se couvrirent d'une teinte livide; une colère sauvage jaillit de ses yeux. La jeune femme, comme éblouie par cette flamme qui l'enveloppa, parut défaillir, retomba sur le divan et y demeura tout affaissée.

Le duc, la laissant durement dans cette attitude, croisa ses bras sur sa poitrine, et commença de marcher à grands pas d'un bout à l'autre du salon. Sa femme le suivait d'un regard inquiet et suppliant. Dix minutes se passèrent, pendant lesquelles on n'entendit d'autre bruit que le pas lourd du duc sur le tapis; puis il fit brusquement un détour et vint au divan. La jeune duchesse se leva par un mouvement d'une roideur convulsive. Il lui prit les mains, la regarda en face, et lui dit de sa voix sonore, un peu brisée par l'émotion:

– Vous êtes une honnête femme!.. Je vous remercie.

La pauvre Blanche, sur ces paroles, cria faiblement comme un enfant, et, se suspendant au cou de son mari, elle palpita et sanglota longtemps sur son coeur. Le duc, pendant cette scène, essuyait du bout de son doigt, à la dérobée, quelques larmes qui glissaient sur son mâle visage. Puis, après un instant:

– Je vous laisse, dit-il, ma chère petite, il faut nous calmer tous deux; mais cela est bien entendu, je vous emmènerai.

– Toujours? murmura Blanche.

– Toujours.

Et il sortit.

A peine seule, la jeune duchesse se jeta à genoux devant son divan, et, dressant vers le ciel son gracieux visage, qui souriait et pleurait tout à la fois, elle remercia Dieu du bonheur dont elle sentait son âme inondée. Elle fut le reste du jour en paradis.

Vers le soir, cependant, une amère pensée traversa son esprit, et, lui rappelant qu'elle était sur la terre, lui fit sentir sur son lit de fleurs une morsure soudaine. Elle songea à Clotilde et au triomphe qu'elle lui ménageait en renonçant elle-même à l'amour de Raoul. Cette conséquence, qui lui avait échappé dans le trouble de sa ferveur première, lui parut une aggravation insupportable de son sacrifice; elle se représenta avec des raffinements cruels les ivresses de Clotilde et de son amant. Elle rêva toute la nuit dans son cerveau brûlant mille combinaisons vaines pour éloigner ce calice de ses lèvres: elle découvrit enfin une stratégie qui lui parut infaillible, et, ayant arrêté dans tous ses détails sa résolution, qui était bien d'un coeur de femme, mais d'un coeur héroïque, Blanche s'endormit.