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Corneille expliqué aux enfants

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O soupirs! ô respect! ô qu'il est doux de plaindre
Le sort d'un ennemi, quand il n'est plus à craindre!
Qu'avec chaleur, Philippe, on court à le venger,
Lorsqu'on s'y voit forcé par son propre danger,
Et quand cet intérêt qu'on prend pour sa mémoire
Fait notre sûreté, comme il croît47 notre gloire!
César est généreux, j'en veux être d'accord;
Mais le roi le veut perdre, et son rival est mort.
Sa vertu laisse lieu de douter à l'envie
De ce qu'elle ferait s'il le voyait en vie:
Pour grand qu'en soit le prix, son péril en rabat;
Cette ombre qui la couvre en affaiblit l'éclat:
L'amour même s'y mêle, et le force à combattre;
Quand il venge Pompée, il défend Cléopâtre.
Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon époux,
Que je ne devrais rien à ce qu'il fait pour nous,
Si, comme par soi-même un grand cœur juge un autre,
Je n'aimais mieux juger sa vertu par la nôtre,
Et croire que nous seuls armons ce combattant,
Parce qu'au point qu'il est j'en voudrais faire autant.
 

Enfin César a triomphé du danger qu'il a couru. Le roi d'Egypte a été tué dans une rencontre, pris au piège même qu'il a tendu. César règne sans rivalité en Egypte comme à Rome. Il est tout-puissant. Cornélie ne désarme pas devant le succès. Elle a pu prémunir César contre un lâche complot; mais elle se réserve de le combattre ouvertement sur les champs de bataille. Les restes du parti de Pompée tiennent encore en Afrique. Elle ira les rejoindre. Elle continuera la guerre. Elle le dit en face à César, qui est digne, du reste, d'entendre un tel langage:

 
César, tiens-moi parole, et me rends mes galères:
Achillas et Photin ont reçu leurs salaires;
Leur roi n'a pu jouir de ton cœur adouci,
Et Pompée est vengé ce qu'il peut48 l'être ici.
Je n'y saurais plus voir qu'un funeste rivage,
Qui de leur attentat m'offre l'horrible image,
Ta nouvelle victoire et le bruit éclatant
Qu'aux changements de roi pousse un peuple inconstant.
Et parmi ces objets ce qui le plus m'afflige,
C'est d'y revoir toujours l'ennemi qui m'oblige.
Laisse-moi m'affranchir de cette indignité,
Et souffre que ma haine agisse en liberté.
A cet empressement j'ajoute une requête:
Vois l'urne de Pompée; il y manque sa tête:
Ne me la retiens plus; c'est l'unique faveur
Dont je te puis encor prier avec honneur.
 
CÉSAR
 
Il est juste, et César est tout prêt de vous rendre
Ce reste où vous avez tant de droit de prétendre:
Mais il est juste aussi qu'après tant de sanglots
A ses mânes errants nous rendions le repos;
Qu'un bûcher allumé par ma main et la vôtre
Le venge pleinement de la honte de l'autre;
Que son ombre s'apaise en voyant notre ennui;
Et qu'une urne plus digne et de vous et de lui,
Après la flamme éteinte et les pompes finies,
Renferme avec éclat ses cendres réunies.
De cette même main dont il fut combattu
Il verra des autels dressés à sa vertu:
Il recevra des vœux, de l'encens, des victimes,
Sans recevoir par là d'honneurs que légitimes.
Pour ces justes devoirs je ne veux que demain;
Ne me refusez pas ce bonheur souverain.
Faites un peu de force à votre impatience;
Vous êtes libre après; partez en diligence;
Portez à notre Rome un si digne trésor;
Portez…
 

Ceci n'est pas le compte de Cornélie. Ce n'est pas à Rome qu'elle veut porter les cendres de Pompée, c'est au milieu des légions restées fidèles au souvenir du grand général, pour continuer la guerre et balancer encore les destins.

CORNÉLIE
 
Non pas, César, non pas à Rome encore:
Il faut que ta défaite et que tes funérailles
A cette cendre aimée en ouvrent les murailles;
Et quoiqu'elle la tienne aussi chère que moi,
Elle n'y doit rentrer qu'en triomphant de toi.
Je la porte en Afrique; et c'est là que j'espère
Que les fils de Pompée, et Caton, et mon père,
Secondés par l'effort d'un roi plus généreux,
Ainsi que la justice auront le sort pour eux.
C'est là que tu verras sur la terre et sur l'onde
Le débris de Pharsale armer un autre monde;
Et c'est là que j'irai, pour hâter tes malheurs,
Porter de rang en rang ces cendres et mes pleurs.
Je veux que de ma haine ils reçoivent des règles,
Qu'ils suivent au combat des urnes au lieu d'aigles;
Et que ce triste objet porte en leur souvenir
Les soins de le venger, et ceux de te punir.
Tu veux à ce héros rendre un devoir suprême;
L'honneur que tu lui rends rejaillit sur toi-même:
Tu m'en veux pour témoin; j'obéis au vainqueur:
Mais ne présume pas toucher par là mon cœur:
La perte que j'ai faite est trop irréparable;
La source de ma haine est trop inépuisable;
A l'égal de mes jours je la ferai durer;
Je veux vivre avec elle, avec elle expirer.
Je t'avouerai pourtant, comme vraiment Romaine,
Que pour toi mon estime est égale à ma haine;
Que l'une et l'autre est juste, et montre le pouvoir,
L'une de ta vertu, l'autre de mon devoir;
Que l'une est généreuse, et l'autre intéressée,
Et que dans mon esprit l'une et l'autre est forcée:
Tu vois que ta vertu, qu'en vain on veut trahir,
Me force de priser ce que je dois haïr;
Juge ainsi de la haine où mon devoir me lie,
La veuve de Pompée y force Cornélie.
J'irai, n'en doute point, au sortir de ces lieux,
Soulever contre toi les hommes et les dieux;
Ces dieux qui t'ont flatté, ces dieux qui m'ont trompée,
Ces dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
Qui, la foudre à la main, l'ont pu voir égorger;
Ils connaîtront leur faute, et le voudront venger.
Mon zèle, à leur refus, aidé de sa mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la victoire;
Et quand tout mon effort se trouvera rompu,
Cléopâtre fera ce que je n'aurai pu.
Je sais quelle est ta flamme et quelles sont ses forces,
Que tu n'ignores pas comme on fait les divorces,
Que ton amour t'aveugle, et que pour l'épouser
Rome n'a point de lois que tu n'oses briser:
Mais sache aussi qu'alors la jeunesse romaine
Se croira tout permis sur l'époux d'une reine,
Et que de cet hymen tes amis indignés
Vengeront sur ton sang leurs avis dédaignés.
J'empêche ta ruine, empêchant tes caresses.
Adieu: j'attends demain l'effet de tes promesses.
 

Et les deux grands adversaires se séparent, après avoir donné tous deux aux peuples lâches et perfides de l'Orient un exemple et une leçon de haute générosité et de noblesse de cœur; et l'on voit Cornélie s'éloigner à pas lents, l'urne de Pompée dans ses bras, «étonnant encore son ennemi victorieux de ses tristes et intrépides regards».

CHAPITRE X.
DON SANCHE D'ARAGON

Vous avez lu des contes de fées, peut-être quelques histoires des Mille et une nuits. Ce sont des merveilles inventées pour amuser les petits enfants. Il y a toujours dans ces imaginations un peu monotones de beaux princes qui sont changés en vilaines bêtes, ou de pauvres gens qui se trouvent brusquement être les plus grands rois du monde, par le secours d'une fée bienfaisante. Cela fait des changements imprévus, de brusques métamorphoses, où l'on se récrie d'étonnement, et, parce que cela surprend, cela amuse. N'est-il pas vrai que cela n'amuse qu'un temps, et que ce temps n'est pas très long? On en est assez vite fatigué. Savez-vous pourquoi? parce qu'il n'y a rien dans ces récits qui fasse battre le cœur, rien qui nous donne ce plaisir particulier qu'on trouve à aimer les braves gens. On dit: «Oh! Peau-d'âne qui est princesse! Le Marchand de dattes qui est un sultan!» Mais on ne dit guère: «Quel bon cœur que la princesse! quel homme courageux que le marchand de dattes!»

Eh bien, pourquoi ne ferait-on pas des contes de fées où le sentiment de l'admiration pour les beaux caractères serait éveillé en même temps que cette agréable surprise qu'excitent les rapides changements de fortune? Ce que je demande là, on dirait que le bon Corneille y a songé. Il a écrit un beau conte de fées pour les petits et les grands enfants; mais un conte de fées où les personnages sont touchants et dignes d'admiration et de respect, où le changement de fortune, qui fait d'un soldat un roi, est mérité, et n'est que le digne prix d'une vie de dévouement et d'héroïsme. Il y a encore là une baguette de fée, ou quelque chose d'approchant, pour achever l'œuvre. Mais cette œuvre, c'est le courage personnel qui l'avait commencée, et la première baguette magique de Don Carlos, c'est son épée.

Ce Don Carlos était ce qu'on appelle un soldat de fortune. Fils d'un pêcheur, ou se croyant tel, il était monté de grade en grade, il était devenu général, avait défendu l'Aragon, la Castille, contre les Maures, qui étaient les grands ennemis des Espagnols au moyen âge, et, sans titre, et sans nom, était devenu, par les services rendus, le premier personnage des deux royaumes. La reine de Castille, Dona Isabelle, sans se l'avouer à elle-même, sentait bien qu'elle ne pouvait plus sagement faire que de le prendre pour époux. Mais une reine de Castille n'épouse pas un fils de pêcheur, même dans les contes de fées. Elle se résignait donc à épouser le comte Lope, ou Don Manrique, ou le marquis Alvar, tout en regrettant de ne pouvoir choisir selon ses sympathies. C'est justement de cette affaire du mariage de la reine qu'on délibère, lorsqu'un incident se produit. Don Carlos, qui est présent, au moment où la reine et les grands d'Espagne s'asseyent, voit un siège vide; il va le prendre. On l'arrête. Pour s'asseoir devant la reine il faut être comte ou marquis. – «Etes-vous noble, Carlos?» – Carlos répond fièrement:

 
 
Se pare qui voudra du nom de ses aïeux;
Moi je ne veux porter que moi-même en tous lieux;
Je ne veux rien devoir à ceux qui m'ont fait naître,
Et suis assez connu, sans les faire connaître.
Mais pour en quelque sorte obéir à vos lois,
Seigneur, pour mes parents je nomme mes exploits;
Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père.
Je dirai qui je suis, madame, en peu de mots.
On m'appelle soldat: je fais gloire de l'être;
Au feu roi par trois fois je le fis bien paraître.
L'étendard de Castille, à ses yeux enlevé,
Des mains des ennemis par moi seul fut sauvé:
Cette seule action rétablit la bataille,
Fit rechasser le Maure au pied de sa muraille,
Et rendant le courage aux plus timides cœurs,
Rappela les vaincus et défit les vainqueurs.
Ce même roi me vit dedans l'Andalousie
Dégager sa personne en prodiguant ma vie,
Quand tout percé de coups, sur un monceau de morts,
Je lui fis si longtemps bouclier de mon corps,
Qu'enfin autour de lui ses troupes ralliées,
Celles qui l'enfermaient furent sacrifiées;
Et le même escadron qui vint le secourir
Le ramena vainqueur, et moi prêt à mourir.
Je montai le premier sur les murs de Séville,
Et tins la brèche ouverte aux troupes de Castille.
Je ne vous parle point d'assez d'autres exploits,
Qui n'ont pas pour témoins eu les yeux de mes rois.
Tel me voit et m'entend, et me méprise encore,
Qui gémirait sans moi dans les prisons du Maure.
 

«Donc, répliquent les seigneurs, restez debout.»

DON LOPE
 
Vous le voyez, madame, et la preuve en est claire,
Sans doute il n'est pas noble.
 
DONA ISABELLE
 
Hé bien! je l'anoblis,
Quelle que soit sa race et de qui qu'il soit fils.
Qu'on ne conteste plus.
 
DON MANRIQUE
 
Encore un mot, de grâce.
 
DONA ISABELLE
 
Don Manrique, à la fin c'est prendre trop d'audace.
Ne puis-je l'anoblir si vous n'y consentez?
 
DON MANRIQUE
 
Oui, mais ce rang n'est dû qu'aux hautes dignités:
Tout autre qu'un marquis ou comte le profane.
 
DONA ISABELLE, à Carlos
 
Hé bien! seyez vous donc, marquis de Santillane,
Comte de Penafiel, gouverneur de Burgos.
Don Manrique, est-ce assez pour faire seoir Carlos?
 

Et voilà le coup de baguette. Carlos est marquis, et comte, et gouverneur, et peut s'asseoir. Ce n'est pas tout. La reine, qui n'a de sympathie pour aucun des trois seigneurs qui aspirent à sa main, charge Carlos de choisir pour elle.

Marquis, prenez ma bague, dit-elle à Carlos, et donnez-la au plus digne. Carlos a été maltraité et insulté par les seigneurs. Il saisit avec empressement cette occasion – De les humilier? – Point du tout. De se battre avec eux. A peine la reine sortie, les seigneurs l'entourent, et voici le rapide entretien qui s'échange entre eux:

DON LOPE
 
Hé bien! seigneur marquis, nous direz-vous, de grâce,
Ce que pour vous gagner il est besoin qu'on fasse?
Vous êtes notre juge, il faut vous adoucir.
 
CARLOS
 
Vous y pourriez peut-être assez mal réussir:
Quittez ces contre-temps de froide raillerie.
 
DON MANRIQUE
 
Il n'en est pas saison quand il faut qu'on vous prie.
 
CARLOS
 
Ne raillons ni prions, et demeurons amis.
Je sais ce que la reine en mes mains a remis;
J'en userai fort bien: vous n'avez rien à craindre;
Et pas un de vous trois n'aura lieu de se plaindre.
Je n'entreprendrai point de juger entre vous
Qui mérite le mieux le nom de son époux;
Je serais téméraire et m'en sens incapable;
Et peut-être quelqu'un m'en tiendrait récusable.
Je m'en récuse donc, afin de vous donner
Un juge que sans honte on ne peut soupçonner:
Ce sera votre épée et votre bras lui-même.
Comtes, de cet anneau dépend le diadème;
Il vaut bien un combat; vous avez tous du cœur:
Et je le garde…
 
DON LOPE
 
A qui Carlos?
 
CARLOS
A MON VAINQUEUR!
 
Qui pourra me l'ôter l'ira rendre à la reine;
Ce sera du plus digne une preuve certaine.
Prenez entre vous l'ordre et du temps et du lieu;
Je m'y rendrai sur l'heure, et vais l'attendre. Adieu.
 

Quand la reine apprend ce coup de la tête chaude de Carlos, elle craint pour lui, et le supplie de retarder de quelques jours le combat qu'il a cherché. Pendant ce délai, elle trouvera un arrangement. C'est là un sacrifice que Carlos a beaucoup de peine à s'imposer. Il réfléchit, resté seul, sur son singulier destin, et il regrette son obscurité première, où de pareilles difficultés d'honneur et de conscience lui étaient au moins épargnées.

 
Consens-tu qu'on diffère, honneur? le consens-tu?
Cet ordre n'a-t-il rien qui souille ma vertu?
N'ai-je point à rougir de cette déférence?
 
 
Tu murmures, ce semble? Achève; explique-toi.
La reine a-t-elle droit de te faire la loi?
Tu n'es point son sujet, l'Aragon m'a vu naître.
O ciel! je m'en souviens, et j'ose encor paraître;
Et je puis, sous les noms de comte et de marquis,
D'un malheureux pêcheur reconnaître le fils!
Honteuse obscurité, qui seule me fais craindre!
Injurieux destin qui seul me rends à plaindre!
Plus on m'en fait sortir, plus je crains d'y rentrer:
Et crois ne t'avoir fui que pour te rencontrer.
Ton cruel souvenir sans fin me persécute;
Du rang où l'on m'élève il me montre la chute.
Lasse-toi désormais de me faire trembler;
Je parle à mon honneur, ne viens point le troubler.
Laisse-le sans remords m'approcher des couronnes,
Et ne viens point m'ôter plus que tu ne me donnes.
Je n'ai plus rien à toi: la guerre a consumé
Tout cet indigne sang dont tu m'avais formé;
J'ai quitté jusqu'au nom que je tiens de ta haine…
 

Ainsi Corneille place Don Carlos tour à tour dans toutes les situations où il montrera un nouveau côté de son âme, et une nouvelle forme de sa générosité. Nous l'avons vu tout à l'heure fier de son titre de soldat, puis hautain et superbe à venger l'injure qu'on lui fait; nous le voyons maintenant se plaindre du pénible état d'esprit où le jette sa double destinée d'homme obscur par le sang et important par sa gloire. Va-t-il en arriver à maudire sa naissance, comme il semble qu'il en prend le chemin? – Oh! non pas! Un bruit se répand par le royaume que Don Carlos n'est pas Don Carlos, fils de pêcheur anobli par la reine; il est Sanche d'Aragon, fils de roi, que les nécessités de la politique ont forcé de cacher, dès sa naissance, chez un pêcheur. Les grands seigneurs commencent à le féliciter. Il répond avec une hauteur triste:

 
Comtes, ces faux respects, dont je me vois surpris,
Sont plus injurieux encor que vos mépris.
Je pense avoir rendu mon nom assez illustre
Pour n'avoir pas besoin qu'on lui donne un faux lustre:
Reprenez vos honneurs où je n'ai point de part.
J'imputais ce faux bruit aux fureurs du hasard,
Et doutais qu'il pût être une âme assez hardie
Pour ériger Carlos en roi de comédie:
Mais puisque c'est un jeu de votre belle humeur,
Sachez que les vaillants honorent la valeur;
Et que tous vos pareils auraient quelque scrupule
A faire de la mienne un éclat ridicule.
Si c'est votre dessein d'en réjouir ces lieux,
Quand vous m'aurez vaincu vous me raillerez mieux:
La raillerie est belle après une victoire;
On la fait avec grâce aussi bien qu'avec gloire.
Mais vous précipitez un peu trop ce dessein:
La bague de la reine est encore en ma main;
Et l'inconnu Carlos, sans nommer sa famille,
Vous sert encor d'obstacle au trône de Castille;
Ce bras, qui vous sauva de la captivité,
Peut s'opposer encore à votre avidité.
 

La reine souhaiterait fort que Don Carlos fût le prince Sanche. Elle pourrait l'épouser. Elle se flatte, et le flatte aussi de cet espoir qui commence à poindre. Carlos repousse les suggestions de l'orgueil qui se font sentir en son cœur. A la fois mélancolique, et fier, et modeste, avouant qu'il serait heureux que le bruit qui court fût vrai, il se reproche de se laisser trop complaisamment aller à y croire; voyez comme il est beau et touchant, quand il dit à la reine d'Aragon:

 
Plût à Dieu qu'en mon sort je ne connusse rien!
Si j'étais quelque enfant épargné des tempêtes,
Livré dans un désert à la merci des bêtes,
Exposé par la crainte ou par l'inimitié,
Rencontré par hasard et nourri par pitié;
Mon orgueil à ce bruit prendrait quelque espérance
Sur votre incertitude et sur mon ignorance;
Je me figurerais ces destins merveilleux
Qui tiraient du néant les héros fabuleux;
Et me revêtirais des brillantes chimères
Qu'osa former pour eux le loisir de nos pères:
Car enfin je suis vain, et mon ambition
Ne peut s'examiner sans indignation;
Je ne puis regarder sceptre ni diadème,
Qu'ils n'emportent mon âme au delà d'elle-même;
Inutiles élans d'un vol impétueux
Que pousse vers le ciel un cœur présomptueux,
Que soutiennent en l'air quelques exploits de guerre,
Et qu'un coup d'œil sur moi rabat soudain à terre!
Je ne suis point don Sanche, et connais mes parents;
Ce bruit me donne en vain un nom que je vous rends.
Gardez-le pour ce prince: une heure, ou deux, peut-être,
Avec vos députés vous le feront connaître.
Laissez-moi cependant à cette obscurité
Qui ne fait que justice à ma témérité.
 

Cependant le bruit s'accrédite. Personne ne doute plus que Carlos ne soit un prince déguisé longtemps, même à ses propres yeux. Tout à coup… Encore un coup de baguette: le vieux pêcheur, père de Carlos, arrive à la cour. Tout s'écroule. Une confidente de la reine de Castille lui raconte ainsi cet événement:

BLANCHE
 
Ah! madame!
 
DONA ISABELLE (reine de Castille)
 
Qu'as-tu?
 
blanche
 
La funeste journée!
Votre Carlos…
 
DONA ISABELLE
 
Hé bien?
 
BLANCHE
 
Son père est en ces lieux,
Et n'est…
 
DONA ISABELLE
 
Quoi?
 
BLANCHE
 
Qu'un pêcheur.
 
DONA ISABELLE
 
Qui te l'a dit?
 
BLANCHE
 
Mes yeux.
 
DONA ISABELLE
 
Tes yeux?
 
BLANCHE
 
Mes propres yeux.
 
DONA ISABELLE
 
Que j'ai peine à les croire!
 
DONA LÉONOR (reine d'Aragon)
 
Voudriez-vous, madame, en apprendre l'histoire?
 
DONA ELVIRE (princesse d'Aragon)
 
Que le ciel est injuste!
 
DONA ISABELLE
 
Il l'est, et nous fait voir
Par cet injuste effet son absolu pouvoir,
Qui du sang le plus vil tire une âme si belle,
Et forme une vertu qui n'a lustre que d'elle.
Parle, Blanche, et dis-nous comme il voit ce malheur.
 
BLANCHE
 
Avec beaucoup de honte, et plus encor de cœur.
Du haut de l'escalier je le voyais descendre;
En vain de ce faux bruit il se voulait défendre;
Votre cour, obstinée à lui changer de nom,
Murmurait tout autour: «Don Sanche d'Aragon!»
Quand un chétif vieillard le saisit et l'embrasse.
Lui, qui le reconnaît, frémit de sa disgrâce;
Puis, laissant la nature à ses pleins mouvements,
Répond avec tendresse à ses embrassements.
Ses pleurs mêlent aux siens une fierté sincère;
On n'entend que soupirs: « – Ah! mon fils! – Ah! mon père!
– O jour trois fois heureux! moment trop attendu!
Tu m'as rendu la vie! – et: – vous m'avez perdu!»
Chose étrange! à ces cris de douleur et de joie,
Un grand49 peuple accouru ne veut pas qu'on les croie;
Il s'aveugle soi-même: et ce pauvre pêcheur,
En dépit de Carlos, passe pour imposteur.
Dans les bras de ce fils on lui fait mille hontes:
C'est un fourbe, un méchant suborné par les comtes.
Eux-mêmes (admirez leur générosité)
S'efforcent d'affermir cette incrédulité:
Non qu'ils prennent sur eux de si lâches pratiques;
Mais ils en font auteur un de leurs domestiques,
Qui, pensant bien leur plaire, a si mal à propos
Instruit ce malheureux pour affronter Carlos.
Avec avidité cette histoire est reçue;
Chacun la tient trop vraie aussitôt qu'elle est sue:
Et pour plus de croyance à cette trahison,
Les comtes font traîner ce bonhomme en prison.
Carlos rend témoignage en vain contre soi-même;
Les vérités qu'il dit cèdent au stratagème:
Et dans le déshonneur qui l'accable aujourd'hui,
Ses plus grands envieux l'en sauvent malgré lui.
Il tempête, il menace, et, bouillant de colère,
Il crie à pleine voix qu'on lui rende son père:
On tremble devant lui, sans croire son courroux;
Et rien… Mais le voici qui vient s'en plaindre à vous.
 

Comment Carlos a-t-il reçu ce coup de foudre? Avec la sérénité d'un cœur noble, et la hauteur aussi d'un homme qui sait que la vraie noblesse s'acquiert, mieux encore qu'elle ne se transmet. Il ne rougit que d'avoir un instant laissé séduire son cœur aux flatteurs appas de l'ambition. Il fait en quelques traits l'histoire de sa vie; il montre que, s'il n'est pas fils de roi, personne mieux que lui ne mériterait de l'être.

 
 
Hé bien, madame, enfin on connaît ma naissance:
Voilà le digne fruit de mon obéissance.
J'ai prévu ce malheur, et l'aurais évité
Si vos commandements ne m'eussent arrêté.
Ils m'ont livré, madame, à ce moment funeste;
Et l'on m'arrache encor le seul bien qui me reste!
On me vole mon père, on le fait criminel!
On attache à son nom un opprobre éternel!
Je suis fils d'un pêcheur, mais non pas d'un infâme;
La bassesse du sang ne va point jusqu'à l'âme:
Et je renonce aux noms de comte et de marquis
Avec bien plus d'honneur qu'aux sentiments de fils;
Rien n'en peut effacer le sacré caractère.
De grâce, commandez qu'on me rende mon père:
Ce doit leur être assez de savoir qui je suis,
Sans m'accabler encor par de nouveaux ennuis.
 
 
Je suis bien malheureux si je vous fais pitié:
Reprenez votre orgueil et votre inimitié.
Après que ma fortune a soûlé votre envie,
Vous plaignez aisément mon entrée à la vie,
Et, me croyant par elle à jamais abattu,
Vous exercez sans peine une haute vertu.
Peut-être elle ne fait qu'une embûche à la mienne.
La gloire de mon nom vaut bien qu'on la retienne;
Mais son plus bel éclat serait trop acheté
Si je le retenais par une lâcheté;
Si ma naissance est basse, elle est du moins sans tache,
Puisque vous la savez, je veux bien qu'on la sache.
Sanche, fils d'un pêcheur, et non d'un imposteur,
De deux comtes jadis fut le libérateur;
Sanche, fils d'un pêcheur, mettait naguère en peine
Deux illustres rivaux sur le choix de leur reine;
Sanche, fils d'un pêcheur, tient encore en sa main
De quoi faire bientôt tout l'heur d'un souverain;
Sanche enfin, malgré lui, dedans cette province,
Quoique fils d'un pêcheur, a passé pour un prince.
Voilà ce qu'a pu faire et qu'a fait à vos yeux
Un cœur, que ravalait le nom de ses aïeux.
La gloire qui m'en reste après cette disgrâce
Eclate encore assez pour honorer ma race,
Et paraîtra plus grande à qui comprendra bien
Qu'à l'exemple du Ciel j'ai fait beaucoup de rien.
 

La reine porte sur Carlos et son caractère le vrai jugement qu'on en doit faire, en lui disant avec une bonté douce et une gravité pleine de respect:

 
Et vous, que par mon ordre ici j'ai retenu,
Sanche, puisqu'à ce nom vous êtes reconnu,
Miraculeux héros dont la gloire refuse
L'avantageuse erreur d'un peuple qui s'abuse,
Parmi les déplaisirs que vous en recevez,
Puis-je vous consoler d'un sort que vous bravez?
Puis-je vous demander ce que je vous vois faire?
Je vous tiens malheureux d'être né d'un tel père;
Mais je vous tiens ensemble heureux au dernier point
D'être né d'un tel père et de n'en rougir point;
Et de ce qu'un grand cœur, mis dans l'autre balance,
Emporte encor si haut une telle naissance.
 

Mais Carlos est-il donc réellement un fils de pêcheur? Ce bruit qui avait couru de sa grande naissance était donc faux? Vous connaissez assez les contes de fées, mes enfants, pour prévoir que tout finira bien par s'arranger au mieux du bonheur de tous. On retrouve, au dernier moment, un billet du feu roi d'Aragon qui explique que Carlos est bien Sanche, prince d'Aragon, confié tout enfant à la femme d'un pêcheur pour le dérober aux ennemis, et que le pêcheur même l'a toujours pris pour son fils. Carlos est roi d'Aragon et peut épouser la reine de Castille. C'est le dernier coup de baguette, et tout le monde se retire content. Nous surtout, qui, sous l'apparence et la forme d'une aventure romanesque, avons eu le plaisir de voir se révéler peu à peu sous nos yeux une grande et belle âme, tendre, fière, honnête, bonne et généreuse, et qui ne sommes point fâchés, même par le moyen d'événements un peu invraisemblables, que ceux qui méritent le bonheur finissent par l'obtenir, et que ceux qui sont princes par le cœur le deviennent aussi par le sceptre.

47Accroît, augmente.
48Autant qu'il peut…
49En grande quantité.

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