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Barnabé

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VIII

L’âne Baptiste plus aimable que son maître

L’ermitage de Saint-Michel, juché à la cime d’un mamelon boisé mesurant une hauteur de six cents mètres environ, est un reste de monument féodal. Cette forteresse, destinée à commander un point important de la haute vallée d’Orb, donnait la main à vingt autres, échelonnées sur le flanc des montagnes, de l’un et de l’autre côté de la rivière. A l’époque des guerres de religion, toutes ces murailles à meurtrières et à mâchicoulis, dont la ceinture formidable devait protéger les Albigeois, succombèrent. Saint-Michel ne put tenir plus de trois jours devant les hordes fanatiques, sauvages, que Simon de Montfort avait répandues comme une mer dans le Midi.

De ce château à triple enceinte, sur lequel le vicomte de Béziers avait compté pour défendre le défilé de Pétafy, il ne reste aujourd’hui que la chapelle, dédiée à saint Michel, sauvée, rapporte la légende, par l’archange lui-même, «qui, dans la mêlée, batailla d’estoc et de taille,» et deux ou trois salles basses recouvertes à grand’peine de tuiles rouges, où l’ermite industrieux s’arrangea vaille que vaille un logement.

Du reste, partout sur le plateau, un gigantesque bloc granitique, ramification robuste de l’ossature des Cévennes, se découvrent des ruines, d’énormes entassements de pierres, dont les siècles n’ont pas encore détaché les ciments primitifs. Des herbes folles poussent sur ces amoncellements, y répandant la gaieté, la grâce, la poésie.

Quelques arbres fruitiers, que les vents sans doute semèrent en des jours de tempête, entés depuis, jaillissent çà et là du rocher cyclopéen et lui donnent en certains coins l’aspect débonnaire d’un verger. Une fontaine d’eau vive sourd d’une crevasse derrière la chapelle, et, se répandant par mille rigoles, a créé le long des pentes du monticule une prairie artificielle, dont le vert tendre contraste agréablement aux yeux avec la verdure plus sombre des châtaigniers.

Je courus à la porte d’ordinaire ouverte de Barnabé. Elle était fermée. Je frappai. Pas de réponse. Qu’était devenu l’ermite? La claie à montants solides qui barrait l’écurie de Baptiste avait été ramenée dans sa rainure de pierre et y tenait fortement.

Glissant un regard à travers les intervalles de l’osier, je ne vis pas l’âne devant la crèche. Quoi, personne! Je retournai vers la chapelle: le grand portail à double battant en était clos aussi. J’étais bien seul, abandonné sur ce plateau désert.

Je frissonnai.

– Barnabé! m’écriai-je, la voix altérée par l’angoisse, Barnabé!

Rien, rien…

Je m’avançai jusqu’aux bords extrêmes de la roche de granit, explorant le pays à la ronde. Pas âme qui vive. Là-bas seulement, tout au fond, le long du ruisseau de Lavernière, à peu près à l’endroit où je m’étais trouvé mal, un troupeau de chèvres fauves et blanches buvaient au fil de l’eau. Sans doute les chèvres de M. Combal. Je distinguai le berger batifolant avec son bouc.

Le vent continuait à souffler très vif. Sur les hauteurs, il cassait les pousses menues des châtaigniers, trop tendres pour lui résister. Songez donc, nous n’étions qu’aux premiers jours d’avril!

Sentant mes genoux flageoler sous mes pensées de peur, je craignis d’être emporté par quelque rafale, et je reculai jusqu’au mur de la chapelle. Je me promenai quelques minutes, essayant de me donner le courage d’attendre, car Barnabé ne pouvait tarder à rentrer…

Ah! ce vent, il avait, à travers les ruines, des hurlements, des miaulements, des cris qui tantôt me remplissaient d’épouvante et tantôt m’eussent fait pleurer.

Pour échapper à ces bruits sinistres, je me réfugiai sous le porche de la chapelle, un porche à tympan, s’il vous plaît, représentant Jésus au milieu des Évangélistes, et à trumeau portant une statue de saint Michel qui piétine le Démon.

Que faire cependant?.. J’ouvris mon Phèdre. Si je parvenais à travailler, le temps passerait plus vite…

Hélas! ce fut en vain qu’avec une sorte de joie nerveuse je disposai toutes choses autour de moi: la grammaire latine, l’écritoire, les cahiers; mon pauvre cerveau, que la tendresse excessive de mon cœur avait poussé à l’effarement, ne voulut rien entendre à la besogne que je lui imposais, et, après quelques barbouillages ineptes, je dus refermer mes livres, reboucher mon encrier – il était en verre bleu avec fermoir en cuivre – et reparaître, éperdu, au milieu du plateau. Pour le coup, s’il n’arrivait pas quelqu’un pour mettre fin à mon martyre, je ne tarderais pas à succomber. Je regardai la statue de saint Michel, je lui tendis des bras suppliants. Mais la pierre demeura immobile sur son piédestal…

Des hirondelles, revenues depuis peu des pays chauds, voltigeaient joyeusement sous le porche. Heureuses hirondelles! elles n’avaient pas perdu leur oncle, elles; elles étaient là, dans les nids coutumiers, avec leur jeune famille, tandis que moi, j’avais perdu le presbytère et tous les miens… Un instant, mes yeux les suivirent tournoyant le long des corniches, leurs becs chargés de pâture, de brindilles de paille, ou de plume, ou de duvet. Je vis des martinets noirs, par troupe, s’élancer, rapides comme des flèches, du haut de Saint-Michel jusqu’au fond de la vallée d’Orb. Quelle souplesse! quel élan! et quel éclat sous le soleil! J’entendis le cri bizarre des engueulevents…

«Oh! que ne suis-je une hirondelle, moi aussi, pour m’envoler bien loin retrouver mon oncle ou Marianne!» pensai-je.

Ce spectacle de nature calma la fièvre qui me dévorait et fit un peu de repos à mon être physique et moral, en complète ébullition. Je réfléchis qu’après tout je n’étais pas délaissé, qu’une ressource me restait: M. Anselme Benoît. Certes, je n’aimais guère le médecin. – N’était-ce pas lui qui venait de me séparer de tout ce que j’aimais? – Mais, en fin de compte, sa maison m’était ouverte, j’étais sûr d’y être accueilli avec plaisir, et j’irais frapper là ce soir, si Barnabé, parti pour quelqu’une de ses tournées dans la montagne, ne reparaissait pas à Saint-Michel. Du reste, en y songeant bien, n’avais-je pas aussi les Combal, les Garidel, chez qui je trouverais également asile?

Je respirai.

Cependant, mon estomac, creusé par le grand air matinal et aussi peut-être par mes trop vives alarmes, commençait à bramer la faim. Je retirai la livre de chocolat de mon oncle de la poche où elle était restée enfouie. J’en croquai une bille sans désemparer. – Il était bon, le chocolat de quarante sous, et comme Marianne avait bien fait de passer la main derrière les livres de la bibliothèque! – Je donnai un coup de dent à la seconde bille; puis, réprimant ma gourmandise, je descendis derrière la chapelle pour boire un coup sur ce repas.

Quelle eau limpide, fraîche, délicieuse! J’en puisai à plusieurs reprises dans le creux de mes mains réunies et m’en grisai à plaisir. Encore une fois j’allais plonger à la source mes deux poings jusqu’aux coudes, quand une voix large, sonore, retentissante, emplit soudain les châtaigneraies. Dieu! c’était Baptiste…

Je me redressai vivement. La voix reprit la même antienne. Baptiste, à coup sûr, paissait dans la prairie de Saint-Michel, et Barnabé était avec lui. Comment n’avais-je pas pensé à cela? Je dégringolai à travers les hautes herbes.

Quand l’âne m’aperçut, il courut à moi. Encore que je l’eusse fouaillée souvent et d’importance, elle m’aimait, la brave bête!

– Bonjour, mon Baptiston, lui dis-je de bonne humeur et lui passant la main sur les naseaux, qui se dilatèrent avec délices, bonjour!

Il s’enleva des quatre pieds et se prit à gambader follement à travers la prairie.

– Eh bien! quelle mouche t’a piqué, imbecillas? s’écria Barnabé.

Je vis le Frère. Il était accroupi à l’ombre d’un bouquet de chênes verts, lequel poussait aux marges du ruisseau formé par les eaux vives de la fontaine où je venais de me désaltérer. Avec mon cœur tout à la joie, mes jambes d’un élan s’emportèrent vers l’ermite. Mais, lorsque je comptais qu’il allait se lever pour m’embrasser ou me donner sur les épaules la tape affectueuse que j’avais reçue tant de fois, il ne bougea aucunement. Je lui souhaitai le bonjour, comme je l’avais fait à Baptiste, mais d’une voix timide, presque troublée. Il me regarda et ne répondit point.

– Bonjour, frère Barnabé, répétai-je, essayant de lui sourire.

– Tu arrives bien mal à propos, mon garçon, me dit-il.

Mes peurs me ressaisirent.

– Vous ne pouvez donc pas me garder jusqu’au retour de Marianne? lui demandai-je, tremblant.

– A cette heure, je n’ai point la tête à ça, fit-il avec un geste dépité.

– Alors, il faut que je m’en retourne au presbytère?

– Où tu trouveras visage de bois… Ah ça! voyons, pétiot, es-tu venu céans pour me tourner les esprits à l’envers? Par exemple, je voudrais bien voir que tu m’empêchasses de gagner aujourd’hui un gros écu de cinq francs! Crois-tu que ça coûtera quatre deniers tant seulement, le magasin de Félibien, quand il faudra acheter plus de cent pendules et des montres en or à n’en plus finir? Va-t-en donc voir si les murailles reluisent chez M. Briguemal, à Béziers. Sache, si tu peux comprendre cela, que je gagne de l’argent avec ma cervelle en ce moment, et que je ne veux pas entendre voler une mouche autour de moi. Braguibus attend mes vers pour sa musique, voilà!..

Il plongea sa grosse tête, hérissée de cheveux et de poils, dans ses deux mains velues, et, silencieux, demeura roulé en boule sous les arbres. Usant de mille précautions, je déposai doucement à ses pieds mes livres, mes cahiers, mon écritoire bleue, puis j’allai retrouver Baptiste.

Quelle bête admirable! Jamais, à Saint-Michel des Aires, ni peut-être en toutes les Cévennes méridionales, ne se rencontra âne plus fort, plus doux, plus complaisant. Il avait presque la taille d’un mulet de la plaine, et son poil long, soyeux, était d’un noir bleuâtre pareil à l’aile lustrée des corbeaux. Les oreilles, droites, semées çà et là de petites taches grisâtres, lui retombaient gracieuses, barbelées, le long des mâchoires et du col, qu’elles éventaient nonchalamment. Il possédait des yeux magnifiques, d’un brun luisant à la fois et amorti; c’étaient deux morceaux de velours qu’on venait de détacher d’une pièce neuve. Ses dents, régulièrement plantées, affichaient de haut en bas des rayures ambrées qui en rendaient l’émail plus éclatant. Avez-vous vu quelqu’une de ces grandes coquilles comme les marchands ambulants, venus des bords de la mer, en montrent pour les vendre dans nos montagnes? Mon oncle en étalait deux sur la cheminée de son salon. La bouche profonde de Baptiste avait le même ton rose-tendre, avec le même air de fraîcheur et les mêmes miroitements.

 

Devinant que j’allais à lui, l’âne cessa de battre le pré; il s’avança vers moi à petits bonds.

Les bêtes, dans la jeunesse – Baptiste avait à peine cinq ans – sont de véritables enfants; elles recherchent les enfants pour courir avec eux, folâtrer avec eux, jouer avec eux. L’enfance a le privilége de certaines folies innocentes, et ce privilége, parcourant l’échelle des êtres, engendre dans toute la création de touchantes affinités.

Je m’agrippai à la crinière de Baptiste et lui grimpai sur le dos. Il partit au galop avec des reniflements joyeux.

Comme c’était bon d’aller ainsi à travers les grandes herbes qui frôlaient le ventre de ma bête, où disparaissaient mes pieds pendants! Des hautes ramures des châtaigniers tombaient sur nous de larges nappes d’ombre. Plus loin, le soleil allumait, semblables à des clartés jaunes, rouges, bleues, toutes les fleurettes du gazon. Nous ne nous occupions pas de ces contrastes. Nous allions à travers l’ombre, à travers le soleil, ne songeant qu’à rire, qu’à nous amuser; car, tandis que Baptiste s’emportait davantage en son élan insensé, moi je riais aux éclats, le talonnant, le pinçant, lui parlant ainsi qu’à une personne humaine, et le caressant des deux mains à l’envi.

Barnabé, couché comme un ours sous les chênes verts, se leva. Un sifflement suraigu retentit. Ma bête, emportée, s’arrêta court.

– Descends! me cria le Frère.

Je descendis.

– Tu as de l’encre, je crois? me dit l’ermite, qui s’était rapproché.

– Oui, Barnabé.

– Et du papier aussi?

– Certainement.

– Nous aurons besoin de tout cela, fit-il, se passant la main droite sur le front et m’entraînant à l’ombre des arbres.

– Asseyons-nous! reprit-il.

Nous nous assîmes.

– Voyons, fillot, serais-tu assez savant pour écrire du patois sur une de tes feuilles blanches?

– J’ai copié, l’autre jour, pour mon oncle, un noël en patois, et peut-être, en m’appliquant bien…

– Oh! si tu as copié un noël, tu copieras bien ma chanson…

Je l’examinai avec surprise.

– Comment, Barnabé, lui dis-je, vous avez fait une chanson?

– Elle sera très jolie; elle aura cinq couplets… Braguibus va mettre son fifre en train…

– Et la défense de mon oncle?

– Je porte tous les respects à M. le curé des Aires, qui doit à mes soins le peu de souffle qui lui reste; mais faut-il, pour lui plaire, refuser de gagner cinq francs, peut-être dix? Ton oncle croit-il, par hasard, que les alouettes tombent rôties à l’ermitage de Saint-Michel? La famine m’aurait mis au trou depuis longues années, si j’avais dû me passer de mes industries. Le bon Dieu m’aurait-il donné des talents, ne devant pas m’en servir? Je ne gagne pas vingt sous chaque jour, moi, à dire une messe basse, et je ne connais pas la couleur des écus du gouvernement. Ton oncle parle toujours comme le riche, qui, ayant le ventre plein, dit aux personnes affamées: «Ne mangez point ceci, ne mangez point cela.» D’ailleurs, les autres ermites de la vallée se gênent-ils pour besogner chacun à sa façon? Je ne parle aucunement de ton ami Venceslas Labinowski, lequel faisait un métier de déshonneur. Mais, sauf Adon Laborie, ermite de Notre-Dame de Nize, qui pratique la règle par le menu, les Frères libres de nos Cévennes marchent-ils tous en droiture dans le chemin de saint François? Est-ce que, par exemple, Gratien Pastourel, ermite de Saint-Sauveur, ne s’amuse pas un brin à l’usure, du côté de Camplong et de Graissessac? Il prête un pois, le malin, mais il faut lui rendre une fève. Et Agricol Lambertier, ermite de Saint-Pantaléon, qui aime la terre plus que le paradis, ne va-t-il pas à la journée afin d’avoir le plaisir de gagner une pièce de dix sous et de trousser par-ci par-là les jupons aux filles de Boubals? Je passe Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël. Pour celui-là, il sent la vieille futaille d’une lieue, et l’on n’a pas besoin de lui tirer les vers du nez pour savoir qu’il passe moins de temps à nettoyer sa chapelle qu’à siffler la linotte dans son cellier. Moi, dès le premier âge, de tant loin qu’il me souvienne, j’aimai toujours inventer des chansons, et j’en invente encore quand on me paie.

– Cependant, après sa maladie, vous promîtes à mon oncle…

– Je lui promis tout ce qu’il voulut. Autant lui promettre le merle blanc, pardi! Fallait-il m’exposer à perdre la soutane et Saint-Michel avec? Fallait-il ruiner Félibien et son magasin? Tu ne sais donc pas, innocent, que, si M. le curé des Aires m’a mis son habit sur les épaules et le bourdon à la main, il a le pouvoir de me déplumer de tout cela, moyennant quelques lignes qu’il écrirait à Monseigneur? Ce n’est pas très solide, notre Ordre. Me vois-tu, dépouillé de mon costume d’ermite, obligé, pour gagner pain, de redevenir ce que je fus au temps jadis, un misérable ouvrier en vannerie?.. Si quelque malheur me forçait jamais à retourner tordre les osiers, là-bas, au bord de l’Orb, j’en mourrais de honte. Songez donc, avoir été Frère de Saint-Michel; avoir dominé dans ce pays; avoir tiré un pied de nez à tous mes confrères, jaloux de mes richesses; avoir cheminé une fois jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, dans l’Espagne, deux fois jusqu’à Rome; avoir vu le saint-père, qui m’a parlé; et puis retomber aux corbeilles, aux paniers, à tous ces ouvrages grossiers des pauvres diables de la rivière!.. Cela n’est pas possible et cela ne sera pas.

– Alors, renoncez aux chansons!

– Tu m’ennuies, toi, à la fin des fins, pétiot, et si tu es venu ici pour me prêcher, à l’exemple de ton oncle, tu agiras sagement en reprenant le chemin de la cure. A-t-on jamais vu un blanc-bec comme cela, qui ose tourmenter un homme de mon âge, un homme qui connaît tous les pays et tous les mondes de la terre, puisqu’il a pu arriver jusqu’en Italie à travers mille villes et mille villages, à un homme…

– Ne vous fâchez pas, Barnabé. Soyez tranquille, mon oncle ne saura rien de cette chanson. Voulez-vous me la dicter? Je suis prêt à l’écrire, et vous serez content de moi.

Je possédais une plume métallique superbe dans un petit étui en argent. Je la retirai délicatement du fourreau. Barnabé sourit. Il prit lui-même l’encrier abandonné sur le gazon et en releva le couvercle.

– Ah! si je savais écrire! murmura-t-il avec un soupir douloureux… Et dire que le maître d’école des Aires me fait payer dix sous chaque fois qu’il me copie une chanson! Le voleur!

Je détachai une feuille de papier réglé de mon cahier de versions, et, ramenant mes genoux pour m’arranger une façon de pupitre, j’attendis.

IX

Barnabé, pris de délire poétique, déchire la Muse à belles dents

Au moment où je trempais le fin bout de ma plume dans l’encrier, le Frère me retint le bras.

– Voici la chose tout uniment, mon garçonnet, me dit-il. C’est le fils Garidel qui voudrait se marier à la fille de M. Combal, le maire. Cet enfant a vingt-deux ans, il est donc en force de jeunesse; mais s’il ne porte pas deux tondus et un pelé dans sa besace, il ne s’en faut guère, tandis que la fillette possède du bien au soleil, elle. Oh! ces Combal, c’est riche comme la mer. Simon Garidel fut, lui aussi, notre maire dans les temps de Charles X; malheureusement, il eut des pertes, entreprenant de grosses affaires sur les osiers, et il dut laisser l’écharpe à un autre. Pour un brave homme, c’est un brave homme, franc comme l’or et honnête comme le bon Dieu… Quel dommage que tout le saint-frusquin des Garidel ne vaille pas vingt mille francs, quand les Combal ne savent pas ce qu’ils ont!.. Tu comprends, de cette différence dans leur fortune naissent journellement des discussions entre les deux pères. Moi, je crois que si l’affaire dépendait tant seulement de M. Combal, elle serait bientôt bâclée, car il n’est pas porté sur les écus, notre maire; puis il aime Simonnet, lequel est un garçon robuste et plein de vaillance. Mais la Combale est là, et, quand il s’agit de ne point laisser s’éparpiller les sous, elle a des griffes partout, cette vieille: aux pieds, aux mains et à la langue principalement. L’autre jour, en ma présence, comme son mari revenait encore aux Garidel, ne lui a-t-elle pas jeté mille paroles insolentes au visage, l’accusant de lui manger son bien, et, pour marier Liette, de vouloir la réduire à la besace et au bâton! Ah! si ma défunte, à l’époque déjà ancienne où je vivais en ménage, se fût avisée de m’envoyer pareils lardons à la face, quelle danse, avec accompagnement d’amarines en guise de tambourin!..

– Et Juliette Combal, que dit-elle de cela?

– Liette! elle pleure et ne souffle mot.

– A sa place, je ne pleurerais point, et j’épouserais Simonnet.

– A la bonne heure! s’écria Barnabé content. Tu seras un homme, toi, fillot, je vois ça. Tu as raison: en ce monde, on doit en faire à sa tête, surtout quand l’amitié se met de la partie et vous fait cabrioler le sang dans l’estomac.

Après une interruption de quelques minutes, il ajouta:

– Simonnet est venu me trouver hier au soir; il était pâle comme l’écorce du bouleau et des larmes noyaient ses prunelles. J’ai pensé que Dieu l’aiderait en besogne amoureuse si je lui donnais une de mes chansons pour la chanter, la nuit, selon l’usage de chez nous, sous la fenêtre de sa belle, en compagnie de Braguibus. Mes chansons ayant porté bonheur à d’autres, pourquoi n’en irait-il pas de même pour le jeune Garidel? Il me comptera cinq francs, vingt sous par couplet. C’est convenu entre nous.

Les branches des taillis penchées sur nos fronts s’agitèrent soudain, les arbres eux-mêmes secouèrent leurs panaches de petites feuilles clair-semées, que la séve nouvelle – elle monte lentement aux troncs des chênes – vivifiait goutte à goutte. Entre le Frère et moi, passa la longue tête noire de Baptiste.

– A-t-on jamais vu bête plus curieuse! s’écria l’ermite, riant à gorge déployée. Il faut qu’elle fourre son museau partout.

Puis, s’adressant à Baptiste:

– Eh! que te font, à toi, qui vas à quatre pattes, les amourettes de Simonnet Garidel et de Liette Combal? Réponds, grand Nicodème, si tu l’oses.

L’âne, interrogé, se mit à braire bruyamment. Barnabé rit de plus belle, et je ne me fis pas prier pour l’imiter.

– Il n’existe pas de bourriquet plus esprité en toute création du bon Dieu, dit le Frère regardant Baptiste d’un œil attendri. Du reste, c’est moi qui l’ai éduqué, et l’on sait dans nos montagnes combien je m’entends aux animaux. S’il m’était arrivé, comme à ton oncle ou comme à toi, de pratiquer les écoles, je serais devenu un flambeau de sapience. Mais on était vannier chez nous, et, au lieu de m’envoyer aux livres des savants, mon père m’envoyait aux oseraies de la rivière, en m’allongeant des coups de houssine sur le dos. J’étais mauvais sujet, paraît-il, étant petit. Je me suis bien amendé tout de même au long des années. Cela ne veut pas dire que je sois encore aussi sage que saint Michel, lequel, toute sa vie, n’eut qu’une idée en tête: tuer le Démon pour faire plaisir au bon Dieu. Et la preuve que je ne suis pas toujours le droit sentier de la perfection, où saint François marcha sans broncher, c’est que, ton oncle m’ayant défendu de travailler aux chansons, j’y travaille tout de même. Que voulez-vous? malgré qu’on en ait, il faut que le naturel se montre… Ah! puis c’est si joli, une chanson! ça sonne si doux à l’oreille et au cœur, quand Braguibus l’accompagne du fifre ou de la voix… Tu vas en juger.

Baptiste, autour de nous, broutait négligemment des touffes de sauge, de mauve, de pimprenelle…

– Écoute, toi, mon Baptiston, dit-il. Cela t’instruira toujours un brin.

Baptiste leva la tête, puis, à ma très grande surprise, s’accroupissant dans l’herbe, arrêta sur nous ses yeux, où l’on eût cru voir luire de vagues pensées.

Je trempai vivement la plume dans l’encrier tout grand ouvert. Barnabé avait repris son attitude recueillie.

 

– M’y voici, dit-il.

Il s’arrêta court. Puis, s’étant à plusieurs reprises tapoté le front avec les phalanges noueuses de sa main droite:

– Ciel du bon Dieu! reprit-il, quelle peine m’a coûtée ce premier couplet, car je n’ai inventé qu’un couplet depuis hier au soir! C’est toujours ainsi avec moi: le commencement se fait tirer l’oreille. Par exemple, une fois deux rimes désembourbées, ma chanson roule toute seule jusqu’au bout de son chemin; c’est absolument comme une charrette tirée par de bons chevaux. Mais il faut trouver ces deux rimes, et c’est le diable à confesser. Me suis-je cassé la tête!.. Enfin, écris, pétiot.

Il me dicta lentement ces vers de sa villanelle amoureuse. Je les traduis:

 
«Dis-moi, fillette
Si jolie,
Quand tu portes ton rouge tablier,Pourquoi, comme une peureuseQui de l’amour craint l’étincelle,Te cacher toujours dans la maison?»
 

– C’est fini! fit l’ermite, se frottant les mains tout aise.

J’essuyai ma plume avec une feuille souple de chêne vert.

– Comment trouves-tu ça, enfant? reprit-il.

– Superbe, superbe! m’écriai-je émerveillé, en effet, que ce rustre eût pu réaliser une strophe que, malgré mon Epitome défriché et le problème des Fables de Phèdre si laborieusement résolu, j’eusse été bien empêché de mettre debout.

– Je suis bien sûr que tu n’en inventerais pas autant, toi, encore que tu lises et écrives couramment, me dit-il, flairant mes préoccupations.

– Je n’en serais pas capable, Barnabé.

Il saisit par un mouvement brusque la page où je venais de tracer mes pattes de mouche, et la regarda avec des yeux effroyablement dilatés.

– Et dire que j’ai beau ouvrir mes deux lanternes comme des lunes rondes, je ne distingue, sur ce papier, que du noir et du blanc. Ils sont heureux, ceux qui s’entendent aux écritures et aux lectures! Moi, encore que je ne sois pas une bête, je suis un âne semblablement à Baptiste. Cela est-il bien possible que ma chanson soit là devant moi et que je ne la voie point! Ces petits signes que vous appelez des lettres en votre français, n’ont donc été créés que pour les riches? Oh! si je les avais connus, je ne serais pas ermite… Qui sait ce que je serais!.. Quoique Polonais, ce gueux de Venceslas lisait et écrivait…

Ses yeux s’obscurcirent d’une buée épaisse. Le sentiment de son ignorance venait d’arracher presque des larmes au Frère libre de Saint-François.

Il plia la feuille de papier, et, avec mille précautions pour qu’elle ne se froissât point, la glissa dans la fausse poche de sa soutane.

– Tu n’as rien oublié au moins? me demanda-t-il.

– Rien, Barnabé.

– Présentement, il s’agit de remercier le bon Dieu. Allons, fillot, un Adoremus.

Nous tombâmes à genoux sur le gazon, et à pleine voix nous chantâmes, comme nous l’eussions fait dans l’église des Aires:

«Adoremus in æternum sanctissimum sacramentum.»

Nous nous remîmes debout. L’ermite siffla de nouveau, plaçant deux doigts entre ses dents. Baptiste, prévenu, se dressa sur pieds.

– Le soleil arrive à mon bourdon, me dit le Frère.

Il me montra son bourdon fiché en terre à quelques pas; le soleil, en effet, en incendiait le petit miroir.

– Il va être onze heures. Montons à Saint-Michel. Aussi bien, l’un et l’autre, poserons-nous nos coudes sur la table avec plaisir. Pour moi, quand la minute a sonné, on ne me vit jamais tourner le dos à la mangeoire.

Nous enfilâmes un sentier ombreux dans les rocailles. Baptiste se prélassait gentiment devant nous.

Je n’ai jamais bien compris pourquoi les chardonnerets, qui volent aux monts d’Orb par bandes innombrables, – il pousse tant de chardons pour les nourrir au pays cévenol! – choisissent de préférence pour y bâtir leurs nids les fourchettes des amandiers. Est-ce la fleur parfumée de cet arbre, lequel s’endimanche de blanc dès les premiers jours de février, qui les attire? Pourtant ces pauvres chardonnerets devraient se méfier, les branches de l’amandier étant si maigres et si grêle étant son feuillage. Cette transparence fait tout découvrir, tout jusqu’au fin bout du bec de l’innocente bestiole, étendue comme morte sur sa couvée.

Au lieu de tirer à gauche vers la porte de l’ermitage, Barnabé tira à droite, m’entraînant du côté du verger.

– Les nichées mûrissent de jour en jour, mon garçon, me dit-il, les oiseaux seront aussi tendres que des prunes.

Il leva la main au-dessus de sa tête, et j’ouïs de petits piaulements étouffés.

– Oh! Barnabé, ne leur faites pas de mal! implorai-je.

– Tu les veux?

– Oui, oui, je les élèverai au presbytère.

J’entr’ouvris mon gilet pour les recevoir dans mon sein, les y réchauffer, les y sentir… Mais des taches de sang me rougirent la chemise.

– Comment, vous les avez blessés? demandai-je.

– Je te l’ai promis, je veux que tu fasses un déjeuner à te lécher babines jusqu’à demain.

– Mon Dieu! balbutiai-je bouleversé.

Ma voix s’embarrassa.

– J’ai du lard de cette année, frais et tendre comme le beurre du mont Caroux, reprit l’ermite promenant sa langue large et pointue sur les poils hérissés de sa moustache.

– Je n’aime point le lard, moi, Barnabé!

Il décrocha deux autres nids du milieu des branchages, puis de nouveau étouffa les petits entre ses mains.

– Méchant! méchant! m’écriai-je.

Le Frère rit à faire trembler sur ses épaules les coquilles de sa pèlerine de lasting.

– Oui, vous êtes un méchant! continuai-je exaspéré. Je vous en préviens, du reste, si vous persistez à tuer ces chardonnerets qui sont si gentils, au lieu de me les donner pour être apprivoisés dans une cage, je vous dénoncerai à mon oncle, dès son retour.

L’ermite s’amusa de ma fureur enfantine. Pour me narguer, il atteignit un nid de linottes dans un fourré, au-dessus d’un grand chèvrefeuille pourpre, à l’extrémité du plateau. Tant de cruauté me fit perdre la tête.

– Soyez tranquille, Frère de démon, dis-je les dents serrées, mon oncle saura à quelle besogne impie vous employez votre temps à l’ermitage de Saint-Michel.

– Ton oncle se moquera de toi, pétiot.

Il commença à plumer les bestioles.

– Pourvu qu’il ne vous oblige pas à lui restituer votre soutane, qui est à lui, en apprenant que vous vous occupez toujours de chansons avec Braguibus…

J’avais à peine articulé ces mots, que la lourde main de Barnabé s’abattit sur mes épaules. Épouvanté, je jetai les yeux sur lui. Toute sa face, si débonnaire, si joviale, avait soudainement pris un aspect farouche. Sa bouche ricanait, montrant des dents acérées semblables aux crocs de nos chiens-loups, chez les Catalans du Planol.

– As-tu envie que je te lance par delà ces granits?

Il me désigna l’effroyable précipice que masquait à peine un rideau d’épines et de genévriers confondus.

– C’est pour m’effrayer sans doute! balbutiai-je, affectant une assurance que j’étais bien loin de posséder.

Il me happa au collet de ma veste, et, avec cinq de ses doigts crochus, résistants, me souleva de terre comme une plume. Je me crus perdu et fermai les yeux à tout événement.

– Barnabé! râlai-je, Barnabé, je vous demande pardon!..

Il me lâcha. Je m’affaissai à ses pieds sur la roche nue.

– Tout ça n’est qu’un amusement, pétiot, c’est pour rire, fit-il, m’aidant à me replanter sur quilles… Aussi, pourquoi me contrarier les esprits? Tu comprends bien que je suis plus fort que toi, que tu ne pèses pas une once à mon poignet. Mettons que je t’eusse jeté là-bas sur les pierrailles du ruisseau de Lavernière; n’ayant pas des ailes aux côtes, tu te serais aplati la tête comme une fougasse dans un four, n’est-il pas vrai? Eh bien, qui m’aurait demandé raison de ta mort? La justice? Je me moque bien de la justice. J’en ai fait des farces, moi, au nez des gendarmes, durant mes quêtes dans la montagne et dans la plaine. Une fois, à Saint-Pons, avec M. Cœurdevache… Enfin… J’aurais répondu à ta justice que tu avais glissé au long de quelque pente en courant après des nids de martinets, et tout aurait été fini…