Za darmo

Barnabé

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

– Eh bien? s’écria-t-il.

– Quand je vous disais, monsieur le curé, que ces pavés boiraient leur coup de mon maraussan! répondit l’ermite sans sourciller.

– Combien de bouteilles avez-vous cassées, Seigneur-Jésus?

– Une tant seulement, monsieur Martin, une! Mais, à mon avis, c’est beaucoup trop… Un vin qui n’a pas son pareil!.. Enfin, à la grâce de Dieu et de saint François!..

Barthélemy Pigassou était accouru aussi, attiré par le bruit. N’ayant pas suivi l’opération de Barnabé au puits de la basse-cour, cet ivrogne naïf crut qu’en effet ce qu’il voyait reluire sur les dalles était du maraussan, et, pliant les genoux comme à l’église, il allait essayer de recueillir avec sa langue, démesurément élargie, quelques gouttes de ce nectar, quand son confrère le repoussant:

– Tu n’es pas honteux!

– Frère Pigassou! articula M. Martin indigné.

L’ermite de Saint-Raphaël se releva.

– Va donc quérir un balai, imbecillas, pour nettoyer le vestibule, lui dit Barnabé.

Puis, s’adressant au curé d’Hérépian:

– Soyez tranquille, monsieur Martin, rien de cet accident ne paraîtra tout à l’heure… Vous pouvez retourner à vos pâtisseries.

Tandis que le bon desservant, abusé par des mensonges odieux, courait rejoindre Jeanneton, Barnabé arrachait un balai des mains de Pigassou, et le promenait à travers le vestibule aussi sérieusement qu’il l’eût fait sur les dalles ébréchées de l’ermitage de Saint-Michel.

La dernière gouttelette d’eau, à force d’être tendue, paraissant desséchée dans les rigoles; le Frère, dont je suivais les mouvements avec inquiétude, – je redoutais à chaque minute un nouveau méfait, – rejeta le balai, puis, tournant vers Barthélemy Pigassou un visage où s’épanouissait de nouveau le sourire bonasse qui lui était habituel:

– Tu annonceras à M. le curé que le temps me manque pour grimper à son pigeonnier. Il saura bien tuer les pigeons, sachant tuer les piots. Braguibus et moi, nous avons donné un coup de coude, l’autre jour, à Notre-Dame; mais Venceslas laissa tout dans un état!..

Au seuil de la porte, il siffla. Baptiste, noyé dans les hautes herbes de la prairie de M. Etienne Baticol, dressa les oreilles. Il accourut. Barnabé lui imposa de nouveau les deux paniers d’osier, sangla la barde, lui passa la bride. L’âne tressautait doucement, satisfait de sentir son estomac bien garni.

– Il paraît qu’il fait bon dans les verdures de M. Etienne Baticol, lui dit l’ermite… Mon Dieu! comme on mange chez les riches!.. Pétiot, ajouta-t-il, peut-être, après la fête de Notre-Dame, irons-nous faire ensemble quelques quêtes du côté de Saint-Gervais, de Rongas, de Douch, de Rosis; si je me décide, nous visiterons M. Etienne Baticol à sa ferme de l’Olivette. Je suis sûr que nous trouverons chez lui aise pour nos intérieurs, comme Baptiste. Il est si avenant, ce vieux M. Etienne Baticol! Il a des douleurs aux jambes malheureusement… Tu verras, à l’Olivette, des pigeons par milliers, des régiments de pintades et un paon qui a des plumes!.. oh! mais des plumes!..

– J’ai vu des paons à la grange de M. Lautrec.

– Ces plumes de paon, ça vous regarde tout semblablement à des yeux, à des yeux humains qui n’ont pas besoin de lunettes… Enfin le bon Dieu fait bien ce qu’il fait, et son travail ne me regarde pas…

Tout en devisant de la sorte, nous nous étions engagés dans le sentier de Notre-Dame de Cavimont.

III

Une dînette d’oiseaux à la Source de Notre-Dame de Cavimont

Le granit, cette armature solide des Cévennes, apparaît un peu partout aux divers endroits de nos montagnes. Ici, c’est un plateau de plusieurs kilomètres, comme le Larzac; ailleurs, des renflements isolés, comme du côté de Saint-Michel; plus loin, quelques veines perdues de la roche-mère, comme à Olargues ou à Eric-sous-Caroux.

Là où le granit, devenu rare, plonge tout à coup aux entrailles du sol, le terrain se recouvre soit d’un humus gras et fertile, très propre à la culture du blé, soit de cailloux roulés très favorables à la vigne, soit de pierrailles volcaniques, tantôt dures, tantôt friables, toujours revêches à la végétation, ainsi qu’on peut l’observer dans les garrigues si attristantes de Carlincas.

Le monticule absolument dépeuplé, à la cime duquel fut bâti l’ermitage de Cavimont, présente un vaste entassement de blocs de toute forme et de toute grosseur. Aux arêtes vives de ces énormes rocailles, on découvre encore comme la trace du feu qui les calcina. En effet, à quelque distance, sur le versant graveleux qui envisage le joli hameau de Villecelle-Mourcairol, s’ouvre un cratère béant. Partout les vestiges des explosions formidables de la terre cherchant son assiette et son repos.

Cependant, à mesure qu’on gravit vers le sommet cette élévation encombrée de ruines, la roche primitive, un moment abolie, reparaît, et c’est sur un cube de granit mesurant huit cents mètres au moins d’étendue que portent les murailles de l’ermitage de Cavimont, celles de la chapelle de Notre-Dame, celles enfin du sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse, édifié à l’extrémité du plateau.

Dans le sentier escarpé qui monte, monte, monte sans fin, Baptiste suait, soufflait, était rendu. Il s’arrêta. Barnabé s’essuya le front et haleta bruyamment. Moi, je m’assis sur une pierre plate, respirant avec délices à pleine bouche et à plein cœur.

– Malgré les gouttes de ce matin, je savais bien que le soleil nous rôtirait les côtes, pétiot, me dit le Frère.

Le soleil, en effet, après avoir lancé quelques lueurs timides, qui s’étaient comme émoussées sur le fond du ciel uniformément blanchâtre et brumeux, venait de paraître derrière le bois du Cros, aux environs de l’ermitage de Saint-Raphaël. Ce n’était pas la roue de métal en fusion qui signale les levers de l’astre aux jours torrides de l’été; c’étaient des flammes moins vives, d’une teinte pâle et que le regard pouvait affronter.

Cependant, à mesure que, laissant bien au-dessous de lui les bouquets de chênes qui couronnent les collines méridionales de la vallée d’Orb, le soleil poursuivait sa route éternelle de l’un vers l’autre horizon, on devinait qu’en dépit de l’hiver d’où il se dégageait à peine, sa jeunesse aurait assez de force pour livrer bataille aux vapeurs accumulées, pour les étreindre, les réduire, les absorber.

Le combat fut engagé coup sur coup, et je ne me souviens pas d’avoir admiré jamais spectacle plus grandiose et plus splendide. Comme s’il répugnait à la boule incandescente de continuer sa marche dans les ténèbres, elle envoya un jet de rayons en vedette pour éclairer sa route. Ces rayons fulgurants piquèrent droit au zénith, et soudain, au milieu des amoncellements, s’ouvrirent de larges voies de lumière. Çà et là, à travers des brèches éclatantes, se déployèrent des espaces bleus, et le vrai ciel apparut par lambeaux dans l’infini.

Mais l’attaque commençait à peine. Bientôt, serrés de près, poussés, refoulés, bousculés par les flots rouges jaillis du globe en pleine ascension, les nuages effarés battirent en retraite et allèrent former, en des coins perdus du firmament, comme d’immenses villes aux contours enchevêtrés et confus. Oh! alors, ce fut le tableau le plus admirable à la fois et le plus saisissant! Maître désormais de son chemin et plus sûr de la portée de ses coups, le soleil, impitoyable comme tous les vainqueurs, voulut battre en brèche les énormes cités aux murs cyclopéens qui venaient de surgir aux marges extrêmes de son empire. Première sommation: il leur dépêcha une flèche de feu qui en dessina nettement les enceintes formidables, les portes colossales, les mille tours crénelées. Les villes, assises sur des blocs incommensurables, étincelèrent comme cuirassées d’or, de gigantesques saphirs, et ne changèrent pas d’attitude.

L’astre jaloux montait toujours, inondant de clartés rutilantes les vastes campagnes de l’azur reconquises, et daignant à peine adresser de vagues reflets aux murailles lointaines qui lui résistaient. Une façon peut-être de leur dire: – «Prenez garde, on ne vous oublie pas

Tout à coup une tour démesurée, une tour de Babel qui s’élevait au milieu de ces entassements babyloniens, étincela comme un phare. Des flammes jaillirent par mille crevasses qui se creusèrent à ses flancs; puis elle apparut découronnée de son faîte. Le ciel brûlait. En quelques secondes, l’incendie se propagea de proche en proche sur tous les points, et un univers fut anéanti.

Mais si rien ne faisait plus obstacle au soleil du côté du firmament, que le feu venait de balayer, il n’en était pas ainsi du côté de la terre. Là, les vapeurs épaisses qui nous avaient aveuglés, Barnabé, Baptiste et moi, depuis notre départ de Saint-Michel, semblaient devoir séjourner éternellement. De l’endroit élevé où nous étions parvenus, je voyais ces manières de nuages, rasant le sol, se dérouler mollement en anneaux interminables tout le long de la vallée d’Orb. Non-seulement je n’apercevais pas, dans la plaine peuplée de grands arbres, la cime extrême d’une branche, mais il m’était impossible de retrouver le clocher d’Hérépian, noyé comme tout le bourg dans cette mer aux vagues blanchâtres et lourdes, dentelées d’une écume aussi légère que la fumée.

Aux environs du bois du Cros pourtant, juste à quelque distance de l’ermitage de Barthélemy Pigassou, on eût dit que les brouillards, abordés par des rayons tombant à pic, commençaient à céder le terrain. Je crus distinguer le toit rouge de Saint-Raphaël, et un peu plus bas, à gauche, le pigeonnier à pignon pointu de la grange de M. Lautrec.

Je ne me trompais pas. La chapelle du frère Barthélemy Pigassou et la grange tout entière de M. Lautrec arrivèrent à la lumière, et, avec elles, une énorme portion de la rivière d’Orb, qu’à travers les hauts peupliers restitués, je vis éclater en larges bandes d’argent. La terre si vague, presque indistincte, renaissait à mes yeux avec toutes les richesses de ma plantureuse vallée natale, à mesure que l’astre, imbibant les vapeurs violettes, roses, dorées, les dissipait, les volatilisait, les buvait.

 

Malgré les efforts du conquérant céleste, quelques écharpes, fuyant les coups terribles de la lumière, vagabondaient encore dans l’espace, s’accrochant aux mûriers de la Bastide, aux rochers sombres de Pétafy, à tous les obstacles d’occasion pour ne pas mourir. Mais un nouveau trait lancé d’en haut les atteignait, et, de ces gazes légères, flottantes, c’en était fait incontinent.

Que de formes charmantes, gracieuses, tout irisées, voyagèrent de la colline boisée du Cros à la colline dénudée de Canals, volant, dansant, pirouettant, laissant tomber de leurs épaules frémissantes d’amples manteaux brodés d’or, de vermillon, d’azur, étalant à leurs fronts des diadèmes criblés de pierreries éblouissantes, tenant des sceptres flamboyants comme des épées d’archanges, montrant des pieds faits de deux gouttes de soleil, et dont mon regard ne savait soutenir l’éclat!

– Que c’est beau, tout cela, Barnabé! que c’est beau! m’écriai-je transporté.

– Quoi, fillot?

– Cette reine, là-bas, assise sur un trône d’étoiles, près du village de Nissergues.

– Une reine!.. Ah ça! mais quelque cigale te chante donc dans la cervelle, enfant!

– Et cette musique… Est-ce que vous n’entendez pas une musique?..

– Peut-être Braguibus chemine-t-il par là avec les Garidel ou les Combal. Ils viendront tous à Notre-Dame aujourd’hui, ils porteront des victuailles…

– Non! non! ce n’est pas le fifre de Braguibus.

Barnabé se pencha et colla son oreille droite contre le sol. Il se remit debout vivement.

– Mon Dieu! s’écria-t-il, ce sont les cloches de Bédarieux, ta musique. La procession sort de l’église Saint-Alexandre en ce moment. Dans deux heures, une heure et demie peut-être, elle touchera à Cavimont. Hardi! pétiot, à nos nettoyages, à nos nettoyages!

Il allongea une tape à Baptiste, qui s’en alla en galopant.

La chapelle de Notre-Dame fut ouverte. Quel désordre et quelle poussière! Les araignées avaient tissé leurs toiles jusque sur la porte du tabernacle. Je ne parle point des fenêtres, on n’en distinguait plus les vitres.

Le cœur serré, nous pénétrâmes dans la petite sacristie. Les tiroirs du vestiaire qui avaient contenu les ornements sacerdotaux apparaissaient béants, mais ils étaient vides. Un corporal jaunâtre, un amict, une aube déchirée, un linge de lavabo, roulés en torchon, traînaient par-ci par-là au fond des boiseries dévastées.

Quel brigand, ce Venceslas Labinowski! Pour la première fois je sentis bien réellement toute l’horreur de son crime, et m’en voulus d’avoir pu m’attacher à un semblable scélérat.

– Tu vois, tu vois! ne manqua pas de me dire le Frère, m’indiquant d’un geste significatif, où je flairai un reproche, le bouleversement de la chapelle et de la sacristie.

– Oui, Barnabé, je vois, lui répondis-je plein de componction, baissant la tête et faisant un signe de croix.

L’ermite se prit à rire.

– A propos, fillot, sais-tu où est la Source de Cavimont? me demanda-t-il tout à coup.

– Oui, je le sais. Je suis déjà venu trois fois à Notre-Dame avec ma mère, et toujours nous avons dîné près de la Source. Il y a des rochers hauts comme des murailles…

– Cours remplir cette cruche. Moi, je vais sortir les chaises et les battre au grand air; puis j’arroserai les dalles et je balayerai d’un bout à l’autre.

Je saisis la cruche ventrue par son anse unique et gagnai les pentes du rocher qui envisagent le village de Villemagne, tapi à l’ombre épaisse des noyers.

La fontaine de Cavimont ressemble à la fontaine de Saint-Michel comme une rivière à un misérable ruisselet. De l’autre côté de l’Orb, l’eau est assez rare; ici, elle sourd de toutes parts. De chaque crevasse du rocher, de chaque fissure du sol s’élancent des jets de cristal. Aux temps primitifs, des fleuves de feu s’épanchaient des cimes de la montagne; aujourd’hui, des sources abondantes s’échappent des cratères éteints et vont, après mille détours capricieux, mille bonds retentissants, vivifier les prairies qui verdissent le fond de la vallée, depuis la Bastide jusqu’au Poujol.

A mesure que je descendais vers le réservoir enfoui, miroitant en bas comme du plomb fondu, le chemin, taillé dans une fente du granit, devenait plus difficile; mais en dépit des obstacles, j’avançais allègrement. La fente allait se rétrécissant toujours davantage. Qu’importe! je tâcherais bien de n’y point casser ma cruche.

Aux premiers pas que j’avais faits vers la fontaine, quelques oisillons, perchés au hasard sur de maigres arbustes, m’avaient suivi, et maintenant leur bande plus nombreuse voletait autour de moi, poussant de petits cris plaintifs qui me touchaient au cœur.

Comment m’expliquer que des bestioles si timides, si farouches d’ordinaire, fussent devenues si familières? La faim seule, me parut-il, était capable de les pousser à me donner cette fête inattendue, et l’on devine avec quels tressaillements de joie, palpant les poches de mon pantalon, j’y découvris le millet dépiqué la veille dans le verger de Saint-Michel.

Oublieux de la corvée, je déposai la cruche sur le roc et je m’assis. Mes pieds ballants pendaient à quelques dix mètres au-dessus de la Source, où je me voyais réfléchi tout entier. C’est étonnant l’éclat qu’en cette eau calme et profonde produisaient les clous luisants de mes souliers de montagnard: on eût dit des étoiles microscopiques dans un petit ciel grand comme la main.

Cependant, parmi les touffes de cresson, de mauve, de doucette, parmi les flèches d’eau qui bordaient ce mignon lac perdu, les oiseaux, impatients, faisaient rage. Je commençai ma distribution. Dieu! quel tapage étourdissant! Mon millet n’avait pas touché le sol que, déjà aperçu, on se précipitait, on se bousculait, on se piétinait. Jamais je n’entendis pareils bruits d’ailes et de becs. Un instant, pour happer un dernier grain, les bestioles acharnées ne formèrent plus qu’une boule roulante d’où s’échappaient des pépiements confus. Saisi de commisération devant cette multitude affamée, je ne ménageai plus ma provision, et je jetai, je jetai, je jetai…

Oh! le charmant spectacle! Devant la mangeoire pleine à souhait, les oiseaux, ne doutant plus qu’ils ne dussent être rassasiés jusqu’au dernier, se calmèrent. Chacun s’installa à la table. Alors seulement il me fut possible de reconnaître à quelle sorte de monde j’avais affaire; car jusqu’ici, dans la mêlée générale, je n’avais distingué nulle espèce. Je vis mes chardonnerets favoris à tête rouge, à plumules barrées de jaune. M’avaient-ils suivi depuis Saint-Michel? Les bouvreuils aussi étaient en nombre, mangeant, les ailes mi-ouvertes, un œil veillant à la ronde. A l’ombre d’un genêt en fleur, j’avisai tout un escadron joyeux de fauvettes babillardes luttant contre des bergeronnettes-lavandières, prestes et légères comme des papillons. Un martin-pêcheur raya l’espace de sa queue aux magnifiques reflets.

Encore une fois l’occasion me fut fournie d’observer combien la mésange est bête méchante et cruelle. Une pauvre linotte, trop tard accourue, s’étant risquée à disputer la moitié de sa proie à une mésange, celle-ci, féroce, ainsi qu’un clou acéré lui planta son bec dans la tête; une gouttelette de sang jaillit et coula le long de son col comme un rubis. Vite, pour dédommager la blessée, je jetai dans sa direction quelques moucherons happés au vol, et que je tenais en réserve pour dessert à mes invités. Malheureusement une escouade de martinets, s’élançant d’une anfractuosité, traversa l’air comme un tourbillon et avala, malgré que j’en eusse, le plus délicat morceau du festin.

Beaucoup d’oiseaux, repus, s’envolèrent; d’autres continuèrent à folâtrer aux bords de la fontaine.

C’était pour moi comme un enivrement céleste de contempler ces bestioles alertes, vives, procédant sans façon, à l’ombre des rochers, à leur jolie toilette du matin. Celle-ci, ayant sautelé longtemps parmi les cailloux verdâtres, se décidait enfin à piquer l’eau de son bec délicat, puis à y laisser couler doucement sa tête, qu’elle relevait d’un mouvement brusque toute ruisselante de pierreries. Cette autre, d’un bond, plongeait au beau milieu de la Source, qui se ridait du battement de ses ailes et à la surface de laquelle, par un prodige d’élasticité, de légèreté, de grâce, elle semblait marcher. Quelques-unes se contentaient de se rouler délicieusement sur les herbes humides des bords, rondes de mangeaille, toutes leurs plumes ébouriffées. C’était absolument comme le frère Barthélemy Pigassou ayant fait chère lie au cabaret de la Grappe-d’Or, à Bédarieux.

– Tu t’es donc cassé la jambe? me cria tout à coup une voix qui me remplit les oreilles et la tête.

Barnabé surgit devant moi.

– J’étais… j’étais un peu fatigué, balbutiai-je.

– Regarde! me fit-il levant une main. La procession passe devant la grange de M. Lautrec.

En effet, j’aperçus comme des drapeaux flottants, puis des masses mouvantes le long de la grande route.

Tandis que mes yeux s’attachaient à ce nouveau spectacle, le Frère avait rempli la cruche.

Nous remontâmes en toute hâte vers le plateau de Cavimont.

IV

Après un plongeon de plusieurs mois, Venceslas et Catherine reviennent sur l’eau

Une heure de travail acharné nous suffit à peine pour débarrasser la chapelle de Notre-Dame de la poussière et des araignées qui l’encombraient. Peut-être, en y regardant bien, malgré les torchons promenés dans tous les sens à la cime d’une latte, eût-on découvert encore en maints endroits plus d’un lambeau de toile noirâtre tombant des voûtes; mais l’aspect général était décent, et Barnabé, dans sa sagesse, décida que nous devions nous en tenir là.

Restait le petit sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse, à cinquante mètres plus loin sur la roche nue. Nous y volâmes, et je passai le balai à travers les dalles branlantes, tandis que le Frère époussetait les candélabres en bois doré des gradins, lavait soigneusement la pierre sacrée de l’autel et étendait dessus une nappe blanche en gros fil de genêt.

– Enfin, souffla l’ermite, la procession peut arriver!

A ce moment, Baptiste, que nous avions laissé paissant les frigoules rares et maigres qui égayent les déchiquetures de l’énorme bloc, parut à la porte de la chapelle de Sainte-Anne; son poil était hérissé, ses oreilles étaient droites, et sa queue, soulevée, se tendait rigide comme un bâton. En nous apercevant, il fila les plus jolies notes de sa gamme.

– Il y a du nouveau, dit Barnabé, attentif au chant et à toute l’attitude effarée de sa bête.

Il lui fit un signe. Baptiste, la langue au repos, marcha devant. Nous le suivîmes.

Il y avait du nouveau, en effet.

Sur le seuil de l’ermitage de Cavimont, une forme humaine était accroupie. Cette forme, habillée d’une grosse robe de bure, comme si elle n’avait pas assez des trois marches de pierre de taille pour la porter, projetait en avant ses deux mains fixées à un bâton noueux. D’où venait ce Frère libre de Saint-François? Qui était-il? Sa tête disparaissait entre les deux manches très amples de son habit monastique, du reste fort sale et déchiré par-ci par-là.

Nous nous approchâmes.

L’étranger, accablé sans doute par la fatigue et ayant trouvé une posture qui le délassait, ne bougea pas. Barnabé, impatienté, lui posa une de ses mains entre les deux épaules, et, le secouant:

– Sommes-nous homme ou bête? lui demanda-t-il.

Le voyageur n’articula pas un mot, mais se découvrit le visage.

– Comment, Pastourel!

– Oui, répondit l’autre avec un branlement de tête mélancolique, oui, Pastourel, Gratien Pastourel, ermite de Saint-Sauveur.

– Voyons, que se passe-t-il, Frère?

– Hélas! mon Dieu!..

– Vous voilà maigre comme un cent de clous, et vous paraissez triste à vous seul autant que tout un enterrement.

Frère Gratien se mit debout; puis, étendant vers l’ermite de Saint-Michel son bâton blanc de poussière, il lui dit d’un ton grave, presque fatidique:

– Barnabé Lavérune, prenez garde à vous!

Celui-ci tressaillit; ses cheveux, rudes comme une crinière, eurent un frissonnement qui les mit debout.

– Que veut dire ceci? que veut dire ceci? répéta-t-il.

En même temps, il soulevait le loquet qui fermait l’ermitage, et, par un geste, invitait le Frère de Saint-Sauveur à entrer. Pastourel ne se fit pas prier. Il s’insinua dans la cuisine. En cette pièce, restaient deux ou trois chaises en fort mauvais état et autant d’escabelles en bois de hêtre; Barnabé, rendu poli par la peur subite qui l’avait mordu aux entrailles, choisit la moins effondrée des chaises et l’offrit à son confrère, qui s’y laissa tomber en soupirant.

 

Barnabé considérait Gratien Pastourel avec un intétérêt ému, dont sa terreur secrète faisait tous les frais. Quant à moi, je demeurais interdit, à la fois surpris et épouvanté par les égards que l’ermite de Saint-Michel, si entier, si absolu, témoignait à celui de Saint-Sauveur, si chétif et si incapable, le cas échéant, de lui résister.

Le frère Gratien Pastourel était un petit vieillard de soixante-cinq ans environ. Sa figure, marquée de rides comme un fruit trop mûr, avait un ton blafard qui dénonçait l’épuisement complet de l’organisme. Partout le sang manquait pour vivifier les membres et le tronc. Ses yeux de couleur verdâtre, qui, malgré les dépressions qu’avaient subies les traits avec l’âge, s’étaient conservés grands, n’accusaient la vie que par intervalles. Sa tête, ronde comme une sphère, apparaissait luisante et totalement dégarnie. On le devinait, un rachitisme natif n’avait pas permis au crâne de conserver longtemps ses cheveux, la toison tout entière était tombée. N’oublions pas son nez, très mobile, lequel avait la courbe du bec de la chouette, et ses doigts singulièrement courts et crochus.

Cependant, le frère Gratien Pastourel, immobile sur son siége, se taisait. De temps à autre seulement, il lançait un regard à Barnabé, devenu son unique préoccupation.

L’ermite de Saint-Michel, dont les grosses joues rebondies, du vermillon, étaient passées au jaune pâle, paraissait fort inquiet, il tremblait presque.

– Allons, frère Gratien, dit-il ne tenant plus à son intime supplice, il ne faudrait pas être méchant envers moi. Je sais que, pareillement à Braguibus, des Aires, vous avez des accointances avec le malin esprit, qu’il vous a donné de grands pouvoirs sur vos semblables. Soyez de bon compte avec un ami, et ne me faites pas de mal, pour saint François, notre fondateur.

– Comment, vous aussi, vous croyez que je suis sorcier? répondit le petit vieux haussant les épaules.

– Tout le monde, aux Cévennes, connaît que vous jetez des sorts, et que, s’ils ne s’acquittent tôt, vous livrez à l’Autre vos créanciers récalcitrants.

– Vous me baillez là un plein boisseau de sottises, Frère. Je vous en préviens, si vous n’avez mieux au bout de votre langue, il serait séant de vous taire. Je suis sorcier comme je suis usurier; c’est-à-dire que je m’entends à ces deux métiers comme je m’entends à faire tourner la roue de la lune et la roue du soleil. Je suis bon, je suis serviable, voilà pour mon caractère. A présent, si vous tenez à savoir pourquoi, cette année, négligeant la procession de Bedarieux, où j’aurais dû prendre rang avec les frères Adon Laborie et Agricol Lambertier, et ne portant nulle attention à la maladie qui me tourmente, je suis venu seul à Cavimont, à travers les chemins de traverse, apprenez que c’est pour vous…

– Pour moi?

– Posez la main sur votre conscience, frère Barnabé: n’avez-vous jamais, avec vos doigts ou des bûchettes chargées de glu, enfin avec des moyens de ruse quelconques, fait venir à vous des pièces d’argent, voire des sous, qui dormaient doucement pour le bon Dieu au fond du tronc de Saint-Michel?

– Mais, frère Gratien!.. s’écria l’ermite effaré.

– Il n’y a pas de frère Gratien… Vous l’avez fait, n’est-il pas vrai?.. Bon!..

– Cependant, frère Gratien…

– Il n’y a pas de frère Gratien… Je sais tout, je lis en votre vie comme en mon paroissien ouvert soit à la messe, soit aux vêpres, soit aux complies.

Barnabé, atteint et convaincu, courba la tête.

Le Frère de Saint-Sauveur continua:

– Une autre fois, à Saint-Pons, vous avez passé votre main dans le tiroir de M. Cœurdevache, charcutier, rue de Castres, et un billet de banque de cent francs vous est demeuré collé aux ongles…

– Chut! chut!.. Il y a du monde, Frère…

– Chut, tant qu’il vous plaira; mais la chose est arrivée, et à telles enseignes que la gendarmerie, mise sur pieds… Enfin, M. le curé des Aires, prévenu à temps, arrangea l’affaire. Il remboursa M. Cœurdevache, ce brave M. le curé…

Barnabé, la tête perdue, était tombé à genoux et tendait vers son terrible confrère des bras suppliants.

– Un jour, poursuivit l’implacable Pastourel, à la ferme de Castelsec, près de Maraussan, profitant du sommeil des hommes qui, sur le midi, dormaient leur sieste à l’ombre, vous vous êtes faufilé dans une cave où l’on filtrait le vin nouveau et avez, sans permission, rempli votre outre au robinet. Ah! si votre Baptiste pouvait parler comme l’ânesse de Balaam! Les bêtes parlaient du temps de Notre-Seigneur…

– Mon Dieu! mon Dieu du ciel! répétait Barnabé se frappant la poitrine.

– Et à Gathon Molinier, de Saint-Gervais, lui en avez-vous assez joué de tours!.. Pauvre femme!..

– Je me convertirai, frère Gratien, je me convertirai. Je vous le jure, je fais vœu de retourner à Saint-Jacques de Compostelle, à Rome, où vous voudrez, pourvu que vous ne me perdiez pas, que vous ayez pitié de mon Félibien, pour qui j’ai commis plus de péchés que n’avait d’ans Mathusalem. Vous savez, Félibien Lavérune qui apprend les horlogeries à Moret, département du Jura…

– Vos litanies seraient trop longues, Frère; je saute plusieurs saints et je m’arrête.

– Merci à vous de tout mon cœur!

Il se releva.

– Mais où avez-vous pris connaissance de mes caravanes? demanda-t-il, moitié sérieux, moitié riant.

– Vous pensez sans doute que l’Autre?..

– Certes! il m’en court encore comme des lézards par tout le corps.

– L’Autre n’entre pour rien en votre histoire, Frère.

– Alors qui a pu deviner?..

– Qui?.. N’avez-vous confié vos caravanes, comme vous dites, à personne?..

– A personne, frère Gratien Pastourel.

– Pas même à Venceslas Labinowski?

– Ah! le sacripant!

– Le mois d’avril a été des plus venteux, cette année, chez nous. Joignez à cela la pluie qui le plus souvent se mettait de la partie. La semaine dernière, une nuit que l’ouragan furieux hurlait autour de l’ermitage, soulevant les tuiles de mon toit et cassant quantité de branches dans les châtaigneraies environnantes, on frappa tout à coup à ma porte. Je ne dormais pas, et vous devinez qui fut surpris de sentir à pareille heure quelqu’un gratter au seuil de sa maison. Par une petite lucarne qui me sert de judas, je regardai. Les nuages marchaient dans le ciel semblablement à de grands troupeaux pressés de trouver un gîte, mais la lune brillait tout de même parmi les toisons, et je vis très distinctement le pèlerin qui venait de me tirer du lit. C’était un homme grand, maigre, vêtu plus misérablement que Job sur son fumier. Ce qui me fit trembler, c’est qu’il tenait un fusil à la main. Comme je ne soufflais mot, observant mon particulier, il recommença ses frappements.

« – Que me voulez-vous? lui criai-je enfin.

« – D’abord je veux manger, j’ai faim, me répondit une voix qui ne m’était pas inconnue.

« – Qui êtes-vous?

« – Un Frère libre de Saint-François.

« – Votre nom?

« – Venceslas Labinowski.

«Encore qu’une semblable visite me fâchât beaucoup, j’allumai la chandelle et fis jouer la clef dans la serrure.

« – Comment, c’est vous, Frère? lui dis-je. Miséricorde! en quel état vous voilà.

«Lui, avec l’aisance d’un homme qui rentre dans sa propre maison, déposa son fusil en un coin, rejeta sur une chaise la limousine trempée jusqu’au dernier fil qui l’enveloppait, et, me regardant avec des yeux égarés, presque furieux:

« – Vite, du pain, du vin, de la viande… Depuis deux jours, je n’ai rien mis dans l’estomac.

«Saisi de pitié, je courus à mes provisions. Il mangea à lui seul autant que toute une bande de loups.

« – Enfin que vous arrive-t-il? lui demandai-je, lorsque, étant rassasié, je le vis un peu plus tranquille.

« – Figurez-vous, me rapporta-t-il, que, depuis plus de trois semaines, les gendarmes de Bédarieux, d’Olargues, de Saint-Gervais sont à mes trousses. Ah! je lui donne du fil à retordre, à tout ce monde du gouvernement; mais je ne vous dirai pas ce qu’il m’en coûte de fatigues. Je ne mange guère et ne dors plus… Pourtant, si Catherine savait à quels dangers je m’expose pour elle!..