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Barnabé

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LIVRE TROISIÈME
LE DRAME

I

Baptiste et moi, nous traversons la rivière d’Orb sans encombre

Le dimanche, ce fut le curé d’Hérépian, M. Martin, qui, en l’absence de mon oncle, vint célébrer les offices aux Aires. Il dit une messe basse que je servis, habillé de la soutane de flanelle rouge et du surplis de mousseline que ma mère m’avait confectionnés elle-même, quand je m’étais éloigné de Bédarieux. J’avais aussi une petite calotte de cardinal.

Le prône dura dix minutes: la lecture de l’Évangile du jour en français, quelques explications sommaires en patois; puis M. Martin, pressé sans doute de rentrer à son presbytère d’Hérépian pour y déjeuner, entonna le premier psaume des Vêpres: «Dixit Dominus Domino meo…» et soudain, dépouillant l’étole, nous laissa sous la direction de l’ermite de Saint-Michel.

Tout se passa du reste dans un ordre parfait. Non-seulement les psaumes des Vêpres furent abordés sans interruption, mais nous attaquâmes les Complies et les terminâmes par un Salve Regina solennel auquel Braguibus, averti par Barnabé, mêla les sons harmonieux de son fifre, comme mon oncle lui avait permis plus d’une fois d’en user aux fêtes de Pâques et de Noël.

Pour moi, assis dans le chœur sur une escabelle de hêtre, non loin du maître-autel, je joignais ma voix à l’unisson général. Pourtant il m’arrivait de m’arrêter de temps à autre, soit pour diriger mes yeux vers la chaise de Marianne, que j’apercevais inoccupée contre la grande muraille blanche de la nef, soit pour regarder la stalle de noyer de mon oncle, où je ne distinguais plus son corps frêle, comme enfoui derrière les accoudoirs, mais la carrure athlétique de l’ermite de Saint-Michel. Cette vue m’éteignait la respiration, et je me souviens encore de plus d’un verset, commencé avec une sorte d’entrain joyeux, qui tout à coup s’achevait dans l’essoufflement et dans les pleurs.

Certes, depuis mon installation chez Barnabé, pas un jour ne s’était passé que je n’eusse cent fois envoyé mon âme toute à mes chers absents; mais leur souvenir, supporté jusqu’ici avec une force qui n’allait pas sans quelque fierté chez un être sensible comme je l’étais, m’écrasait maintenant, m’anéantissait, me brisait. Quoi! l’église était ouverte, les cierges de l’autel avaient été allumés, les chantres manœuvraient l’énorme antiphonaire du lutrin, toute la paroisse chantait, et mon oncle n’était pas là, donnant le ton, son vespéral ou son graduel à la main! et, à travers les coiffes blanches des femmes recueillies, il m’était impossible de découvrir Marianne, faisant glisser entre ses doigts noueux les grains d’olive de son chapelet, et trouvant toujours une seconde pour lancer un regard de mon côté!

«Ah! mon Dieu! soupirai-je à plusieurs reprises, ah! mon Dieu!..»

Tout le monde était sorti de l’église, que, paralysé par mes regrets cuisants, je demeurais immobile au milieu du chœur, les yeux vagues, l’âme plus vague que les yeux, ne sachant ce que je devais faire ni où je devais aller.

– Eh bien, pétiot, me cria la voix profonde de Barnabé, resteras-tu longtemps là-bas, perché sur ton escabelle comme un rouge-gorge sur une branche?

Je me levai et rejoignis l’ermite dans la sacristie.

– Vois-tu, dit-il, me montrant sur le rebord du vestiaire une coque, gâteau rond saupoudré de sucre qu’on sait pétrir dans tout ménage cévenol, je réfléchis que, M. le curé d’Hérépian ayant oublié son pain bénit, je ne dois pas l’abandonner aux rats de l’église. Moi, je n’aime point de voir se perdre les meilleurs présents du bon Dieu, et une coque, c’est fait pour la bouche d’un roi.

Il entama la pâtisserie et en porta un gros morceau à ses lèvres.

– C’est doux comme le miel! murmura-t-il.

– Mais, Barnabé, mon oncle avait commandé cette coque à la fournière tout exprès pour M. Martin.

– Est-ce qu’il manque des coques à Hérépian! Sois tranquille, fillot, les curés ont leurs tables toujours pleines jusqu’aux bords. Tu connais le proverbe: «Dominus vobiscum ne vit jamais la famine chez lui.» Dieu ne le veut pas, et ça se comprend comme un et un font deux.

Ces mots n’étaient pas sortis de sa bouche, que la dernière miette de la coque s’y engouffrait avec d’imperceptibles craquements.

J’étais furieux. Je savais quels soins avait pris mon oncle pour que M. Martin, en descendant de l’autel, trouvât, avant son déjeuner à Hérépian, un commencement de réfection, et j’en voulais au Frère de sa gloutonnerie. Peut-être avait-il caché la coque, peut-être M. Martin ne l’avait-il pas même aperçue.

Pourtant, je n’osai hasarder le moindre reproche.

Je dépouillai mon surplis, détachai les quarante boutons de ma soutanelle, – elle en avait quarante, enchâssés dans de jolies boutonnières de soie rouge, – et, selon les règles que mon oncle m’avait habitué à mettre en pratique, je pliai le tout soigneusement.

Au moment où je glissais dans le vestiaire mon paquet, dont les plis, – je les vois encore, – offraient des lignes d’une correction admirable, l’ermite me retint le bras.

– Tu n’emportes donc pas tes ornements à Notre-Dame de Cavimont? me demanda-t-il.

– A Notre-Dame de Cavimont?

– Est-il drôle, cet enfant!

Puis, me regardant fixement;

– Tu ne serais donc pas content de servir la messe à M. le curé de Bédarieux, quand, demain, il arrivera avec ses milliers de paroissiens à Notre-Dame de Cavimont?

– Moi! moi! m’écriai-je transporté.

– N’oublie rien; prends ta soutane, ta calotte et ton surplis.

Je tremblais de joie et d’orgueil. Quoi! un jour de grande procession cantonale, ce serait moi qui aurais l’honneur, la gloire, d’être choisi pour servir la messe à M. le curé-doyen de Bédarieux!..

J’étalai mes jolies nippes sacerdotales sur mon bras; puis, étant sortis de l’église, dont Barnabé ferma la serrure à double tour, nous rentrâmes à Saint-Michel.

Quelle charmante après-midi! Barnabé me proposa bien d’aller, en compagnie de Baptiste, m’ébaudir à travers champs, comme je l’avais fait l’avant-veille; mais je préférai demeurer à la maison, curieux de suivre le travail du Frère, qui venait de reprendre ma cage et paraissait décidé à la finir. Qui sait si, plus tard, quand mes oiseaux se trouveraient installés dans ce monument délicat d’osier, il n’aurait pas besoin de temps à autre de quelque réparation. Évidemment je n’aurais pas toujours l’ermite sous la main; tandis que j’aurais toujours des linottes, des verdiers, des bouvreuils, des chardonnerets… Pour l’enfant, l’enfance doit être éternelle.

Nous nous étions établis, avec notre attirail de branchettes flexibles et vertes, à l’extrémité du verger, en cet endroit perdu où commence l’ombre noire des grands châtaigniers. Barnabé travaillait activement; moi, je lai passais une à une les amarines, et je prenais plaisir à les lui voir tordre comme des fils, après les avoir mâchonnées entre ses dents. Je ne l’ai pas oublié, je dépiquais aussi, les comprimant entre deux pierres plates, de longs épis de millet, dont j’enfouissais dans mes poches les grains précieux. Il me faudrait bien nourrir mes bestioles, un jour! Baptiste était non loin de nous, vaguant de ci de là, tantôt mordillant la cime des herbes menues, tantôt relevant tout à coup son col musculeux, tirant ses babines qui dénudaient ses gencives roses et reniflant l’air bruyamment. Il arrivait parfois que, faisant feu des quatre fers, notre bête s’emportait soudain en des courses tout à fait sans raison. Je suivais du coin de l’œil Baptiste filant comme un trait à travers les arbres du verger, puis je l’apercevais plus loin bondissant devant son ombre sur la roche nue du plateau, prenant des attitudes grotesques, faisant des mines singulières, dressant ses oreilles, les baissant avec lenteur pareilles à deux pistolets qui viseraient le même but, enfin les redressant d’un mouvement brusque, et, comme s’il s’était fait peur à lui-même, repartant au galop pour nous rejoindre, tout penaud et tout essoufflé.

– Ta queue a donc pris feu, imbécillas? lui disait Barnabé.

Il venait jusqu’à son maître et le regardait curieusement avec ses grands yeux farouches et doux.

Le Frère, touché, lui donnait une tape amicale sur ses longues joues poilues, et lui, satisfait, de porter la tête au ciel et de braire solennellement. Quelle vie! quelle délicieuse, quelle enivrante vie, sur ces roches isolées, avec un âne, un ermite, la liberté pour compagnons!

Souvent j’avais entendu mon oncle, qui se plaisait dans la solitude de son presbytère, répéter ces mots de saint Bernard: – «O beata solitudo! ô sola beatitudo!» – Bien qu’au milieu de mes divertissements rustiques, je négligeasse beaucoup mon Phèdre, je savais un peu de latin, et je ne me souviens pas combien de fois, à l’exemple de mon oncle, ces mots tombèrent de mes lèvres émues: – «O solitude heureuse! ô seule béatitude

Le lendemain matin, il faisait encore nuit noire quand l’ermite me réveilla.

– Allons, debout! me dit-il. Il s’en va quatre heures, et nous avons de la besogne à Notre-Dame de Cavimont.

Notre-Dame de Cavimont!

J’écarquillai les yeux et sautai à bas de ma couchette. En deux minutes, je fus habillé. Un oignon doux, saupoudré de sel, m’attendait sur la table de la cuisine; je le happai, ainsi qu’une épaisse tranche de pain taillée dans la miche pour moi. Je suivis Barnabé très-impatient de partir.

Au moment où le Frère fermait, refermait l’ermitage, je sentis quelques gouttes d’eau me tomber sur la figure et sur les mains.

– Ah! mon Dieu! m’écriai-je, il pleut!

– Pas assez pour mouiller un oiseau dans son nid, répondit Barnabé. Le vent est en bonne pointe, mon pétiot; quand le jour se lèvera, nous aurons un ciel clair comme une vitre.

 

Il me saisit par la main et nous nous hâtâmes vers le sentier qui, du plateau de Saint-Michel, descend vers la vallée d’Orb par d’interminables détours. En passant devant la chapelle, je distinguai dans l’ombre brouillassante une forme bizarre qui remuait légèrement. Je ne fus pas maître de contenir un frisson.

– Tu ne reconnais donc pas ton ami Baptiste? me dit l’ermite.

L’âne, en effet, vint à nous; il était bridé, bâté, et portait, collés à ses flancs, deux énormes paniers en osier farcis jusque par-dessus les bords.

– Ma bête se trouvant très chargée dans la circonstance et le chemin dévalant droit comme une échelle, me dit Barnabé, je voulais lancer mon bourriquet en avant: nous l’aurions rattrapé au ruisseau de Lavernière. Mais j’ai réfléchi que tu n’es point coutumier de la montagne, toi, et que Baptiste te serait d’une grande assistance à travers les châtaigneraies. Pour éviter les faux pas à mon âne, capable de broncher parmi les rocailles, je vas lui tenir la bride; quant à toi, accroche tes dix doigts à sa queue et laisse aller doucettement tes pas dans les siens. D’ici à une demi-heure, nous aurons touché le ruisseau, puis la route deviendra plane comme la main.

Que de glissades! Une fois, Baptiste ayant brusquement accéléré sa marche, je tombai sur mes genoux et fus traîné pendant plusieurs secondes. Le plus horrible, c’est que, dans ma chute, j’avais senti craquer mon pantalon. Quel malheur! L’obscurité qui nous enveloppait était si épaisse, qu’il me fut impossible de voir en quel endroit mon pauvre vêtement venait de se déchirer. Comment servirais-je la messe désormais à Notre-Dame de Cavimont? Serais-je en état de paraître devant M. le curé-doyen de Bédarieux? L’angoisse me mit au front des gouttes de sueur.

Je fis quelques pas, accablé.

Soudain, un petit bruit me ranima. J’écoutai. C’était, à n’en pas douter, les cascatelles de Lavernière. Je levai la tête, et, à quelques pas, je discernai le miroir du ruisseau, où l’aube, qui imbibait peu à peu les arbres, faisait trembler ses premiers rayons. Je lâchai la queue de Baptiste.

Cependant, à mesure que, nous dirigeant vers le pont d’Hérépian, nous pénétrions plus avant dans le cœur de la vallée d’Orb, le brouillard, qui ne nous avait pas quitté depuis Saint-Michel, s’épaississait toujours davantage. Tout à l’heure, dans la nuit, à travers les châtaigneraies, il se résolvait en une pluie fine, en une sorte de poussière humide, mais si transparente qu’en arrivant au bord de Lavernière, j’avais aperçu les troncs blanchâtres des bouleaux. Maintenant, quand la lumière naissante les imprégnait de toutes parts, les vapeurs semblaient se solidifier, et plus nous avancions vers la rivière, plus nous nous trouvions comme noyés dans leurs vagues moutonnantes, déroulant des volutes larges et profondes où la terre disparaissait complétement.

A quelques mètres du sentier où nous cheminions, par un jour ordinaire, on eût remarqué la splendide plantation de peupliers de M. Combal, une forêt de fûts gros et gras, droits comme des mâts de vaisseaux; à présent, les nuées avaient roulé dans leurs voiles tous ces beaux arbres à n’en pouvoir découvrir ni une feuille ni un rameau. Du reste, pas une larme de pluie ne se dégageait de cette atmosphère dense, que nos têtes trouaient difficilement; nous allions à travers une galerie étroite, aux parois blanchâtres, quelquefois cristallines, et qui se prolongeaient sans fin.

Nous perçûmes le vaste murmure de l’Orb s’engouffrant sous les arches du pont d’Hérépian.

Nous arrivions au bord de l’eau. Baptiste s’arrêta.

– Monte sur l’âne, pétiot, me dit le Frère.

– Pourquoi? demandai-je timidement.

La main large de Barnabé me prit aux chausses, et je me trouvai assis sur la barde entre les grands paniers d’osier.

– Vois-tu, fillot, reprit l’ermite, j’ai besoin de faire des économies pour Félibien. Il se mariera, l’occasion venant. Or, figure-toi que, dans une barraque au bout du pont, il y a un homme affamé d’argent qui ne demande qu’à vous glisser la main dans le gousset. Moi, je déteste ces façons familières; si l’octroi veut vivre, qu’il demande des sous aux riches, qui sont coutumiers de la ripaille, non à un malheureux ermite, qui le plus souvent ne sait où mordre pour manger… Mon Dieu! aux bons jours, j’ai quêté dans les environs de Maraussan, une cinquantaine de litres de vin blanc. Mais est-ce une raison, parce que M. le curé d’Hérépian m’a acheté et payé le produit de ma quête, pour que je bâille une pièce de ma poche à l’employé de l’octroi? Tu le comprends, je ne dois rien à cet homme qu’on a placé au bout du pont pour aboyer aux jambes des passants: – «Avez-vous quelque chose à déclarer?» – Non, non, je n’ai rien à déclarer, et je vous engage à laisser passer tranquillement un Frère libre de Saint-François.

Je demeurais interdit. Barnabé me passa les rênes de Baptiste dans les mains.

– La rivière n’est pas du tout profonde en cet endroit, me dit-il; on voit les cailloux comme je te vois. D’ailleurs, Baptiste a fait souvent le chemin et tu n’as qu’à ne pas le contrarier dans sa marche.

– Alors, je vais traverser l’Orb avec Baptiste? hasardai-je.

– Il faut bien sauver les bouteilles, voyons!.. Moi, je passerai seul sur le pont, je dirai même bonjour à l’homme de l’octroi pour l’amuser; puis nous nous retrouverons à l’entrée du bourg, le long de la prairie de M. Etienne Baticol. Baptiste sait tout, îl connaît terres et gens, laisse-le faire.

– Mais si nous nous perdons dans le brouillard? marmottai-je, effrayé de l’aventure.

– N’aie crainte. Le brouillard est moins épais à fleur d’eau. Tiens, regarde!

Je mesurai, en effet, très distinctement du regard la rivière d’une rive à l’autre. Une buée légère s’en échappait, mais elle ne se condensait en vapeur qu’à une hauteur de deux mètres au-dessus du courant. L’eau miroitait, clapotait doucement et paraissait d’une limpidité admirable. Par endroits, les roches granitiques, prolongement des veines de la montagne, montraient leurs rondeurs solides et marbrées. L’âne but abondamment, puis releva ses babines toutes luisantes d’où s’échappaient des fils d’argent. C’était fort joli.

– En avant, Baptiston! lui cria le Frère.

Comme la bête, docile à la voix de son maître, engageait ses quatre sabots dans l’Orb, Barnabé s’éclipsa.

La traversée se fit sans encombre. Baptiste choisit intelligemment ses pas sur les rochers durs, dans le sable mouvant, parmi les cailloux moussus, et nous touchâmes au chemin creux, enfoui entre deux murailles de hauts églantiers, qui conduit droit à la prairie de M. Etienne Baticol.

En ce moment, de grands déchirements se firent dans les lourdes vapeurs matinales; par ces trouées, un jour doux et tiède tomba sur nous. Baptiste, enchanté d’y voir clair une fois pour toutes, se prit à chanter de contentement; quant à moi, j’étais pleinement heureux: par-dessus le foin menu qui enveloppait les bouteilles de vin de Maraussan et les empêchait de cliqueter entre elles, je venais d’apercevoir, enveloppés dans un mouchoir de cotonnade à carreaux, ma soutanelle rouge, mon surplis, ma calotte de cardinal. Quelques boutons de soie brillaient aux ouvertures du linge comme autant de cerises mûres. Serais-je beau tout à l’heure à Notre-Dame de Cavimont, quand je précéderais vers l’autel M. le curé-doyen de Bédarieux!

Ce qui portait ma joie au comble, c’était que mon pantalon n’était point trop endommagé. Une simple éraflure à la hanche gauche. Bah! sous la soutanelle…

– Eh bien! eh bien! c’est donc la vie éternelle, ce chemin? me cria soudainement la voix de Barnabé.

En proie à des rêveries délicieuses, bercé par la perspective d’un bonheur inouï, je ne m’étais pas aperçu que Baptiste s’était arrêté et broutait en paix les églantiers de M. Etienne Baticol. Je ramenai vivement les rênes qui ballaient au cou de ma bête, et nous entrâmes dans le bourg.

II

M. Martin, armé d’un coutelas, vient de commettre un meurtre

Quelle peur me fit M. le curé d’Hérépian, quand, après un carillon prolongé, il nous ouvrit enfin la porte de son presbytère! Je ne reconnus plus le M. Martin que j’avais vu la veille aux Aires, avec sa soutane proprette, son rabat fraîchement repassé, sa bonne face réjouie, sa crinière brune à peu près peignée et brossée. Le M. Martin qui m’apparut portait, noué à sa ceinture, un tablier de grosse toile écrue constellé de taches; sa figure bouleversée, ses cheveux en désordre lui communiquaient un aspect farouche, et, chose horrible! sa main droite tenait un long coutelas, d’où s’échappaient, une à une, de larges gouttes de sang.

Saisi d’épouvante, je reculai jusqu’au milieu de la rue; Baptiste, effrayé, lui aussi, fit mine de lancer une ruade; quant à Barnabé, il ne put s’empêcher de pâlir légèrement.

– Eh! Jésus-Seigneur, monsieur le curé, que se passe-t-il chez vous? demanda l’ermite.

– Ah! la lutte a été terrible, répondit M. Martin, essoufflé.

– Une lutte, ciel de Dieu!

– Le scélérat! il m’a mordu le doigt jusqu’à l’os.

– Qui vous a mordu? qui?

– Le dindon, parbleu!

– Le dindon! s’écria le Frère, éclatant de rire.

Je me rapprochai curieusement.

– Hier au soir, reprit le succursaliste d’Hérépian, M. le curé-doyen de Bédarieux m’a mandé un exprès pour me prévenir que, ne pouvant prendre le moindre rafraîchissement à Notre-Dame de Cavimont, puisqu’il a plu à ce coquin de Venceslas Labinowski de lever le pied, après la célébration de la messe à l’ermitage, il viendrait, sur le coup de midi, dîner chez moi avec tout son clergé. Certes, l’honneur est grand, mais quelle corvée!.. Tout de suite, j’ai fait prévenir le frère Pigassou, de Saint-Raphaël, d’avoir à se rendre ici de bon matin, pour nous aider de ses bras, Jeanneton et moi. Mais il n’est pas encore arrivé. Arrivera-t-il seulement, ce paresseux? Las de l’attendre, bien qu’il me répugne de verser le sang, je me suis armé d’un couteau…

– Et vous êtes parti en chasse à travers la basse-cour? interrompit Barnabé, rejetant le foin léger qui capitonnait les bouteilles de maraussan.

– Enfin, le vin ne manquera pas, au moins! dit M. Martin, reprenant l’air guilleret qui lui était habituel.

– Regardez-moi ça! s’écria Barnabé, levant une bouteille dans les premiers rayons du jour.

Puis il ajouta avec enthousiasme:

– Est-ce clair? est-ce beau? Ce maraussan vous a une couleur jaune!.. Ne dirait-on pas que ce vin contient de l’or? Oh! puis il faut voir comme il se comporte dans l’estomac!.. Quand je songe que je vous ai cédé ce trésor pour rien, car dix sous le litre une liqueur pareille, ce n’est pas vendu, c’est donné… Enfin, vous êtes curé, je suis Frère, et je fais ce sacrifice pour le bon Dieu.

M. Martin, ne songeant pas à son accoutrement ridicule, avait hasardé quelques pas en avant du presbytère, explorant de ses deux yeux inquiets la route qui s’enfonce vers le bois du Cros et serpente jusqu’à l’ermitage de Saint-Raphaël.

– Vous verrez que ce frère Pigassou ne viendra pas, marmottait-il entre ses dents… C’est clair, il ne viendra pas… Un homme que j’ai comblé en toute occasion… Quelle ingratitude!

– Mon Dieu! monsieur le curé, si c’est pour plumer le dindon que vous avez besoin de mon confrère de Saint-Raphaël, me voici! lui dit Barnabé. Je ne demande pas mieux que de rendre service aux gens embarrassés. Je suis bon, à condition que le temps ne me presse point trop. L’horloge de votre église sonne sept heures; vous pouvez donc disposer de moi ainsi que de mon pétiot jusqu’à huit. Par exemple, à huit heures, bonsoir la compagnie! nous filons vers Notre-Dame avec Baptiste, et rien ne nous retiendra, ni vin, ni fricot, ni rôti. Songez donc, quels arrangements je vais avoir à faire là-haut! Mais, coûte que coûte, il faut que tout soit propre sur les dix heures, quand la procession arrivera, bannières et drapeaux déployés. Tous les hommes fussent-ils curés, le bon Dieu avant tout le monde, voilà mon système à moi.

– Vous êtes un brave Frère, Barnabé, lui dit le desservant heureux. Vite, à l’ouvrage!

Nous nous mîmes à décharger Baptiste, lequel commençait à suer à grosses gouttes. L’ermite, avec précaution, retirait les bouteilles des paniers, me les donnait et je les passais à M. le curé d’Hérépian, qui les alignait le long de la muraille, dans le vestibule du presbytère.

Comme nous finissions cette besogne amusante, Barnabé se mit à crier:

– Pigassou! Pigassou!

M. Martin, n’en croyant pas ses oreilles, bondit au seuil de la cure. En effet, à une portée de fusil, un vaste tricorne se balançait dans les brumes de plus en plus transparentes.

– Enfin! murmura le pauvre desservant.

 

Une minute après, l’ermite de Saint-Raphaël nous rejoignait.

Le frère Barthélemy Pigassou était un homme de quarante-cinq ans environ, petit, épais, tout rond de graisse comme un becfigue après vendanges. Dans le pays, on l’accusait d’être un maître buveur, et il suffisait, en effet, de jeter un coup d’œil sur sa large face en pleine lune, pour se convaincre que cette fois les méchantes langues n’avaient point menti. Sans parler de ses joues, luisantes de ce ton ardent et mordoré qu’on voit aux feuilles de vigne vers les premiers mois de l’automne; de ses oreilles, véritables coquelicots épanouis; de son nez, une grosse fraise mûre; ses yeux troubles, noyés dans un fluide où le regard semblait s’émousser, accusaient un alcoolisme invétéré. Seulement, chose singulière! le vin, qui chez la plupart des tempéraments dessèche le muscle, corrode les chairs, brûle pour ainsi dire la machine, avait au contraire chez l’ermite de Saint-Raphaël, par une disposition secrète de l’organisme, développé partout, de la tête aux pieds, une pléthore malsaine et débordante. Il allait dodelinant de la tête, tombant sur son pied droit, puis sur son pied gauche, toujours incertain et comme ahuri.

Barthélemy Pigassou pénétra dans le vestibule.

– Et ces fioles, que font-elles là? demanda-t-il, apercevant les bouteilles de maraussan rangées en bataille le long du mur.

– Il est de fait, intervint Barnabé, qu’en un jour comme celui-ci, il vaudrait mieux qu’elles fussent à la cave qu’en cet endroit trop passant. Quelqu’un peut donner un coup de pied, et voilà mon maraussan faisant des rigoles entre les pavés.

– Du maraussan! s’écria l’ermite de Saint-Raphaël; mais c’est du vin du bon Dieu, le maraussan!

– Aussi ne l’ai-je point charrié pour toi, qui es toujours altéré comme une douve neuve! lui répliqua Barnabé.

M. Martin ouvrit la porte de la basse-cour.

– Frère Pigassou, dit-il, vous trouverez là un dindon que je viens de tuer. Il faut le plumer tant qu’il est chaud: vous aurez moins de peine. Ne vous occupez pas du fin duvet, j’ai des lavandes sèches pour flamber la bête. Du reste, vous aurez votre morceau… Quant à vous, Barnabé, puisque vous m’accordez une heure de votre temps, avec l’aide du neveu de M. le curé des Aires, ayez donc l’obligeance de descendre à la cave ces bouteilles, qu’il est peu prudent et peu convenable de laisser là. Cela fait, vous pourrez monter au pigeonnier et relever quatre nids qui sont à point. Pigassou plumera également ces bestioles… Pour moi, je cours rejoindre Jeanneton qui perd la tête. Je lui casserai les œufs et lui préparerai la farine pour sa croustade et ses biscotins…

Il disparut dans les tournants de l’escalier.

Baptiste, dont personne ne s’occupait, passa la tête dans l’entre-bâillement de la porte et remplit le presbytère d’un braiement splendide.

– Je devine ce que tu demandes, toi, avec ta voix de chantre, lui dit Barnabé joyeusement.

Il le débarrassa des paniers, de la barde, de la bride, puis, lui montrant de l’herbe fraîche, de l’autre côté du chemin:

– La terre, avant d’appartenir aux hommes, appartient au bon Dieu et aux bêtes qu’il a créées. Va paître, mon Baptiston, va paître. Les oiseaux picorent bien dans le jardin d’un évêque, pardi!

Et il lâcha l’âne à travers la prairie de M. Étienne Baticol.

– Allons, pétiot, reprit-il, revenons aux bouteilles!

Nous fîmes plusieurs voyages à la cave. J’étais très content. Barnabé, dont les idées aussi inclinaient désormais à la gaieté, remontant et redescendant l’escalier, chantait à tue-tête:

«In exitu Israël de Œgypto…»

Nous reparaissions pour la cinquième fois dans le vestibule et nous saisissions les derniers litres, lorsque, les comptant, le Frère constata qu’il en manquait un.

– Ah! ce brigand de Pigassou! s’écria-t-il.

Il s’élança dans la basse-cour, et, d’un élan brusque, enlaça l’ermite de Saint-Raphaël. Hélas! l’alarme avait été donnée trop tard: la bouteille dérobée glougloutait déjà aux lèvres de Barthélemy Pigassou, qui la vidait dans un recueillement béat. Barnabé la lui arracha de haute lutte.

– Tu es donc un païen de l’enfer! lui dit-il, furieux et le menaçant.

– J’avais soif, balbutia l’autre, dont la langue, large comme une palette, recueillait en même temps sur ses lèvres les goutelettes d’or du maraussan.

– Tu ne sais donc pas, malheureux, que c’est du vin pour la messe?

– Il est bien bon! bredouilla Pigassou avec un soupir de profonde convoitise.

Et, d’un mouvement instinctif, il tendit les deux bras pour ressaisir la fiole encore pleine à demi. Mais Barnabé me la passa lestement; puis, agrippant l’ermite de Saint-Raphaël aux épaules, le contraignit à se rasseoir.

– Je te conseille, lui dit-il d’un ton quelque peu féroce, de te remettre à plumer ta bête, car sans cela, gare les prunes de mon prunier!

Il leva sur lui ses deux poings fermés. Barthélemy Pigassou, terrifié, ne souffla mot; il regarda son confrère de Saint-Michel d’un œil craintif, effaré, et reprit sa besogne stupidement.

Pour la dernière fois nous enfilâmes l’escalier de la cave.

– Quel ivrogne, ce Pigassou! marmottait Barnabé se parlant à lui-même, quel ivrogne! C’est plus fort que lui: bouteille vue, bouteille vidée. Encore si ce maraussan lui appartenait!.. Miséricorde de Dieu! quel Frère libre, ce Pigassou! Ah! s’il me ressemblait! Moi, ma langue prendrait-elle feu pareillement à une allumette, que, si je ne voulais point boire, je ne boirais point… Il n’existe pas beaucoup de Frères de mon étoffe, vois-tu, fillot… C’est vérité, mon maraussan est un vrai vin du ciel, et ça vous tente, ça vous tente!..

Il lança à la bouteille entamée un regard d’une expression absolument intraduisible. C’était quelque chose de tendre et c’était quelque chose de terrible.

– Donne! s’écria-t-il, ne résistant plus au désir qui lui brûlait la gorge comme un fer rouge.

J’hésitai. Ses grosses mains velues détachèrent mes doigts grêles du goulot, et le maraussan, désormais à la discrétion de l’ermite, prit la route, la grande route que le lecteur a devinée.

– Le vin de la messe! le vin de la messe! répétai-je scandalisé et détournant les yeux.

– Mais il n’est pas consacré, pétiot, me dit le Frère avec un geste de dénégation. Tu comprends bien que s’il était consacré!..

– Oui, mais il ne vous appartient pas, puisque vous l’avez vendu à M. Martin, et que M. Martin vous l’a payé.

– M. Martin?.. Attends un peu.

Quatre à quatre il remonta l’escalier de la cave. Je me jetai sur ses talons, curieux de ce qui allait advenir.

Un puits, à margelle vermiculée par les ans, ouvrait sa bouche ronde en un coin de la basse-cour du presbytère. Barnabé débrouilla la chaînette de fer, la poulie grinça, et l’un des seaux descendit au fond. La tête penchée, j’observais tout. Ayant à plusieurs reprises heurté les parois de la muraille circulaire, le bois enfin brisa la glace sombre de l’eau et se remplit jusqu’aux bords. L’ermite tira de vigueur. Le seau reparut sur la margelle, laissant fuir le liquide par mille fentes. Incontinent, Barnabé y plongea la bouteille veuve du maraussan, et le goulot chanta, parla, geignit. Avec son litre plein, il traversa de nouveau la basse-cour sans même regarder Barthélemy Pigassou, occupé à sa volaille, et rentra dans la cure.

Que signifiait ce manége? Reprenait-il le chemin de la cave pour y cacher cette bouteille adultérée parmi les autres, où reposait un vin franc, destiné au service divin?

Le Frère, à ma grande surprise, s’arrêta au beau milieu du vestibule, leva les bras, me lança un regard où pétillait je ne sais quelle ironie diabolique, puis, ses doigts s’entrouvrant, il lâcha tout. Sur la dalle granitique, la chute de la bouteille produisit l’effet d’une détonation. Le verre s’éparpilla en mille morceaux, et le maraussan du puits coula dans toutes les directions.

Au même instant, en haut de l’escalier, un loquet fut soulevé, et M. Martin, le visage enfariné, tenant aux mains, non plus un coutelas, mais un long bistortier de buis auquel adhéraient des fragments de pâte, apparut soudainement.