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Barnabé

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Simonnet leva une main tremblante. Il voulait écarter le nuage vaporeux qui lui cachait Liette. Celle-ci ne résista pas; je crois même que, pour faciliter l’amoureuse envie, elle se pencha vers lui légèrement.

– Et si vous vous embrassiez? leur dis-je, devinant à je ne sais quel mouvement obscur de mon cœur que j’allais leur faire plaisir.

Le jeune paysan robuste la souleva dans ses bras comme une plume. Incontinent deux baisers sonores réveillèrent les échos du four.

– A propos, m’écriai-je, et les poulets?

– Ah! mon Dieu! dit Simonnet.

– Ah! mon Dieu! répéta Liette.

Il était juste temps d’accourir pour retirer les bêtes, car du jaune doré elles étaient en train de passer au jaune noir. On atteignit, sur une haute étagère, la large pelle à désenfourner et on ramena les poulets vivement.

Nous nous arrêtâmes quelques secondes dans la maison des Garidel, afin d’y prendre les dix litres de vin que Simonnet, très-soucieux de plaire à la Combale, avait préparés d’avance pour notre souper; puis nous remontâmes les marges gazonnées du ruisseau.

X

Vive le vin des accordailles!

La soupe de châtaignes sèches, de châtaignons, est, aux Cévennes, le plat de résistance de la plupart des ménages rustiques. Ça coûte si peu, et c’est si commode à préparer! Deux ou quatre poignées de châtaignes au fond d’un vase, de l’eau par-dessus, puis vous laissez bouillir trois heures environ. Au bout de ce temps, vous obtenez un bouillon roussâtre de couleur, légèrement gluant et très sucré. Chez les paysans aisés, il n’est pas rare que, sur les tranches de pain destinées à recevoir cette rosée bienfaisante, on répande une jatte de lait, le lait se mariant très-agréablement pour le goût avec l’eau des châtaignons. Mais ces hautes fantaisies culinaires demeurent absolument inconnues du pauvre, qui boit son bouillon tel que sa marmite le lui verse et ne s’en porte pas plus mal.

Quand nous entrâmes dans la cuisine, les bras chargés de victuailles, tout le monde était assis autour de la table, en train de dépêcher la soupe traditionnelle, où du reste la Combale n’avait pas laissé tomber la moindre goutte de lait.

– Et vous oserez, s’écria cette femme hargneuse, avisant les poulets aux mains de Simonnet, et vous oserez manger cela, un vendredi, chez moi?

– Réfléchissez, Combale, qu’une soupe de châtaignons c’est bien maigre aussi, hasarda le vieux Garidel.

– Mais personne ne vous a forcés à venir la manger, cette soupe de châtaignons. Laissez-la, si elle ne vous plaît point. Dieu m’assiste! il vous faut des volailles rôties, à vous autres, les Garidel, qui n’avez su faire qu’une chose en ce monde: enseigner à vos terres le chemin de votre estomac. Jésus-Maria! voilà la première fois de mes jours que cela arrive de voir une liesse chez moi un vendredi. Mais je n’en serai pas de votre liesse, et aussi bien je finirai ma soupe loin de toutes vos viandes, sur le perron du foyer.

Elle enleva son assiette à demi-pleine par un geste de fureur et s’éloigna incontinent.

Cependant M. Combal, qui ne s’était pas ému outre mesure de la retraite de sa femme, avait saisi plats et bouteilles, et, aidé des lessiveuses, très empressées à de si appétissantes besognes, installait le tout sur une nappe blanche.

– A la bonne heure! dit-il, voilà qui fait meilleure mine sous la lampe que les raves et les châtaignons.

Et, montrant à Simonnet une chaise vide près de lui:

– Ta place, mon garçon.

– La tienne ici, Liette! s’écria Simon Garidel, indiquant un siége à ses côtés.

Au moment où Juliette, un peu confuse des politesses du père de Simonnet, allait à son tour s’asseoir à la table, très abondamment pourvue désormais, elle se sentit saisie par des mains inconnues et fut secouée si rudement qu’elle faillit en être renversée. Elle se retourna. Sa mère se tenait devant elle, cheveux hérissés, griffes tendues.

– Que voulez-vous? murmura la jeune fille.

– Ah ça! tu crois donc, innocente, s’écria cette harpie cévenole, tu crois donc que je m’en vas te laisser manger de ces poulets rôtis, moi? Nous sommes chrétiens, nous autres, si les Garidel ne le savent point, et je n’ai aucunement envie de perdre ma place au ciel pour réjouir ta gourmandise. Les parents répondent devant Dieu des péchés de leurs enfants, ma fille, lorsque, ayant moyen de le faire, ils ne les ont pas empêchés. Hardi! viens près de moi: je t’ai gardé ta part de soupe et ta part de châtaignons.

Juliette, abasourdie par cette algarade, suivit sa mère sans répliquer; mais elle n’avait pas encore atteint le perron du foyer, où la vieille, mâchonnant des mots inintelligibles, venait de s’accroupir de nouveau, quand M. Combal, que le vieux Garidel avait regardé d’une façon significative, rejeta brusquement sa chaise et se mit debout. A ce mouvement d’énergie tout à fait inattendu, la Combale, flairant une lutte, se redressa elle aussi sur ses ergots.

– Eh bien! mon homme, quelle mouche t’a donc piqué? demanda-t-elle d’un ton rogue.

M. le maire ne lui répondit pas, ne la regarda même pas; il marcha droit à Liette, lui prit doucement une main et la reconduisit à sa place première.

– Reste là, lui dit-il, je le veux!

– Je le veux! je le veux! ricana la Combale. Tu es donc le maître, ici?

– Oui.

– Alors, c’est toi qui portas les terres, le bétail, cette maison où je suis née?..

– Je ne parle ni des terres, ni du bétail, ni de ta maison, je parle de ma fille.

– Alors, Liette n’est pas à moi, à moi qui la portai, à moi qui la nourris de mon lait comme une chèvre fait son cabri… Miséricorde du Seigneur! suis-je assez malheureuse…

Elle leva ses bras maigres comme des osiers secs et se les croisa désespérément sur la tête.

– Ah! poursuivit-elle, arrêtant sur son mari des yeux où une sorte d’attendrissement le disputait à son indomptable courroux, ah! ce n’est pas dans les temps anciens que tu m’eusses jeté à la face tant de méchantes paroles. Jadis, mon homme, tu étais doux à l’égal d’un agneau, et tout marchait à satisfaction: le bien, les bêtes et l’enfant. A présent, la roue de la lune a fait un tour, et les terres attendent souvent la pioche, les mulets le coup d’étrille, et Liette les soufflets qu’elle a mérités. La malédiction est entrée chez nous, depuis que le Frère de Saint-Michel s’est mis à fréquenter notre seuil. Il fut une époque, tu t’en souviens, où Barnabé montrait son nez deux ou trois fois par an, pour ses quêtes; maintenant, il ne décesse de monter notre perron. Pourvu qu’un de ces soirs, il ne lui prenne pas fantaisie de nous amener son compagnon Braguibus! Ce matin, vers les quatre heures, à la fine pointe de l’aube, n’ai-je pas entendu le fifre de ce mendiant aux alentours de ma maison! Mais qu’il vienne, cet emboiseur de filles, qu’il vienne, ce sorcier, car il fait tous les métiers du Démon ensemble, qu’il vienne enfin, ce guenilleux; ce n’est pas ma langue qui le recevra, mais il entendra sur son échine parler les nœuds de mon bâton…

Ce dernier mot tombait à peine des lèvres de la vieille, que la chanson de Barnabé, fort gentiment détaillée par le fifre de Braguibus, éclata dans l’air calme de la nuit.

– Tiens, c’est joli! s’exclamèrent ensemble les deux lessiveuses, pensant sans doute aux aubades de leur jeunesse.

Simonnet avait dressé l’oreille, et, tout en écoutant, dévorait Liette des yeux.

– Vous l’entendez! vous l’entendez! Le voilà derechef, ce pouilleux de musicien! s’écria la Combale.

Elle s’arma, en effet, de son bâton, et, du mieux qu’elle put, se hâta vers la porte, qu’elle ouvrit toute grande d’un vigoureux tour de main.

– Bonsoir, les amis, bonsoir! dit une voix forte qui me fit tressaillir.

Je regardai et vis, se détachant sur le fond du ciel, clair et transparent comme l’agathe, la silhouette robuste de Barnabé. Derrière lui, cheminait dans l’ombre, timide et honteux, Jean Maniglier, les doigts encore aux trous de son instrument.

– Merci, Combale, continua Barnabé prenant les mains rigides de la vieille et les secouant, merci. Et puis on dira que vous n’êtes pas bonne, vous qui vous donnez la peine d’ouvrir votre porte au pauvre Frère de Saint-Michel, auparavant qu’il ait frappé. Nous étions là, Braguibus et moi, indécis, nous demandant s’il était de convenance d’entrer chez vous, quand nous entendions distinctement le bruit des verres, des fourchettes et des couteaux. Déranger les gens qui soupent, ce n’est pas honnête, et je suis pour les honnêtetés. Tout de même j’aurais soulevé votre cadole. Cependant, j’aime mieux que ce soit vous qui l’ayez fait sauter, car cela veut dire que l’on nous invite.

– Moi, vous inviter, moi!

Elle leva son bâton; l’ermite le lui saisit en riant; puis, se penchant à son oreille:

– Combale, lui soupira-t-il doucement et avec une gravité singulière, battez-moi si vous le pouvez, mais avant de molester Braguibus, pensez à vos châtaigneraies, à vos vignes, pensez à vos chèvres, à vos mulets, pensez aux vôtres et à vous-même. Vous ne savez donc pas que cet homme maigre comme un pic jette des sorts, qu’il appartient plus à l’autre monde qu’à celui-ci, et qu’il n’aurait qu’à souffler sur votre maison pour y porter toutes les désolations de la ruine et de la mort?..

La vieille paysanne demeura pétrifiée sur place.

Barnabé, débarrassé du plus gros obstacle, alla vers la table, salua M. Combal, qui parut enchanté de le voir, appliqua une tape amicale sur le dos à Simonnet, caressa du bout de ses doigts carrés la joue pâlie de Liette, glissa deux mots au vieux Garidel, puis, avec une aisance parfaite, ayant décroché lestement deux assiettes du vaissellier, il les posa à la place que la Combale avait désertée.

– Serrez les coudes! dit-il aux lessiveuses, qui se collèrent l’une contre l’autre… A la pitance, Braguibus! ajouta-t-il.

 

Personne ne s’y opposant, ils s’installèrent à la table.

– Voici ce que c’est, poursuivit le Frère entre deux bouchées, car il s’était empressé de se servir et de couler quelques os dans l’assiette de Maniglier, nous arrivons tout d’une haleine de Cavimont. Il fallait bien remettre en état ce pauvre ermitage dépouillé, ainsi que l’église de Notre-Dame et la petite chapelle de Sainte-Anne-la-Marieuse. Quelle trotte à travers des chemins d’enfer! C’est Braguibus qui pilait du poivre! Heureusement qu’on a des amis aux Aires et qu’ils s’entendent à dresser une table sur pieds! Savez-vous qu’il fait meilleur ici que là-haut, où ce coquin de Venceslas Labinowski ne laissa ni coq, ni gâline, ni le moindre morceau de jambon à se mettre sous la dent…

Et, tout à coup, montrant à M. Combal une bouteille vide:

– A propos, notre maire, puisque cette fiole a rendu l’âme, si on en débouchait une autre? Moi, je bois à verre pleurant.

Simonnet, qui croyait avoir intérêt à complaire à l’ermite, lui versa une pleine rasade.

– En voilà un poignet solide et un bon cœur! s’écria Barnabé, se léchant les moustaches. Je pense qu’à la fin des fins les affaires sont conclues, et que ces poulets sonnent la fête de la noce. Soyez tranquilles, quand le jour précis sera venu, je n’aurai pas besoin qu’on me fasse signe; j’arriverai, et de bonne heure. Un Frère, d’abord, c’est magnifique dans un mariage, car ça apporte la bénédiction du ciel… Oh! puis moi, depuis tant et tant, je suis pour que ces jeunesses se marient. Il y a bien des semaines que je me demande, soir et matin, en récitant ma prière: – «Quel garçon Juliette Combal pourrait-elle bien épouser?» et toujours saint Michel, ami des gens courageux, ou saint Jacques, patron des ermites, ou saint François, notre fondateur, m’a répondu: – «Pardi! Simonnet Garidel.» Tout à l’heure, avec Braguibus, pour apprendre des nouvelles, nous sommes allés rôder du côté du four communal. Quelle odeur de volailles rôties! Comme des chiens de chasse, nous avons suivi cette piste, et, en touchant à votre perron, nous nous sommes dit: – «Allons, tout va bien

Il se retourna, cherchant la Combale des yeux. La vieille, assise sur une escabelle de bois, en un coin obscur de la vaste pièce, soutint le regard du Frère hardiment.

– N’est-il pas vrai, l’ancienne, que tout est fini? lui demanda Barnabé.

– Il s’en manque un brin, marmotta-t-elle.

– Ma foi! brave Combale, ayant à bailler mari à votre fille, je comprends que vous vous montriez difficile: sans compter qu’après votre mort la petite aura plus d’argent qu’elle n’est grosse, elle tient de votre côté et vous a des yeux, une mine de pomme fraîche qui font plaisir. Mais nonobstant cela, où trouverez-vous un gendre de meilleure qualité que Simonnet? Est-il, en toutes les Cévennes, un garçon s’entendant mieux à la terre, plus esprité pour la gouverne des bestiaux? Et puis avez-vous ouï dire qu’il fréquentât les cabarets? Jamais on ne le vit dans les cafés, à Bédarieux, les jours de foire ou de marché. Quant aux cotillons, il ne ressemble pas à M. Anselme Benoît; il n’en eut qu’un en tête toute sa vie, et celui-là vous touche de près. Il se complaît tant seulement à une chose, ce fillot: à la besogne des étables ou à celle des champs. Aussi, allez donc voir un peu si le joli bien qui reste encore aux Garidel, malgré leurs malheurs, est peigné; il est lisse et luisant comme le miroir de mon bourdon. Et vous refuseriez votre fille à cet enfant plein de vaillance pour vous servir! et vous voudriez qu’il mourût de chagrin, car il mourra si…

Liette, qui ne mangeait plus depuis un instant, ne sachant désormais comment surmonter sa honte, son embarras, se leva vivement et se sauva vers le fond de la cuisine. Par un mouvement de nature où éclatait une grâce pudique ineffable, arrivée près de l’escabelle, elle ouvrit ses deux bras et se précipita dans le sein de sa mère.

La Combale reçut un coup. Elle se secoua, croyant peut-être échapper ainsi à l’émotion qui l’envahissait tout entière. Quelque chose s’écroulait en elle: l’avarice sans doute, et elle essayait de lutter.

– Eh bien? eh bien? balbutia-t-elle, effarée.

– Ma mère, ma mère! répéta Liette, dont un flot de larmes étouffait la voix.

Toutes deux, silencieuses, se tenaient embrassées, et le murmure d’un baiser vola légèrement.

M. Combal était pâle, les membres lui tremblaient. Il alla lui aussi vers l’escabelle. Une fois devant sa femme et sa fille, il ne trouva pas un mot, ne put que les regarder.

Ne sachant quelle attitude adopter en face de cette scène aussi poignante qu’inattendue, à notre tour nous quittâmes tous la table et rejoignîmes M. le maire.

La Combale releva la tête. Sa face ridée, desséchée, hâve, était luisante de pleurs. Sous cette rosée maternelle, les traits si durs de cette paysanne obstinée avaient pris une expression d’incroyable douceur. Elle me parut refaite, rajeunie.

– Allons, Liette, allons, mon enfant, du courage! murmura-t-elle d’une voix affectueuse que personne ne lui connaissait… Ne te désole pas ainsi, reprit-elle; va, Simonnet est un garçon que je ne déteste point.

– Moi, je l’aime! balbutia la jeune fille entre deux sanglots.

– Mais je ne te le refuse nullement.

Comme elle avait été atteinte aux entrailles, elle articula ces paroles généreuses:

– Mon Dieu! un peu plus de bien, un peu moins, cela ne fait pas le bonheur.

Et, après un silence, elle conclut par ce glas qui la dédommageait peut-être de tant de capitulations:

– J’ai beau être riche, fillette, il me faudra tout de même mourir un jour.

M. le maire les ayant attirées toutes deux, nous reparûmes autour de la table.

Le père Garidel était à ce point bouleversé qu’il ne savait trouver sa chaise. Quant à Simonnet, je fus obligé de le guider: la tête perdue, il s’en allait vers la porte en chancelant.

Cependant Barnabé, incapable de comprendre, par conséquent de partager ces émotions délicieuses, regrettait la gaieté qui avait signalé le commencement du repas. Espérant qu’un peu de musique divertirait agréablement les esprits, il interpella Braguibus:

– Voyons, toi, lui dit-il, depuis ton entrée ici, tu restes sérieux comme un pape. Si tu nous faisais entendre un petit air de ta façon?.. En avant deux!

Jean Maniglier était-il un artiste véritable? était-il un de ces êtres à l’âme profonde, enthousiaste, inspirée, capables de faire jaillir d’eux-mêmes l’expression d’une douleur étrangère et de l’imposer à tous par les créations souveraines du génie? Je serais tenté de le croire. Pourquoi Dieu, à tous les échelons de l’humanité, n’aurait-il pas laissé tomber quelqu’une de ces natures vibrantes, pour charmer nos vastes misères et nous dissimuler les laideurs repoussantes de la vie? L’art, qui marche incessamment à la recherche du beau et le réalise parmi les hommes, n’est-il pas un consolateur?

Braguibus n’avait rien des habitudes vulgaires, exubérantes, brutales de l’ermite de Saint-Michel; il était délicat de forme, discret d’esprit, réservé d’attitude. Au lieu de s’abandonner à la chère lie, qui remplissait à la fois la bouche et l’entendement de Barnabé, lui, dès son arrivée chez les Combal, avait dirigé ses yeux, c’est-à-dire ses facultés pensantes et sensitives, vers Simonnet, vers Liette, et n’avait pu les détacher d’eux. Ce joueur de fifre, qui, courant la montagne avec son buis percé de six trous, assistait à tant de fêtes amoureuses, ne se souvenait pas d’avoir été jamais à ce point remué. La simplicité primitive de Simonnet, sa passion puissante et forte comme la nature, mais contenue par une timidité adorable, la mélancolie de Liette, mâtée subitement par l’amour, une pâleur de lis chez une enfant légère et dont le sang s’épanouissait sur les joues en floraison de roses, tout cela lui causait un attendrissement auquel il avait beaucoup de peine à résister. Aussi, plus d’une fois, au lieu de saisir la fourchette, les doigts de Braguibus, se portant à sa veste, cherchèrent-ils le fifre suspendu au bouton de repos. Cet artiste naïf voulait dire ses inquiétudes, son trouble, sa peine, et, d’instinct, ses mains tentaient des efforts pour lui délier sa vraie langue, laquelle était son instrument.

Jean Maniglier préluda sur un rhythme lent, par quelques notes larges et graves qui contrastaient singulièrement avec les ariettes légères, vives, joyeuses, où d’ordinaire il se complaisait.

– Tu vas donc enterrer quelqu’un? lui demanda l’ermite.

Braguibus n’interrompit point son motif, il le poursuivit, mêlant de temps à autre à des intonations profondes les vibrations rudimentaires d’un chant dont le dessin, d’abord obscur et comme enfoui, transparaissait de plus en plus et finissait par s’accuser clairement. Bientôt la mélodie tout entière se dégagea des voiles qui l’enveloppaient et éclata dans son idéale pureté. C’était quelque chose de doux, de mélancolique, de tendre, de douloureux, presque de déchirant, un de ces élans passionnés qui bouleversent les cœurs et mettent des larmes dans les yeux.

A peine le fifre avait-il lancé cette longue suite de soupirs et de sanglots, que, par une habileté incroyable, si l’on songe à l’artiste qui le gouvernait, il se rejetait dans les sons un peu lourds des premières mesures, donnant ainsi plus de relief à la fois et plus de charme à la partie chantante du morceau.

Trois fois Braguibus renouvela ce jeu, et toujours il obtint le même succès, car, à chaque reprise de la romancine qui faisait saillie à son canevas sévère, il voyait tous les visages se tourner vers lui avec l’embarras, l’inquiétude que procure une irrésistible émotion. Le Frère de Saint-Michel lui-même, dompté par une puissance inconnue, regardait le musicien tout ahuri, non-seulement n’osant plus l’interrompre, mais l’encourageant du geste à continuer.

Enfin Jean Maniglier, épuisé sans doute par l’inspiration, s’arrêta. Il essuya son fifre tout fumant, puis l’accrocha de nouveau au bouton luisant de sa veste.

Personne n’osait parler. Simonnet avait les yeux opaques, troublés. Quant à Liette, elle pleurait. La Combale et son mari demeuraient mornes.

– Femme, dit enfin le maire avec un effort, si tu nous donnais une bouteille de vin cuit? Il conviendrait peut-être bien de remercier Jean Maniglier de sa belle musique.

– Tu as raison, mon homme, répondit la vieille avec docilité.

Elle souleva un trousseau de clefs noyé dans les plis de son tablier de cotonnade bleue, en prit une dans sa main et alla ouvrir un placard.

– C’est le vin des accordailles! articula solennellement M. Combal, lequel, ayant reçu la bouteille, la déposa sur la table.

– Vivent les accordailles! s’écrièrent ensemble Barnabé et Braguibus.

Quand les verres furent remplis, M. le maire prit Liette par la main, puis le vieux Garidel en fit autant pour son garçon. Tous quatre ils s’avancèrent à pas comptés vers la Combale.

– Femme, dit le père de Liette, voici notre fille, fais d’elle ce que tu voudras, et que Dieu la protége!

Il laissa Liette, qui demeura debout au côté droit de sa mère.

– Combale, dit Simon Garidel, voici mon fils, faites de lui ce que vous voudrez, et que Dieu le protége!

Il abandonna Simonnet, qui prit le côté gauche de la vieille paysanne.

Celle-ci, plus bouleversée qu’elle ne l’avait été de sa vie, regarda tour à tour les deux amoureux, et, d’une voix tremblante:

– Embrassez-vous, mes enfants, murmura-t-elle, et que le bon Dieu du ciel, notre maître à tous, vous protége!.. Lundi prochain, c’est la fête de Notre-Dame de Cavimont, vous irez vous recommander à sainte Anne-la-Marieuse, puis nous verrons…

Les deux jeunes gens, saisis de bonheur, se regardaient immobiles.

– Embrassez-vous donc, mes tourtereaux! s’écria Barnabé. Un peu de sang dans les veines, voyons!

Simonnet reçut Liette dans ses bras et lui imprima sur les joues, selon l’usage, deux gros baisers retentissants.

– Enfin, voilà de la besogne pour M. le curé, quand il sera de retour, dit l’ermite applaudissant des deux mains.

– Mon oncle! mon oncle! bredouillai-je.

Moi aussi, je sentis mes yeux se mouiller.

– Hardi, pétiot, en route! reprit le Frère.

Puis, ayant saisi son bourdon:

– Bonsoir, la compagnie! dit-il.

Les Garidel et Braguibus descendirent avec nous le perron des Combal. Tandis qu’ils tiraient vers le bas du ruisseau, nous détachâmes Baptiste du râtelier et remontâmes paisiblement vers Saint-Michel, à travers les châtaigneraies endormies.

FIN DU LIVRE DEUXIÈME