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Barnabé

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– Bonsoir, la compagnie! ajouta Garidel.

Incontinent, il tira vers son garçon.

Qu’allait-il se passer désormais entre la Combale, toujours hérissée comme une louve forcée par les chiens, et son mari, en proie à une colère d’autant plus formidable qu’elle était plus silencieuse et plus concentrée? Ne me faudrait-il pas assister à quelque horrible bataille parmi les galets roulants de la grave? L’effroi me prit à mon tour, et, du baquet de savonnage, me glissant presque à quatre pattes vers les osiers rameux, je m’esquivai prudemment.

VIII

La Combale déclare que Simonnet est du bois dont sont faits les hommes, et que ce bois est dur

Je ne tardai pas à rejoindre Garidel et Simonnet.

Les deux paysans allaient devisant avec calme le long du sentier, où la nuit tombante projetait des ombres profondes, interrompues çà et là par de rares rayons d’adieu.

– Tu pars aussi, toi, mon garçonnet? me demanda le vieux Simon d’un ton affectueux.

– La Combale me fait peur, répondis-je.

Simonnet se retourna.

– Elle a donc été méchante pour toi également? s’informa-t-il.

– Elle ne m’a pas regardé. Mais, tout de même, je n’étais pas à mon aise, et je retourne à Saint-Michel.

On fit quelques pas sans échanger une parole.

Tout à coup, Simonnet posa sa corbeille sur le sol et mit une main amicale sur l’épaule droite de son père. Le vieux, saisi, demeura immobile au milieu du chemin.

– Enfant, que veux-tu de moi? demanda-t-il, regardant son fils avec inquiétude de la tête aux pieds.

– Oh! un service, père, un grand service! balbutia celui-ci.

– Est-il quelque chose, en ce monde de la terre, que je ne sois capable d’entreprendre pour mon Simonnet!

– Père, Liette est riche; mais supposons: si elle était pauvre, me refuseriez-vous de la prendre pour femme?

Garidel ne répondit pas.

Le jeune homme reprit:

– Quand vous épousâtes ma mère, – que le bon Dieu ait son âme au ciel! – quand vous épousâtes ma mère, – elle me le raconta cent fois, – elle n’avait rien, ni vignes, ni olivettes, ni châtaigneraies, ni prairies d’aucune sorte, et pourtant, la trouvant à votre goût, encore que vous eussiez du bien au soleil, vous la prîtes avec plaisir.

Le vieillard, bouleversé par l’émotion qui lui remplissait le cœur, laissait aller sa tête à droite, à gauche, par un balancement qui traduisait toutes ses indécisions, et restait muet.

– Mon père, poursuivit Simonnet, incapable de se contenir, avez-vous été heureux, tout le temps que vécut notre chère défunte?

– Oui, bien heureux, murmura Garidel avec effort.

Et de grosses larmes, rondes comme des gouttes de pluie, arrosèrent ses joues desséchées.

– Ainsi en sera-t-il de moi, si vous le voulez! s’écria Simonnet, en proie à une passion qui ne lui permit pas de mesurer ce qu’il y avait de cruel pour son père dans les souvenirs qu’il évoquait.

– Mais, mon pauvre garçon, dit Garidel après s’être longuement essuyé les yeux, Ambroise Combal a sa fierté, et il ne voudrait pas marier sa fille sans lui mettre quelque chose dans le tablier.

– Qu’il donne ce qu’il voudra, je n’y regarderai point. J’aime Liette!

– Savons-nous, d’ailleurs, si la Combale n’a pas dans l’idée de bailler à sa fille un mari plus riche que toi?

– Puisqu’elle refuse de compter à Liette tant seulement un denier le jour de ses noces, les maris ne s’abattront pas ici par troupes, comme les grives en novembre pour se faire plumer.

– Sans doute. Mais la petite aura de quoi à la mort des siens, car la Combale a beau s’accrocher à son bien, elle ne l’emportera pas avec elle au cimetière, derrière l’église, et quelque galant patient et rusé…

– Un galant! Je voudrais bien qu’il en vînt rôder quelqu’un aux Aires!

Simonnet laissa échapper un geste furibond.

– Enfin, voilà assez de raisonnements en l’air, ajouta-t-il avec une accentuation rude, où perçait je ne sais quelle impétuosité farouche. Mon avis est qu’il faut aller trouver la Combale et lui dire tout uniment ceci:

– «Nous prenons Liette avec sa coiffe tant seulement et son jupon…»

– Comme la jeunesse a la tête au vent! s’exclama le vieux Garidel. Jamais aucun souci du lendemain.

– C’est comme ça, la jeunesse.

– Et s’il te vient des enfants après ton mariage, nigaudinos?

– Des enfants de Liette et de moi! s’écria Simonnet devenu fou soudain, complétement fou… Des enfants de Liette et de moi! répéta-t-il égaré… Ah! mon Dieu!..

Il chancela. Son père alarmé le saisit.

– Et vous croyez, dit-il, se dégageant de l’étreinte du vieux et reprenant équilibre sur ses jarrets raffermis, et vous croyez que, si le bon Dieu nous envoyait des enfants, à Liette et à moi, je ne serais pas capable de les nourrir? Mais alors, mon père, vous ne connaissez pas mon courage! Vous ne m’avez donc jamais vu aux champs? Gardez le bien que vous avez gagné, il vous appartient, je n’en veux pas, et soyez sûr, comme il existe un ciel de l’autre côté de la vie, que ma famille ne manquera jamais de pain… Des enfants à nous! Ah! ce n’est pas deux bras que j’aurai pour gagner la vie à ces anges de ma Liette, mais dix, mais vingt, mais cent. Nous verrons bien quelle terre me résistera, et si je ne parviendrai point à rassasier ma couvée…

Il s’arrêta, épuisé.

– Allons, viens. Nous parlerons de tout cela chez nous.

Et, oubliant la corbeille pleine, il essaya pour l’entraîner de saisir les deux mains de son fils. Mais celui-ci les lui refusa avec obstination.

– Non! non! fit-il, reculant. S’il vous plaît d’aller manger la soupe, allez-y. Je ne vous suis point: le malheur me remplit assez l’estomac, à moi.

– Pauvre enfant! marmotta Garidel d’une voix si basse que je l’entendis à peine.

Puis, saisissant enfin les mains qu’on lui refusait:

– Que ta volonté soit faite, Simonnet! dit-il. Les Combal sont encore à la grave; allons au-devant d’eux.

J’avais écouté cette courte scène dans une sorte de stupeur. Les emportements de Simonnet, la violence de ses paroles me confondaient. Quoi! Simon Garidel permettait à son fils d’élever si haut la voix devant lui! Je n’en revenais pas, moi qui osais à peine regarder mon père, et qui, loin de lui résister, me fusse blotti en un trou de souris quand il manifestait sa volonté.

Cette disposition singulière où je me trouvais ne me laissa pas la liberté de suivre les deux paysans qui dévalaient vers la grave, car le chemin incline à cet endroit. Ne sachant mieux faire, je m’assis à côté de la corbeille pleine de Simonnet.

Cependant, mon œil, qui de ce point élevé pouvait se porter indifféremment, à droite sur les toits rouges du village, à gauche sur les lignes des grands arbres bordant la rivière, ne se détacha pas un instant du vieux Garidel et de son fils. Je les voyais, tantôt traversant des marges lumineuses, car dans l’écartement des hauts peupliers, bien que le soleil eût versé violemment derrière Caroux, le ciel incendié lançait de splendides reflets, tantôt s’engouffrant dans les ombres noires des massifs que les lueurs mourantes n’avaient pu pénétrer.

Soudain, dans le silence qui m’enveloppait et commençait à m’effrayer, s’éleva le glapissement aigu de la Combale. La guerre allait-elle toujours son train? Convaincu qu’il ne pouvait rien m’arriver de fâcheux, quand les Garidel doublaient M. le maire, je m’élançai à toutes jambes.

Mes oreilles avaient ouï juste. C’était bien la mère de Liette qui pérorait, pérorait, pérorait. Je dois le reconnaître pourtant, bien que sa voix conservât toujours des notes criardes, le ton général s’en trouvait singulièrement apaisé. Les propositions désintéressées de Simonnet avaient-elles touché la vieille, et son avarice était-elle à bout d’arguments?..

– Oui, oui, Garidel, disait-elle, vous êtes un homme de sens, et le travail, je le sais, ne fait pas peur à votre garçon. Malgré tant de qualités, vous me laisserez le temps de réfléchir un brin, je pense. Le mariage est plus large que le ruisseau de Lavernière, et je veux que Liette pèse la chose, avant de passer cette rivière où tant d’autres se sont noyées. Ah! quand on est de l’autre côté de l’eau avec une bague au doigt, bonsoir! il faut demeurer avec son homme, serait-il aigre comme une cerise à Pâques ou comme un raisin à la Saint-Jean. Voilà le sort des femmes ici-bas?

– Vous savez bien, Combale, que Simonnet… interrompit Garidel.

– Il est du bois dont sont faits les hommes, et ce bois est dur… Mais parlons sérieusement: Liette ira habiter avec vous, dans votre maison?

– Certainement.

– Vous la nourrirez?

– Avec ce que nous aurons de meilleur: des choux, des châtaignes, du lard, quelquefois une bête de la basse-cour.

– Vous la vêtirez?

– Il y a des marchands d’étoffes à Bédarieux, et nous ne craindrons pas de leur montrer la couleur de notre argent.

– Et vous ne me demanderez rien?

– Rien! s’écria Simonnet, plus empressé que son père.

La vieille paysanne écarquilla ses yeux et regarda dédaigneusement le jeune homme. Puis, frappant sur le bras à Garidel:

– Répondez-moi donc, vous: les enfants sont les enfants, ils ne s’entendent nullement aux affaires.

– Pas un sou ne sortira de votre poche, Combale, murmura le vieux.

– Bon, bon! vous êtes du brave monde tout de même… Oh! pour du brave monde, il n’en existe pas de pareil aux Aires, et, si je ne dis pas oui, je ne dis pas non. On verra… On s’arrangera… Le temps est un grand maître…

Nous étions arrivés à la corbeille; Simonnet, la saisissant derechef, se la planta sur la tête.

On marchait dans le plus profond silence. Le seul bruit désormais qu’on entendît était celui du bâton de la Combale, frappant à intervalles égaux de petits coups secs sur le sol. Bientôt nous perçûmes les roulements clairs et vifs du ruisseau de Lavernière, lequel, aux approches du village, ayant à sauter par-dessus des roches élevées, bondit en cascatelles joyeuses au milieu des osiers blancs et des ajoncs aux feuilles longues et pointues comme des épées.

 

Nous avancions, chacun en proie à sa pensée intime et retenant toujours sa langue au nid. Nous touchâmes au bout du ruisseau. Là, je retrouvai le carrefour où, le jour du départ de mon oncle, nous nous étions embrassés, Marianne et moi. Je crus, dans les creux du gravier, discerner encore les traces fraîches des pas de la vieille gouvernante, et je me plus à y poser mes pieds d’enfant avec je ne sais quel enthousiasme ému qui me bouleversait le cœur.

Nous franchîmes le courant sur les hautes passerelles de pierre, les Garidel en avant, puis les Combal, moi le dernier, sentant, avec la nuit qui déjà enveloppait toutes les formes de ses ombres, mon âme, ma jeune âme tendre et affectueuse, habituée à toutes les caresses du presbytère, se noyer en une mélancolie dont il m’était impossible de déterminer clairement l’objet.

– Bonsoir, les amis, bonsoir! dit la Combale, tirant tout à coup vers sa maison, située en amont du ruisseau, tandis que les Garidel faisaient mine de gagner la leur, bâtie tout à fait en aval, au milieu d’une prairie, derrière un rideau de frênes et de peupliers.

– Bonsoir! répondit le père de Simonnet, essayant d’entraîner son fils, lequel, immobile, regardait M. le maire, ne finissait pas de le regarder.

– Attendez! s’écria le trop taciturne M. Combal.

– Qu’allez-vous faire, mon homme? interrogea la mère de Liette levant un visage refnogné.

– Les jours de lessive, reprit M. le maire, sont dans nos ménages villageois des jours de réjouissance et de fête. C’est chez nous une coutume de la plus grande ancienneté. Pourquoi, ce soir, ne souperions-nous pas tous ensemble, puisque aussi bien nous sommes sur le point de nous entendre et que les accordailles sont à peu près conclues.

– Rien n’est conclu, interrompit la vieille, rien n’est conclu de définitif. J’ai demandé le temps de me retourner, avant de dire à Liette: – «Arrange ton paquet et va-t’en chez les Garidel.» Crois-tu, par hasard, Ambroise, qu’on se dépouille de sa fille comme ça au pied levé, sans se donner une minute pour faire des réflexions? Moi, je veux peser le fort et le faible avant de poser ma croix sur le contrat.

– Réfléchis jusqu’à la fin du monde, femme, si cela te plaît. Mais je ne vois pas là une raison pour que les Garidel ne soupent pas avec nous.

– Des raisons! il te faut des raisons? Eh bien, je suis lasse de tenir table ouverte pour tout le monde que tu gorges chaque jour avec mon bien. Une fois c’est le facteur de la poste, une autre fois la ribambelle des conseillers, puis des gens de la mairie de Bédarieux qui viennent voir M. le maire des Aires! Ne m’a-t-il pas fallu, cet hiver, mettre toute ma cuisine en branle pour recevoir M. le sous-préfet de Béziers? Ce repas m’a coûté plus de quinze francs de bel et bon argent. Jésus-Dieu! quand je pense à ces trois écus qui sont sortis de ma bourse et que je ne rattraperai plus…

– Combale, intervint le vieux Simon avec une tristesse pénétrante, nous n’avons plus de femme, hélas! à la maison, mais notre pot y bout tout de même. Du reste, Simonnet, qui s’entend si bien à retourner la terre, s’entend également à fricoter les victuailles.

– Tenez! aujourd’hui, j’ai tué deux poulets de notre basse-cour, interjeta vivement le jeune homme, et, avant d’aller à la grave, je les ai portés chez notre voisine la fournière pour les faire rôtir.

– Deux poulets! s’écria la Combale avec une sorte de saisissement, deux poulets! Ah! quel monde vous êtes, Seigneur du ciel! Vous mangez donc comme ça votre volaille, vous autres? Ces poulets, vous les auriez vendus trois francs au marché de Bédarieux.

Et, se retournant vers son mari:

– Combal, ce n’est pas chez nous, ce soir, qu’on fait liesse, c’est chez les Garidel. Moi, je n’ai qu’une soupe de châtaignons à te donner, et ce n’est pas une soupe de roi.

– Ta femme a raison, mon ami, dit le vieux Garidel. Viens avec nous.

Simonnet plus que jamais tenait les yeux attachés sur M. le maire.

– Non, non! répliqua celui-ci d’un ton ferme. On soupe chez nous ce soir. Je l’ai dit et je ne m’en dédis point. Nous avons aussi une basse-cour, nous autres, où les ouailles sont en quantité.

– Je te conseille de toucher à mes bêtes, toi! cria la Combale d’un ton menaçant.

– Mais puisque nos poulets sont au four, insinua Simonnet, je pourrais bien aller les chercher, avec d’autres choses que nous avons là-bas… Que pensez-vous de mon idée, Combale? Je porterais aussi quelques bouteilles de notre vin…

– Je pense, répondit la vieille, apaisée, que je n’ai rien à la maison pour vous recevoir tous, et que, si tu trouves des provisions, toi…

Avant qu’elle eût fini de parler, encore que la corbeille lui pesât lourdement sur la tête, Simonnet était parti comme un trait.

Nous défilâmes à travers les rocailles qui, aux environs des Aires, dominent le ruisseau.

La Combale, peu satisfaite dans le fond, ne cessait de marmotter entre ses dents:

– Mais si ces Garidel ouvrent leur sac si largement devant leurs bouches et les bouches étrangères, le sac verra bientôt la dernière miette passer par-dessus les bords. Que restera-t-il alors? la toile, c’est-à-dire rien, absolument rien… Ah! malheur à ceux qui, dans leur jeunesse, s’oublient à manger le pain tendre; dans les vieux ans, il faudra mordre au pain dur, et on ne pourra pas, parce que nos dents tombent avant que nous soyons tombés… Le proverbe le dit d’ailleurs: – «Après blanc pain, pain bis ou faim…» Miséricorde! et Liette irait faire ménage avec ces gens prodigues, qui ne savent pas qu’un sou est un sou, et qu’un écu, quand nous avons le bonheur de le posséder, nous devons, pour qu’il ne nous échappe, l’enfermer sous trente-six clefs. L’argent, ça roule si vite! c’est tout rond… Enfin, on mangera leurs poulets, puisque aussi bien ils sont morts à cette heure et rôtis; on boira leur vin, puisque le voilà sorti de la cave; mais pour ma fille…

Liette parut sur le perron.

– Tout le linge est aux armoires, mère, dit-elle.

– Il faut que je recompte les pièces, moi! répondit la vieille, gravissant les degrés.

Simon Garidel faisait encore des façons. M. Combal lui prit le bras, et ils montèrent à leur tour.

Personne ne s’étant occupé de moi, je demeurai seul au bas du perron, l’esprit perplexe, l’âme troublée. Tout à coup la porte de la maison se ferma. Évidemment on ne me voulait pas, on me renvoyait. Je m’assis sur la dernière marche, autant affligé de l’oubli où l’on me laissait, qu’effrayé de la nuit qui s’épaississait à vue d’œil. Déjà je ne distinguais plus les massifs touffus de noisetiers qui, semblables à un courant de verdure, dégringolent du haut de la montagne, accompagnant le ruisseau de Lavernière à travers ses paresseux méandres, bondissant avec lui en cascade de feuillages aux endroits où l’eau se précipite de la cime des rochers, puis le suivant en droite ligne sur une arène paisible jusqu’à la rivière d’Orb.

Que devenir au milieu de ces ténèbres? Aurais-je le courage de remonter vers Saint-Michel, à travers les châtaigneraies désertes et noires? Découvrirais-je seulement le sentier que je devais suivre, perdu dans cette obscurité, dans cette horreur? Ma foi, j’essaierais de frapper à la porte des Combal, ainsi que je l’avais fait le matin.

La peur me poussant comme une main invisible cachée dans les ténèbres, je montai et posai un doigt tremblant sur le loquet.

En ce moment, la voix de Baptiste emplit de ses éclats bruyants, prolongés, la solitude où je sentais mon âme, mon cœur, tout mon être physique et moral se dissoudre en quelque sorte et s’anéantir. Qui sait? peut-être Barnabé venait-il d’entrer dans l’écurie.

Je bondis vers la porte à claire-voie.

IX

Ma fureur quand Liette m’embrasse, croyant embrasser Simonnet

N’y voyant goutte, c’est à tâtons que je dus me diriger vers Baptiste. Quant à lui, il poursuivait sa chanson aux notes larges, aux roulades saccadées.

– Tu es donc bien content, toi? lui dis-je, le saisissant aux naseaux pour lui rabattre le caquet.

Il se tut, et sa langue moelleuse et douce me lécha délicatement les mains.

Je n’étais plus autant effrayé: Baptiste me touchait, puis j’entendais les ruminements lents et cadencés des mulets de M. Combal.

«Au fait, pensai-je, si personne ne songe à venir me chercher dans cette écurie, pourquoi ne me résignerais-je pas à y coucher sur une botte d’esparcette, en quelque coin isolé? Les pâtres ne dorment-ils pas dans les étables, au milieu de leur bétail?»

En faisant ces réflexions pleines de cet effarement que l’isolement et la nuit provoquent chez tous les êtres faibles, en particulier chez les enfants, j’avais dénoué la longe de cuir qui retenait Baptiste à la mangeoire et l’avais conduit jusqu’à la porte de l’écurie, contre la claire-voie grande ouverte. Pourquoi avais-je délié ma bête? Je n’en savais rien. Je menai l’âne près du perron des Combal, et là je l’enfourchai sans plus ample délibération.

Allais-je partir au galop? Point. Je demeurai vissé sur ma monture, immobile, prenant un plaisir aussi véritable qu’il me serait difficile de l’expliquer à sentir Baptiste entre mes jambes, à l’entendre renâcler de temps à autre, à le voir, à lui caresser l’encolure de mes deux mains. Je n’étais plus seul!

Brusquement, les choses obscurcies reparurent à mes yeux, sous une lumière dont les ondes grises et blanches descendaient de Saint-Michel. J’attendis tout haletant. La lune se levait du côté de l’ermitage, derrière les masses monstrueuses des châtaigniers; je distinguai, à travers les rameaux que ses rayons timides pénétraient doucement, d’abord ses yeux, puis son nez, puis sa bouche, enfin toute sa large face ronde splendidement épanouie.

Au même instant, les noisetiers de Lavernière, morts, ensevelis, ressuscitèrent, et, par intervalles, l’eau du ruisseau se montra luisante et polie comme un miroir.

«Nous trouverions bien notre route à présent!»

Et mes talons frisaient déjà le poil profond de Baptiste, prêts à s’y enfoncer, quand la porte des Combal s’ouvrit tout en haut du perron.

Liette parut.

– Que fais-tu là sur ta bête? me demanda-t-elle.

– Je pars pour Saint-Michel… J’attendais la lune pour y voir.

– Comment, tu ne soupes pas avec nous?

– On ne me l’a pas dit.

– Je te le dis, alors.

Elle me retira les rênes, que j’avais ramenées au moment de lancer Baptiste.

– Descends, descends! me répéta-t-elle.

Je sautai sur le sol.

– Oui, lui dis-je, à toi, tout t’est égal, maintenant que tu es sûre d’épouser ton Simonnet. Mais pour moi, c’est différent… Si Barnabé m’attend là-haut?..

– Il t’attendra, pardi, le Frère! fit-elle, montrant l’étable à Baptiste, qui s’y précipita tout joyeux.

Négligeant la porte à claire-voie, la jeune fille ferma la porte pleine de l’écurie.

– A propos… me souffla-t-elle, se penchant vers moi au point que ses cheveux toujours au vent me dansèrent sur le front.

Elle s’arrêta.

– Que veux-tu?

– A propos… reprit-elle d’une voix si faible que, par un mouvement instinctif, renversant ma tête, je collai presque mon oreille contre ses lèvres.

Encore une fois, elle n’osa pas.

– Enfin, parleras-tu?

Nos poitrines étaient si rapprochées l’une de l’autre, que j’entendais son cœur battre distinctement. C’était comme le tic-tac de la pendule de mon oncle, seulement le balancier de Liette marchait plus vite.

Elle me passa son bras droit sur les épaules par un geste caressant, familier, et je la suivis dans le chemin étroit qui va en pente vers le ruisseau. Où me conduisait-elle?

– Je compte bien que tu ne me mènes pas à la grave à cette heure? lui dis-je.

– Oh! non.

– Alors, où?

– Tu étais là, toi, lorsque Simonnet et son père ont parlé à mes parents?

– Je crois bien! Je n’ai pas perdu une parole.

– Et que leur ont-ils raconté?

– Simonnet demande que tu deviennes sa femme, et Garidel, tout en se faisant tirer un peu l’oreille, a fini par appuyer son raisonnement.

– Ah! je les aime bien tous les deux!

– Simonnet d’abord?

– Oui, Simonnet d’abord… répondit-elle avec simplicité… Et les miens, qu’ont-ils dit?

– Pour ta mère, elle ne veut rien te donner, et ton mariage ne lui agrée en aucune façon. Mais ton père a manqué se fâcher, et il t’accordera Simonnet.

 

Le bras droit de Liette eut une crispation; sans que j’y fusse pour rien, mes joues allèrent droit à la portée de ses lèvres. Elle me baisa.

– Mon père est bon comme le bon Dieu du ciel! murmura-t-elle avec un enthousiasme qui la faisait vibrer tout entière. C’est lui sans doute qui a invité les Garidel à souper chez nous?

– Assurément il ne faut pas accuser la Combale de cette bonne action: elle est bien trop avare!

– Et Simonnet est allé chercher des poulets?

– Votre soupe de châtaignons aurait-elle suffi à tout le monde? Pour moi, je ne l’aime pas, la soupe de châtaignons, je t’en préviens.

Elle se pencha pour couper une fleur d’ajonc. Elle me la donna d’un air distrait.

– Que veux-tu que je fasse de cela? lui dis-je étonné.

– C’est vrai! murmura-t-elle en me la reprenant et la lançant dans le ruisseau.

Puis elle ajouta négligemment:

– Parfois, il me semble, me promenant avec toi, que je me promène avec Simonnet, et que tu es Simonnet.

– Tu te trompes: je suis le neveu de M. le curé! m’écriai-je, humilié qu’on pût me confondre avec un paysan.

– Simonnet est grand et tu es petit; Simonnet est fort et tu es faible; Simonnet m’aime, et toi… tu ne sais pas ce que c’est.

– Tant mieux, ma foi, si t’aimer devait me faire mettre en colère contre mes parents! répliquai-je d’un accent naïf et convaincu.

– Simonnet s’est donc mis en colère contre son père?

– Ah! je t’en réponds. Il lui a corné aux oreilles qu’à tout prix il voulait être ton homme, qu’il ne lui demanderait pas miette de son bien pour se marier, qu’il travaillerait pour nourrir ses enfants…

– Ses enfants?

– Les enfants qu’on a quand on est marié, parbleu!

Liette, qui me retenait toujours aux épaules, me ramena à elle et m’embrassa de nouveau.

– Ah ça! lui dis-je, fâché et me dégageant, tu me prends donc encore pour Simonnet?

– Que veux-tu? ce baiser m’est venu aux lèvres: il me fallait bien le donner à quelqu’un… J’eusse mieux aimé le garder pour Simonnet, mais je n’oserai jamais avec lui ce que j’ose avec toi…

– Il t’aime pourtant, ce garçon, tandis que tu ne m’es de rien, à moi.

– C’est peut-être pour cela que je n’ose pas… Puis, si quelqu’un nous voyait!..

Je la regardai, ébahi; mais il me fut impossible d’apercevoir son visage, tant elle tenait la tête inclinée sur sa poitrine.

La lune, dégagée des branchages des arbres, en pleine marche dans un ciel sans nuage criblé d’étoiles petites et pointues, répandait sur les campagnes tranquilles sa lumière égale et douce. Non-seulement les noisetiers, un moment engouffrés dans les ténèbres, avaient repris forme et couleur, mais aussi les saules et les osiers. On entrevoyait au bord de l’eau jusqu’à des touffes de germandrées, puis, parmi les fentes des roches, des rameaux vivaces de bruyères pourpres. L’air, d’une limpidité extrême, nous découvrait les maisonnettes du village, éparpillées çà et là capricieusement. Nous les eussions comptées une à une, s’il nous en eût pris fantaisie.

Cependant nous marchions toujours, Liette, que j’avais connue enjouée, folâtre, pour la première fois de sa vie méditative et grave; moi, fidèle à mon caractère expansif en dépit d’une sorte de mélancolie native, parlant beaucoup et me démenant davantage, maintenant que j’avais reconquis la liberté complète de mes jambes et de mes bras.

Enfin nous nous arrêtâmes. Nous étions sur la place du village. Préoccupé du gîte que je pourrais choisir, si je venais à me brouiller avec le Frère, je jetai les yeux sur la maison de M. Anselme Benoît. Les volets verts en étaient hermétiquement clos. Le médecin, selon son habitude, galantisait à la ronde.

Mon regard s’égara dans la large rue qui aboutit à l’église. L’église était ouverte. Quelques paysans, quelques paysannes y entraient pour réciter leur prière du soir.

«Comment, on priait, quand mon oncle n’était plus là dans sa grande stalle de noyer!»

Je vis, s’appuyant à la haute muraille de l’église, notre pauvre demeure lézardée, la cure, d’où tout le monde s’était enfui. Mon Dieu! que la maison de mon oncle me parut triste! J’en détournai vivement les yeux et me suspendis au bras de Liette, craignant de défaillir encore une fois et de tomber.

– Qu’as-tu? me demanda-t-elle.

– Si nous rentrions chez toi?

Elle leva la main et me désigna le four communal, qui occupe le milieu de la place des Aires.

– Entres-y, me dit-elle, et informe-toi si les poulets rôtissent.

Quelqu’un avait entendu la voix de la jeune fille, car, incontinent qu’elle eut parlé, un homme parut à la porte du four. Cet homme ne fit qu’un bond et se trouva auprès de nous. C’était Simonnet.

– Une minute tant seulement, dit-il, et tout est prêt.

Puis, saisissant Liette de sa main droite et moi de sa main gauche:

– Venez, venez!

Il nous entraîna.

Simonnet tira à lui la lourde porte de granit qui clôt le four. Quatre poulets, saupoudrés de mie de pain, crépitaient en deux grands plats de faïence. Le ton de leur peau, d’un jaune d’or, annonçait que la cuisson de ces bêtes allait arriver à point.

– Eh bien? interrogea le jeune homme, nous regardant d’un air satisfait.

– C’est trop, cela, répondit Liette.

Simonnet referma le four.

– Il fait bien chaud ici, fit-il, nous ressaisissant une main à l’un et à l’autre. Sortons.

Le four communal des Aires est une vaste rotonde décrépite, ruinée. D’énormes verrues de mousse verte parsèment les vieilles murailles, et plus d’une giroflée a pris racine dans les crevasses où le vent a pu déposer un peu de terre dans le courant des années. Un perron, large assise de pierre à peine équarrie sur lequel on hissa en retrait ce monument rustique, troué çà et là comme le sarrau usé d’un paysan, fait saillie tout autour du four communal, et offre un siége naturel aux commères, qui y passent de longues heures à dégourdir leurs langues, tandis que cuisent les fougasses et le pain. De là partent les médisances, les disputes, les haines, tout ce qui agite, trouble, passionne le village, le fait rire ou le fait pleurer.

Simonnet nous montra ce large perron lustré par les jupons rudes des paysannes et brillant sous la lune comme une glace. Nous nous assîmes tous les trois, lui occupant la place du milieu.

Tout à coup, le jeune paysan lâcha ma main, mais continua à retenir celle de Liette. Je remarquai même que, renflant ses dix doigts, il gardait la mignonne menotte de la jeune fille avec la même attention, la même délicatesse du toucher, les mêmes précautions minutieuses que s’il eût tenu prisonnier un chardonneret ou un rossignol.

Quant à Liette, elle ne bougeait, ne soufflait mot, se laissant faire, prenant plaisir à ce jeu où je ne comprenais rien. Du reste, leur attitude à tous deux était des plus singulière et provoquait chez moi le plus parfait étonnement.

J’avais cru qu’en nous attirant si vite au dehors, Simonnet avait quelque chose d’intéressant, de curieux à nous raconter, une histoire comme Barnabé en savait par centaines; et voilà que, silencieux autant que Liette, il demeurait bec cousu, mangeant la jeune fille de ses deux grands yeux affamés, et capable seulement de frapper en cadence la pierre du perron avec les talons de ses souliers. A la fin des fins, je m’ennuyais horriblement, moi, à les contempler, et je me levai.

– Où t’en vas-tu? me demanda Liette.

– Ah ça! crois-tu que je m’amuse beaucoup avec vous? Vous êtes là muets comme des truites de l’Orb, et vous passez tout le temps à vous regarder à l’égal de gens qui ne se seraient jamais rencontrés.

– Mais, pétiot, quand on doit se marier, il faut bien se regarder, dit Simonnet.

– Se regarder!.. Et pourquoi?

Il hésita.

– Pour se voir, répondit-il… Moi, bien que je connaisse Liette, il me semble que je la vois pour la première fois de la vie. Elle est toute nouvelle pour moi. Quels jolis yeux elle a! quel front et quelles joues, plus blancs et plus roses que la fleur de nos amandiers! quelle bouche, plus rouge qu’une fraise mûre sous bois! quels cheveux!..

– Oh! pour les cheveux, interrompis-je, n’en parlons pas; Liette ferait mieux de les peigner souvent et d’y mettre de la pommade, que de les laisser ainsi flotter sur son visage. Regarde-la donc, Simonnet, elle est tout éborgnée, les mèches lui retombent jusque par-dessous le menton.

La jeune fille, en effet, se sentant rougir aux compliments enthousiastes du jeune homme, avait fait un simple mouvement de tête, et sa chevelure indomptée, se dénouant, s’était abattue comme un voile sur ses traits.