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Mathilde

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CHAPITRE V.
LA PRINCESSE KSERNIKA

M. de Lancry ne me dit pas un mot pendant le temps que nous mîmes à arriver chez mademoiselle de Maran; il semblait rêveur, abattu.

Lorsque la voiture s'arrêta devant la porte, le cœur me manqua. Je suppliai Gontran de remettre au moins cette visite, il me répondit par un geste d'impatience.

Je vis quelques voitures dans la cour de l'hôtel, je fus presque contente; il me semblait qu'une première entrevue avec ma tante me serait ainsi moins pénible.

Quelle fut ma surprise en entrant dans le salon de retrouver M. Lugarto! J'y vis aussi la princesse Ksernika, qui assistait à la représentation de Guillaume Tell lorsque j'étais allée à l'Opéra avec mademoiselle de Maran, dans la loge des gentilshommes de la chambre.

– Bonjour enfin, ma chère enfant, – me dit ma tante de l'air du monde le plus affectueux en se levant pour m'embrasser.

Je frissonnai; je fus sur le point de la repousser. A un regard de Gontran, je me résignai.

– Mais c'est qu'elle est encore embellie, – dit mademoiselle de Maran en m'examinant avec sollicitude. – C'est tout simple… le bonheur sied si bien! Et Gontran sait mieux que personne prodiguer cette parure-là. – Puis, s'adressant à madame Ksernika: – Ma chère princesse, permettez-moi de vous présenter madame de Lancry, ma nièce, ma fille adoptive.

La princesse se leva et me dit avec beaucoup de grâce:

– Nous commencions, madame, à trouver M. de Lancry bien égoïste; mais on ne le blâmait sans doute autant que parce qu'on l'enviait davantage…

Je saluai madame Ksernika, je m'assis près d'elle.

C'était une très-jolie femme, blonde, grande, mince, d'une taille et d'une tournure charmante; ses traits, d'une extrême régularité, avaient presque toujours une expression hautaine, boudeuse ou ennuyée; ordinairement elle fermait à demi ses grands yeux bleus un peu fatigués. Cette habitude, jointe à un port de tête assez impérieux, lui donnait un air plus dédaigneux que véritablement digne… Polonaise, elle parlait notre langue sans le moindre accent, mais avec une sorte d'indolence et de lenteur presque asiatique. Quoiqu'elle fût d'une superbe élégance, elle se recherchait encore plus dans sa parure que dans sa personne.

A peine fus-je assise auprès de la princesse, que M. Lugarto vint se mettre derrière moi sur une chaise, et me dit familièrement:

– Eh bien! est-ce que vous êtes encore fâchée?.. Vous voulez donc la guerre?.. – Et, s'adressant à madame de Ksernika en me montrant du regard, il ajouta:

– Princesse, dites-lui donc que je gagne à être connu, et qu'il vaut mieux m'avoir pour ami que pour ennemi.

Je rougis de dépit; je n'osais, de peur de déplaire à Gontran, répondre avec dureté; je gardai le silence.

La princesse reprit de sa voix langoureuse et en regardant avec hauteur M. Lugarto par-dessus son épaule:

– Vous?.. Il me serait fort égal de vous avoir pour ami ou pour ennemi, car je ne croirais pas plus à votre amitié que je ne craindrais votre inimitié.

– Allons donc, princesse, vous êtes injuste.

– Non, vous savez que je ne vous gâte pas… moi… je suis peut-être la seule personne qui vous dise vos vérités… Vous devez m'en savoir gré… car je ne me donne pas la peine de les dire à tout le monde. Est-ce que vous ne trouvez pas, madame, – dit la princesse en s'adressant à moi, – qu'il faut faire une espèce de cas des gens pour leur dire ce que le reste du monde n'ose pas leur dire?

– En cela, madame, – répondis-je, – il me semble que l'estime et le mépris se traduisent de la même sorte.

– Expliquez-nous donc cela? – me dit M. Lugarto.

– Eh bien! je crois, monsieur, qu'on peut dire les plus dures vérités, sans faire le moindre état de la personne à laquelle on les adresse.

– Est-ce que c'est pour moi que vous dites ça? – reprit M. Lugarto avec son imperturbable assurance.

– Vous mériteriez bien qu'on vous répondît Oui, – dit la princesse; – savez-vous que je ne comprends pas pourquoi hommes et femmes tolèrent vos airs audacieux et familiers?

– C'est mon secret, et vous ne le saurez pas.

– Vous allez me faire croire à quelque pouvoir… surnaturel, n'est-ce pas?

– Peut-être.

– Vous êtes fou!..

– Je suis fou? Eh bien! voulez-vous que je vous fasse d'abord rougir jusqu'au blanc des yeux, et puis ensuite pâlir plus que vous ne le voudrez?

– C'est bien usé cela… – répondit la princesse avec indolence. – Vous allez me proposer de me magnétiser? Et vous ne savez peut-être pas seulement ce que c'est que le magnétisme; car vous n'êtes pas savant, vu que la science ne s'achète pas avec de l'argent.

M. Lugarto souriait depuis quelques moments d'un sourire méchant et convulsif qui lui était particulier… Je lisais dans ses yeux ternes l'expression d'une joie maligne; il dit lentement en attachant un long regard sur la princesse:

– Je suis ignorant comme un sauvage, c'est vrai; mais il y a des choses que personne au monde que moi ne peut savoir, parce qu'il faut beaucoup d'argent pour acheter cette science-là.

– Vraiment? – dit dédaigneusement la princesse.

– Vraiment… Et ce qu'il y a de plus piquant, c'est que ma science n'a l'air de rien… mais, comme tous les gens habiles, avec peu je fais beaucoup. Ainsi, par exemple, vous n'avez pas idée des résultats que j'obtiens, je suppose, avec une date, un nom de rue et un numéro.

Je regardai par hasard la princesse; elle devint pourpre.

– Ainsi le 12 décembre… rue de l'Ouest… n. 17… par exemple… cela a l'air de ne rien signifier du tout, – reprit M. Lugarto, – et pourtant il n'en faut pas davantage pour vous faire pâlir… maintenant que vous avez rougi, comme je vous l'avais prédit…

Puis il reprit de manière à n'être entendu que d'elle et de moi:

– Faites donc attention, princesse, on vous remarque; ne me regardez pas ainsi d'un air fixe et ébahi, cela vous va mal. Vos yeux sont bien plus jolis lorsqu'ils sont à demi fermés, – ajouta-t-il avec une cruelle ironie.

Madame Ksernika était en effet d'une pâleur extrême, elle semblait fascinée par la révélation que venait de lui faire M. Lugarto.

A ce moment, mademoiselle de Maran causait à voix basse avec M. de Lancry. Remarquant l'agitation de madame de Ksernika, elle lui dit:

– Est-ce que vous êtes souffrante, chère princesse?

– Oui, madame, j'ai eu toute la journée une migraine affreuse, – dit la pauvre femme, en balbutiant et en se remettant avec peine.

– Vous le voyez… il vaut mieux m'avoir pour ami que pour ennemi, – me dit tout bas M. Lugarto.

Il se leva.

Deux femmes entraient alors; la princesse put sortir et déguiser plus facilement son trouble…

Je restai presque terrifiée du pouvoir mystérieux de M. Lugarto.

Gontran me fit un signe, en me montrant un fauteuil vide auprès de mademoiselle de Maran; j'allai m'y asseoir. Ma tante me dit tout bas:

– Est-ce que vous croyez que j'ai donné dans la migraine de cette belle princesse Micomicon… Je parie que ce nègre blanc, – et elle me montra M. Lugarto, – lui a dit quelque infamie, qu'elle mérite bien, d'ailleurs, car, quoique son mari la batte comme plâtre, et qu'il lui ait déjà cassé un bras, elle est loin d'être quitte envers lui; elle lui redoit au moins son autre bras et ses deux jambes, s'il est disposé à lui briser un membre par chaque amoureux. Mais, c'est égal, l'impudence de ce M. Lugarto m'a révoltée. Je n'ai consenti à recevoir cette espèce archimillionnaire que pour me donner le régal de le flageller d'importance.

Malgré l'aversion que mademoiselle de Maran m'inspirait, je ne pus m'empêcher de lui savoir gré de cette résolution.

Les deux femmes nouvellement arrivées causèrent quelques instants avec mademoiselle de Maran, Gontran et M. Lugarto.

– Dites donc, monsieur Lugarto, – s'écria tout à coup mademoiselle de Maran, tout en travaillant à son tricot, et en interrompant l'un de ces silences qui coupent souvent les conversations; – est-ce que c'est à vous cette voiture où je vous ai rencontré l'autre jour?

– Pour quelle raison me demandez-vous cela? – dit négligemment M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran, au lieu de répondre à cette question, en fit une autre. Elle m'avait toujours dit que rien n'était plus impertinent et plus dédaigneux que ce procédé.

– Pourquoi donc alors qu'il y avait des armoiries sur c'te voiture, si elle est à vous?

– Ce sont les miennes, madame, – dit M. Lugarto en rougissant de dépit; car son imperturbable audace était en défaut lorsqu'on attaquait ses ridicules prétentions nobiliaires.

– Est-ce que vous les avez payées bien cher ces armoiries-là? – dit mademoiselle de Maran.

Il y eut un moment de silence très-embarrassant. M. Lugarto serra les lèvres l'une contre l'autre en fronçant le sourcil. Je regardai Gontran. Il ne put s'empêcher d'abord de sourire amèrement; puis, à un regard à la fois colère et suppliant de M. Lugarto, il dit vivement à mademoiselle de Maran:

– A propos d'armoiries, madame, est-ce que vous aurez la bonté de me prêter votre d'Hozier; j'aurais quelques recherches à faire sur une de nos branches collatérales. Mais j'y songe, ne pourriez-vous pas?..

– Laissez-moi donc tranquille avec vos branches collatérales, – reprit mademoiselle de Maran; – vous venez vous jeter à la traverse d'une conversation intéressante! Dites donc, monsieur Lugarto, on vous a joliment volé, si on vous a vendu ces armoiries-là cher… Je parie que c'est une imagination de votre carrossier… Alors, permettez-moi de vous le dire, ça n'a pas de sens commun. Est ce qu'il faut jamais s'en rapporter à ces gens-là pour composer un blason? Puisque vous vouliez vous passer cette fantaisie, il fallait vous adresser mieux.

– Mais, madame, – dit M. Lugarto, en devenant pâle de colère contenue…

 

– Mais, monsieur, je vous répète que votre carrossier ou son peintre sont des imbéciles. Est-ce qu'on a jamais vu mettre en blason métal sur métal? Figurez-vous donc, mon pauvre monsieur, qu'ils se sont outrageusement moqués de vous avec leurs étoiles d'or en champ d'argent; ils ont inventé ça parce que c'était plus riche probablement, et que ça rappelait ingénieusement vos monceaux du piastres et de doublons… Sans compter les deux lions rampants dont ces imbéciles ont affublé votre écusson. Dites-moi, savez-vous qu'ils feraient un effet superbe, vos deux lions rampants, s'ils n'avaient pas l'inconvénient d'appartenir à la maison royale d'Aragon?

– Mais, madame, ce n'est pas moi qui ai inventé ces armoiries. Ce sont celles de ma famille, dit M. Lugarto en se levant avec impatience, et en lançant un coup d'œil furieux sur Gontran.

Celui-ci voulut en vain intervenir dans la conversation; mademoiselle de Maran n'abandonnait pas si facilement sa proie.

– Ah! mon Dieu!.. mon Dieu!.. Vraiment… ce sont les armoiries de votre famille? – s'écria ma tante en ôtant ses lunettes, et en joignant les mains avec une apparente bonhomie. – Pourquoi donc que vous ne me l'avez pas dit tout de suite? Après cela, il n'y a rien que de très-naturel là dedans. Il est probable, voyez-vous, qu'un Lugarto, pour quelque beau fait d'armes contre les Morisques d'Espagne, aura obtenu d'un roi d'Aragon la faveur insigne de porter des lions rampants dans ses armes, de même que nos rois ont octroyé les fleurs de lis à certaines maisons de France… C'est comme vos étoiles d'or en champ d'argent: c'est, bien sûr, quelque glorieux mystère héraldique enseveli dans vos archives de famille. Et moi qui m'en moquais! mais c'est-à-dire que maintenant je les admire sur parole, vos étoiles d'or en champ d'argent! C'est peut-être, dans son genre, un blason aussi unique, aussi particulier que la croix de Lorraine, que le créquier de Créquy, que lus mâcles de Rohan, ou que les alérions de Montmorency. Ça doit être furieusement curieux l'origine de vos étoiles d'or en champ d'argent! Recherchez-nous donc cela, mon cher monsieur.

– Madame, si c'est une raillerie, franchement je la trouve de mauvais goût, – dit M. Lugarto en tâchant de reprendre son sang-froid.

– Mais pas du tout, mon cher monsieur, rien n'est plus sérieux; or, j'y songe, vous êtes originaire du Brésil, le Brésil appartient au Portugal, le Portugal a appartenu à l'Espagne, vous voyez bien qu'en remontant nous approchons des rois d'Aragon. Ah bien! oui; mais voilà une toute petite chose qui m'arrête dans mon ascension vers le passé.

– Eh! mon Dieu, madame! ne vous en occupez pas; je vous rends grâce de toute votre sollicitude, – s'écria M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran ne fit pas semblant de l'avoir entendu, et reprit:

– Oui, il n'y a que cette petite difficulté-là, c'est qu'on dit que monsieur votre grand-père était quelque chose comme un esclave nègre, ou approchant.

– Madame… vous abusez…

– C'est là ce qui fait, reprit mademoiselle de Maran, sans abandonner son tricot, – c'est là ce qui fait que je ne peux pas venir à bout de me figurer monsieur votre grand-père avec une couronne de comte sur la tête. Coiffé de la sorte, il ressemblerait comme deux gouttes d'eau à ces vilains sauvages de Bougainville qui portaient gravement une croix de Saint-Louis passée dans le bout de leur nez. Est-ce que vous ne trouvez pas?

Je frémis de l'expression presque féroce que prit un moment la physionomie de M. Lugarto; cette expression me frappa d'autant plus, qu'au même instant il partit d'un éclat de rire nerveux et forcé.

– N'est-ce pas que c'est une drôle de comparaison que j'imagine là? – dit mademoiselle de Maran en s'adressant à M. Lugarto.

– Très-drôle, madame, très-drôle; mais avouez que j'ai le caractère bien fait.

– Comment donc! mais le meilleur du monde; et je suis bien sûre que vous ne garderez pas contre moi la moindre rancune. Et après tout, vous avez raison; il n'y a rien de plus innocent que mes plaisanteries.

– De la rancune, moi! dit M. Lugarto; – ah! pouvez-vous le croire? Tenez, je veux emmener tout de suite Gontran avec moi pour rire avec lui à notre aise de mes étoiles d'or en champ d'argent.

– Pendant que vous y serez, riez donc en même temps de vos lions rampants, – ajouta mademoiselle de Maran. – C'est ce qu'il y a de plus pharamineux dans votre blason. Mais tout cela, – reprit-elle, – ce sont des folies; gardez vos armoiries mon cher monsieur, gardez-les; ça jette de la poudre aux yeux des passants. C'est tout ce qu'il faut pour des yeux bourgeois; car vos innocentes prétentions nobiliaires ne dépassent pas nos antichambres. Quant à nous, pour nous éblouir, ou plutôt pour nous charmer, vous avez, ma foi, bien mieux que des étoiles d'or en champ d'argent; vous réunissez toutes sortes de qualités de cœur et d'esprit, toutes sortes d'immenses savoirs et de modesties ingénues; aussi, quand vous ne seriez pas riche à millions, vous n'en seriez pas moins un homme joliment intéressant et furieusement compté, c'est moi qui vous le dis.

– Je sens tout le prix de vos louanges, madame, je tâcherai de m'acquitter envers vous, et d'étendre, si je le puis, ma reconnaissance aux personnes de votre famille et à celles qui vous intéressent, – répondit M. Lugarto avec amertume et en me jetant aussi un regard furieux.

– Et j'y compte bien, car je ne suis pas égoïste, – répondit mademoiselle de Maran avec un étrange sourire.

– Venez-vous, Lancry? – dit M. Lugarto à mon mari.

– Je vous verrai ce soir au club, nous en sommes convenus, – répondit Gontran avec embarras.

– Oui, mais j'avais oublié une chose: notre homme de Londres nous attend à trois heures, – dit M. Lugarto d'un air impérieux.

A ces mots, M. de Lancry fronça les sourcils, se leva, et dit à mademoiselle de Maran:

– Madame, je vous laisse Mathilde; M. Lugarto me rappelle un engagement que j'avais oublié.

Je jetai un regard suppliant sur Gontran, il l'évita:

– Lugarto me mène, – ajouta-t-il, – gardez la voiture, je vous reverrai à dîner.

Les deux femmes qui avaient été comme moi spectatrices muettes de cette scène entre mademoiselle de Maran et M. Lugarto, s'en allèrent quelques instants après.

Je restai seule avec mademoiselle de Maran.

CHAPITRE VI.
MADEMOISELLE DE MARAN

Longtemps et douloureusement contenue, mon indignation éclata enfin contre cette femme, qui avait osé calomnier ma mère d'une manière si atroce.

– Voilà une leçon que cet impertinent n'oubliera pas de sitôt, – me dit mademoiselle de Maran. – Il sera d'autant plus furieux que je la lui ai donnée, et ma foi fort à dessein, cette leçon, devant les deux comtesses d'Aubeterre, qui sont les plus mauvaises langues que je connaisse. Ce soir, tout Paris saura l'histoire des étoiles d'or en champ d'argent.

– Madame, – dis-je à mademoiselle de Maran, – vous devez être étonnée de me voir chez vous?

– Étonnée! Et pourquoi cela, ma chère petite?

Cet excès d'audace augmenta mon indignation.

– Écoutez-moi, madame: il n'y avait au monde que la volonté de M. de Lancry qui pût m'obliger à vous revoir après les affreuses paroles que vous avez osé prononcer contre ma mère. Tout à l'heure j'avais peur de me trouver seule avec vous; maintenant j'en ai moins de regret: je puis vous exprimer toute l'horreur que vous m'inspirez.

– Mathilde… vous oubliez…

– Je me souviens, madame, de vos cruautés, je me souviens des chagrins dont vous avez abreuvé mon enfance et ma jeunesse. Pourtant j'aurais pu vous les pardonner en faveur du bonheur dont je jouis depuis mon mariage, bonheur auquel vous avez sans doute involontairement contribué…

– Involontairement, non, ma chère petite, je savais bien ce que je faisais; c'est justement pour cela que votre ingratitude…

– Mon ingratitude? Cette raillerie est cruelle, madame!

– Eh… oui… oui… votre ingratitude, – s'écria mademoiselle de Maran en m'interrompant avec colère. – Oui, vous êtes une ingrate de ne pas avoir apprécié ce que je faisais pour vous… en empêchant votre mari de se couper la gorge avec ce misérable M. de Mortagne.

– Fallait-il, madame, recourir à une épouvantable calomnie pour empêcher ce malheur? D'ailleurs, Gontran m'avait promis…

– Belle promesse qu'il n'aurait pas tenue!.. au lieu que maintenant il respectera celui qu'il croit votre père…

– Maintenant, – m'écriai-je, – osez-vous croire M. de Lancry capable d'ajouter foi à un si abominable mensonge? Ah! madame, j'aime bien mon mari, je sens mon amour assez puissant pour résister à toutes les épreuves, à son abandon même… il n'est au monde qu'une occasion où mon cœur trouverait la force de l'accuser… ce serait le jour où… Mais, non… non… c'est impossible, impossible! Tout à l'heure encore il m'a répété que cette affreuse calomnie était détruite par son exagération même.

– Eh bien! alors de quoi vous plaignez-vous? Si Gontran n'y croit pas, si M. de Mortagne n'y croit pas, quel mal vous ai-je fait? J'ai peut-être empêché un événement sinistre, voilà tout; laissez-moi donc tranquille.

– Voilà tout, madame? Et pourtant vous l'avez vu, je n'ai pu résister à la violence de cet horrible coup.

Je ne pus retenir mes larmes en prononçant ces derniers mots. Mademoiselle de Maran se leva, vint à moi, et prit un accent presque affectueux:

– Allons, allons, calmez-vous; sans doute j'ai eu tort, chère petite; j'ai voulu faire le bien à ma façon… je m'y suis mal pris, parce que je n'en ai pas l'habitude. Que voulez-vous? dans cette occasion j'ai peut-être agi comme une vipère qui se serait crue une sangsue… mais il faut pourtant tenir compte à cette pauvre vipère de sa bonne volonté.

Cette hideuse plaisanterie me révolta.

– Je vous connais trop, madame, pour croire à un bon sentiment de votre part; votre méchanceté même ne se contente pas du présent, elle embrasse l'avenir et le passé; ces paroles, vous ne les avez pas dites sans en calculer le résultat; elles cachent quelque odieuse arrière-pensée qui ne se révélera que trop tôt peut-être.

– Eh bien! après? – s'écria mademoiselle de Maran avec impatience. – Qu'est-ce que vous voulez conclure de tout ça? Ce qui est fait est fait, n'est-ce pas? Gontran veut que vous continuiez à me voir, vous lui obéirez. A quoi bon récriminer sur ma méchanceté? Je suis comme cela, et trop vieille pour changer… De deux choses l'une, ou mon aversion contre vous n'est pas éteinte, ou elle l'est… Si elle l'est, vous n'avez rien à craindre de moi, et vos reproches sont inutiles; si elle ne l'est pas, tout ce que vous me dites ou rien c'est la même chose. Vous ne pouvez pas me nuire, et moi je puis vous nuire; ne tentez pas de lutter. Je peux, je sais bien des choses… Vous avez vu comme je l'ai arrangé ce Lugarto, à qui son opulence colossale et la platitude du monde semblent donner un brevet d'audace et d'insolence!.. maintenant il sait que quand je mords, je mords bien, et que la cicatrice reste… Il me haïra, ça, j'y compte bien; mais en même temps il me craindra comme le feu; car, si je m'acharne après lui, je le traquerai de salon en salon et je ne le ménagerai pas… Aussi maintenant je le tiens dans la main… ce vilain homme! Or, rappelez-vous bien, chère petite, qu'il aimera toujours mieux prendre pour ennemis mes ennemis que de m'avoir à ses trousses. Vous m'entendez, n'est-ce pas? – ajouta ma tante en me lançant un regard d'ironie cruelle; – aussi je ne dis rien de plus. Seulement ne me poussez pas à bout et soyez gentille.

Je restai accablée d'effroi… Je ne pouvais prononcer une parole. Ce que me disait mademoiselle de Maran n'était que trop vrai: elle seule pouvait se mettre assez au-dessus des convenances pour attaquer si impitoyablement M. Lugarto dans son orgueil, et le dominer ainsi par la frayeur.

Je frémis en songeant à la possibilité de je ne sais quel monstrueux accord conclu entre cet homme et mademoiselle de Maran, accord basé sur leur méchanceté commune.

Un invincible pressentiment me disait que Gontran subissait malgré lui l'influence de M. Lugarto. A quelle cause fallait-il attribuer cette influence; c'est ce que j'ignorais. Assaillie par ces soupçons, je reconnaissais que les menaces de mademoiselle de Maran n'étaient pas vaines.

Oh! ce fut un moment affreux que celui où je me sentis forcée de contenir mes ressentiments devant cette femme qui avait outragé la mémoire de ma mère!

– Allons, allons, je vois que nous nous entendons, n'est-ce pas? – me dit mademoiselle de Maran avec son sourire sardonique. – Vous irez à ce bal du matin de madame l'ambassadrice d'Angleterre; j'irai peut-être aussi pour méduser ce Lugarto, et le tenir dans ma dépendance. Dites donc, chère petite, est-ce que vous ne trouvez pas que je lui ai donné un joli échantillon de mon savoir-faire? Examinez bien demain son visage de cire jaune quand il m'apercevra… ça vous amusera et moi aussi… Peut-être je vous l'immolerai… cet archimillionnaire… peut-être, au contraire… Mais je ne dis rien… Qui vivra verra.

 

Je quittai ma tante dans un état d'inquiétude inexprimable; je me rappelai son entretien avec une sorte de terreur sourde. De tous côtés je ne voyais que haine, que périls, que perfidies cachées. J'aurais préféré de franches menaces aux sinistres réticences de mademoiselle de Maran.

Je rentrai chez moi absorbée par ces tristes pensées. Dans un moment de désespoir, je songeai à M. de Mortagne; mais, grâce à ma tante, je ne pouvais même penser à mon unique protecteur sans un souvenir douloureux, sans me rappeler les scènes cruelles qui avaient précédé et suivi mon mariage.

Ma voiture s'arrêta un moment avant que d'entrer dans la cour. Machinalement je jetai les yeux sur la maison qui était en face de la nôtre.

Au second étage, à travers un rideau à demi soulevé, je reconnus M. de Mortagne, assis dans un grand fauteuil; il me parut très-pâle, très-souffrant; il me fit rapidement un signe de la main, comme pour me dire qu'il veillait sur moi, puis le rideau retomba.

J'eus un moment d'espérance ineffable; je me sentis plus forte, moins effrayée, en sachant cet ami près de moi; je ne doutai pas de son appui dans un cas extrême. Je remerciai la Providence des secours imprévus qu'elle semblait ainsi m'offrir.

M. de Lancry n'était pas encore rentré; je m'habillai pour dîner, me rappelant avec des regrets pleins d'amertume que, dans notre charmante retraite de Chantilly, je me faisais belle aussi, et que j'arrivais près de Gontran radieuse et fière de mon bonheur.

Hélas! deux jours à peine me séparaient de ce passé si enchanteur, déjà il me semblait que des mois s'étaient écoulés depuis ce temps heureux!

Sept heures sonnèrent, Gontran ne vint pas.

Je ne commençai à m'inquiéter sérieusement que vers les huit heures; je fis demander par Blondeau au valet de chambre de M. de Lancry s'il avait donné quelque ordre; il n'en avait donné aucun; on l'attendait pour dîner.

A huit heures et demie, ne pouvant vaincre mes craintes, je me décidai à envoyer un de nos gens à cheval chez M. Lugarto, afin de savoir si M. de Lancry n'y était pas resté; j'écrivis un mot à mon mari, en le suppliant de me rassurer.

M. Lugarto demeurait rue de Varennes; je recommandai la plus grande promptitude; j'attendis le retour de mon messager avec une pénible impatience.

Une demi-heure après, Blondeau entra.

– Eh bien? – m'écriai-je.

– M. le vicomte est chez M. Lugarto, madame; monsieur a fait répondre à Jean que c'était bon, et qu'on prévienne madame qu'il ne reviendrait que très-tard.

Je ne fus rassurée qu'à demi. Pour que Gontran m'eût ainsi oubliée, il fallait sans doute qu'il eût de graves préoccupations; je l'attendis.

Hélas! pour la première fois je connus cette anxiété dévorante avec laquelle on compte les minutes, les heures; ces tressaillements d'espoir que cause le moindre bruit, et les mornes abattements qui leur succèdent.

J'avais envoyé ma pauvre Blondeau chez le portier, en lui recommandant de guetter le retour de M. de Lancry et de venir tout de suite m'en faire part. Sans les événements de la journée, de telles angoisses eussent été puériles, mais tout ce qui s'était passé les excusait peut-être.

A minuit, Gontran n'avait pas paru; alors les frayeurs les plus folles, les plus exagérées, s'emparèrent de moi. Je me souvins des sinistres regards que M. Lugarto avait jetés sur Gontran. Sans réfléchir au peu de vraisemblance de mes craintes, je crus M. de Lancry en danger, je demandai ma voiture, je dis à Blondeau de m'accompagner.

– Mon Dieu! où voulez-vous aller, madame?

– A la porte de M. Lugarto. Tu monteras chercher M. de Lancry, tu lui diras que je suis en bas à l'attendre. Je ne puis supporter un moment de plus cette incertitude.

– Mais, madame, rassurez-vous.

A cet instant, un bruit presque imperceptible arriva à mon oreille, c'était la grande porte qui se refermait; un instinct inexplicable me dit que Gontran venait de rentrer.

Sans songer à ce que je faisais, je sortis de ma chambre, je courus au-devant de mon mari; je le trouvai dans le salon qui précédait sa chambre à coucher.

– Vous voilà, mon Dieu! vous voilà! Ne vous est-il rien arrivé? – m'écriai-je d'une voix défaillante, en lui prenant les mains.

– Rien, rien; mais passons chez vous, – me dit M. de Lancry, en me montrant son valet de chambre d'un coup d'œil irrité.

Je compris le peu de convenance de cette scène devant nos gens; mais mon premier mouvement avait été tout irréfléchi.

Je craignis d'avoir contrarié Gontran; mon cœur se serra lorsque je fus seule avec lui. Alors seulement je remarquai qu'il était très-pâle, très-défait.

– Mon Dieu! Gontran, que vous est-il arrivé? – m'écriai-je.

– Et que vouliez-vous qu'il m'arrivât? Êtes-vous folle! Tout cela n'est-il pas naturel, très-naturel? – ajouta-t-il d'un air qui me parut presque égaré, et en riant d'un rire sardonique qui m'épouvanta. – Quoi de plus simple? J'ai retrouvé le meilleur de mes amis, le tigre que j'ai dompté, vous savez… Je vous présente ce cher Lugarto; il vous trouve charmante; vous le traitez avec le dernier mépris… Il va chez votre tante, qui l'accable des plus sanglantes épigrammes… Lui qui a le caractère le meilleur, le plus inoffensif, le plus généreux, prend ces malices en très-bonne part; il en rit comme j'en ris moi-même maintenant, fort gaiement… C'est qu'en effet il n'y avait rien de plus piquant, de plus gai que vos épigrammes et que celles de votre tante; elles étaient avec cela d'un à-propos inouï.

La voix de M. de Lancry était saccadée, interrompue par des éclats de rire brusques, nerveux; il me parlait presque sans me voir, et en marchant avec agitation, comme s'il eût été en délire.

– Mon Dieu!.. mon Dieu!.. Gontran, vous m'épouvantez… Par pitié… dites… qu'avez-vous?

Mon mari s'arrêta brusquement devant moi, passa ses deux mains sur son visage, me parut revenir à lui, et me dit d'une voix terrible:

– Ce que j'ai?.. ce que j'ai?.. Vous ne savez donc pas quel est l'homme que vous et votre tante avez impitoyablement raillé? Votre infernale tante a fini tantôt ce que vous avez si bien commencé ce matin. Ah! Mathilde!.. Mathilde!.. qu'avez-vous fait?.. Malheureuse femme! que les suites de votre imprudence n'atteignent que moi! ajouta Gontran d'un accent douloureux en quittant ma chambre…

Je voulus le suivre… D'un geste impérieux il me commanda de rester.