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Mathilde

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CHAPITRE IV.
LA LETTRE

Le jour de la signature du contrat, je fus réveillée selon mon habitude par Blondeau, qui m'apporta la corbeille d'héliotrope et de jasmin que depuis six semaines Gontran m'envoyait chaque matin.

J'ai toujours attaché une importance extrême à ce qu'on appelle vulgairement les petites choses. Des attentions délicates, quand elles sont persistantes, prouvent la constante occupation de la pensée; les occasions où l'on peut montrer son dévouement par quelque acte éclatant sont si rares, qu'il vaut mieux donner, si cela se peut dire, la monnaie courante de ce dévouement.

Ceux qui le réservent absolument pour les circonstances extraordinaires semblent vous dire: Noyez-vous… jetez-vous au milieu des flammes, et alors vous saurez ce que je vaux.

Fataliste de cœur, comme je l'étais, cette corbeille de fleurs de chaque matin avait pour moi une grande signification. Le souvenir du premier aveu de Gontran s'y rattachait, et je songeais avec un indicible bonheur que désormais chaque jour commencerait pour moi par une pensée de lui, qui me viendrait au milieu de mes fleurs de prédilection.

De très-bonne heure j'allai à l'église avec madame Blondeau. En voyant arriver le moment où j'allais appartenir à Gontran, plus que jamais j'éprouvais l'irrésistible besoin de prier, de bénir Dieu, et de mettre cet avenir de bonheur sous la protection du ciel et de ma mère.

Je ressentais une joie sereine, confiante et grave; bien souvent, dans la journée, mes yeux se mouillèrent de douces larmes, cela sans raison. C'étaient des attendrissements vagues, involontaires, toujours terminés par des élans de reconnaissance ineffable et religieuse.

Vers les quatre heures, mademoiselle de Maran me fit venir dans sa chambre, où je n'étais pas entrée depuis fort longtemps. Je ne puis vous dire, mon ami, ce que j'éprouvai en me retrouvant dans cet appartement, qui me rappelait les scènes cruelles de mon enfance. Rien n'y était changé: c'était toujours le crucifix, les vitraux coloriés, le secrétaire de laque rouge, les chimères vertes sur la cheminée, et sous les cages de verre, les aïeux de Félix, qui allait, sans doute, bientôt les rejoindre.

Mademoiselle de Maran était assise devant son secrétaire; je vis sur la tablette un écrin, un portefeuille, un paquet cacheté, et un médaillon que ma tante considérait avec tant d'attention, qu'elle ne s'aperçut pas de mon entrée chez elle.

Ses traits, toujours si dédaigneux, avaient une expression de tristesse sévère que je ne lui avais jamais vue. Ses lèvres minces n'étaient plus contractées par le sourire d'implacable ironie qui la rendait si redoutable. Elle semblait soucieuse et accablée.

J'hésitais à lui parler. En m'appuyant sur la cheminée, je remuai un flambeau. Mademoiselle de Maran retourna vivement la tête.

– Qui est là? – s'écria-t-elle. Elle me vit, laissa retomber le médaillon qu'elle tenait à la main et resta quelques moments rêveuse.

– Nous allons nous séparer, Mathilde, – me dit-elle avec un accent de douceur qui me rendit muette de surprise. – Votre première jeunesse n'a pas été heureuse, n'est-ce pas? Ce sera toujours avec amertume que vous vous souviendrez du temps que vous avez passé près de moi.

– Madame…

– Oh! ça doit être… je le sais bien, – reprit-elle d'une voix lente, et comme si elle se fût parlé à elle-même. – Vous m'avez souvent trouvée dure, acariâtre, à votre égard. Je n'ai pas été pour vous ce que j'aurais dû être… Non, je le sais bien… C'est sans doute pour cela que j'éprouve une sorte de chagrin de vous quitter. Au moins votre jolie et jeune figure animait un peu cette maison… Je suis bien vieille… et à cet âge il est triste de rester toute seule, d'attendre son dernier jour avec un chien pour tout compagnon, et puis de mourir seule… sans être plainte, sans être regrettée.

Après quelques moments de sombre silence, elle reprit avec douceur: – Mathilde… soyez généreuse, ne vous en allez pas d'ici avec un mauvais ressentiment de moi, cela rendrait ma solitude plus pénible encore!

Mademoiselle de Maran devait être sincère en me parlant ainsi. Les caractères les plus méchants ne sont pas à l'abri de certains retours sur eux-mêmes. D'ailleurs l'expression de ses traits, de sa voix, trahissait son émotion. Elle n'avait aucun intérêt à jouer cette comédie devant moi.

Je fus profondément sensible à cette preuve d'intérêt, la seule que ma tante m'eût jamais donnée. J'avais été plus joyeuse que touchée de son consentement à mon mariage avec Gontran. Je savais qu'à la rigueur j'aurais pu me passer de son adhésion; et, sans exagération de vanité, je sentais que ma tante devait être satisfaite, tout en assurant mon bonheur, de pouvoir donner ma main au neveu d'un de ses amis intimes; mais, dans cette circonstance, les regrets affectueux que me témoignait mademoiselle de Maran m'émurent profondément.

Je pris sa main, je la portai à mes lèvres, et je la baisai cette fois avec une tendre vénération. Elle avait la tête baissée; je ne voyais que son front. Tout à coup elle se releva vivement en m'ouvrant ses bras.

A ma grande surprise, deux larmes, les seules que j'aie jamais vu répandre à mademoiselle de Maran, mouillaient ses paupières.

Je me mis à genoux devant elle. Elle appuya légèrement ses deux mains sur mes épaules, et me dit en me regardant avec intérêt:

– Jamais tu ne t'es plainte; jamais tu n'as senti la douceur d'une caresse maternelle… jusqu'à présent; ou je t'ai abominablement tourmentée… ou bien je t'ai louée avec une funeste exagération… j'ai eu tort, j'en suis désolée. Qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus? Je le regretterai jusqu'à la fin de mes jours, qui, hélas! n'est pas bien loin. Heureusement ton bon naturel a pris le dessus; ce sera un reproche que j'aurai de moins à me faire; il m'en reste bien assez comme ça… Tiens, ma chère petite, je suis si navrée que, s'il en était encore temps, je voudrais… je voudrais… mais non… non… et pourtant…

Sans achever sa phrase, ma tante baissa de nouveau la tête, comme si une lutte se fût engagée en elle entre son désir de parler et une autre influence.

Malgré moi j'eus peur, comme si mon avenir allait dépendre du secret que ma tante hésitait à me livrer. Celle-ci, voulant peut-être s'affermir dans sa bonne résolution en me demandant de nouvelles paroles de tendresse, me dit:

– Je te suis moins odieuse qu'autrefois, n'est-ce pas?

– Ma tante, depuis un moment je vous aime, tout est oublié; – et je serrai ses deux mains dans les miennes avec effusion.

– Cela est pourtant bon; bien bon, de s'entendre dire cela… et si je te rendais un grand service… qui assurât peut-être le bonheur de ta vie entière… me chériras-tu beaucoup? Me diras-tu souvent de ta douce voix attendrie… Je vous aime bien?.. Tu me regardes avec de grands yeux étonnés?.. Enfin, réponds-moi. J'ai toujours été crainte ou détestée, excepté par ton père, mon excellent frère. Ah! celui-là m'aimait! Mais aussi pour celui-là seul j'avais été bonne et dévouée… oui, je l'aimais tant… que je me croyais le droit de haïr tout le monde; et puis sans doute l'on a en soi-même une plus ou moins grande dose de bonté; moi, j'en ai très-peu et je l'avais toute concentrée sur ton père… Je ne sais pourquoi, à cette heure, ta voix… ton accent me touchent et éveillent en moi, sinon de la bonté, au moins de la pitié. Aussi répète-moi que tu m'aimerais bien, que tu aimerais de toutes les forces de ton cœur une amie qui t'arrêterait au bord d'un précipice où tu serais sur le point de tomber? Réponds… réponds… est-ce que tu lui dévouerais ta vie à cette amie?

Mademoiselle de Maran prononça ces derniers mots avec une sorte d'impatience nerveuse, qui prouvait la violence du combat qui se livrait en elle.

Sans comprendre ce que me disait ma tante, je me jetai dans ses bras tout effrayée. – Ayez pitié de moi! – m'écriai-je; je ne sais pas quel malheur me menace… mais s'il en est un, oh! parlez… parlez! Vous êtes la sœur de mon père! Je suis seule… seule… je n'ai que vous au monde! Qui m'éclairera si ce n'est vous?.. Oh! parlez… parlez, par pitié!.. Un malheur! dites-vous, mais lequel?.. Gontran m'aime, je l'aime autant que je puis l'aimer: j'ai la plus tendre des amies dans Ursule, puis-je entrer dans le monde sous de plus heureux présages? Vous-même, à cette heure, vous me parlez avec tendresse; quelques mots de vous ont à tout jamais effacé les souvenirs pénibles de mon enfance. Si quelque malheur caché menace ma destinée, oh! dites-le… par pitié… dites-le.

– Malheureuse enfant! je ne sais quelle voix me dit que ce serait un crime affreux de te laisser dans cette erreur… et que tôt ou tard la vengeance divine ou humaine me saurait atteindre, – s'écria ma tante.

Le sentiment auquel elle cédait était si généreux, elle était alors si noblement émue, qu'un moment sa figure eut presque un caractère de beauté touchante.

Je l'écoutais dans une angoisse indicible, lorsque Servien frappa à la porte et entra apportant une lettre sur un plateau d'argent.

J'eus un affreux serrement de cœur; un sinistre pressentiment me dit que le hasard fatal qui interrompait mademoiselle de Maran allait à tout jamais cacher à mes yeux le mystère qu'elle était sur le point de me dévoiler.

– Qu'est-ce que c'est? – s'écria ma tante avec une impatience presque douloureuse.

– Une lettre, madame, – dit Servien en avançant son plateau.

Mademoiselle de Maran la prit brusquement et dit:

– Sortez!..

Je respirai, je crus que ma tante allait continuer notre entretien, car sa physionomie n'avait pas changé d'expression; elle semblait même si préoccupée qu'elle jeta la lettre sur son bureau sans la décacheter. La fatalité voulut que l'adresse fût tournée du côté de ma tante; l'écriture la frappa; elle la prit et l'ouvrit vivement.

 

Tout espoir disparut; cette lettre parut faire sur elle un effet foudroyant, ses traits reprirent peu à peu leur expression d'ironie et de dureté habituelles; ses sourcils froncés lui donnèrent une expression plus méchante que jamais… Un moment elle resta comme frappée de stupeur, et dit d'une voix sourde, en froissant la lettre avec rage:

– Et moi… qui justement allais… Ah çà! mais qu'est-ce que j'avais donc? j'étais folle, je crois… cette petite fille m'avait ensorcelée… Je faisais des bonasseries stupides, pendant que lui… Ah! que l'enfer le confonde!.. heureusement j'ai le temps.

Ces paroles de ma tante, entrecoupées de longs silences réfléchis, m'effrayèrent.

– Madame, – lui dis-je en tremblant, – tout à l'heure vous étiez sur le point de me faire un aveu bien important…

– Tout à l'heure j'étais une sotte, une bête, entendez-vous? – reprit-elle d'un ton aigre et emporté… – Je crois, Dieu me pardonne, que je m'étais attendrie… Ah!.. ah!.. ah!.. et cette petite qui a cru cela… qui ne voyait pas que je me moquais d'elle… avec mes sensibleries… Je suis si sensible, en effet!

– J'ai cru à votre émotion, madame; oui, vous étiez émue. Vous le nierez en vain… J'ai vu vos larmes couler… Ah! madame, au nom de ces larmes que le souvenir de mon père a peut-être provoquées, ne me laissez pas dans une douloureuse inquiétude!!! Cédez au généreux sentiment qui vous a fait m'ouvrir vos bras… Cela serait trop cruel, madame, de m'avoir mis au cœur cette défiance, ce doute, d'autant plus cruel qu'il peut s'attaquer à tout et me faire vaguement soupçonner ceux que j'aime le plus au monde.

– Vraiment! ça vous paraît ainsi? Eh bien! tant mieux, ça vous occupera, de chercher le mot de cette énigme. C'est un jeu très-divertissant que celui-là… je vous promets de vous dire si vous divenez juste.

– Madame, – m'écriai-je, indignée de la froide méchanceté de ma tante, vous l'avez dit vous-même, la justice humaine ou la justice divine vous atteindrait si…

– Ah!.. ah!.. ah!.. – s'écria ma tante, en m'interrompant par un éclat de rire sardonique. – Ah çà! est-ce que vous voulez me menacer des gens du roi ou des foudres du Vatican, avec votre justice humaine et divine?.. Vous ne voyez donc pas que je plaisantais… C'est tout simple, on est si gai le jour d'un mariage… Je sais bien que vous allez me parler de mes deux larmes… Eh bien! ma chère petite, je vais vous faire une confidence qui pourra vous servir un jour pour attendrir Gontran dans une de ces discussions dont le meilleur ménage n'est pas à l'abri… Voyez-vous, un petit grain de tabac dans chaque œil, et vous pleurerez comme une madeleine. Or, de beaux yeux comme les vôtres sont irrésistibles lorsqu'ils pleurent.

– Mais… madame…

– Ah! j'oubliais, j'ai là quelques objets que, par son testament, votre mère a recommandé de vous remettre le jour de votre mariage, c'est-à-dire quand votre mariage sera conclu. Je voulais vous les donner tout à l'heure… je me ravise… je vous les donnerai ce soir, après la mairie, – dit-elle en se levant et en fermant son secrétaire à clef.

– Ah! madame, accordez-moi au moins cela, – lui dis-je; – vous allez me laisser bien triste, bien effrayée de vos cruelles réticences… Ces dernières preuves de la tendresse de ma mère me consoleront, au moins.

– C'est impossible, – dit mademoiselle de Maran; – la clause du testament est formelle. Une fois mariée, je vous remettrai tout cela… Mais, comment!.. cinq heures déjà… et je ne suis pas habillée! laissez-moi… chère petite.

En disant ces mots, ma tante sonna une de ses femmes, qui entra, lui dit qu'on venait d'apporter au salon un meuble pour moi de la part de M. le vicomte de Lancry.

– Allez vite… c'est sans doute votre corbeille, – me dit ma tante; si j'en juge par le goût de Gontran, ça doit être charmant et magnifique à la fois.

Je sortis navrée de chez mademoiselle de Maran.

En songeant à ce secret qu'elle avait voulu me confier une seconde fois, je me rappelai malgré moi ce que m'avait dit la duchesse de Richeville… Et pourtant, je n'avais pas la moindre défiance de Gontran; lui-même n'avait-il pas été au-devant de mes soupçons en m'avouant les torts qu'on pouvait lui reprocher? et puis, d'ailleurs, je l'aimais passionnément. J'avais en lui une foi profonde.

Je ne me sentais si assurée, si charmée de mon avenir que parce qu'il en était chargé. Il en était de même de l'amitié d'Ursule; je la croyais aussi dévouée, aussi sincère que celle que j'éprouvais moi-même pour elle.

La cruelle inquiétude que mademoiselle de Maran m'avait jetée au cœur planait donc au-dessus des deux seules affections que j'eusse, et semblait les menacer toutes deux sans en attaquer aucune.

Je trouvai dans le salon la corbeille que m'envoyait M. de Lancry. Ainsi que l'avait prévu ma tante, il était impossible de rien voir de plus élégant et de plus riche: diamants bijoux, dentelles, châles de cachemire, étoffes, etc., tout était en profusion et d'un goût exquis. Mais j'étais trop triste pour jouir de ces merveilles. Je les aurais à peine regardées si elles n'avaient pas été choisies par Gontran.

Pourtant, à force de vouloir deviner le mystère que mademoiselle de Maran me cachait, je finis par croire que son attendrissement, qui m'avait paru très-sincère, ne l'avait pas été, que son seul but avait été de me tourmenter et de me faire de cruels adieux.

La vue Gontran, qui vint un peu avant l'heure fixée pour la signature du contrat, ses tendres paroles, finirent par me rassurer tout à fait.

A neuf heures, ma famille et celle de Gontran étaient rassemblées dans le grand salon de l'hôtel de Maran.

J'étais à côté de ma tante et de M. le duc de Versac. Le notaire arriva. Presque au même instant, on entendit le claquement des fouets et le bruit retentissant d'une voiture qui entrait dans la cour au galop de plusieurs chevaux.

Je regardai ma tante, elle devint livide.

Un moment après, M. de Mortagne parut à la porte du salon.

CHAPITRE V.
MONSIEUR DE MORTAGNE

Sans les traits fortement accentués qui caractérisaient la physionomie de M. de Mortagne, il eût été méconnaissable. Sa barbe, ses cheveux, avaient entièrement blanchi; son front ridé, ses yeux caves et bistrés, ses joues profondément creusées, témoignaient de longues et cruelles souffrances; ses vêtements étaient aussi négligés que d'habitude.

Cette apparition presque sinistre, au milieu de ce salon étincelant d'or et de lumières, rempli d'hommes et de femmes élégamment parées, formait un contraste étrange.

D'abord l'assemblée resta muette d'étonnement. M. de Mortagne vint droit à moi, je me levai; il me prit les mains, me regarda quelques minutes; l'expression farouche de ses traits s'adoucit, il m'embrassa tendrement sur le front, et me dit:

– Enfin me voici, pourvu qu'il ne soit pas trop tard… – Et me considérant attentivement, il ajouta: – C'est sa mère… tout le portrait de sa pauvre mère! Ah! je comprends bien la haine du monstre.

La première stupeur passée, mademoiselle de Maran retrouva son audace habituelle, et s'écria résolument:

– Qu'est-ce que vous venez faire ici, monsieur?

Sans lui répondre, M. de Mortagne s'écria d'une voix tonnante:

– Je viens ici accuser et convaincre trois personnes d'indignes manœuvres et de basse cupidité! Ces trois personnes sont vous, mademoiselle de Maran! vous, monsieur d'Orbeval! vous, monsieur de Versac!

Ma tante s'agita sur son fauteuil, M. d'Orbeval pâlit d'effroi, et M. de Versac se leva; mais son neveu s'écria vivement:

– Monsieur de Mortagne!.. prenez garde, M. le duc de Versac est mon oncle… et l'insulter, c'est m'insulter.

– Votre tour viendra, monsieur de Lancry, mais plus tard: d'abord les causes, puis les effets, – dit froidement M. de Mortagne.

Je saisis la main de Gontran, en lui disant tout bas d'une voix suppliante:

– Que vous importe? je vous aime; ne vous irritez pas contre M. de Mortagne; il a été le seul protecteur de mon enfance.

M. de Mortagne continua:

– Je m'attends à des cris, à des menaces, c'est tout simple; quiconque m'empêchera de parler redoutera mes paroles.

– On ne redoute que vos injures, monsieur, – s'écria mon tuteur.

– Quand j'aurai dit ce que j'ai à dire, je serai aux ordres de ceux qui se trouveront offensés.

– Mais c'est une tyrannie insupportable! vous ne nous imposerez pas avec vos airs furieux de matamore et de Ramasse-ton-bras! – s'écria mademoiselle de Maran.

– Mais, en effet, c'est intolérable!.. – dit M. de Versac. – On n'a pas d'idée d'une grossièreté pareille chez un homme bien né…

– Il y a là calomnie et diffamation, – dit mon tuteur.

– Vous craignez donc mes révélations… puisque vous voulez étouffer ma voix? – s'écria M. de Mortagne. – Vous craignez donc bien que je détourne cette malheureuse enfant du mariage qu'on veut lui faire faire?

– Monsieur! – s'écria Gontran, – c'est maintenant moi, entendez-vous?.. moi! qui vous somme de parler… et de parler sans réticences… Si honoré, si heureux que je sois de m'unir à mademoiselle Mathilde, je renoncerais à l'instant à des vœux si chers, s'il lui restait le moindre doute sur…

J'interrompis à mon tour M. de Lancry; et je dis à M. de Mortagne: – Je ne doute pas que votre conduite ne vous soit dictée par l'intérêt que vous me portez, monsieur… Je n'ai pas oublié vos bontés pour moi, mais, je vous en supplie, pas un mot de plus… Rien au monde ne pourra faire changer ma résolution…

– Mais moi, mademoiselle, j'en changerai, – s'écria Gontran… – Oui, telle cruelle que soit cette résolution, je renoncerai à votre main si à l'instant monsieur ne s'explique pas…

– C'est ce que je demande… – dit M. de Mortagne.

– Mais c'est absurde, – s'écria mademoiselle de Maran, pâle de colère; – mais vous n'avez donc pas de sang dans les veines, tous tant que vous êtes, de vous laisser imposer par cet échappé de Bicêtre!..

– Échappé des prisons de Venise… où vous m'avez fait jeter depuis huit ans… par la plus exécrable machination! – s'écria M. de Mortagne d'une voix tonnante en saisissant rudement mademoiselle de Maran par le bras et en la secouant avec fureur.

– Mais il va m'assassiner, il est capable de tout! – s'écria ma tante.

– Et toi, infernale créature, de quoi n'es-tu pas capable? Ta trahison ne m'a-t-elle pas fait souffrir mille morts?.. Vois mes cheveux blanchis, vois mon front sillonné par les souffrances. Huit ans de tortures… entends-tu? Huit ans de tortures! Et je m'en vengerai, dussé-je te poursuivre jusqu'à la fin de tes jours… et encore je ne sais pas pourquoi je ne délivre pas tout de suite la terre d'un monstre tel que toi… – ajouta M. de Mortagne en rejetant mademoiselle du Maran dans son fauteuil.

Cette scène avait été si brusque, l'accusation que M. de Mortagne portait contre ma tante semblait si extraordinaire, que tous les assistants restèrent un moment frappés du stupeur et d'effroi.

Mademoiselle de Maran, quoique redoutée, était assez universellement détestée pour que ses amis ne fussent pas fâchés d'être involontairement témoins d'une scène si étrangement scandaleuse.

Le front de mademoiselle de Maran était couvert d'une sueur froide, elle respirait à peine, et regardait M. de Mortagne avec frayeur et d'un air égaré.

– Vous ne savez pas comment j'ai découvert votre abominable trame? – continua-t-il en s'adressant à ma tante, et il tira de sa poche quelques papiers. – Reconnaissez-vous cette lettre au gouverneur de Venise?.. Reconnaissez-vous ces proclamations incendiaires? Tout ceci vous étonne, messieurs? – dit M. de Mortagne en voyant les regards de curiosité inquiète qu'on jetait sur ces mystérieux papiers. – Vous ne me comprenez pas encore? Je le crois sans peine; jamais complot n'a été plus méchamment et plus habilement conçu; écoutez donc… et apprenez à connaître cette femme.

Il y a huit ans, je l'accusai devant vous tous, qui composiez le conseil de famille de ma nièce, d'élever en marâtre cette malheureuse enfant; je vous demandais de la lui retirer; vous m'avez refusé; j'étais seul, vous aviez le nombre pour vous, je me résignai. Obligé de partir, j'espérais bientôt revenir à Paris, et, bon gré mal gré, exercer une surveillance continue sur l'éducation de Mathilde. Mon retour épouvanta sa tante; vous allez voir comme elle l'empêcha… Vous tremblez devant cette femme, je le vois. Mais vous aurez peut-être le courage de reconnaître la noirceur de cette âme, s'il y a une âme dans ce corps…

– Et vous souffrez cela? et vous me laissez insulter ainsi! – s'écria mademoiselle de Maran furieuse en se retournant vers l'auditoire.

Personne ne lui répondit.

 

– Il y a huit ans, – reprit M. de Mortagne, – je partis pour l'Italie… je devais attendre à Naples M. de Rochegune, fils d'un de mes meilleurs amis. Ce jeune homme au cœur ardent et généreux devait venir avec moi combattre quelque temps en Grèce. J'étais complétement étranger aux complots que les sociétés secrètes tramaient alors en Italie. J'arrive à Venise… D'abord je ne suis pas inquiété; mais une nuit, la police fait une descente chez moi, on m'arrête, on me garrotte, on saisit mes papiers, mes effets, et on me conduit en prison; je suis mis au secret. Je proteste de mon innocence, je défie qu'on trouve contre moi la moindre preuve de culpabilité; on me répond que le gouvernement autrichien a été instruit de mes mauvais desseins, que je viens prendre une part active aux menées des sociétés révolutionnaires. – Je nie hautement cette accusation. – On apporte mes malles, on les ouvre devant moi, et on trouve dans un double fond, dont j'ignorais l'existence, plusieurs paquets cachetés.

– Mais il faut être aussi fou que cet homme pour écouter sérieusement de pareilles balivernes! – s'écria mademoiselle de Maran. – Quant à moi, je ne les entendrai pas plus longtemps; et elle se leva.

– Soit, allez-vous-en, ce n'est pas à vous que je prétends dévoiler ces abominables mystères, vous n'en avez que trop le secret.

Mademoiselle de Maran se rassit en frémissant de rage.

M. de Mortagne continua:

– On ouvrit ces paquets, et l'on y trouva les proclamations les plus incendiaires, un appel aux ventes des carbonari, un plan d'insurrection contre la puissance autrichienne, et quelques lettres mystérieuses à mon adresse, timbrées de Paris, que j'étais censé avoir lues, et dans lesquelles on me promettait le concours de tous les hommes libres de la Lombardie… Ces apparences étaient accablantes, je restai anéanti devant ce fait inexplicable. On me demanda compte de mes opinions, je n'eus pas la lâcheté de les nier. Je répondis que je m'étais voué à une seule cause: celle de la liberté sainte et pure de toute souillure… Ces hommes ne comprirent pas que, puisque j'avais le courage d'avouer des opinions qui pouvaient me perdre, je devais être cru lorsque je jurais sur l'honneur que j'ignorais l'existence de ces papiers dangereux. Je fus jeté dans un cachot, j'y restai huit années… J'en sortis, vous le voyez, décrépit avant l'âge… Maintenant savez-vous comment j'étais porteur de ces dangereux papiers? Peu de temps avant mon départ pour l'Italie, cette femme avait dépêché Servien, son digne serviteur, auprès de celui de mes gens qui devait m'accompagner. Sous le prétexte de faire entrer en Italie des marchandises de contrebande et de réaliser de grands bénéfices, il lui persuada de faire mettre à mon insu des doubles fonds à mes malles, et d'y cacher les prétendus paquets de dentelles d'Angleterre. Une fois à Venise, un correspondant devait venir réclamer les dentelles, et donner vingt-cinq louis à mon domestique. Ce malheureux, ignorant le danger de cette commission, accepta… Je partis, et presque en même temps que moi partit aussi cette lettre, adressée au gouverneur de Venise.

«M. de Mortagne, ancien officier de l'empire, connu par l'exaltation de ses idées révolutionnaires et par ses liaisons avec les anarchistes de tous les pays, arrivera à Venise dans le courant du mois de mai; on trouvera dans plusieurs malles à double fond les preuves de ses dangereux desseins…»

– Eh bien! cela est-il assez infâme? – s'écria M. de Mortagne en croisant ses bras sur sa poitrine et en jetant un regard d'indignation sur mademoiselle de Maran.

Celle-ci, un moment accablée, reprit bientôt toute son audace, et s'écria:

– Et qu'ai-je de commun, monsieur, avec vos paquets de dentelles renfermant des conspirations? Est-ce que c'est ma faute à moi, si, en voyant vos projets révolutionnaires déjoués, vous avez imaginé une histoire absurde à laquelle on n'a pas cru du tout, avec raison? Qui est-ce qui croira jamais que je me suis amusée à fabriquer des proclamations, des constitutions, des conspirations, et que j'ai mis un de mes gens dans la confidence de cette belle œuvre? Allons donc, monsieur, vous êtes fou… Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela… Je le nie!

– Vous le niez?.. et votre misérable Servien niera-t-il aussi la déposition de mon domestique qui l'accuse formellement de lui avoir remis les paquets?

– Votre domestique! – s'écria ma tante en riant aux éclats; – voilà une belle garantie, en vérité, et qui doit être bien admise! Tel maître, tel valet, monsieur. Est-ce qu'on ne connaît pas vos antécédents? Qu'y a-t-il d'étonnant dans la lettre que vous nous avez lue, et qui a été adressée au gouverneur de Venise? Est-ce que vous ne vous êtes pas toujours déclaré le champion des frères et amis de tous les pays? La police d'ici, qui vous surveille, aura, en bonne sœur, averti la police autrichienne de vos projets, c'est tout simple… ça se fait tous les jours… Ainsi laissez-moi tranquille avec vos paquets de dentelles rembourrés de conspirations; c'est un conte de ma mère l'oie… Vous avez voulu faire le Brutus, le Washington, le Lafayette, on vous a coffré et on a bien fait… Vous vous plaignez d'avoir les cheveux blancs, est-ce que j'y peux quelque chose, moi? On sait bien que les plombs de Venise ne sont pas fontaine de Jouvence, non plus! Si, par suite, votre imaginative est détraquée, comme il y paraît, prenez des douches, monsieur, et laissez-nous en repos, car vous êtes insupportable.

Les cruels sarcasmes de mademoiselle de Maran trouvèrent, contre son attente, M. de Mortagne impassible. Il lui répondit avec le plus grand sang-froid:

– Grâce aux soins actifs de l'amitié de madame de Richeville, de M. de Rochegune et de quelques autres amis, me voici libre, malgré votre impudente audace; nous avons assez de preuves pour vous clouer au pilori de l'opinion publique, et j'y parviendrai.

– C'est ce que nous verrons, monsieur!

– Et vous n'y serez pas seule; j'y attacherai aussi vos complices… ceux qui, par lâcheté, égoïsme ou cupidité, ont servi vos méchants desseins… Entendez-vous, monsieur de Lancry? entendez-vous, monsieur d'Orbeval? entendez-vous, monsieur de Versac?

Une explosion d'indignation accueillit ces paroles de M. de Mortagne; il continua sans se déconcerter:

– Je ne sais pas même, messieurs, si votre conduite n'est pas plus exécrable encore que celle de mademoiselle de Maran… Au moins celle-ci me hait, elle hait sa nièce, et, quoique la haine soit une détestable passion, elle prouve au moins une certaine énergie… Mais vous trois… vous avez lutté de lâcheté, d'égoïsme et de cupidité…

– Continuez, monsieur, continuez, – dit Gontran pâle de rage.

– Il y a eu un jour, sans doute, où vous, monsieur de Versac, vous avez dit à mademoiselle de Maran: Mon neveu est perdu de dettes; c'est un joueur effréné; on ferme les yeux sur le scandale de ses aventures, mais il m'embarrasse; s'il se met dans de mauvaises affaires, par respect humain, je serai obligé de l'en tirer. Votre nièce est fort riche; arrangeons ce mariage-là: les dettes de mon neveu seront payées, et je n'aurai plus à m'en occuper.

– Monsieur, – dit M. de Versac avec une urbanité parfaite, – je vous ferai observer que ce que vous me faites l'honneur de me dire manque complétement d'exactitude, et que…

– Monsieur le duc, – reprit M. de Mortagne, – si vous aviez une fille qui vous fût chère… la donneriez-vous à votre neveu?.. Sur l'honneur, répondez.

– Il me semble, monsieur, que nous ne sommes pas dans les termes assez particulièrement familiers pour que je puisse vous faire mes confidences à ce sujet, – dit M. de Versac.

– Ce détour… est accablant pour votre neveu, monsieur, – reprit M. de Mortagne.

Gontran allait s'emporter; je le contins à force de supplications. M. de Mortagne continua:

– A la proposition de ce mariage, mademoiselle de Maran a réfléchi sans doute; oui, elle s'est demandé si le parti qu'on lui proposait réunissait bien tous les défauts et tous les vices nécessaires pour assurer le malheur de sa nièce, qu'elle abhorrait… M. de Lancry lui a paru doué des qualités convenables; elle a donné parole à M. de Versac, et l'on a commencé cette odieuse machination… Il y a une justice humaine, dit-on, et cela se passe impunément ainsi! – s'écria M. de Mortagne avec indignation. Voici une jeune fille orpheline, isolée depuis son enfance de toute affection, abandonnée à elle-même, sans appui, sans conseil… On introduit près d'elle, à chaque instant du jour, un homme doué de séductions dangereuses; on écarte tout rival honorable; on la lui livre, à cet homme, à lui tout seul… à lui rompu dès longtemps aux intrigues de la galanterie. La pauvre enfant, sans expérience, habituée aux duretés, aux perfidies d'une marâtre, écoute avec une confiance ingénue et ravie les douceurs hypocrites, les promesses menteuses de cet homme. Ignorante du danger qu'elle court, elle ne s'aperçoit qu'elle aime… que lorsque l'amour est à jamais enraciné dans son cœur… La malheureuse enfant n'a pas un ami, pas un parent pour l'éclairer sur les dangers qu'elle court, sur la position, sur les antécédents de l'homme qui la trompe…