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Les mystères du peuple, Tome V

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– Éloi n'étant pas esclave, et jouissant des fruits de son travail, a dû devenir très-riche, père Bonaïk?

– Oui, mes enfants, très-riche; car Dagobert, succédant à Clotaire II, son père, garda Éloi pour orfévre; mais le bon Éloi, se souvenant de sa dure condition d'artisan, et du sort cruel des esclaves qui avaient souvent été ses compagnons de travail, dépensait, lorsqu'il fut riche, tout son gain au rachat des esclaves; il en délivrait quelquefois vingt, trente, cinquante en un jour; souvent même il allait à Rouen acheter des cargaisons entières de captifs des deux sexes, qu'on amenait de tous pays en cette cité fameuse par son marché de chair humaine. On voyait parmi ces malheureux des Romains, des Gaulois, des Anglais, même des Maures; mais surtout des Saxons. S'il arrivait que le bon Éloi n'eût pas assez d'argent pour acheter les esclaves, il leur donnait, pour soulager leur misère, tout ce qu'il possédait. « – Que de fois, sa bourse épuisée, – me disait Thil, son apprenti favori, – j'ai vu mon maître vendre son manteau, sa ceinture, et jusqu'à sa chaussure.» – Mais il faut vous dire, mes enfants, que ce manteau, cette ceinture, cette chaussure, étaient brodés d'or, souvent enrichis de perles; car le bon Éloi, qui ornait les vêtements des autres, se plaisait aussi à orner ses habits, et, dans sa jeunesse, il allait toujours magnifiquement vêtu.

– C'était bien le moins qu'il se parât, lui qui parait autrui. Ce n'est pas comme nous, qui travaillons l'or et l'argent et ne quittons jamais nos haillons.

– Mes pauvres enfants, nous sommes esclaves, tandis qu'Éloi avait le bonheur d'être libre; mais de cette liberté il usait pour le bonheur de son prochain. Il avait autour de lui plusieurs serviteurs qui l'adoraient; j'en ai connu quelques-uns qui se nommaient Bauderic, Tituen, Buchin, André, Martin et Jean. Vous voyez que le vieux Bonaïk ne manque pas de mémoire; mais comment ne pas se rappeler tout ce qui touche le bon Éloi?

– Savez-vous, maître, que c'est un honneur pour nous, pauvres esclaves-orfévres, d'avoir eu un tel homme dans notre état?

– Si c'est un honneur, mes enfants! certes, il faut nous en enorgueillir. Imaginez-vous donc que la réputation de charité du bon Éloi était si grande, si grande! que l'on connaissait son nom dans toute la Gaule, et en d'autres pays encore. Les étrangers tenaient à honneur de visiter cet orfévre, à la fois si grand artiste et si grand homme de bien. Aussi, lorsqu'à Paris l'on demandait sa demeure, le premier passant répondait: «Tu veux savoir où loge le bon Éloi? va à l'endroit où tu trouveras le plus grand nombre de pauvres rassemblés, c'est là qu'il demeure[A].»

– Oh! le bon Éloi! – dit l'un des jeunes gens, les yeux humides de larmes. – Oh! le bon Éloi! le bien nommé!

– Oui! mes amis! car il était aussi actif pour la charité que pour le travail. Le soir, à l'heure du repas, il envoyait ses serviteurs de différents côtés pour rassembler ceux qui souffraient de la faim et les voyageurs malheureux. On les lui amenait, il leur donnait à manger; remplissant auprès d'eux l'office d'un serviteur, il débarrassait les uns de leurs fardeaux, répandait de l'eau tiède sur les mains des autres, versait le vin dans les coupes, rompait le pain, tranchait la viande, la distribuait; puis, après avoir ainsi servi chacun avec une joie douce, il allait s'asseoir sur un siége; seulement alors il prenait sa part du repas qu'il offrait à ces pauvres gens.

– Et quel visage avait-il, père Bonaïk, ce bon Éloi? on aime à se figurer un tel homme.

– Il était grand de taille et avait le visage coloré. Dans sa jeunesse, m'a dit Thil, son apprenti, sa chevelure noire bouclait naturellement; sa main, quoique endurcie par le marteau, était blanche et bien faite; il y avait quelque chose d'angélique dans son visage: son regard loyal était cependant rempli de finesse.

– C'est ainsi, père Bonaïk, que j'aime à me le représenter, vêtu de ses magnifiques habits, qu'il vendait souvent pour racheter des esclaves.

– Lorsque l'âge vint, le bon Éloi, renonçant à toute magnificence, ne porta plus qu'une robe de laine grossière avec une corde pour ceinture… Vers quarante ans, il fut nommé évêque de Noyon.

– Lui… évêque?

– Oui, mes enfants… Affligé de voir tant de cupides et méchants prélats dévorer le bien des pauvres qu'il aimait tant, le bon Éloi demanda au roi l'évêché de Noyon, se disant que cet évêché serait au moins gouverné selon la douce morale de Jésus, et il la pratiqua jusqu'à la fin de sa vie, sans renoncer à son art; il fonda plusieurs monastères où il établit de grands ateliers d'orfévrerie, sous la direction des apprentis qu'il avait formés dans l'abbaye de Solignac, entre autres, en Limousin. Ce fut là, mes enfants, que je fus conduit esclave à seize ans, après beaucoup de vicissitudes; car je suis né en Bretagne… dans cette Bretagne encore libre aujourd'hui, et que je ne reverrai plus, quoique cette abbaye ne soit pas très-éloignée du berceau de ma famille. – Et le vieillard, qui n'avait pas jusqu'alors discontinué de travailler à la crosse abbatiale qu'il ciselait, laissa tomber sur ses genoux la main qui tenait son burin. Pendant quelques instants il resta muet et pensif; puis se réveillant bientôt, comme en sursaut, il reprit, s'adressant aux jeunes esclaves, étonnés de son silence: – Mes enfants, je me suis laissé entraîner malgré moi à des souvenirs à la fois doux et amers pour mon cœur… Que vous disais-je?

– Vous nous disiez, père Bonaïk, que vous aviez été conduit esclave à seize ans à l'abbaye de Solignac, en Limousin.

– Oui… et c'est là où, pour la première fois, je vis ce grand artisan. Chaque année, il quittait Noyon pour venir visiter ce monastère. Il y avait établi, comme abbé, Thil le Saxon, son ancien apprenti, qui dirigeait l'atelier d'orfévrerie. Il était bien vieux alors, le bon Éloi; mais il aimait à venir à l'atelier surveiller et diriger nos travaux. Souvent il prenait de nos mains la lime et le burin pour nous montrer la manière de nous en servir, et cela si paternellement, que tous les cœurs étaient à lui. Ah! c'était le bon temps… Les esclaves ne pouvaient quitter les terres du monastère, mais ils étaient aussi heureux qu'on peut l'être en servitude; car, à chaque visite, Éloi s'enquérait d'eux, pour savoir s'ils étaient doucement traités; mais après la mort du bon Éloi, le père des pauvres et des esclaves, tout changea.

Le vieil orfévre en était là de son récit, lorsque la porte de l'atelier s'ouvrit, et deux nouveaux personnages entrèrent: l'un était le seigneur Ricarik, intendant de l'abbaye, Frank à figure basse et dure; l'autre était Septimine la Coliberte, de qui Berthoald, plusieurs jours auparavant, avait demandé et obtenu la liberté, ainsi que celle de sa famille. Depuis son départ de l'abbaye de Saint-Saturnin, la pauvre enfant était presque méconnaissable, tant elle avait souffert et pleuré; elle suivait l'intendant silencieuse et confuse.

– Notre sainte dame l'abbesse Méroflède t'envoie cette esclave, – dit Ricarik au vieil orfévre en lui désignant du geste Septimine, qui, honteuse de se trouver parmi ces jeunes gens, n'osait lever les yeux. – Méroflède l'a achetée hier au juif Mardochée… Il faut que tu apprennes à cette fille à nettoyer les bijoux; notre sainte abbesse la conservera près d'elle pour cet emploi. Il faut que dans un mois, au plus tard, cette esclave soit dressée à ce service, sinon elle sera châtiée et toi aussi.

À ces mots, la Coliberte tressaillit, et pour la première fois elle osa lever les yeux sur le vieillard, qui, s'approchant d'elle, lui dit avec bonté: – Ne craignez rien, mon enfant; avec un peu de bon vouloir de votre part nous pourrons satisfaire aux désirs de notre sainte abbesse. Vous travaillerez là, près de moi, et je vous donnerai tous mes soins…

Pour la première fois, depuis longtemps, les traits de la jeune fille exprimèrent d'autres sentiments que ceux de la crainte et du chagrin. Elle leva timidement les yeux sur Bonaïk, et, frappée de la douceur de ses traits vénérables, elle lui dit avec l'accent d'une profonde reconnaissance: – Oh! merci, bon père! merci! d'avoir ainsi pitié de moi.

Tandis que les apprentis échangeaient à voix basse quelques remarques sur la beauté de leur nouvelle compagne de travail, Ricarik, qui portait sous son bras un coffret, dit au vieillard: – Je t'apporte de l'or et de l'argent pour fabriquer la ceinture que tu sais, ainsi que le vase de forme grecque; notre dame Méroflède est impatiente de posséder ces deux objets.

– Ricarik, je vous l'ai dit, ce que vous m'avez déjà apporté, soit en morceaux, soit en sous d'or et d'argent, ne suffit point; tout est là dans le coffre de fer, dont, ainsi que moi, vous avez la clef. Il faudrait de plus, pour parfaire une de ces belles ceintures d'or, pareille à celles que j'ai vu fabriquer dans les ateliers fondés par l'illustre Éloi, il faudrait une vingtaine de perles et pierreries.

– J'ai ici dans ce sac et cette cassette autant d'or, d'argent et de pierreries qu'il t'en faudra… tiens… – Et Ricardik versa d'abord sur l'établi du vieil orfévre le contenu d'un sac de sous d'argent, puis il tira de la cassette un assez grand nombre de sous d'or, plusieurs lames, aussi d'or, bossuées, comme si elles eussent été arrachées de l'endroit qu'elles ornaient, et enfin, un reliquaire d'or enrichi de pierreries. – Auras-tu ainsi suffisamment d'or et de pierreries?

– Je le crois; ces pierreries sont superbes… ce reliquaire est orné de rubis sans pareils.

– Ce reliquaire, donné à notre sainte abbesse, contient un pouce de Saint-Loup.

– Ricarik, lorsque j'aurai déchâssé les rubis et fondu l'or du reliquaire, que ferai-je du pouce?

– Quel pouce?

– Le bienheureux pouce du bienheureux Saint-Loup, qui est là-dedans?

– Eh! fais-en ce que tu voudras… porte-le en relique!

 

– Alors, je vivrai deux cents ans au moins.

– Qu'examines-tu là?

– Ces sous d'argent: quelques-uns ne me semblent pas de bon aloi.

– Quelque colon m'aura friponné… C'est aujourd'hui le jour où ils payent leur redevance; l'on dirait, quand ils donnent leur argent, qu'ils s'arrachent la peau. Malheureusement il est trop tard pour découvrir les fripons qui auront donné ces mauvais sous d'argent; mais, j'y songe, quelques colons sont en retard, ils viendront sans doute payer à l'heure où les esclaves de l'abbaye apportent leur redevance en nature, tu seras là, tu examineras les pièces d'argent, et malheur au larron qui donnerait une pièce de mauvais aloi!

– Je ferai selon votre volonté… Nous allons serrer ces métaux précieux et les pierreries dans le coffre de fer, en attendant que je les mette en œuvre.

– Cela me fait songer qu'hier je n'ai point visité le coffre.

Pendant que le Frank, ayant ouvert le coffre, examinait son contenu, le vieil orfévre, se rapprocha des jeunes apprentis et leur dit à voix basse: – Mes enfants, jusqu'ici j'ai toujours pris votre défense contre nos maîtres, palliant ou cachant vos fautes, afin de vous épargner des châtiments quelquefois mérités…

– C'est vrai, père Bonaïk.

– En retour, je vous demande de traiter comme une sœur cette pauvre enfant qui est là toute tremblante. Je vais sortir avec l'intendant durant une heure peut-être, promettez-moi d'être réservés en vos propos pendant mon absence: ne confusionnez pas cette jeune fille. Que le chagrin qu'elle semble éprouver vous la rende respectable…

– Ne craignez rien, père Bonaïk, nous ne dirons rien qu'une nonne ne puisse entendre.

– Cela ne me suffit point du tout; promettez-moi de ne dire que ce que vous diriez devant votre mère.

– Nous vous le promettons, maître Bonaïk.

Cet entretien avait eu lieu à l'autre bout de l'atelier, tandis que Ricarik inventoriait le contenu du coffre. Le vieillard revint alors près de Septimine, et lui dit à demi-voix: – Mon enfant, je vais vous quitter pendant quelques instants; mais, rassurez-vous, ces jeunes gens vous traiteront en sœur.

À peine Septimine avait-elle remercié le vieillard par un regard rempli de gratitude, que l'intendant dit en fermant le coffre: – Et l'on n'a pas de nouvelles d'Eleuthère, ce fuyard?

Le vieil orfévre fit un signe d'intelligence aux esclaves qui avaient tous levé la tête au moment où le nom d'Eleuthère avait été prononcé; tous se remirent à leurs travaux, tandis que le vieillard disait à l'intendant: – Vous le voyez, Ricarik, rien ne manque dans le coffre.

– Tout esclave est larron… s'il ne dérobe rien, ce n'est pas l'envie de voler qui lui manque. – Puis refermant le coffre: – Ainsi donc aucune nouvelle de cet Eleuthère?

– Aucune.

– Que peut-il être devenu?

– Nous ne savons.

– Cette disparition doit cependant vous étonner, vous autres? – dit Ricarik en promenant son regard perçant sur les apprentis.

– Il aura trouvé moyen de s'enfuir, – dit le jeune garçon qui avait cru reconnaître Eleuthère dans le cloître; – il avait depuis longtemps l'idée de se sauver.

– Oui, oui, – répétèrent les deux autres apprentis, – Eleuthère nous avait toujours dit qu'il voulait se sauver.

– Ah! il vous l'avait dit?

– Oui, seigneur Ricarik.

– Et pourquoi ne m'en avez-vous pas instruit, chiens d'esclaves? – s'écria l'intendant. – Vous êtes donc ses complices?

Les jeunes gens restèrent cois, les yeux baissés. Le Frank ajouta:

– Ah! vous avez gardé le silence! votre échine vous cuira!

– Ricarik, – reprit le vieil orfévre, – ces jeunes gens babillent comme des geais, et m'ont pas plus de cervelle que ces oisillons… Eleuthère a souvent dit comme tant d'autres: «Ah! que je voudrais donc courir les champs au lieu d'être tenu à l'atelier de l'aube au soir!» Voilà ce que ces garçons appellent ses confidences; pardonnez-leur donc; de plus, songez-y, notre sainte dame Méroflède est impatiente d'avoir la ceinture et le vase; or, si vous faites châtier mes apprentis, ils passeront plus de temps à se frotter l'échine qu'à manier la lime et le marteau, et notre travail n'avancera guère.

– Soit, ils seront châtiés plus tard, car il faut non-seulement que toi et eux vous travailliez le jour, mais encore la nuit: le jour vous façonnerez l'or et l'argent; la nuit vous fourbirez le fer.

– Que voulez-vous dire?

– Ce soir on apportera ici des armes que j'ai envoyé acheter à Nantes.

– Des armes! – dit le vieillard fort surpris, – des armes! les Arabes menacent-ils encore le cœur de la Gaule?

– Vieillard, on t'enverra ce soir des armes, veille à ce que les lances soient bien aiguisées, les épées bien affilées, les haches bien tranchantes; ne t'inquiète pas du reste. Mais voici l'heure où les esclaves apportent leurs redevances; les colons retardataires sont sans doute avec eux pour payer leur redevance en argent. Suis-moi, afin de vérifier si ces larrons ne me donnent point de pièces de mauvais aloi.

Bonaïk, avant de quitter Septimine, lui dit tout bas: – Rassurez-vous, mon enfant, je reviens bientôt. – Puis passant auprès de l'établi des apprentis, il ajouta: – Tout à l'heure je vous ai encore sauvés des lanières. Songez à votre promesse: soyez réservés à l'égard de cette jeune fille.

Le vieil orfévre quittant l'atelier avec Ricarik, le suivit sous un immense hangar situé au dehors de l'abbaye. Là étaient déjà réunis presque tous les esclaves et colons qui apportaient au monastère leurs redevances. Il y avait ainsi par an quatre jours fixés pour le payement des grandes redevances. À ces époques les produits des terres, si péniblement cultivées par les Gaulois, affluaient à l'abbaye; l'abondance et l'oisiveté régnaient ainsi dans ce saint lieu comme dans tant d'autres monastères, tandis que les populations asservies qui, par leur écrasant labeur, produisaient seules cette abondance, à peine abritées sous des masures de boue et de roseaux, vivaient au milieu d'une misère atroce, accablées de charges de toutes sortes. Le vieil orfévre et l'intendant de l'abbaye de Meriadek se rendirent donc dans l'immense hangar où étaient réunies toutes les richesses variées d'une terre féconde, richesses qui auraient pu assurer le bien-être de ceux qui les avaient créées à force de sueurs et de privations; pourtant ceux-là venaient religieusement, dans leur soumission catholique, augmenter le superflu de la fainéantise abbatiale en se privant du nécessaire. Rien n'était à la fois plus triste et plus animé que ce tableau d'un jour de redevance: ces hommes des champs, à peine vêtus, esclaves ou colons, dont la maigreur trahissait l'infortune, arrivaient, portant sur leurs épaules ou charroyant les produits les plus nombreux et les plus variés. Au bruit tumultueux de la foule, se joignaient les bêlements des moutons et des veaux, le grognement des porcs, les beuglements des bœufs, le gloussement des volailles, animaux que les redevanciers apportaient ou amenaient vivants; d'autres ployaient sous le poids de grands paniers remplis d'œufs, de fromage, de beurre ou de gâteaux de miel; d'autres roulaient des tonneaux de vin, conduits jusqu'à l'abbaye sur des espèces de traîneaux; ailleurs on déchargeait des chariots de leurs pesants sacs de froment, de seigle, d'épeautre, d'avoine ou de graine de moutarde. Là s'amoncelaient le foin et la paille, plus loin s'empilait le bois de chauffage ou de charpente, tel que poutres, voliges, bardeaux (petites planchettes de chêne pour couvrir les toits), échalas pour les vignes, pieux pour les clôtures; les esclaves forestiers apportaient des daims et des sangliers, venaison destinée à être fumée; des colons amenaient en laisse des chiens courants pour la vénerie qu'ils devaient élever, ou tenaient en cage des faucons et des éperviers qu'ils devaient dénicher pour la fauconnerie; d'autres, taxés à un certain nombre de livres de fer et de plomb, nécessaires à l'entretien des bâtiments de l'abbaye, apportaient ces métaux; plus loin, c'étaient des rouleaux de toile de lin, des ballots de laine ou de chanvre à filer, d'immenses pièces de serge tissée au métier, des paquets de peaux de mouton, de bœuf ou de veau, corroyées, toutes préparées pour la main-d'œuvre. Il y avait encore des redevanciers tenus de fournir une certaine quantité de livres de cire, d'huile, de savon, et jusqu'à des torches de bois résineux, des paniers, de l'osier, de la corde tissée, des haches, des cognées, des houes, des bêches et autres instruments aratoires[B].

Ricarik s'était assis dans l'un des coins du hangar, auprès d'une table, pour percevoir les taxes en argent des colons retardataires, tandis que plusieurs sœurs tourières du monastère, vêtues de leurs robes noires et de leurs voiles blancs, allaient de groupe en groupe, tenant un parchemin où elles inscrivaient les redevances en nature. Le vieil orfévre, debout auprès de Ricarik, examinait l'un après l'autre les sous ou les deniers d'argent et de cuivre que donnaient en payement les redevanciers, et trouvait toute monnaie de bon aloi; il eût craint d'exposer par son refus ces pauvres gens à de mauvais traitements, car l'intendant était un homme impitoyable. Les colons hors d'état de payer ce jour-là formaient un groupe assez nombreux, attendant avec anxiété l'appel de leurs noms; plusieurs étaient accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants; ceux qui purent payer leur taxe s'étant acquittés, Ricarik appela à haute voix Sébastien. Le colon s'avança tout tremblant; sa femme et ses deux enfants, aussi misérablement vêtus que lui.

– Non-seulement tu n'as cas payé ta redevance fixée à vingt sous d'argent, – dit l'intendant, – mais, la semaine passée, tu as refusé de charroyer des laines, des toiles de lin et des peaux corroyées, que l'abbesse envoyait vendre à Rennes.

– Hélas! seigneur, si je n'ai pas payé ma redevance, c'est que peu de temps avant la moisson l'ouragan a couché mes blés mûrs. J'aurais pu en retirer quelque chose s'ils avaient été moissonnés à temps; mais les esclaves qui cultivent avec moi ont été requis cinq jours sur sept pour travailler aux nouvelles clôtures du parc de l'abbaye et pour curer l'un des étangs. Seul, je ne pouvais moissonner le champ; de grandes pluies sont venues, le blé a germé sur terre, la récolte a été perdue. Il me restait un champ d'épeautre, moins maltraité par l'ouragan; mais ce champ avoisine la forêt de l'abbaye, et les cerfs ont, comme l'an passé, ravagé ma moisson sur pied.

Ricarik haussa les épaules et ajouta: – Tu dois en outre six charretées de foin, tu ne les as pas apportées; cependant les prairies du domaine que tu cultives sont excellentes; tu pouvais avec le surplus des six charretées te procurer de l'argent.

– Hélas! seigneur, je ne vois jamais la première coupe de ces prés; les troupeaux qui appartiennent en propre à l'abbaye viennent paître sur mes terres dès le printemps; si, pour les garder, j'y mets des esclaves, tantôt ils sont battus par ceux du monastère, tantôt ils les battent; mais toujours leurs bras me font faute. De plus, vous le savez, seigneur, presque chaque jour amène sa redevance personnelle: aujourd'hui il nous faut aller façonner les vignes de l'abbaye: demain, labourer, herser, ensemencer ses terres, charroyer ses récoltes, construire ses clôtures; il a fallu, de plus, creuser des tranchées dans la chaussée des Étangs, lorsque l'abbesse a craint de voir le couvent attaqué par des bandes errantes. Il nous a aussi fallu en ce temps-là faire le guet… Aussi, que voulez-vous, seigneur, lorsque sur trois nuits on est forcé d'en veiller deux pour la sûreté de l'abbaye, et qu'il faut se remettre à l'ouvrage dès l'aube, la fatigue est grande et le temps manque.

– Et les charrois que tu as refusés?

– Refusé! non seigneur; lors du dernier charroi que mes chevaux ont dû faire pour le service de l'abbaye, l'un d'eux a été fourbu par suite d'une charge trop lourde et d'un trop long trajet: il est mort… Il ne me restait qu'un cheval très-chétif; à lui seul pouvait-il traîner le chariot pesamment chargé de toiles, de peaux et de laines que l'on voulait me donner à conduire?

– Ainsi, tu n'as plus qu'un cheval? Comment cultiveras-tu tes terres? comment t'acquitteras-tu des redevances que tu dois et de celles de l'an prochain?

– Hélas! seigneur, je suis dans un embarras cruel; j'ai amené ma femme et mes enfants que voici; ils se joignent à moi pour vous implorer et vous demander la remise de ce que je dois; peut-être à l'avenir n'éprouverai-je pas tant de désastres coup sur coup.

Et à un signe du malheureux Gaulois, sa femme et ses enfants se jetèrent aux pieds du Frank en l'implorant avec larmes. Alors il dit au colon: – Tu as sagement fait d'amener ici ta femme et tes enfants, tu m'épargnes la peine de les envoyer chercher. Je connais certain juif de Nantes, nommé Mardochée; il prête sur les personnes[C]; ta femme et tes deux enfants, déjà en âge de travailler, peuvent valoir, à eux trois, dix-huit à vingt sous d'or, le juif en payera au moins dix comptant, sur lesquels je prélèverai le prix du charroi que tu aurais dû faire et le prix d'un bon cheval de trait que je t'achèterai pour remplacer celui que tu as perdu… Lorsque tu rembourseras le juif de ses avances, il te rendra ta femme et tes enfants[D].

 

Le colon et sa famille avaient écouté l'intendant avec une sorte de stupeur douloureuse; mais bientôt ils éclatèrent en sanglots et en prières. – Seigneur, – disait le Gaulois, – vendez-moi, si vous le voulez, comme esclave, ma condition ne sera pas pire que celle où je vis; mais ne me séparez pas de ma femme et de mes enfants… Jamais je ne pourrai payer mes redevances arriérées et rembourser le juif; je préfère l'esclavage avec les miens à ma misérable vie de colon!

– Assez! assez!.. – dit Ricarik, – je tiens à toi; tu es un bon cultivateur, mais tu as à nourrir une famille trop nombreuse, cela te ruine… Lorsque tu n'auras à subvenir qu'à tes seuls besoins, tu pourras payer tes redevances, et le prêt de Mardochée te mettra à même de continuer ta culture. – Et, s'adressant à l'un de ses hommes: – Que l'on emmène la femme et les enfants de Sébastien… Justement le juif Mardochée se trouve ici.

Bonaïk tâcha d'apitoyer le Frank sur le sort de cette pauvre famille gauloise; ses supplications furent inutiles. Ricarik continuait d'appeler par leurs noms d'autres colons retardataires, lorsqu'on amena devant lui un jeune garçon de dix-sept à dix-huit ans, qui se débattait vigoureusement contre ceux qui l'entraînaient en s'écriant courroucé: – Laissez-moi! laissez-moi! j'ai apporté pour la redevance de mon père trois faucons et deux autours pour le perchoir de l'abbesse. Je les ai dénichés au risque de me briser les os… que voulez-vous de plus?

– Ricarik, – dit l'un des deux esclaves de l'abbaye qui amenaient le jeune garçon, – nous étions près de la clôture de la cour du perchoir, lorsque nous avons vu un épervier, encore chaperonné, qui venait sans doute de s'échapper des mains du fauconnier. L'oiseau a quelque peu volé; puis, sans doute empêché par son chaperon, il est allé s'abattre près de la clôture: aussitôt le jeune garçon a jeté son bonnet sur l'épervier, puis s'est précipité à terre pour s'emparer de l'oiseau qu'il a mis dans son bissac. Nous avons alors couru et saisi le larron sur le fait. Voici le bissac; l'épervier est encore dedans tout chaperonné.

– Qu'as-tu à répondre! – demanda Ricarik au jeune garçon, qui resta sombre et silencieux. – Tu n'oses pas nier avoir voulu voler l'épervier? Sais-tu de quelle manière la loi punit le vol de l'épervier? elle condamne le voleur à payer trois sous d'argent ou à se laisser manger six onces de chair sur la poitrine par l'oiseau[E], or, cette loi, j'ai fort envie de te l'appliquer, elle serait d'un salutaire exemple pour les larrons d'éperviers… Qu'en dis-tu?

– Je dis, – reprit audacieusement le jeune garçon, – je dis que si notre abbesse du diable, que tu dois représenter au naturel, car je ne l'ai jamais vue, donne en pâture à ses oiseaux de chasse notre chair, seul bien qu'elle nous laisse, elle le peut, puisque je ne saurais m'échapper; mais aussi vrai que je m'appelle Broute-Saule, tôt ou tard je me vengerai!

– Tu es un insolent scélérat! – s'écria l'intendant furieux. – Il me plaît à moi de t'appliquer la loi de l'épervier!

– Et si j'en réchappe, il me plaira de te répondre par la loi du couteau, qui est la loi de tous pays, pourvu que pour l'appliquer l'on ait le cœur ferme, la main sûre…

– Qu'on le saisisse! – s'écria Ricarik, – qu'on l'attache sur un des bancs qui sont au dehors du hangar, afin que son châtiment soit public… Que la chair de sa poitrine soit donnée en pâture à l'oiseau; il becquettera dans le vif jusqu'à ce que je dise: assez!

– Oh! bourreau! – s'écria Broute-Saule que l'on entraînait, – si je peux quelque jour, un couteau à la main, te joindre en un lieu écarté, toi ou ton abbesse du diable, vous aurez beau dire assez, moi, vous frappant, je dirai: Non, ce n'est pas assez!

– Misérable sacrilége! tu oses dire que tu lèverais le poignard sur notre vénérable abbesse, notre sainte mère en Christ!

La foule des esclaves assistant à cette scène éclata en violents murmures d'indignation contre Broute-Saule, assez impie pour parler ainsi de l'abbesse Méroflède; et ces malheureux, dans, leur hébétement farouche, se pressèrent, curieux d'assister à son supplice. Le jeune Gaulois, nu jusqu'à la ceinture, fut garrotté sur un banc au dehors du hangar; Ricarik, afin d'appâter l'oiseau carnivore, tira son couteau et fit une légère blessure au sein droit du patient; l'épervier, à la vue du sang, enfonça ses serres, aiguës dans la blanche et large poitrine de Broute-Saule, dont il commença de becqueter la chair vive. L'esclave, impassible malgré la douleur, tâchait de redresser la tête afin de voir l'oiseau, et disait: – Mange, mange, épervier de la sainte abbesse Méroflède… mange, c'est de la chair gauloise!

Soudain on entendit le pas de plusieurs chevaux. Bientôt les esclaves et les colons, témoins du supplice de Broute-Saule, s'agenouillèrent en disant: – L'abbesse! notre sainte abbesse!

C'était l'abbesse Méroflède. Elle montait hardiment un vigoureux étalon gris à crins noirs. Curieuse de savoir la cause du rassemblement groupé en dehors du hangar, l'abbesse arrêta brusquement sa monture, qui, rongeant impatiemment son frein d'argent couvert d'écume, creusa la terre de son sabot. Méroflède, vêtue d'une longue robe noire, avait sur la tête un voile blanc dont les plis encadraient son visage et son menton; par-dessus le costume monastique elle portait, agrafé à la hauteur du cou, une sorte de mante flottante d'étoffe rouge à capuchon. Cette femme, d'une taille svelte, souple et élevée, avait alors environ trente ans; ses traits eussent été beaux, sans leur expression tour à tour sensuelle, insolente ou farouche. Son visage, pâli par les excès, défiait, par l'éclat de son teint éblouissant, la blancheur des voiles qui l'entouraient; de même que la couleur de sa mante luttait d'incarnat avec ses lèvres pourpres et charnues, ombragées d'une légère moustache d'un roux doré; son nez, recourbé, se terminait par des narines presque toujours palpitantes et gonflées; ses grands yeux, vert de mer, étincelaient sous ses épais sourcils roux. Méroflède s'était arrêtée à la vue du rassemblement qui encombrait les abords du hangar, la foule s'agenouillant au passage de l'abbesse, découvrit ainsi à ses regards le jouvenceau demi-nu, dont l'épervier commençait à déchiqueter la robuste poitrine… À l'aspect de Méroflède, Broute-Saule tourna vers elle son hardi visage encadré de sa chevelure noire et bouclée. Alors, malgré la douleur atroce que lui causaient les morsures de l'oiseau, le jeune Gaulois, dont les traits exprimèrent soudain la stupeur et l'admiration, s'écria d'une voix assez haute pour être entendue de l'abbesse:

– Qu'elle est belle!

Méroflède, immobile, appuyant sur sa cuisse la main gantée dont elle tenait sa houssine, ne quitta pas des yeux l'esclave dont l'épervier becquetait toujours la chair vive; mais Broute-Saule, insensible à la souffrance, répétait à demi-voix en contemplant l'abbesse avec une sorte de ravissement: – Qu'elle est belle! oh! qu'elle est belle!..

Au bout de quelques instants de ce spectacle, les narines de Méroflède se gonflèrent davantage encore; la prunelle de ses grands yeux verts, toujours fixés sur le jeune esclave, sembla se dilater; cette horrible femme appelant alors Ricarik d'une voix légèrement altérée, se pencha sur sa selle, dit au Frank quelques mots à l'oreille; jetant un dernier regard sur Broute-Saule, elle partit au galop, sans songer à donner aux esclaves et aux colons agenouillés la bénédiction que ces fervents catholiques attendaient de leur sainte abbesse.