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Les mystères du peuple, Tome V

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Environ un mois s'était passé depuis le départ d'Abd-el-Kader et de ses cinq fils, allant à la tête de l'armée arabe combattre les Franks de Karl-Martel.



Un enfant de onze à douze ans, renfermé dans le couvent de Saint-Saturnin, en Anjou, s'accoudait à l'appui d'une étroite fenêtre, située au premier étage, de l'un des bâtiments de l'Abbaye, ayant vue sur la campagne; la chambre voûtée où se tenait cet enfant était froide, vaste, nue et dallée de pierres; dans un coin l'on voyait un petit lit, et sur une table quelques jouets grossièrement taillés dans du bois brut; des escabeaux et un coffre meublaient seuls cette grande salle. L'enfant, vêtu d'une robe de serge noire, tout usée, çà et là rapiécée, était d'un aspect malingre; ses traits, d'une pâleur bilieuse, avaient une expression de tristesse profonde; il regardait au loin les champs, et des larmes coulaient lentement sur ses joues creuses. Pendant qu'il rêvait ainsi, la porte de sa chambre s'ouvrit, et une jeune fille de seize ans au plus entra doucement; elle avait le teint très-brun, mais d'une fraîcheur extrême, la bouche vermeille, les cheveux d'un noir de jais, ainsi que ses grands yeux, et ses sourcils finement arqués; l'on ne pouvait imaginer une plus gracieuse personne, malgré son cotillon de bure et son tablier de grosse toile bise, rattaché par les coins à sa ceinture, et rempli de chanvre prêt à être filé, car Septimine tenait sa quenouille d'une main, et de l'autre un petit coffret de bois. À la vue de l'enfant, toujours tristement accoudé à la fenêtre, la jeune fille soupira et se dit d'un air appitoyé: – Pauvre petit… toujours chagrin… je ne sais si cette nouvelle sera pour lui un mal ou un bien… S'il accepte, puisse-t-il ne jamais regretter ce sombre couvent… – Puis elle s'approcha légèrement de l'enfant, toujours sans qu'il l'entendît, lui mit avec une gentille familiarité la main sur l'épaule, en disant d'un air enjoué: – À quoi pensez-vous là?



L'enfant tressaillit de surprise, tourna son visage baigné de larmes vers Septimine, et répondit en se laissant tomber avec accablement sur un escabeau près de la fenêtre: – Hélas! je m'ennuie… je m'ennuie à mourir. – Et ses pleurs continuèrent de couler de ses yeux fixes et rougis.



– Allons, séchez ces vilaines larmes, – lui dit affectueusement la jeune fille. – Je viens justement vous désennuyer; j'ai apporté une grosse provision de chanvre afin de filer auprès de vous, en causant, à moins que vous ne préfériez une partie d'osselets, qu'en dites-vous?



– Rien ne m'amuse…



– Voilà ce que je vous reproche: rien ne vous amuse, rien ne vous plaît, vous êtes toujours accablé, taciturne, vous ne prenez aucun soin de votre personne. Voyez comme vos cheveux sont emmêlés… et cette vieille robe toute rapiécée? elle vous fait honte. Pourquoi n'en pas demander une neuve au père Clément?



– À quoi bon!



– Vous seriez du moins proprement vêtu, et puis si vos cheveux étaient lissés sur votre front, au lieu de tomber ainsi en désordre, vous n'auriez pas l'air d'un petit sauvage… Voilà deux jours que vous ne m'avez pas voulu laisser arranger votre chevelure, mais aujourd'hui il n'en sera pas ainsi.



– Non… non, je ne veux pas, – dit l'enfant en frappant du pied avec une impatience fébrile, – laisse-moi…



– Oh! oh! vos trépignements ne me font pas peur, – reprit gaiement Septimine, – j'ai ma volonté aussi… Allons, tournez votre escabeau du côté du jour; j'ai apporté dans cette boîte tout ce qu'il me faut pour vous peigner.



– Septimine, je t'en prie… laisse-moi.



Mais la jeune fille, bon gré, mal gré, tourna la chaise du récalcitrant, et avec l'autorité d'une

grande sœur

, le força de laisser démêler sa chevelure en désordre; tout en lui rendant ces soins avec autant d'affection que de bonne grâce, Septimine, debout derrière l'enfant, lui disait: – Je vous demande si vous n'êtes pas ainsi cent fois plus gentil?



– Que m'importe cela! je m'ennuie tant dans ce couvent… ne pouvoir jamais en sortir, mon Dieu… qu'ai-je donc fait pour être si malheureux?



– Hélas! mon pauvre petit… vous êtes fils de roi!



L'enfant ne répondit rien, cacha sa figure entre ses mains, et se mit à pleurer de nouveau en disant d'une voix étouffée: – Mon père… mon père…



– Oh! si vous recommencez à pleurer et surtout à parler de votre père, vous me ferez pleurer aussi, car si je vous gronde de votre incurie, j'ai grand'-pitié de vos chagrins, oui, grand'-pitié; je venais ici ce matin pour vous donner peut-être un bon espoir.



– Que veux-tu dire, Septimine?



La jeune fille ayant donné ses soins à la chevelure de l'enfant, s'assit près de lui sur un escabeau, prit sa quenouille et commençant à filer lui dit à demi-voix d'un air grave et mystérieux: – Me promettez-vous d'être discret?



– À qui veux-tu que je parle? j'ai en aversion tous ceux qui sont ici.



– Excepté moi… n'est-ce pas?



– Oui, excepté toi, Septimine… tu es la seule qui m'inspires un peu de confiance.



– Quelle défiance pourrait vous inspirer une pauvre

Coliberte

, comme on dit en Septimanie, où je suis née? ne suis-je pas esclave, ainsi que ma mère, femme du portier extérieur de ce couvent? Lorsqu'il y a dix-huit mois, vous avez été conduit ici, je n'avais pas quinze ans, j'étais enfant comme vous; on m'a mis auprès de votre personne pour tâcher de vous distraire, en partageant vos jeux; depuis ce temps-là nous avons grandi ensemble; vous vous êtes habitué à moi… n'est-il pas naturel que vous me témoigniez quelque confiance?



– Tout à l'heure tu me disais que peut-être tu me ferais espérer… quelle espérance peux-tu me donner?



– D'abord me promettez-vous d'être discret? très-discret?



– Je te le promets.



– Promettez-moi aussi de ne pas recommencer à pleurer… car il faut que je vous parle du roi, votre père…



– Je ne pleurerai plus, Septimine.



– Il y a dix-huit mois de cela, le roi Thierry, votre père, est mort dans son domaine de Compiègne, et le maire du palais, ce méchant

Karl-Marteau

, vous a fait conduire et emprisonner ici…



– Pourtant mon père m'avait toujours dit: «Mon petit Chilpérik, tu seras roi! comme moi, tu auras des chiens et des faucons pour chasser, de beaux chevaux, des chars pour te promener, des esclaves pour te servir…» Et ici je n'ai rien de tout cela, moi! Mon Dieu! mon Dieu!.. que je suis malheureux!



– Quoi! vous allez recommencer à pleurer, malgré vos promesses?



– Non, Septimine… non je ne pleure pas.



– Ce méchant Karl-Marteau vous a donc fait conduire en ce couvent pour régner à votre place, comme il régnait, dit-on, à la place de votre père.



– Il y a pourtant en ce pays des Gaules assez de chiens, de faucons, de chevaux, d'esclaves pour que ce Karl en ait sa suffisance, et moi la mienne.



– Oui… si régner c'est seulement avoir toutes ces choses… mais moi, pauvre fille, je n'en sais rien. Voilà seulement ce que je sais: votre père avait des amis qui sont les ennemis de Karl-Marteau, et ils voudraient vous voir hors de ce couvent.



– Et moi aussi, va, Septimine, je voudrais être hors d'ici!



Après un moment d'hésitation la jeune fille, cessant de filer, dit au jeune prince d'une voix plus basse encore et regardant autour d'elle comme si elle eût craint d'être entendue: – Vous voulez sortir de ce couvent… cela dépend de vous.



– De moi! – s'écria Chilpérik, – et comment faire?



– De grâce, ne parlez pas si haut, – reprit Septimine avec inquiétude en jetant les yeux sur la porte. – Je crains toujours que quelqu'un soit là… à épier… – Puis se levant elle alla sur la pointe du pied écouter à la porte et regarder par le trou de la serrure. Rassurée par cet examen, Septimine revint prendre sa place, se remit à filer, et dit à Chilpérik: – Durant le jour vous pouvez vous promener dans le jardin?



– Oui, mais ce jardin est entouré d'une clôture, et je suis toujours suivi d'un moine; aussi j'aime mieux rester dans cette chambre que de me promener.



– Le soir on vous renferme ici…



– Et un moine couche au dehors à ma porte.



– Regardez un peu par cette fenêtre.



– Pourquoi cela?



– Pour voir si l'élévation de cette croisée à terre vous semble très-effrayante…



Chilpérik regarda au dehors et répondit: – C'est très-haut, Septimine.



– Très-haut? il y a là peut-être huit à dix pieds au plus… Supposez qu'une corde garnie de gros nœuds soit attachée à cette barre de fer que voilà… auriez-vous le courage, la nuit, de descendre le long de cette corde?



– Moi, Septimine… oh! mon Dieu!



– Vous auriez peur?



– Hélas!



– Êtes-vous peu courageux… Je n'aurais pas peur, moi qui ne suis qu'une fille…



L'enfant regarda de nouveau par la fenêtre et reprit en réfléchissant: – Tu as raison… c'est moins élevé que cela ne me l'avait paru d'abord; mais cette corde, Septimine, comment me la procurer? et puis lorsque je serais en bas… pendant la nuit? que ferais-je?



– Au bas de cette fenêtre vous trouveriez mon père, il vous jetterait sur les épaules la mante à capuchon que je porte habituellement; je ne suis guère plus grande que vous; en croisant bien la mante et rabaissant le capuchon sur votre visage, mon père pourrait, la nuit aidant, vous faire passer pour moi, traverser l'intérieur du couvent, regagner sa loge au dehors; là des amis de votre père vous attendraient avec des chevaux; vous partiriez vite, vous auriez toute la nuit devant vous, et le matin quand on s'apercevrait de votre fuite, il serait trop tard pour courir après vous… Maintenant, répondez, aurez-vous le courage de descendre par cette fenêtre pour regagner votre liberté?



– O Septimine! j'en ai fort envie, mais…



– Mais vous avez peur… Fi! un grand garçon comme vous!



– Et cette corde qui me la donnerait?



– Moi… Répondez: êtes-vous décidé? Il faut-vous hâter, les amis de votre père sont dans les environs… ils viendront durant cette nuit et celle de demain attendre avec les chevaux, non loin des murs du couvent…

 



– Septimine, j'aurai le courage de descendre…



– Un dernier mot, Chilpérik, – dit la jeune fille d'une voix triste et émue: – Ma mère, mon père et moi nous nous exposons à des peines terribles, à la mort peut-être… en favorisant votre fuite! nous n'avons d'autre intérêt à cela que la pitié que vous nous faites… lorsque l'on a proposé à mon père d'aider à votre évasion, on lui a offert de l'argent; il a refusé, disant: « – Je ne veux d'autre récompense que la satisfaction de contribuer à la délivrance de ce pauvre petit, qui est toujours triste ou pleurant depuis dix-huit mois, et qui périrait ici de chagrin.»



– Oh! sois tranquille; quand je serai roi comme mon père, je te ferai de beaux présents.



– Je n'ai pas besoin de vos présents; vous êtes un enfant très à plaindre; voilà ce qui nous touche, et comme disait mon père, qui sait bien des choses, quoique esclave: « – Ce n'est pas parce que ce pauvre petit est fils de roi qu'il m'intéresse, car, après tout, il est de la race de ces Franks qui nous tiennent en esclavage, nous autres Gaulois, depuis Clovis; non, je veux tâcher de le sauver parce qu'il me fait peine à voir…» – Songez-y, Chilpérik, la moindre indiscrétion de votre part attirerait sur nous de terribles malheurs.



– Septimine, je te le promets, je ne dirai rien à personne, j'aurai du courage, et cette nuit même, je tâcherai de fuir pour aller rejoindre les amis de mon père. Oh! quel bonheur! – ajouta l'enfant en frappant dans sa main, – quel bonheur! demain je serai libre… je redeviendrai Roi comme mon père…



– Attendez pour vous réjouir que vous soyez hors d'ici… Maintenant, écoutez-moi bien: on vous enferme toujours après la prière du soir; la nuit est alors tout à fait noire; il vous faudra attendre environ une demi-heure, puis attacher votre corde et descendre; mon père, je vous l'ai dit, vous attendra au bas de cette fenêtre… Est-ce pour cette nuit?



– Oui, c'est convenu; mais cette corde, où est-elle?



– Tenez, – dit Septimine en tirant du milieu du chanvre contenu dans son tablier, une corde enroulée, mince, mais très-forte, garnie çà et là de gros nœuds, – il y a, vous le voyez, à ce bout, un crochet de fer; vous l'attacherez à la barre de cette croisée, puis vous descendez, nœud à nœud, jusqu'à terre; vous n'aurez ainsi rien à craindre.



– Oh! je n'ai plus peur. Mais, cette corde, où la cacher?



– Sous les matelas de votre lit.



– Tu as raison… donne vite… – Et le jeune prince, aidé de Septimine, cacha la corde vers le milieu du lit, entre deux matelas. À peine le lit était-il recouvert, que l'on entendit au loin et au dehors un bruit lointain de clairons. Septimine et Chilpérik se regardèrent un moment interdits; puis la jeune fille dit vivement en retournant s'asseoir sur son escabeau et reprenant sa quenouille. – Il se passe quelque chose d'inaccoutumé au dehors de l'abbaye; on va peut-être venir ici… prenez vos osselets et jouez vite, vite…



Chilpérik obéit machinalement à la jeune fille, s'assit à terre, et se mit à jouer aux osselets, tandis que Septimine continuait de filer tranquillement sa quenouille auprès de la fenêtre. Peu d'instants après, la porte de la chambre s'ouvrit; le père Clément, abbé du monastère, entra, et dit à la jeune fille: – Laisse-nous.



Septimine se hâta de se retirer; mais croyant profiter d'un moment où le moine ne la verrait pas, elle mit son doigt sur ses lèvres, pour recommander une dernière fois la discrétion à Chilpérik. L'abbé s'étant alors retourné brusquement, elle n'eut que le temps de porter la main à sa chevelure pour dissimuler la signification de son premier geste; cependant la Coliberte craignit d'avoir éveillé les soupçons du père Clément, qui la suivit d'un regard pénétrant, ainsi qu'elle s'en aperçut, lorsque arrivée au seuil de la porte, et se retournant une dernière fois pour saluer le père, elle rencontra l'œil scrutateur du moine toujours fixé sur elle.



– Que Dieu nous sauve, – dit la jeune fille saisie d'une angoisse mortelle, en sortant de la chambre. – À la vue du moine, le malheureux enfant est devenu pourpre, et il ne quitte pas des yeux son lit, où est caché la corde. Ah! je tremble pour le petit prince et pour nous.



Karl-Marteau

 (ou Martel) venait d'arriver au couvent de Saint-Saturnin, escorté seulement d'une centaine de guerriers; il devait bientôt rejoindre un détachement de son armée, qui faisait halte à quelque distance du monastère. Le maire du palais et l'un des chefs de bande qui l'accompagnait venaient d'être introduits dans l'appartement du père Clément, pendant que celui-ci se rendait auprès du jeune prince. Karl-Marteau, alors dans toute la vigueur de l'âge, exagérait encore, dans son langage et dans son costume, la rudesse de la race germanique; sa barbe et sa chevelure d'un blond vif, incultes, hérissées, encadraient ses traits fortement colorés, où se peignait une rare énergie jointe à une sorte de bonhomie parfois joviale et narquoise; son regard audacieux révélait une intelligence supérieure; il portait, comme le dernier de ses soldats, une casaque de peau de chèvre par-dessus son armure ternie; ses bottines de gros cuir étaient armées d'éperons de fer rouillé; à son baudrier de buffle pendait une longue et large épée de

Bordeaux

, ville alors renommée pour la fabrication de ses armes.



Le guerrier qui accompagnait Karl-Marteau paraissait âgé d'environ vingt-cinq ans; grand, svelte, robuste, il portait avec une aisance militaire sa brillante armure d'acier, à demi cachée par un long manteau blanc à houppes noires à la mode arabe; son magnifique cimeterre à fourreau et à poignée d'or massif, orné d'arabesques de corail et de diamants, était aussi d'origine arabe; l'on ne pouvait imaginer une figure d'une beauté plus accomplie que celle de ce jeune homme; il avait déposé son casque sur une table; sa chevelure noire bouclée, séparée au milieu de son front, sillonné d'une profonde cicatrice, tombait de chaque côté de son mâle visage, ombragé d'une légère barbe brune; ses yeux bleus de mer, au regard ordinairement doux et fier, semblaient cependant exprimer parfois l'obsession d'un chagrin ou d'un remords caché… Alors un tressaillement nerveux fronçait ses noirs sourcils, ses traits, pendant quelques instants, devenaient sombres; mais bientôt ils reprenaient leur expression habituelle, grâce à la mobilité de ses impressions, à l'ardeur de son sang et à l'impétuosité de son caractère. Karl, gardant depuis quelques instants le silence, contemplait son jeune compagnon avec une sorte de satisfaction narquoise. Enfin il lui dit de sa grosse voix rauque: – Berthoald, comment trouves-tu cette abbaye et les champs que nous venons de traverser?



– L'abbaye me semble vaste, les champs fertiles; mais pourquoi cette question?



– Parce que je voudrais te faire un cadeau selon ton goût, mon garçon. – Le jeune homme regarda le chef des Franks avec une surprise profonde. Karl-Marteau continua: – Écoute… En 732, il y a bientôt six ans de cela, lorsque ces païens d'Arabes, établis en Gaule, s'étaient avancés jusqu'à Tours et à Blois, je marchais vers eux; j'ai vu arriver à mon camp un jeune chef suivi d'une cinquantaine de braves diables…



– Ce guerrier, c'était moi…



– C'était toi… fils d'un seigneur frank, mort, m'as-tu dit, dépossédé de ses bénéfices, comme tant d'autres; peu m'importait à moi ta naissance; quand la lame est de bonne trempe, je me soucie peu du nom de l'armurier, – poursuivit Karl sans remarquer un léger tressaillement des sourcils de Berthoald, dont le front rougit et dont le regard s'abaissa avec une sorte de confusion involontaire. – Tu cherchais fortune à la guerre, tu avais rassemblé ta bande de gens déterminés, tu venais m'offrir ton épée et leurs services. Le lendemain, dans les plaines de Poitiers, toi et tes hommes, vous vous battiez si rudement contre les Arabes, que tu perdais les trois quarts de ton monde; tu tuais de ta main Abd-el-Rhaman, le général de ces païens, et tu recevais deux blessures en me dégageant d'un groupe de cavaliers Berbères qui sans toi me tuaient.



– C'était mon devoir de soldat de défendre mon chef.



– Et à moi, mon devoir de chef était de récompenser ton courage de soldat. Jamais je ne l'oublierai, ta vaillance m'a sauvé la vie: mes fils ne l'oublieront pas non plus, ils liront dans quelques notes que j'ai fait écrire sur mes guerres:

Lors de la bataille de Poitiers, Karl a dû la vie à Berthoald; que mes fils s'en souviennent en voyant la cicatrice que porte au front ce courageux guerrier

.



– Karl, tes louanges m'embarrassent.



– Il me plaît de te louer; je t'aime sincèrement; depuis la bataille de Poitiers je t'ai regardé comme l'un de mes meilleurs compagnons d'armes, quoique tu sois parfois têtu comme un mulet et bizarre dans tes goûts.



– Comment cela?



– Oui, s'il s'agissait de guerroyer au nord ou à l'est contre les Frisons ou les Saxons, au midi contre les Arabes, il n'était pas de plus enragé tapeur que toi; mais lorsqu'il a fallu deux ou trois fois comprimer quelques révoltes de gens de race gauloise, tu bataillais mollement, presque à contre-cœur…



– Karl, les goûts varient, – reprit Berthoald en souriant d'un air forcé qui trahissait une pensée amère. – Il en est souvent du goût des batailleurs comme de celui des femmes: les uns aiment les blondes, les autres les brunes; ils sont de feu pour celles-ci, de glace pour celles-là… Ainsi je préfère à toutes la guerre contre les Saxons et les Arabes.



– Moi, je ne connais point ces délicatesses; aussi vrai que l'on m'a surnommé

Marteau

, pourvu que je frappe ou que j'écrase ce qui me fait obstacle, tout ennemi m'est bon; je démolis pour fonder… Écoute encore, je croyais après leur déroute à Poitiers, ces chiens d'Arabes, si rudement martelés, qu'ils repasseraient en hâte les Pyrénées; je me suis trompé, ils ont tenu, ils tiennent encore ferme dans le Languedoc; malgré le succès de notre dernière bataille nous n'avons pu nous emparer de Narbonne, place de refuge de ces païens. Il me faut retourner dans le nord de la Gaule; les Saxons redeviennent menaçants. Je regrette de laisser Narbonne aux mains des Sarrazins; mais du moins nous avons ravagé les environs de cette grande cité, fait un immense butin, emmené beaucoup d'esclaves, dévasté, en nous retirant, les pays de Nîmes, de Toulouse et de Béziers; bonne leçon pour ces populations qui avaient pris parti pour les Arabes; elles se rappelleront ce qu'on gagne à quitter l'Évangile pour le Koran, ou plutôt, car je me soucie de Mahomet comme du Pape, ce qu'on gagne à s'allier aux Arabes contre les Franks. Du reste, quoiqu'ils restent maîtres de Narbonne, ces païens m'inquiètent peu: des voyageurs arrivés d'Espagne m'ont appris que la guerre civile a éclaté entre les deux kalifes de Grenade et de Cordoue; occupés à batailler entre eux, ils n'enverront pas de nouvelles troupes en Gaule, et ces maudits Sarrazins n'oseront sortir du Languedoc, d'où je les chasserai plus tard… Tranquille au midi, je retourne au nord; je voudrais auparavant caser à leur goût et au mien bon nombre de braves soldats, qui, comme toi, m'ont vaillamment servi, et faire d'eux de gros abbés, de riches évêques ou de grands bénéficiers.



– Karl, tu voudrais faire de moi un abbé ou un évêque?



– Pourquoi non? L'abbaye et l'évêché ne font-ils pas l'évêque et l'abbé?



– Je ne te comprends pas.



– Écoute encore… Tu l'as vu, je n'ai pu soutenir mes grandes et continuelles guerres du nord et du midi, qu'en recrutant sans cesse des tribus germaines au delà du Rhin, afin de renforcer mes armées; les descendants de ces seigneurs bénéficiers, créés par Clovis et par ses fils, se sont amollis; ils sont devenus aussi fainéants que leurs rois; ils tâchent d'échapper à leur obligation d'amener leurs colons à la guerre, sous prétexte que faute de colons pour cultiver la terre elle ne produit point; enfin, à part quelques évêques batailleurs, vieux endiablés, qui ont quitté le casque pour la mitre, et qui, reprenant la cuirasse, m'amenaient leurs hommes, l'Église n'a pas voulu, ne veut pas contribuer aux frais de la guerre… Or, foi de Marteau, cela ne peut durer… Mes braves guerriers, nouveaux venus de Germanie, les chefs de bande qui, comme toi, m'ont bravement servi, ont droit à leur tour au partage des terres de la Gaule; voyons! n'y ont-ils pas plus droit que ces évêques rapaces, que ces abbés débauchés, qui ont pardieu des sérails comme les kalifes des Arabes! Non, non, je veux mettre ordre à cela, récompenser les courageux, châtier les fainéants et les lâches… Je distribuerai à mes hommes nouvellement arrivés de Germanie, une bonne partie des biens de l'Église… J'établirai ainsi mes chefs et leurs hommes; au lieu de laisser tant de terres et d'esclaves au pouvoir de paresseux tonsurés, je me créerai une forte réserve aguerrie, toujours prête à marcher au premier signal. Donc, pour commencer, je te fais comte en ce pays, et te fais don, Berthoald, de cette abbaye, terres, bâtiments, esclaves, à la charge par toi de payer une somme à mon fisc, et de te rendre, avec tes hommes, en armes à mon premier appel.

 



– Quoi! moi comte en ce pays! moi, possesseur de tant de biens! – s'écria le jeune chef avec joie, pouvant à peine croire à une donation si magnifique; – mais les biens de cette abbaye sont immenses!



– Tant mieux, mon garçon; toi et tes hommes vous vous établirez ici, il doit y avoir de jolies esclaves, vous ferez bonne souche de soldats; d'ailleurs, cette abbaye, et voilà surtout pourquoi je te la donne à toi, cette abbaye doit, par sa position, devenir un poste militaire important. Je concéderai à l'abbé de ce couvent d'autres terres… s'il en reste. Mais ce n'est pas tout, Berthoald, j'ai pour toi autant d'affection que de confiance… je te fais ce don, voilà pour l'affection; reste la confiance, je veux t'en donner une grande preuve en t'établissant ici, et te chargeant d'un devoir si important que…



– Karl, pourquoi t'interrompre? – dit Berthoald en voyant le chef des Franks réfléchir au lieu de continuer de parler.



– Écoute, – reprit Karl après quelques moments de silence. – Depuis près d'un siècle et demi que nous régnons de fait, nous autres, maires du palais… à quoi servaient les rois, ces descendants de Clovis?



– À quoi? mais à rien. Ne t'ai-je pas entendu dire cent fois que ces lâches fainéants passaient leur vie à boire, à manger, à jouer, à chasser, à dormir dans les bras de leurs concubines et à aller à la messe pour racheter quelques crimes commis dans la furie du vin?



– Je t'ai dit, mon garçon, la vérité… Telle était la vie de ces

rois fainéants

, les bien nommés. Nous autres, maires du palais, nous gouvernions de fait; à chaque assemblée du champ de Mai, nous tirions un de ces mannequins royaux de sa résidence de

Compiègne

, de

Kersy-sur-Oise

 ou de

Braine

; on vous plantait mon homme sur un char doré, attelé de quatre bœufs, selon la vieille coutume germanique, et, couronne en tête, sceptre en main, pourpre au dos, le visage orné d'une longue barbe postiche, s'il était imberbe, afin de lui donner un certain air de majesté, on promenait autour du champ de Mai ce royal simulacre, qui recevait, pour la forme, foi et hommage des duks, des comtes et des évêques, venus à cette assemblée de tous les coins de la Gaule… La comédie jouée, l'on remettait l'idole dans sa boîte jusqu'à l'an suivant. Or, à quoi bon ces momeries? le vrai roi, le seul roi est celui qui gouverne et se bat! aussi, n'aimant point le superflu, j'ai supprimé la royauté…



– De ceci, Karl, je te loue et t'ai loué; autant qu'à toi, plus qu'à toi, peut-être, tout obscur soldat que je sois, les rois franks, ces descendants de Clovis, m'inspiraient la haine et le mépris…



– Et d'où te venait cette haine?



Berthoald rougit, fronça ses noirs sourcils, et répondit: – J'ai toujours haï la fainéantise et la cruauté.



– Alors tu as eu de quoi haïr amplement… Revenons à ces rois. Le dernier d'entre eux, Thierry IV, mort il y a dix-huit mois, a laissé un fils, un enfant de neuf ans… je l'ai envoyé ici…



– Ici? qu'en veux-tu faire?



– Le garder… voici pourquoi. Nous autres Franks, nous avons l'esprit variable; nous sommes habitués, depuis un siècle et demi, à mépriser ces rois, que jadis nous glorifiions… Aussi, lors du premier champ de Mai qui s'est passé sans la momerie royale, abolie par moi, les comtes et les évêques n'ont eu souci de l'idole qui manquait à la fête; mais, cette année, quelques-uns ont demandé où était le roi; un plus grand nombre, il est vrai, a répondu: À quoi bon le roi?.. Cependant il se peut qu'ils veuillent un an ou l'autre revoir le mannequin royal faire son tour du champ de Mai, selon la vieille coutume… peu m'importe, pourvu que je règne. Aussi je leur tiens en réserve l'enfant qui est ici; ce marmot, moyennant une fausse barbe au menton et une couronne sur la tête, figurerait dans le char, ni mieux ni pire que tant d'autres rois de douze ou quinze ans qui ont figuré avant lui! il serait au besoin, l'an prochain, le roi Chilpérik III.



– Des rois de douze ans!.. À quel abaissement arrivent les royautés!..



– Il s'en est fallu de peu que la charge de maire du palais, devenue héréditaire, fût non moins abaissée… N'ai-je pas eu un frère, âgé de onze ans, maire du palais d'un roi de dix ans?



– Karl, tu plaisantes!



– Non, pardieu! car ce temps-là ne fut point plaisant pour moi… Ma marâtre

Plectrude

 m'avait fait jeter en prison après la mort de mon père,

Pépin d'Héristal

… Oui, selon cette bonne dame, je n'étais qu'un bâtard, bon pour le gibet ou pour le froc, tandis que mon père laissait à mon frère Théobald la charge de maire du palais, héréditaire dans notre famille… De sorte que mon frère, âgé de onze ans, devint maire du palais de ce Dagobert III, roi de dix ans, qui fut plus tard l'aïeul de ce petit Chilpérik, prisonnier en ce monastère… Ce roi et ce maire du palais enfantins ne pouvaient guère, tu le vois, usurper l'un sur l'autre que des toupies ou des osselets. Aussi la bonne dame Plectrude comptait régner à la place de ces deux marmots, pendant qu'ils joueraient aux billes… Tant d'audace et de sottise ont soulevé les seigneurs franks. Plectrude, au bout de quelques années, a été chassée, son fils aussi. Tandis que moi, Karl, le maudit, le bâtard, je sortais de prison, et devenais, à mon tour, maire du palais de Dagobert III; depuis lors j'ai tant fait de bruit dans le monde en martelant de ci, de là, Saxons, Frisons et Sarrazins, que le nom de

Marteau

 m'en est resté… Dagobert III laissa un fils, Thierry IV, mort il y a dix-huit mois, lequel Thierry était père de ce petit Chilpérik, prisonnier ici. J'ai voulu, en passant dans cette contrée, visiter ce marmot afin de savoir comment il supportait sa captivité. Maintenant, écoute… Je t'ai parlé d'une marque de confiance que je voulais te donner, la voici: Je te confie la garde de cet enfant, le dernier rejeton de Clovis…



– À ma garde! à moi! ce dernier rejeton de Clovis! – s'écria Berthoald, d'abord avec stupeur; puis, tressaillant d'une joie farouche: – À ma garde! celui-là qui eut pour ancêtres Clotaire, le tueur d'enfants! Chilpérik, le Néron des Gaules! Frédégonde, la Messaline! Clotaire II, justicier de Brunehaut, et tant d'autres monstres couronnés! À ma garde, à moi, leur dernier rejeton!



– Que signifient ces mots?.. l'égarement où je te vois?.. Es-tu fou?..



– La destinée des hommes est parfois étrange… Moi, gardien du dernier descendant de ce conquérant des Gaules, si abhorré par mes pères!.. Oh! les dieux sont justes!..



– Berthoald, encore une fois es-tu fou? Qu'il y a-t-il de si étonnant à ce que tu sois gardien de cet enfant?



– Excuse-moi, Karl, – reprit Berthoald en revenant à lui, craignant de s'être trahi. – J'étais profondément frappé de cette pensée: moi, obscur soldat, avoir pour prisonnier le dernier rejeton de tant de rois!..



– Oui, elle finit misérablement cette race de Clovis, si vaillante autrefois, si abâtardie depuis… Que veux-tu! ces roitelets, pères avant quinze ans, caduques à trente, hébétés par le vin, abrutis par l'oisiveté, énervés par une débauche précoce, étiolés, rabougris, stupides, devaient finir comme tu vois… Tandis que nous autres, maires du palais, rudes hommes, toujours allant, venant, du nord au midi, de l'est à l'ouest, toujours chevauchant, toujours bataillant, gouvernant, nous aboutissons au bonhomme Karl, et il n'est point frêle ou rabougri,