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Les mystères du peuple, Tome V

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– Je viens de Châlons, où j'ai appris ces choses par des gens arrivant de l'armée… Qu'est-ce que le roi a fait de sa prisonnière et des enfants?

– Mon cheval a besoin de souffler, après la rude montée de cette côte… Je peux te répondre, saint patron, d'autant mieux qu'il est, dit-on, d'un bon présage d'avoir rencontré un prêtre au commencement de sa route.

– Réponds-moi, je te prie; qu'a-t-on fait de Brunehaut et de ses quatre petits-fils?

– D'abord, il n'y a eu que trois enfants de pris sur les bords de la Saône; le quatrième, Childebert, n'a pu être retrouvé… A-t-il été tué dans la mêlée? s'est-il échappé? on l'ignore…

– Et les trois autres?

– L'aîné et le second ont été tués…

– Dans la bataille?

– Non, non… ils ont été tués dans le village… là-bas… Le roi les a fait périr sous ses yeux, afin d'être certain de leur mort, ne voulant pas que ces enfants reviennent un jour revendiquer leur royaume… Pourtant on dit que le roi a fait grâce au plus petit des trois… M'est avis qu'il a tort; car… Mais qu'as-tu, saint patron? tu frissonnes… C'est le froid du matin, sans doute?

– C'est le froid du matin… et la reine Brunehaut?

– Elle est arrivée ici avec une fière escorte! un véritable triomphe! du fumier pour encens et des injures pour hosannah.

– On m'a dit cela sur la route; mais la reine, à son arrivée dans le village, a été mise à mort, sans doute?

– Non; elle est encore en vie.

– S'il l'a gardée prisonnière pendant trois jours, Clotaire a donc eu pitié d'elle?

– Clotaire… pitié de Brunehaut? Il faut, en effet, bon patron, que tu viennes de loin pour parler de la sorte… Écoute bien ceci… Il y a trois jours Brunehaut a été conduite dans ce village que tu vois là-bas; on l'a amenée dans la maison où ont été tués ses petits-fils: deux bourreaux fort experts et quatre aides, munis de toutes sortes d'ustensiles, se sont enfermés avec la vieille reine, il y a de cela trois jours, et elle n'est pas encore morte[D]. Je dois ajouter qu'on lui laissait la nuit pour se reposer. De plus, comme elle avait entrepris de se laisser mourir de faim, on lui entonnait de force, tantôt du vin épicé, tantôt de la farine détrempée de lait, ce qui la soutenait suffisamment… Mais, saint patron, voilà que tu frissonnes encore.

– C'est toujours le froid du matin… Et à cette torture de trois jours, Clotaire assistait?

– Je vais te dire… La porte de la maison de torture était fermée à tous et gardée; mais il y avait une petite fenêtre donnant dans l'intérieur de la maison: c'est par là que le roi, les duks, l'évêque et quelques leudes favoris allaient regarder chacun à son tour. Clotaire, lui, en connaisseur, n'allait jamais regarder au dedans lorsque Brunehaut criait, car elle criait parfois à être entendue d'un bout du village à l'autre; mais dès qu'elle ne faisait plus que gémir, il allait jeter un coup d'œil par la fenêtre, car il paraît que les moments où l'on gémit sont plus terribles que ceux-là où l'on crie. C'est d'ailleurs une vraie fête dans le village; Clotaire, en roi généreux, a permis à bon nombre de gens qui ont suivi Brunehaut jusqu'ici d'y rester jusqu'à la fin; il leur a fait distribuer des vivres… Ah! patron! il faut les entendre, chaque fois que les cris de la reine arrivent jusqu'à eux, ils y répondent par des huées… Mais mon cheval a soufflé… Adieu, bon patron; je te conseille de te hâter, si tu es curieux d'assister à un spectacle que tu n'as jamais vu et que tu ne verras jamais… On parle de choses extraordinaires pour la fin des tortures; le roi a fait revenir de dix lieues d'ici un des chameaux qui portaient ses bagages. Que va-t-on faire de ce chameau? c'est encore un secret; mais tu le sauras si tu te hâtes. Adieu, donne-moi ta bénédiction.

– Je souhaite que ton voyage soit heureux.

– Merci, bon patron; mais hâte-toi, car lorsque j'ai quitté le village, on venait de sortir le chameau de la grange où il avait passé la nuit. Que va-t-on faire de ce chameau? Enfin, adieu…

Et le cavalier, pressant son cheval de l'éperon, s'éloigna rapidement. Peu de temps après Loysik arriva à l'entrée du village de Ryonne. Le vieillard descendit de sa mule et pria le jeune frère de l'attendre. Un leude, auquel Loysik demanda la demeure du duk Roccon, le conduisit à la tente de ce seigneur frank, voisine de celle du roi. Presque aussitôt le moine fut introduit auprès du duk, qui lui dit avec un accent de déférence respectueuse: – Vous ici, mon bon père en Christ?

– Je viens te demander une chose juste.

– Parlez… si elle est en mon pouvoir, je vous l'accorde d'avance.

– Tu es ami du roi Clotaire? tu as quelque influence sur lui?

– Certes, si vous avez à lui demander une grâce, vous ne pouvez arriver plus à propos; il est très-joyeux… car, vous savez?.. Brunehaut…

– Je sais, je ne sais que trop, – se hâta de répondre le vieillard. – Je ne veux pas de grâce de ton roi… je veux justice… Voici une charte octroyée par son aïeul Clotaire Ier; en droit, elle n'a pas besoin d'être confirmée, puisque la concession est absolue; mais l'évêque de Châlons nous inquiète; il élève des prétentions sur les biens du monastère, sur ceux des habitants de la vallée, et par suite, sur leur liberté, biens et liberté garantis par la charte que voici… Nous nous soucierions peu des prétentions de l'évêque, et nous saurions lui résister au besoin par les armes, si la charte était de nouveau confirmée par ton roi, puisqu'en ces temps-ci les droits les plus sacrés ont besoin de confirmation… Veux-tu donc demander à Clotaire, maintenant roi de Bourgogne, d'apposer son sceau sur cette charte octroyée par son aïeul?

– Quoi! mon père en Christ, c'est là toute la faveur que vous sollicitez du roi? Rien de plus facile… Le roi honore trop la mémoire de son glorieux aïeul pour ne pas confirmer une charte octroyée par ce grand prince. Clotaire doit être à cette heure dans sa tente… Attendez-moi ici, mon père en Christ, je reviens.

Pendant la courte absence du seigneur frank, Loysik entendit au dehors le tumulte, les cris de la foule impatiente des guerriers appelant à grands cris Brunehaut. Le duk Roccon reparut bientôt rapportant la charte sur laquelle Clotaire le jeune avait apposé son sceau au-dessous de ces mots fraîchement écrits:

«Nous voulons et ordonnons à tous leudes, duks, comtes et évêques, que ladite charte, signée de notre glorieux aïeul Clotaire, soit maintenue et respectée en tout ce qu'elle contient pour le présent et pour l'avenir, croyant en ceci honorer la mémoire de notre glorieux aïeul. Que ceux qui me succéderont maintiennent donc cette donation inviolablement, en tant qu'ils voudront participer à la vie éternelle, en tant qu'ils voudront être sauvés du feu éternel. Quiconque retranchera quelque chose de cette donation, que le portier du ciel retranche sa part dans le ciel; quiconque y ajoutera quelque chose, que le portier du ciel y ajoute quelque chose.»

Le vieillard haussa imperceptiblement les épaules et dit au duk:

– Qui a écrit ces mots sur cette charte?

– Le saint évêque de Troyes.

– Vous n'aviez pas parlé à votre roi des prétentions de l'évêque de Châlons?

– Je n'ai pas cru cela nécessaire… J'ai dit à Clotaire: Je te prie, moi, ton fidèle, de confirmer cette charte octroyée par ton aïeul en faveur d'un saint homme de Dieu. – «Je n'ai rien à te refuser, a-t-il répondu,» – et il a prié l'évêque d'écrire ce qu'il fallait. Après quoi le roi a apposé son sceau royal au-dessous de l'écriture.

– Et maintenant, Roccon, – dit le vieillard, – je te remercie… adieu…

Puis, se ravisant, Loysik ajouta:

– Tu me l'as dit, le moment est favorable pour obtenir une faveur de ton roi… promets-moi de lui demander l'affranchissement de quelques esclaves du fisc royal, et de me les envoyer à mon monastère de la vallée de Charolles.

– Ah! mon père en Christ, j'étais certain que notre entretien ne se passerait pas sans quelque demande d'affranchissement.

– Roccon, tu as une femme, des enfants… les chances de la guerre sont variables: Brunehaut est prisonnière et vaincue; mais si cette reine implacable, tant de fois victorieuse dans les batailles, n'eût pas été trahie par son armée, par ses auxiliaires… oui, si elle eût vaincu Clotaire, quel aurait été votre sort, à vous, seigneurs de Bourgogne, qui avez pris parti pour ce roi? que seraient devenues ta femme, ta fille?

– Brunehaut m'aurait fait couper le cou; elle aurait livré ma femme et mes filles à l'esclavage des farouches tribus d'outre-Rhin! Malédiction! mes deux filles, Bathilde et Hermangarde, esclaves!.. Mon père en Christ, ne parlons pas de cela. À cette seule pensée, la sueur me vient au front… Non, ne parlons pas de cela…

– Parlons-en, au contraire, car parmi ces esclaves inconnus dont je te demande la liberté, il en est peut-être qui ont avec eux des filles qu'ils chérissent autant que tu chéris les tiennes… Juge donc de la joie que leur causerait leur délivrance par la joie que tu éprouverais, toi et tes enfants, si, étant esclaves, on vous affranchissait. Roccon, deux mots seulement, deux mots de toi à ton roi, et tu peux donner cette ineffable joie à de pauvres captifs…

– C'est donner grande joie à bon marché. Allons, mon père en Christ, je vous promets les dix esclaves… Clotaire ne me les refusera pas.

– Seigneur duk, – dit un serviteur en entrant précipitamment dans la tente, – la promenade du chameau va commencer.

– Oh! oh! c'est un des meilleurs spectacles de la fête… je ne le manquerai pas… Venez-vous, mon père en Christ? je vous ferai convenablement placer.

– Ah! – s'écria le vieillard avec horreur, – je ne veux pas rester un moment de plus dans cet horrible lieu… Adieu, Roccon; j'ai ta parole…

– Oui, père en Christ; mais en retour vous prierez pour moi, afin que j'aie une bonne part de paradis.

 

– L'homme trouve le paradis dans son cœur lorsqu'il fait le bien: les prêtres qui promettent le ciel sont des fourbes. Je demanderai à Dieu qu'il t'inspire souvent des pensées charitables… Adieu.

– Adieu, père en Christ; je songerai à vos paroles… Je cours voir le chameau.

Loysik quitta la tente du duk, espérant sortir à l'instant du village; cet espoir fut déçu. En s'éloignant, il se trouva dans une ruelle étroite, séparant deux rangées de huttes, et coupée transversalement par une voie plus large. Loysik se dirigeait de ce côté afin d'aller rejoindre le jeune frère qui gardait sa mule, lorsque soudain les cris qu'il avait déjà plusieurs fois entendus redoublèrent; presque aussitôt un flot de ce peuple, qui avait suivi Brunehaut pour jouir de la vue de son supplice, faisant irruption par cette rue transversale, vint à l'encontre de Loysik, et, malgré ses efforts, l'entraîna: hommes, femmes, enfants, tous déguenillés, étaient esclaves et de race gauloise; ils criaient:

– Brunehaut revient du camp! elle va passer!..

Loysik ne chercha pas à lutter vainement contre cette foule; bientôt il se trouva porté, malgré lui, presque au premier rang, et fut forcé de s'arrêter aux abords de l'espèce de place, au milieu de laquelle s'élevait la tente de Clotaire II, plusieurs guerriers à pied formant le cordon autour de cette place, empêchaient la foule d'y pénétrer; voici ce que vit Loysik: En face de lui, une sorte d'avenue assez large et complétement déserte; à gauche, l'entrée de la tente royale; devant cette tente, Clotaire II, entouré des seigneurs de sa suite, parmi lesquels se trouvait l'évêque de Troyes. Deux esclaves à pied venaient d'amener sous les yeux du roi un étalon fougueux, ils pouvaient à peine le contenir au moyen de deux longes pesant sur son mors; il se cabrait violemment, quoique ses deux pieds de derrière fussent entravés: l'œil sanglant, les naseaux fumants, il faisait de tels efforts pour échapper aux esclaves, que sa robe, d'un noir foncé, ruisselait d'écume aux flancs et au poitrail; il ne portait pas de selle, sa longue crinière, tantôt flottait au vent, désordonnée par les bonds de cet animal furieux, tantôt cachait presque entièrement sa tête farouche. Les esclaves parvinrent cependant à l'amener devant Clotaire II; il fit un signe, et aussitôt ces malheureux, rampant à genoux, et au risque d'être broyés, passèrent à chacune des jambes de derrière du cheval le nœud coulant d'une longue corde; puis d'autres esclaves, raidissant ces liens, empêchèrent ainsi les ruades du cheval, que leurs compagnons purent alors délivrer de ses premières entraves. Durant cette périlleuse manœuvre, l'étalon devint si furieux, qu'il se cabra de nouveau avec une force irrésistible, et de ses pieds de devant atteignit la tête de l'un des esclaves; il tomba sanglant sous les pieds du cheval, qui, s'acharnant alors sur lui, l'écrasa sous ses sabots. Le cadavre fut roulé loin de là; et deux autres esclaves reçurent l'ordre de se joindre à ceux qui, pour maintenir l'étalon, se cramponnaient de toutes leurs forces à chacune de ses longes. De nouveaux cris, d'abord lointains, puis de plus en plus rapprochés, retentirent. La voie, d'abord déserte, qui aboutissait à la place, en face de Loysik, se remplit d'une foule innombrable de soldats à pied; bientôt un chameau, dominant de toute l'élévation de sa taille cette multitude armée, apparut aux yeux du vieillard. La troupe de soldats franks poussait des clameurs furieuses.

– Brunehaut! Brunehaut! – criaient ces milliers de voix. – Triomphe à Brunehaut!.. Bonne reine, regarde donc ton bon peuple de Bourgogne! Brunehaut! Brunehaut!..

Quoique mourante, quoique brisée par cette torture de trois jours, la vieille reine, rappelée sans doute à elle par ce redoublement de cris féroces, eut la force de se redresser une dernière fois sur le dos du chameau, où elle avait été mise à cheval et garrottée. À ce moment, elle n'était qu'à quelques pas de Loysik. Ce qu'il vit alors… oh! ce qu'il vit est sans nom, comme les crimes de Brunehaut… Ses longs cheveux blancs, maculés de sang caillé, couvraient seuls… seuls la nudité de la vieille reine… Ses jambes, ses cuisses, ses bras, ses épaules, son sein, son corps enfin, n'avait plus forme humaine; ce n'étaient que plaies vives, ou brûlures boursouflées, noirâtres, sanguinolentes; plusieurs ongles de ses pieds ayant été arrachés, pendaient encore, soutenus par une pellicule rougeâtre au bout des orteils; à d'autres doigts des pieds et des mains, on voyait, plantées entre l'ongle et la chair, de longues aiguilles de fer… Le visage seul n'avait pas été martyrisé; malgré sa lividité cadavéreuse, malgré les traces de souffrances inouïes, surhumaines, qu'y avaient laissées ces tortures de trois jours, il respirait encore l'orgueil et le défi: un sourire affreux crispait les lèvres bleuâtres de la reine; un éclair de fierté farouche illuminait encore parfois son regard agonisant… Et, fatalité! ce regard s'arrêta par hasard sur Loysik, au moment où Brunehaut passait devant lui. À la vue du vieux moine, dont le froc, la longue barbe blanche et la haute stature avaient sans doute attiré le regard mourant de la reine, elle parut frappée d'une commotion soudaine, se redressa, et rassemblant le peu de force qui lui restait, elle s'écria d'une voix désespérée, presque repentante:

– Moine, tu disais vrai… il est une justice au ciel!.. À cette heure, sais-tu à quoi je pense?.. à la mort de Victoria la Grande… cette femme empereur, pleurée de tout un peuple…

Les clameurs furieuses de la foule couvrirent la voix de Brunehaut; son dernier effort pour se redresser et parler à Loysik avait épuisé ses forces défaillantes… Elle tomba renversée en arrière, et son corps inerte ballotta sur la croupe du chameau. Loysik avait longtemps lutté contre l'horreur de cet épouvantable spectacle; Brunehaut cessait à peine de parler, qu'il sentit sa vue se troubler, ses genoux faiblir; sans deux pauvres femmes qui, frappés de compassion pour sa vieillesse, le soutinrent, le moine eût été foulé aux pieds.

Loysik resta longtemps privé de sentiment… Lorsqu'il reprit ses sens, la nuit était venue; il se trouva couché dans une masure, sur un lit de paille; à côté de lui, le jeune frère, qui était parvenu à le rejoindre, en demandant si l'on n'avait pas vu un vieux moine laboureur à barbe blanche. Deux pauvres femmes esclaves avaient fait transporter Loysik dans leur misérable hutte. Le premier mot qu'il prononça, encore sous l'impression de l'horrible scène dont il avait été témoin, fut le nom de Brunehaut.

– Bon père, – dit une des femmes, – cette horrible reine a été descendue de son chameau, elle n'était plus qu'un cadavre… On l'a liée par les bras au bout des cordes que l'on avait attachées aux jambes de derrière d'un cheval fougueux, et puis on a lâché l'animal; mais, par malheur, le supplice n'a pas duré longtemps: le cheval, dès sa première ruade, a cassé la tête de Brunehaut; son crâne a éclaté comme une coque de noix, et sa cervelle a jailli partout.

Soudain le jeune moine laboureur dit à Loysik, en lui montrant sur le seuil de la porte une lueur causée sans doute par la réverbération d'une grande flamme lointaine:

– Mon bon père, entendez-vous ces cris éloignés? voyez donc cette lueur!

– Cette lueur, mon enfant, est celle du bûcher, – dit la vieille; – ces cris sont ceux des gens qui dansent joyeusement à l'entour du feu!

– Quel bûcher? – demanda Loysik en tressaillant; – de quel bûcher parlez-vous?

– Quand le cheval fougueux a eu d'une bonne ruade brisé la tête de ce vieux monstre de Brunehaut, ceux qui l'avaient suivie pour la voir mourir ont demandé au roi de porter sur un bûcher les restes maudits de cette vieille louve: le roi y a consenti avant son départ, car il est parti depuis tantôt… et… mais, tenez, tenez, bon père… voyez quelle belle flamme il fait, ce bûcher! Il est dressé là-bas sur la place, et la lueur vient jusqu'ici; nous y voyons comme en plein jour… et ces cris… entendez-vous? écoutez…

Et le vent du soir apporta jusqu'à Loysik ces cris poussés par la foule dans l'ivresse de sa vengeance:

– Brûlez, brûlez, vieux os de Brunehaut la maudite! brûlez, brûlez, vieux os maudits[E]!..

Loysik alors s'écria:

– Oh! rapprochement formidable comme la voix de l'histoire!.. Le bûcher de Brunehaut… le bûcher de Victoria la Grande!..

Ronan, la vieille petite Odille, le Veneur et l'évêchesse, se promenaient sur le rivage de la rivière de Charolles, en face la logette destinée aux moines du monastère et aux habitants de la vallée, qui, tour à tour, venaient la nuit veiller sur le bac. En outre, depuis la révélation des prétentions de l'évêque de Châlons, dix frères et vingt colons, bien armés, gardaient tour à tour ce passage, et campaient là sous une cabane de planches.

– Mon vieux Veneur, – disait tristement Ronan, – voici le septième jour depuis le départ de Loysik; il n'est pas encore de retour; je ne peux vaincre mon inquiétude…

– Le voici là-bas! – s'écria joyeusement Odille; – voyez-vous sa mule blanche? il descend le coteau et se dirige vers la rivière.

C'était Loysik. Ronan, le Veneur, Odille, l'évêchesse, quelques moines et colons se jettent dans le bac; on passe la rivière, on aborde, et tous de courir au-devant du bon moine. La vieille Odille et la vénérable évêchesse retrouvèrent ce jour-là leurs jambes de quinze ans. À peine donne-t-on à Loysik le temps de descendre de sa mule; c'est un pêle-mêle de bras, de mains, de têtes, autour du vieillard; c'est à qui l'embrassera le premier. Il ne sait à quelles caresses répondre. Enfin cette tempête de tendresse s'apaise; on se calme, la joie n'étouffe plus, l'on peut causer en revenant au monastère, Loysik alors raconte à ses amis ce qu'il sait des tortures et de la mort de la reine Brunehaut; il leur apprend la confirmation de la charte de Clotaire Ier par Clotaire II.

– Enfin, – ajouta Loysik, – à mon retour de Ryonne, je suis allé trouver l'évêque de Châlons… La confirmation de notre charte par Clotaire II, c'était beaucoup, mais ce n'était pas tout.

– Frère Loysik, – reprit Ronan, – nous avons eu des nouvelles de l'évêque de Châlons… Voici comment: ensuite du départ des hommes de guerre de Brunehaut, que nous avons relâchés, selon tes ordres, après que tu as eu échappé à la mort que ce monstre te réservait, l'archidiacre n'a-t-il pas eu l'audace de revenir ici à la tête d'une cinquantaine de tonsurés et d'autant de pauvres esclaves de l'évêché… Esclaves et tonsurés, armés tant bien que mal, portaient une croix en guise de drapeau à la tête de leur troupe cléricale, ils venaient bravement nous déclarer la guerre, si nous refusions d'obéir aux ordres de l'évêque, et de laisser mettre nos biens dans son sac épiscopal.

– Ah! la bonne journée! – reprit en riant le Veneur; – cette troupe cléricale avait amené sur des chariots une barque pour traverser la rivière… J'étais ce jour de veille ici avec une trentaine de nos hommes; nous voyons d'abord mettre à l'eau la barque et y entrer l'archidiacre avec deux clercs pour rameurs. Trois hommes nous inquiétaient peu; nous les laissons aborder. L'archidiacre met pied à terre, casqué, cuirassé, par-dessus sa robe de prêtre, avec une longue épée au côté. «Si vous ne voulez pas vous soumettre aux ordres de l'évêque de Châlons, – nous dit d'un ton triomphant ce capitaine de basilique, – ma troupe va entrer dans cette vallée, afin de la réduire de vive force… Je vous accorde un quart d'heure pour réfléchir.»

– Il ne m'en faut pas tant, à moi, pour me décider, saint homme armé en guerre, – lui ai-je répondu. – Écoute ceci: Nous t'avons déjà une fois relâché la peau sauve, malgré tes insolences; cette fois-ci tu vas recevoir d'abord une rude discipline, mon capitaine de Dieu…

– Ah! vieux Vagre, vieux Vagre! – dit Loysik en secouant la tête, – voilà des violences que je n'aime pas… Si j'avais été là, vous n'eussiez point ainsi gâté votre cause…

– Bon père, – reprit le Veneur en riant, ainsi que Ronan, les vieux damnés! – il n'y a eu rien de gâté que le cuir de l'archidiacre. Aussitôt dit que fait: on prend mon homme, on trousse sa robe de prêtre, et à grands coups de ceinturon on applique une rude discipline à mon capitaine de Dieu, tout casqué, cuirassé qu'il était… après quoi on le met dans le bac; moi et mes gens nous y entrons, et nous trouvons en ligne, sur l'autre bord, l'armée cléricale. Cinq ou six de ces tonsurés s'étaient munis d'arcs; ils nous envoient une volée de flèches assez mal visées; mais le hasard veut qu'elle tue l'un des nôtres et en blesse deux; nous étions trente au plus, nous abordons cette centaine de soldats d'église et de pauvres esclaves, amenés là de force; ils essayent de nous résister, mais nous invoquons notre très-sainte Trinité: épée, lance et hache; aussi les vaillants de l'évêque de Châlons nous montrent bientôt comment est cousu le derrière de leurs chausses… Le glorieux capitaine épiscopal saute sur sa mule et donne le signal de la retraite en fuyant au galop; les tonsurés l'imitent… nous enterrons une demi-douzaine de morts; nous ramassons quelques blessés, qui ont été soignés au monastère, plus tard, remis en liberté; or, depuis nous n'avons pas entendu parler de la vaillante armée épiscopale.

 

– Je savais cela, mes amis, et je vous approuve, sauf la discipline de l'archidiacre, que je blâme fort, – dit Loysik; – car j'ai eu grand'peine à calmer la juste colère de l'évêque de Châlons à ce sujet… Vous avez donc agi comme il fallait; oui, défendre son bon droit, repousser la force par la force, c'est justice, et de plus, la résistance poussée jusqu'à l'héroïsme est souvent politique; car, Brunehaut, je vous l'ai dit, a reculé devant l'idée de vous pousser au désespoir… À mon retour du camp de Clotaire, j'ai vu l'évêque; je l'ai trouvé furieux de votre résistance et de l'outrage fait à l'archidiacre. Je lui ai dit ceci: – Je blâme fort l'outrage, mais j'approuve fort la résistance légitime de mes frères de la vallée… Voyez à quoi bon la violence? Vous, homme d'église, vous avez envoyé des gens armés contre des moines et des colons qui ne demandaient qu'à vivre libres, paisibles et laborieux, selon leur droit. Vos gens ont été battus, et ils le seront encore s'ils reviennent… Renoncez donc à toute prétention sur cette vallée, nous reconnaîtrons, de notre côté, vos droits de juridiction spirituelle, mais rien de plus… – «Alors, – s'est écrié l'évêque furieux, – je vous retirerai les prêtres qui disent la messe au monastère! tremblez! j'excommunierai la vallée!» – Soit, évêque; nous serons excommuniés; cependant nos prairies continueront de verdir, nos bois de brancher, nos champs de produire le blé, nos vignes le vin, nos troupeaux leur lait, nos abeilles le miel; les enfants naîtront robustes et vermeils comme par le passé: votre excommunication, vous le savez, ne peut rien changer à la nature des choses; seulement nos voisins se diront: – Oh! oh! voici une vallée excommuniée toujours fertile; voici des gens excommuniés toujours gais et bien portants; c'est donc une raillerie que l'excommunication. – Or, évêque, croyez-moi, de ce châtiment que vous dites, et que tant de pauvres gens croient terrible, l'on se souciera peu ou point… Suivez mon avis, renoncez à la violence, à la bataille; vos soldats tonsurés ne brillent pas, vous le voyez, à la guerre; respectez nos biens, nos libertés, nous respecterons votre juridiction spirituelle… sinon, non; et les malheurs que peut causer votre iniquité retomberont sur vous!.. Enfin, mes amis, après de longs débats, j'ai obtenu de l'évêque la charte que voici; écoutez-en attentivement la lecture. Il y a peut-être là, en germe, l'affranchissement de la Gaule: je vous dirai tout à l'heure pourquoi.

Et Loysik lut ce qui suit:

«Au saint et vénérable frère en Christ Loysik, supérieur du monastère de Charolles, bâti en la vallée de ce nom, concédée audit frère Loysik en donation perpétuelle, en vertu d'une charte octroyée par le glorieux roi Clotaire, l'an 558, et confirmée par l'illustre Clotaire II, cet an-ci 613, Salvien, évêque de Châlons: Nous croyons devoir insérer dans cette feuille ce que nous et nos successeurs devront faire, avec l'assistance du Saint-Esprit: 1º l'évêque de Châlons, par respect pour le lieu, et sans en recevoir aucun prix, bénira l'autel du monastère de Charolles et accordera, si on le lui demande, le saint chrême chaque année; 2º lorsque, par la volonté divine, un supérieur aura passé du monastère à Dieu, l'évêque, sans en attendre de récompense, élèvera au rang de supérieur ou d'abbé le moine remarquable par les mérites de sa vie, qui aura été choisi par la communauté; 3º nos successeurs évêques ou archidiacres, ou tous autres administrateurs, ou quelque personne que ce puisse être de la cité de Châlons, ne s'arrogeront aucune autre puissance sur le monastère de Charolles, ni dans l'ordination des personnes, ni sur les biens, ni sur les métairies de la vallée, déjà données par le glorieux roi Clotaire Ier, et confirmées par l'illustre roi Clotaire II;nos successeurs n'oseront pas non plus prétendre extorquer, à titre de présent, quoi que ce soit du monastère ou des paroisses de la vallée; 5º nos successeurs, à moins d'être priés par le supérieur et la communauté de venir faire la prière au monastère, n'entreront jamais dans son intérieur ou ne franchiront l'enceinte de ses limites, et après la célébration des saints mystères, et avoir reçu de courts et simples remercîments, l'évêque songera à regagner sa demeure sans besoin d'en être requis par personne; 6º si quelqu'un de nos successeurs (ce qu'à Dieu ne plaise), rempli de perfidie, et poussé par la cupidité, voulait, dans un esprit de témérité, violer les choses ci-dessus contenues, qu'abattu sous le coup de la vengeance divine, il soit soumis à l'anathème. Et pour que cette constitution demeure toujours en vigueur, nous avons voulu la corroborer de notre signature.

«Salvien.

«Fait à Châlons, le huitième jour des kalendes de novembre de l'an de l'Incarnation 613[F].»

– Mon bon frère Loysik, – dit Ronan, – cette charte garantit nos droits; merci à toi de l'avoir obtenue; mais n'avions-nous pas nos épées pour les défendre, ces droits?

– Oh! toujours ce vieux levain de Vagrerie! les épées, toujours les épées! ainsi les meilleures choses deviennent mauvaises par l'abus et l'emportement; oui, l'épée, oui, la résistance, oui, la révolte poussée jusqu'au martyre, lorsque votre droit est violé par la force; mais pourquoi le sang? pourquoi la bataille? lorsque le bon droit est reconnu, garanti? et d'ailleurs, qui vous dit que dans de nouvelles luttes vous auriez le dessus? qui vous dit que l'évêque de Châlons, ou son successeur, si vous refusiez de reconnaître sa juridiction, n'appellerait pas, malgré la charte royale confirmée par Clotaire, n'appellerait pas quelque seigneur bourguignon à son aide?.. Vous sauriez mourir, c'est vrai… mais à quoi bon mourir lorsqu'on peut vivre libres et paisibles? Cette charte engage l'évêque et ses successeurs à respecter les droits des moines de ce monastère et des habitants de cette vallée; c'est une garantie de plus; mais si quelque jour on la foule aux pieds, alors à vous les résolutions héroïques; jusque-là, mes amis, vivez les jours tranquilles que cette charte vous assure.

– Tu as raison, Loysik, – reprit Ronan; – ce vieux levain de Vagrerie fermente toujours en nous… Un mot encore… cette soumission à la juridiction spirituelle de l'évêque, soumission consacrée par cette charte, n'est-ce pas une humiliation?

– N'exerçait-il pas auparavant, plus ou moins, son pouvoir spirituel? La reconnaître est peu de chose, la méconnaître c'est nous exposer à des luttes sans fin… Et à quoi bon? nos biens, notre liberté, ne sont-ils pas consacrés? Attendez du moins qu'on les attaque.

– C'est juste, mon bon frère…

– Et puis, tenez, mes amis, je vous le disais tout à l'heure, cette charte, obtenue de l'évêque parce que vous avez su énergiquement résister à son iniquité, au lieu de vous résigner lâchement à son usurpation, cette charte, si l'avenir ne me trompe, contient en germe l'affranchissement progressif de la Gaule…

– Comment cela, bon frère Loysik?

– Tôt ou tard, ce que nous avons fait ici dans la vallée de Charolles s'accomplira en d'autres provinces, le vieux sang gaulois ne restera pas toujours engourdi; quelque jour nos fils, se comptant enfin, diront à leur tour aux seigneurs et aux évêques, malgré leur puissance: Reconnaissez nos droits et nous reconnaîtrons le pouvoir que vous vous êtes arrogé; sinon, guerre à outrance, guerre à mort!..