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Les mystères du peuple, Tome V

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– Le grand Nomenclateur, comme tous les officiers du palais, connaissait les galanteries des filles de l'empereur; aussi, les voyant grimper aux chambres hautes avec Audoin et Enghilbert, notre homme supposa sagement qu'elles n'allaient point en ce lieu pour dire leurs oraisons. À la vue inattendue de Karl, qui lui demande où sont ses filles, le grand Nomenclateur se trouble et répond: – «Auguste empereur… je vais avertir les augustes princesses de votre auguste présence; elles sont, je crois, montées aux chambres hautes pour prendre un peu de repos, en attendant le souper.» – «Je vais aller les rejoindre,» – reprit Karl, – et le voici grimpant à son tour à l'étage supérieur. Le vieux Vulcain, surprenant Mars et Vénus dans leurs amoureux ébats, ne dut pas être plus furieux que l'auguste empereur en surprenant ses filles et leurs galants, car le grand Nomenclateur, resté près de la porte de l'escalier, entendit bientôt un tapage infernal dans les chambres hautes: l'irascible Karl jouait à tort et à travers du manche de son fouet de chasse sur les couples amoureux; après quoi un grand silence se fit. L'empereur, ayant l'habitude de ne point ébruiter ces choses, redescendit, calme en apparence, mais pâle de colère, et… – Le récit d'Octave fut soudain interrompu par des cris tumultueux; il vit, ainsi qu'Amael, des esclaves sortir du pavillon en tenant des torches à la main. Bientôt la voix perçante de l'empereur, dominant ce tumulte, s'écria: – À cheval!.. ma fille Thétralde est égarée dans la forêt… elle n'est pas retournée au palais… et elle n'est pas venue dans ce pavillon… Prenez des torches… et cherchons-la!.. Vite, à cheval! à cheval!..

– Amael… au nom du salut de votre petit-fils, – s'écria précipitamment Octave, – suivez-moi de loin… il nous reste une chance de sauver Vortigern du courroux de l'empereur. – Ce disant, le jeune Romain disparut au milieu des seigneurs de la cour, qui couraient à leurs chevaux, tandis que Karl, dont la colère, un moment contenue, faisait explosion de nouveau, s'écriait: – Les voilà ahuris comme un troupeau en désordre… Que chacun prenne une torche et suive une des allées de la forêt… en appelant ma fille à grands cris. Holà! quelqu'un pour porter une torche devant moi! – Octave, à ces mots, saisit une torche et s'approcha de l'empereur, tandis que d'autres seigneurs s'éloignaient rapidement dans diverses directions, afin d'aller à la recherche de Thétralde. Amael comprit alors le sens de la recommandation d'Octave, et remontant à cheval, ainsi qu'y étaient remontés Karl et le jeune Romain qui l'éclairait, il les laissa tous deux prendre une assez grande avance, puis il les suivit de loin, se guidant sur la lumière de la torche qui brillait à travers les ténèbres.

L'empereur, ainsi que le racontait plus tard Octave à Amael, semblait tour à tour en proie à la colère que lui causait la nouvelle preuve du libertinage de ses filles et à l'inquiétude où le jetait la disparition de Thétralde. Ces divers sentiments se traduisaient par quelques mots entrecoupés, parvenant aux oreilles du jeune Romain, qui précédait Karl de quelques pas: – Malheureuse enfant!.. où est-elle? où est-elle? mourant de froid et de frayeur… au fond de quelque taillis, peut-être! – murmurait l'empereur; puis il appelait à grands cris: – Thétralde! Thétralde! – Mais le silence seul lui répondant, il reprenait en gémissant: – Hélas! elle ne m'entend pas! Roi des cieux, aie pitié de moi! Si jeune… si délicate… une pareille nuit de froidure peut la tuer!.. Oh! malheur à ma vieillesse! que cette enfant eût consolée… Elle n'eût pas ressemblé à ses sœurs; son front de quinze ans n'a jamais rougi d'une mauvaise pensée! Oh! morte, morte, peut-être! Non, non… la jeunesse est si vivace… et puis ces filles… je les ai élevées en garçons… elles sont habituées à la fatigue… à me suivre pendant mes voyages… et pourtant… cette nuit profonde… ce froid… la frayeur de se trouver seule… c'est affreux pour une enfant de cet âge! – Et il se reprenait à crier: – Thétralde! Thétralde! – Puis, s'arrêtant soudain et prêtant l'oreille, l'empereur des Franks dit vivement au jeune Romain après un moment de silence: – N'as-tu pas entendu le hennissement d'un cheval?

– En effet, auguste prince, il me semble…

– Écoute… écoute…

Octave se tut; bientôt un nouveau et lointain hennissement retentit au milieu du silence de la forêt. – Plus de doute… ma fille, désespérant de retrouver son chemin, aura attaché sa haquenée à un arbre, – s'écria Karl, palpitant d'espérance, et s'adressant à Octave: – Au galop! au galop! – Précipitant alors sa course, l'empereur des Franks s'écria: – Thétralde! ma fille!.. me voici!

Amael, qui, à une assez grande distance et toujours dans l'ombre, suivait Karl, voyant la lumière de la torche sur laquelle il se guidait s'éloigner rapidement dans les ténèbres, prit aussi le galop, laissant toujours à l'empereur la même avance. Celui-ci eut bientôt atteint, ainsi qu'Octave, l'endroit de la route où Vortigern et Thétralde, avant d'entrer dans la hutte du bûcheron, avaient attaché leurs chevaux. Une lueur de la torche éclaira la forme blanche de la monture favorite de la jeune fille, et laissa dans l'ombre le noir coursier de Vortigern, attaché à quelques pas.

– La haquenée de Thétralde! – s'écria Karl; puis, avisant la cabane à la clarté du flambeau porté par Octave, il ajouta: – O roi des cieux! grâces te soient rendues!.. ma chère enfant a trouvé un abri!! – Mettant alors pied à terre, l'empereur dit au jeune Romain, en se dirigeant vers la hutte, éloignée d'une vingtaine de pas de la route. – Viens vite! ma fille est là… Marche devant, éclaire-moi.

Octave, doué d'un coup d'œil plus perçant que celui de Karl, avait reconnu en frémissant le cheval de Vortigern, attaché auprès de la haquenée de Thétralde; aussi, pressentant l'accès de fureur où allait entrer l'empereur à la vue du spectacle qui l'attendait, sans doute… Octave recourut à un moyen extrême: feignant de trébucher, il laissa tomber sa torche dans l'espoir de l'éteindre sous ses pieds, comme par hasard. Mais Karl se baissa vivement, la ramassa en s'écriant: – Maladroit! – Puis il courut à l'entrée de la hutte… Le jeune Romain, plein d'épouvante, suivait l'empereur; soudain il le vit s'arrêter pétrifié au seuil de la cabane, intérieurement éclairée par la torche qu'il tenait, et dont la lueur continuait de guider Amael. Celui-ci, ayant aussi mis pied à terre, put, grâce à l'épaisse feuillée dont était jonché le sol, s'approcher sans être entendu de l'empereur des Franks, au moment où celui-ci, frappé de stupeur, s'était arrêté immobile. Voici ce que vit Amael à la clarté du flambeau: Vortigern, profondément endormi, couché, son épée nue à côté de lui, défendait l'entrée de la cabane, car, pour y pénétrer, il eût fallu marcher sur son corps placé en travers du seuil. Au fond de cette retraite, Thétralde, étendue sur un lit de mousse et soigneusement couverte de la tunique du jouvenceau, dormait aussi d'un profond sommeil, sa tête, candide et charmante, posée sur l'un de ses bras replié. Telle était la persistance de leur sommeil, que ni la jeune fille ni Vortigern ne furent d'abord réveillés par la lumière de la torche. De grosses gouttes de sueur tombaient du front pâle de l'empereur des Franks. À sa première stupeur de retrouver sa fille dans cette hutte solitaire en compagnie du jeune Breton, avait succédé sur les traits de Karl l'expression d'une angoisse terrible; puis, ces doutes cruels sur la chasteté de sa fille firent place à l'espoir, lorsqu'il remarqua la sérénité du sommeil de ces deux enfants. L'empereur se sentait encore rassuré par la précaution qu'avait eue Vortigern de se coucher en travers du seuil de la cabane, cédant, sans doute, ainsi à une pensée de respectueuse sollicitude et de vaillante protection. Thétralde, cependant, s'éveilla la première. La clarté de la torche frappa les paupières closes de la jeune fille; elle souleva d'abord à demi sa tête, encore appesantie, porta la main à ses yeux, les ouvrit bientôt tout grands, se dressa sur son séant; puis, à la vue de son père, elle poussa un cri de joie si sincère, ses traits enchanteurs exprimèrent un bonheur si pur de tout embarras, de toute honte, en se jetant d'un bond au cou de Karl, qu'il la pressa contre son cœur avec ivresse en murmurant: – Ah! je ne crains plus rien… son front n'a pas rougi!

Ces mots arrivèrent aux oreilles d'Amael, jusqu'alors debout et immobile derrière l'empereur, qui courut bientôt un assez grand danger: car Thétralde, courant à son père dans le premier élan de sa joie, avait heurté Vortigern en passant par-dessus son corps; le jeune Breton, réveillé en sursaut, ébloui par la lumière et l'esprit encore troublé par le sommeil, saisit son épée, se releva d'un bond; et voyant à l'entrée de la hutte deux hommes, dont l'un tenait Thétralde enlacée dans ses bras, il crut à un rapt, saisit d'une main Karl à la gorge, et, le menaçant de son épée nue, s'écria: – Tu es mort si… – Mais, reconnaissant aussitôt le père de Thétralde, Vortigern laissa tomber son épée, se frotta les yeux, et dit en reculant d'un pas: – L'empereur des Franks!..

– Lui-même, mon garçon! – répondit joyeusement Karl en baisant de nouveau avec une sorte de frénésie le front et les cheveux de sa fille. – Tu avais défendu l'entrée de la hutte en te couchant en travers du seuil… Aussi, la vigueur de ton poignet me prouve qu'il eût été mal venu celui qui aurait eu quelque méchante intention contre mon enfant!

– Nous sommes tes ennemis, et cependant tu nous as accueillis avec bonté, mon aïeul et moi, – répondit simplement le jeune Breton, sans baisser les yeux devant le regard pénétrant de Karl; – j'ai veillé sur ta fille… comme j'aurais veillé sur ma sœur.

Vortigern accentua si noblement ces mots: ma sœur, qu'Amael murmura tout bas à l'oreille de Karl: – Ainsi que toi, je ne doute pas de la pureté de ces enfants.

 

– Toi ici? – s'écria l'empereur en se retournant avec surprise. – Sois le bienvenu! D'où sors-tu?

– Tu cherchais ta fille… moi je cherchais mon petit-fils.

– Et je l'ai retrouvée, ma douce fille! – reprit Karl avec un attendrissement ineffable, en baisant encore Thétralde au front. – Oh! je l'aime… je l'aime… plus que je ne l'ai jamais aimée! – Et, la tenant toujours enlacée de l'un de ses bras, l'empereur alla jusqu'au fond de la hutte, où il se jeta brisé par l'émotion. Faisant alors asseoir Thétralde sur ses genoux, et la contemplant avec bonheur, il lui dit: – Voyons, fillette, raconte-moi ton aventure… Comment as-tu perdu la chasse? Comment t'es-tu ainsi égarée? Comment t'es-tu résignée à passer la nuit dans cette hutte, quoique gardée par ce vaillant soldat?

– Mon père, – répondit Thétralde en baissant les yeux et cachant un instant son visage dans le sein de Karl, sur les genoux de qui elle restait assise, – laisse-moi rassembler mes souvenirs… je vais tout te raconter.

Vortigern, pendant un moment de silence qui suivit la réponse de Thétralde, se rapprocha d'Amael, qui le serra tendrement contre sa poitrine, tandis que, debout, la torche à la main, éclairant cette scène, le jeune Romain semblait, il faut l'avouer, encore plus surpris qu'enthousiasmé de la continence de Vortigern.

– Mon père, – reprit Thétralde en relevant la tête et attachant son regard candide sur l'empereur des Franks, – je dois tout te dire, n'est-ce pas? tout… absolument?

– Oui, fillette, tout absolument! – Et Karl, réfléchissant, dit à Octave: – Plante cette torche en terre, et va avec ce jeune garçon veiller sur nos chevaux. – Le Romain obéit, s'inclina, et sortit avec le petit-fils d'Amael.

– Quoi! mon père… tu renvoies Vortigern? – dit Thétralde avec un accent de doux reproche. – J'aurais, au contraire, désiré qu'il restât pour te confirmer mon récit.

– Tout ce que tu me diras, ma fille, je le croirai. Parle, parle sans crainte devant moi et l'aïeul de ce digne garçon.

– Hier, – reprit Thétralde, – j'étais au balcon du palais lorsque Vortigern est entré dans la cour. Apprenant qu'il venait ici comme prisonnier, si jeune et blessé, je me suis tout de suite intéressée à lui; puis, quand il a manqué d'être renversé, tué peut-être par son cheval, j'ai eu si grand'peur, si grand'peur, que j'ai poussé un cri d'effroi; mais, lorsque Hildrude et moi nous l'avons vu se montrer intrépide cavalier, nous lui avons, dans notre admiration, jeté nos bouquets.

– Vous m'aviez toutes deux parlé de votre admiration pour ce jouvenceau comme habile écuyer, mais point du tout de ces bouquets-là; enfin, passons… continue.

– J'ai été certainement très-heureuse de ton retour, bon père; cependant, je te l'avoue, je pensais peut-être encore plus à Vortigern qu'à toi; toute la nuit, ma sœur et moi, nous avons parlé du jeune otage breton, de sa bonne grâce, de sa figure, à la fois douce et hardie… de…

– Bien, bien, passons là-dessus, ma fille, passons…

– Tu ne veux donc pas, père, que je te dise tout?..

– Si… si… continue…

– Au point du jour, je me suis endormie, mais c'était encore pour rêver de Vortigern; nous l'avons revu à l'église, quand je ne regardais pas son fier et doux visage, je priais pour le salut de son âme. Après la messe, lorsque j'ai su que l'on chasserait, ma seule crainte a été qu'il ne vînt pas à la chasse… Juge de ma joie, mon père, lorsque je l'ai aperçu. Soudain son cheval s'emporte; moi, presque sans réfléchir, car j'agissais vraiment comme malgré moi, je donne un coup de houssine à ma haquenée pour rejoindre Vortigern. Hildrude me suit, elle veut me dépasser; oh! alors cela m'irrite; je frappe son cheval à la tête; il fait un écart, emporte ma sœur dans une autre allée; j'arrive seule auprès de Vortigern. Le brouillard, la pluie, et bientôt la nuit nous surprennent; nous remarquons cette hutte de bûcheron et un foyer à demi éteint; alors nous nous disons: nous ne pouvons retrouver notre chemin, passons la nuit ici! Par bonheur, nous voyons des châtaignes tombées des arbres; nous les ramassons, nous les faisons cuire sous la cendre, mais nous avons oublié de les manger…

– Parce que vous étiez trop fatigués, sans doute?.. de sorte que, pour prendre du repos, tu t'es couchée, toi sur cette mousse, et ce garçon en travers du seuil?

– Oh! non, mon père… avant de nous endormir, nous avons beaucoup causé, beaucoup disputé, et c'est en disputant ainsi que nous avons oublié nos châtaignes… puis le sommeil nous a pris, et nous nous sommes endormis.

– Mais à quel propos toi et ce garçon vous êtes-vous disputés, ma fille?

– Hélas! j'avais eu des pensées mauvaises… ces pensées, Vortigern les combattait de toutes ses forces, et, à ce propos, nous nous sommes disputés; pourtant, au fond, vois-tu, il avait raison; car tu ne pourras jamais le croire. Je voulais fuir Aix-la-Chapelle, et aller en Bretagne avec Vortigern… pour nous y marier.

– Me quitter… ma fille… me quitter? moi qui t'aime si tendrement!

– C'est ce que m'a répondu Vortigern. « – Thétralde, y songes-tu? quitter ton père, qui te chérit, – me disait-il. – Quoi! tu aurais le triste courage de lui causer ce cruel chagrin? Et moi qu'il a traité, ainsi que mon aïeul, avec bonté, je serais ton complice! Non, non; d'ailleurs je suis ici prisonnier sur parole; prendre la fuite, ce serait me déshonorer. Ma mère ne me reverrait de sa vie…» – Ta mère t'aime trop, – disais-je à Vortigern, – pour ne pas te pardonner; mon père aussi nous pardonnera: il est si bon! N'a-t-il pas été indulgent pour mes sœurs, qui ont leurs amants comme il a des maîtresses… Cela ne fait ni tort ni mal à personne de s'aimer quand on se plaît; une fois mariés, nous reviendrons auprès de mon père; heureux de me revoir, il oubliera tout, et nous vivrons auprès de lui comme Éginhard et ma sœur Imma. – Mais Vortigern, inflexible, me parlait sans cesse de sa promesse de prisonnier et du chagrin que te causerait ma fuite; il pleurait ainsi que moi à chaudes larmes en me consolant et me grondant comme une enfant que j'étais; enfin, quand nous avons eu beaucoup disputé, beaucoup pleuré, il m'a dit: «Thétralde, la nuit s'avance; tu dois être fatiguée, il faut te coucher sur ce lit de mousse; je me mettrai en travers du seuil, mon épée nue à côté de moi, pour te défendre au besoin…» Je tombais de sommeil; Vortigern m'a couverte de sa tunique; je me suis endormie, et je rêvais encore de lui, quand tout à l'heure tu m'as réveillée, mon bon père…

L'empereur des Franks avait écouté ce naïf récit avec un mélange d'attendrissement, de crainte et de chagrin; bientôt il poussa un profond soupir d'allégement qui semblait répondre à cette réflexion: – À quel danger ma fille a échappé!.. – Cette pensée dominant bientôt toutes les autres, Karl embrassa de nouveau Thétralde avec effusion, en lui disant: – Chère enfant, ta franchise me charme; elle me fait oublier qu'un moment tu as pu songer à quitter ton père.

– Oh! à ce méchant projet, Vortigern m'a fait renoncer; aussi, pour le récompenser, tu seras bon, tu nous marieras, n'est-ce pas? Nous nous aimons tant!..

– Nous reparlerons de cela. Quant à présent, il faut songer à regagner le pavillon, tu y prendras quelques moments de repos; nous repartirons ensuite pour Aix-la-Chapelle. Attends-moi ici; j'ai à m'entretenir un moment avec ce bon vieillard. – Karl sortit de la hutte avec Amael, et lui dit en s'arrêtant à quelques pas: – Ton petit-fils est un loyal garçon, vous êtes une famille de braves hommes; tu as sauvé la vie de mon aïeul, ton petit-fils a respecté l'honneur de ma fille; car je sais ce qu'il y a de fatal, à l'âge de ces enfants, dans l'entraînement d'un premier amour; cet entraînement, Vortigern l'eût payé de sa vie… mais j'aime mieux louer que punir.

– Karl, lorsqu'il y a quelques heures je te disais mes inquiétudes à propos de l'absence de Vortigern, tu m'as répondu: – «Bon! il aura rencontré quelque jolie fille de bûcheron… l'amour est de son âge. Tu ne veux pas faire un moine de ce garçon?» – Et pourtant, s'il eût traité ta fille comme la fille d'un bûcheron… qu'aurais-tu fait?

– Par le roi des cieux! Vortigern ne serait pas sorti vivant de cette hutte!

– Donc il est permis de déshonorer la fille d'un esclave? et le déshonneur de la fille d'un empereur est puni de mort? Toutes deux pourtant sont des créatures de Dieu, égales à ses yeux.

– Vieillard, ces paroles sont insensées!

– Et tu te dis chrétien! et tu nous traites de païens! Mon petit-fils s'est conduit en honnête homme, rien de plus. L'honneur nous est cher, à nous autres Gaulois de cette vieille Armorique qui a pour devise: Jamais Breton ne fit trahison. Un dernier mot: Veux-tu m'accorder une grâce? je t'en saurai gré.

– Parle.

– Tantôt, je t'ai vu frappé de la beauté d'une pauvre fille esclave; tu songes à faire d'elle une de tes concubines d'un moment; sois généreux pour cette malheureuse créature, ne la corromps pas; rends-lui la liberté, à elle et à sa famille; donne à ces gens le moyen de vivre laborieusement, mais honnêtement.

– Il en sera ainsi, foi de Karl, je te le promets. Tu n'as rien de plus à me demander?

– Rien.

– Écoute à ton tour. Tantôt tu m'as, au nom de ton peuple, dit ceci: Karl, retire tes troupes de notre pays, et j'engage la foi bretonne que durant ta vie, nous ne sortirons pas de nos frontières.

– Oui, cette offre, je te l'ai faite: je te la fais encore.

– Je l'accepte.

– Tu agis en homme sage. Sois fidèle à ta foi, nous serons fidèles à la nôtre.

– Ta main, Amael… ta main loyale.

– La voici, Karl, et qu'elle soit la main d'un traître si notre peuple parjure sa promesse! Nous vivrons en paix avec toi; si tes descendants respectent nos libertés, nous vivrons en paix avec eux.

– Amael, c'est dit et juré.

– Karl, c'est dit et juré.

– Maintenant, toi et ton petit-fils, au lieu de retourner à Aix-la-Chapelle, vous passerez la nuit dans le pavillon de la forêt; demain, au point du jour, je vous enverrai vos bagages et une escorte chargée de vous accompagner jusqu'aux frontières de l'Armorique, et vous vous mettrez en route sans retard.

– Tu peux y compter.

– Je vais retourner au pavillon, seul avec ma fille, lui promettant, afin de ne pas la désespérer, que demain elle verra Vortigern. Je dirai à mes courtisans que je l'ai trouvée seule dans cette hutte: hélas! les médisances des cours sont cruelles; on n'y croit guère à l'innocence, et si l'on savait que Thétralde a passé une partie de la nuit dans ce réduit avec ton petit-fils, on dirait déjà d'elle ce qu'on dit de ses sœurs! – Et portant sa main à ses yeux humides, l'empereur des Franks ajouta douloureusement: – Ah! mon cœur de père saigne souvent; j'ai trop aimé mes filles, j'ai été trop indulgent! Et puis mes guerres continuelles au dehors de mon royaume, les affaires de l'État m'empêchaient de veiller sur mes enfants. Cependant, en mon absence, je les laissais aux mains des prêtres! elles ne manquaient pas un office et brodaient des chasubles pour les évêques! Enfin, le Seigneur Dieu, qui m'a toujours été secourable en toutes choses, a voulu me frapper dans ma famille, que sa volonté soit faite! Je suis un malheureux père! – Et appelant le jeune Romain, il lui dit d'une voix redoutable: – Octave, personne… tu m'entends, personne… ne doit savoir que ma fille a passé une partie de la nuit dans cette cabane avec ce jeune homme, car la malignité n'épargne pas même ce qu'il y a de plus chaste, de plus respectable au monde. Le secret de cette nuit n'est connu que de moi, de ma fille et de ces deux Bretons; je suis aussi certain de leur discrétion que de la mienne et de celle de Thétralde. Rappelle-toi ceci: tu es perdu si un seul mot de cette aventure circule à la cour; en ce cas, toi seul aurais parlé; si, au contraire, tu me gardes le secret, tu peux compter sur ma faveur croissante.

– Auguste empereur, ce secret, je l'emporterai dans la tombe.

– J'y compte: amène mon cheval et celui de ma fille; tu vas nous accompagner au pavillon de chasse, puis à Aix-la-Chapelle; tu commanderas l'escorte que je donne à ces deux otages pour retourner en leur pays; je te remettrai un ordre pour le commandant de mon armée en Bretagne. Demain, au point du jour, tu te rendras au pavillon de la forêt avec l'escorte, et vous partirez aussitôt pour l'Armorique.

Octave s'inclina. L'empereur dit alors à Amael: – La lune s'est levée, elle éclaire suffisamment la route. Monte à cheval avec ton petit-fils, suis cette allée jusqu'à ce que tu te trouves dans un carrefour; tu t'y arrêteras; c'est là que, par mes ordres, l'on viendra bientôt te chercher pour te conduire au pavillon d'où tu partiras demain au point du jour. Que ton peuple soit fidèle à ta parole, je serai fidèle à la mienne. Si tu trouves que l'empereur Karl mérite que l'on dise quelque bien de lui, dis-le en ton pays. Et maintenant, adieu.

 

Amael alla rejoindre son petit-fils, qu'il trouva profondément pensif, assis au bord de la route, sur un tronc d'arbre, sa figure cachée dans ses mains; il pleurait silencieusement et n'entendit pas le vieillard s'approcher de lui. – Allons, mon enfant, – lui dit Amael, d'une voix douce et grave, – remontons à cheval et partons.

– Partir! – dit Vortigern, en tressaillant et se levant brusquement, et essuyant du revers de sa main son visage baigné de larmes. – Partir?.. déjà?

– Oui, mon enfant, demain nous nous mettons en route pour la Bretagne, où tu reverras ta mère et ta sœur. La noblesse de ta conduite a porté ses fruits; nous sommes libres; Karl rappelle ses troupes de l'Armorique.

Mon aïeul Amael, peu de temps après notre retour d'Aix-la-Chapelle, a écrit ce récit que j'ai joint à la légende de notre famille. Moi, Vortigern, j'ai vu mourir mon grand-père à l'âge de cent cinq ans, peu de temps après mon mariage avec la douce Josseline. Karl le Grand est mort à Aix-la-Chapelle, l'année 814.