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Les mystères du peuple, Tome V

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– Je trouve qu'en ce moment l'empereur des Franks, avec son grand couteau à la main, ses bottes et sa casaque tachées de sang, a l'air d'un boucher, – répondit le centenaire. – Excuse ma sincérité.

– Mes chiens ont si valeureusement chassé, que je suis tout joyeux et disposé à l'indulgence, seigneur Breton, – répondit l'empereur en riant… puis il dit à demi-voix au vieillard d'un air narquois: – Regarde donc là-bas les seigneurs de ma cour, si brillants au commencement de la chasse.

En effet, la plupart des courtisans et des officiers de l'empereur accouraient à cheval de différents côtés, répondant à l'appel des trompes; la pluie tombait alors depuis deux heures; le jour touchait à sa fin. Ces seigneurs, si magnifiquement vêtus au début de la chasse, si glorieux sous leurs riches tuniques de soie, ornées de l'éblouissant plumage des oiseaux les plus rares, offraient, à leur retour, un aspect aussi piteux que ridicule. Toutes ces plumes, naguère diaprées de si vives couleurs, étaient ternies, hérissées ou collées aux tuniques, souillées de boue et presque mises en lambeaux par les ronces des buissons ou par les branches des fourrés; les panaches des bonnets de fourrure, pendaient, mouillés, brisés, dépenaillés, ressemblant fort, pour la plupart, à de longues arêtes de poisson; les fines bottines de cuir oriental disparaissaient sous une épaisse couche de fange; d'autres, déchirées par les épines, laissaient voir les chaussettes, souvent même la peau des chasseurs. Karl, au contraire, simplement, chaudement vêtu de son épaisse casaque de peau de brebis, qui tombait jusque sur ses bottes de gros cuir, la tête couverte de son bonnet de blaireau, se frottait les mains d'un air matois en voyant ses courtisans, trempés jusqu'aux os, et frissonnant de froid sous la pluie. Karl, faisant alors à Amael un signe d'intelligence, lui dit à demi-voix: – Au moment de partir pour la chasse, je t'ai engagé à retenir en ta mémoire la magnificence des costumes de ces étourneaux, aussi vains et non moins dénués de cervelle que les paons d'Asie dont ils portaient les dépouilles. Vois-les un peu maintenant… ces beaux fils. – Amael sourit d'un air approbatif, tandis que l'empereur, élevant sa voix criarde, disait à ces seigneurs en haussant les épaules: – «Oh! les plus fous des hommes! quel est, à cette heure, le plus précieux et le plus utile de nos habits? Est-ce le mien, que je n'ai acheté qu'un sou?.. Sont-ce les vôtres, qui vous ont coûté si cher[II]?»

À cette judicieuse raillerie, les courtisans restèrent silencieux et confus, tandis que l'empereur, ses deux mains sur son gros ventre, riait aux éclats de son rire glapissant.

– Karl, – lui dit tout bas Amael, – j'aime mieux t'entendre parler avec cette fine sagesse que de te voir éventrer un cerf aux abois.

Mais l'empereur, au lieu de répondre au vieux Breton, lui dit soudain en étendant au loin la main: – Regarde donc la jolie fille!!

Amael suivit des yeux le geste de Karl, et vit parmi plusieurs esclaves bûcherons de la forêt, attirés par la curiosité de la chasse, une toute jeune fille, à peine vêtue de haillons, mais d'une beauté remarquable; une enfant beaucoup plus jeune, âgée de dix ou onze ans, la tenait par la main; une pauvre vieille femme, aussi misérablement vêtue, les accompagnait toutes deux. L'empereur des Franks, dont les gros yeux à fleur de tête brillaient d'une luxurieuse convoitise, répéta en s'adressant à Amael: – Par la chappe de saint Martin! la jolie fille!.. Est-ce parce que tu as cent ans, seigneur Breton, que tu restes insensible à la vue d'une si rare beauté?

– Karl, la misère de cette pauvre créature me frappe plus que sa beauté.

– Tu es fort pitoyable, seigneur Breton… et moi aussi. Le lin et la soie doivent vêtir une si charmante enfant. C'est sans doute la fille de quelque esclave bûcheron. Il s'en trouve, par ma foi, de fort jolies dans la forêt, et souvent, en chassant, j'ai abandonné une chasse pour l'autre… Mais, vrai, je n'ai jamais rencontré ici plus mignonne personne. Sa bonne étoile l'aura amenée sur le passage de Karl. – Et, sans quitter la jeune fille des yeux, il appela l'un des seigneurs de sa suite: – Eh! Burchard… approche!

Le seigneur Burchard descendit promptement de cheval et accourut à la voix de l'empereur, qui lui dit quelques mots à l'oreille en s'éloignant d'Amael. Le seigneur Burchard, très-honoré sans doute de l'honnête mission dont le chargeait son maître, s'inclina respectueusement, et, tenant son cheval par la bride, s'approcha de la vieille femme et des deux jeunes filles, leur fit signe de le suivre, et disparut avec elles derrière un groupe de chasseurs. Une vive rougeur colora les joues d'Amael; il fronça le sourcil, ses traits exprimèrent autant d'indignation que de dégoût. Soudain il vit l'empereur regarder autour de lui avec une certaine inquiétude en disant à haute voix: – Où sont donc mes fillettes? Elles n'arrivent pas… Est-ce qu'elles auraient perdu la chasse?

– Auguste empereur, – dit l'un des officiers, – j'ai entendu Richulff, qui accompagnait vos augustes filles, affirmer que, lorsque la pluie a commencé de tomber, les unes se sont décidées à retourner à Aix-la-Chapelle, les autres à gagner le pavillon de la forêt où vous avez ordonné de préparer le souper.

– Voyez-vous, les peureuses! pour un peu de pluie quitter la chasse! Je gagerais que ma petite Thétralde est du nombre de ces amazones qui redoutent une goutte d'eau, et qui sont retournées en hâte au palais. Puisqu'il en est ainsi, je n'ai pas à m'inquiéter d'elles. Gagnons le pavillon de la forêt, car j'ai grand' faim. – Et l'empereur, remontant à cheval, ajouta: – Nous retrouverons dans ce pavillon celles de ces fillettes qui auront préféré souper avec leur père… à celles-là je ferai bonne fête.

Amael, en entendant Karl manifester une sorte d'inquiétude pour ses filles, commença de s'inquiéter à son tour de Vortigern, que plusieurs fois déjà il avait cherché du regard. Avisant alors Octave, qui venait seulement de rejoindre au galop de son cheval les seigneurs de la cour, il dit vivement au jeune Romain: – Octave, tu n'as pas vu mon petit-fils?

– Non, nous avons été séparés presque au commencement de la chasse.

– Il ne vient pas, – reprit Amael avec inquiétude. – Voici la nuit et il ne connaît aucun des chemins de cette forêt… Pauvre enfant! qu'est-il devenu?

– Oh! oh! seigneur Breton, – dit l'empereur des Franks, qui, remontant à cheval, s'était rapproché du vieillard et avait entendu ses questions au jeune Romain, – te voici donc fort inquiet pour ton jouvenceau? Eh bien! quand il se serait égaré ce soir? demain il retrouvera son chemin. Mourra-t-il pour une nuit passée en pleine forêt? La chasse n'est-elle pas l'école de la guerre? Allons, allons, viens, rassure-toi! et puis, d'ailleurs, qui sait? – ajouta Karl d'un ton guilleret, – peut être a-t-il rencontré quelque jolie fille de bûcheron dans une des huttes de la forêt? C'est de son âge; tu ne veux pas en faire un moine de ce garçon!

L'empereur des Franks se mit en marche vers le pavillon où il devait dîner avec ses courtisans, avant de regagner Aix-la-Chapelle. Il appela et fit placer près de lui Amael, toujours inquiet au sujet de Vortigern. – Seigneur Breton, – dit gaiement l'empereur au centenaire, – causons. Que penses-tu de cette journée? Es-tu revenu de tes préventions contre Karl le Batailleur? Me crois-tu quelque peu digne de gouverner les peuples divers de mon empire, aussi vaste que l'ancien empire romain? Me crois-tu surtout quelque peu digne de régner sur ta sauvage petite peuplade armoricaine?

– Je te répondrai avec sincérité.

– J'y compte.

– Karl, dans ma jeunesse, ton aïeul m'a proposé d'être le geôlier du dernier descendant de Clovis, un malheureux enfant, prisonnier dans une abbaye, ayant à peine une robe pour se couvrir. Cet enfant, devenu jeune homme, a été, par ordre de Pépin ton père, tondu et enfermé dans un monastère, où il est mort obscur, oublié.

– Que veux-tu conclure de ceci?

– Ainsi finissent les royautés; telle est l'expiation prompte ou tardive, réservée aux races royales issues de la conquête. C'est leur juste châtiment.

– De sorte que ma race, à moi, que le monde entier appelle Karl le Grand, – répondit l'empereur, avec un sourire de dédaigneux orgueil, – de sorte que ma race, à moi, finira obscurément, lâchement, comme ce roi imbécile et fainéant, dernier rejeton de Clovis?

– C'est là ma pensée. Je te l'ai dit: toute royauté expie tôt ou tard l'iniquité de son origine.

– Je te croyais, seigneur Breton, un homme de jugement et d'esprit sain, – dit l'empereur en haussant les épaules, – tu n'es qu'un vieux fou!

– Karl, ce matin, dans ton école Palatine, tu as remarqué, signalé ceci: les enfants pauvres étudient avec ardeur, tandis que les enfants riches sont paresseux. Simple en est la raison: les premiers sentent le besoin de travailler pour parvenir, les seconds sont certains de parvenir sans travailler. Tes ancêtres, les Maires du palais, voulant usurper la couronne, ont agi comme les enfants pauvres. Tes descendants, n'ayant plus de couronne à conquérir, agiront comme les enfants riches. C'est là une des mille causes de la dégradation des royautés.

– Ta comparaison, malgré certaine apparence de logique, est fausse. Mon père a usurpé la couronne, mais il m'avait à peine laissé le royaume des Gaules; à cette heure, la Gaule n'est plus qu'une petite province de l'immense empire que j'ai conquis. Je ne suis donc pas resté paresseux, engourdi, comme un enfant riche!

– Je te parle de ta descendance et non de toi; mais qu'importe! biens larronnés, ou si le terme t'effarouche, pouvoir violemment conquis ne profite jamais: les rois franks et leurs leudes, plus tard devenus grands seigneurs bénéficiers, ont, à l'aide des évêques, dépouillé la Gaule, ils se sont partagé son sol et ont réduit ses peuples à l'esclavage. Rois, seigneurs et évêques expieront tôt ou tard leur crime. Ils se dévoreront les uns les autres, jusqu'à ce que…

 

– Achève, seigneur Breton.

– J'avais pour aïeul un soldat, frère de lait de Victoria la Grande.

– Une héroïne! J'ai lu ce nom dans les historiens latins. Son fils a régné sur la Gaule.

– Oui, sur la Gaule libre, qui l'avait librement élu pour son chef, selon le droit de tout peuple libre. Donc, ce soldat, mon aïeul, a entendu faire à Victoria mourante cette prédiction: «Après des siècles de douleur, d'oppression, de luttes sanglantes, la Gaule, brisant le joug abhorré des rois de race franque et des papes de Rome, se relèvera libre, glorieuse, terrible, et saura reconquérir sur ses anciens conquérants son sol et son indépendance.»

– La prophétie est, je l'avoue, bizarre; d'ailleurs, cette discussion ne saurait aboutir à rien de raisonnable, – répondit l'empereur avec impatience, – il s'agit de l'avenir. Tu prédiras une chose, moi une autre: entre nous, qui décidera?

– Le passé. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.

– Laissons l'avenir et le passé, parlons du présent. Que penses-tu de moi?

– Il y a en toi du bon et du mauvais; mais, je le crois, tu t'enorgueillis plutôt de ton mauvais côté que du bon.

– Selon toi, de quoi suis-je le plus glorieux?

– De tes conquêtes stériles et désastreuses.

– Ensuite?

– Des hommages menteurs que t'envoient rendre par leurs ambassadeurs, les empereurs de Perse, d'Asie ou l'Afrique.

– Est-ce tout?

– Tu t'enorgueillis encore d'avoir à peu près reconstruit l'administration des empereurs romains, de faire peser comme eux ta volonté d'un bout à l'autre de tes innombrables Etats. Or, de tout ceci, que restera-t-il après toi? Rien. Tous ces peuples conquis, asservis par tes armes, se révolteront tôt ou tard. Ton immense empire, composé de royaumes qu'aucun lien commun d'origine, de mœurs, de langage ne rattache entre eux, se démembrera, et en s'écroulant, il écrasera tes descendants sous ses ruines.

– Ainsi, l'empereur Karl le Grand aura passé sur le monde comme une ombre, sans rien fonder, sans rien laisser après lui?

– Non, ta vie n'aura pas été inutile. En guerroyant sans cesse contre les Frisons, les Saxons, ces hordes sauvages de race germanique comme toi, qui voulaient à leur tour envahir la Gaule, tu as arrêté, sinon pour toujours, du moins pour longtemps, ces invasions continuelles qui ravageaient le nord et l'est de notre malheureux pays, tandis que ses autres contrées étaient désolées par les guerres civiles des familles royales; mais si tu as fermé la terre des Gaules aux Barbares, il leur reste la mer. Les pirates North-mans font chaque jour des descentes sur les côtes de ton empire, et souvent, remontant la Meuse, la Gironde ou la Loire, les bateaux de ces marins intrépides sont arrivés au cœur de tes possessions.

L'empereur, à ces mots d'Amael, tressaillit; ses traits assombris exprimèrent une sorte d'angoisse mêlée d'abattement, et il reprit en soupirant: – Ah! vieillard, cette fois, je le crains, tes prévisions ne te trompent pas. Les North-mans! oh! les North-mans sont l'unique souci de mes veilles. Je ne sais pourquoi à la seule pensée de ces païens, j'éprouve une appréhension étrange, involontaire. Un jour, j'étais à Narbonne; quelques barques de ces maudits vinrent pirater jusque dans le port. Un noir pressentiment me saisit, mes yeux, malgré moi, se remplirent de larmes. Un de mes officiers me demanda la cause de cette soudaine tristesse. – «Savez-vous, mes fidèles, – ai-je dit à ceux qui m'entouraient, – savez-vous pourquoi je pleure amèrement? Certes, je ne crains pas que ces North-mans me nuisent par leurs misérables pirateries, mais je m'afflige profondément de ce que, moi vivant, ils ont l'audace d'aborder un des rivages de mon empire, et grande est ma douleur, car j'ai le pressentiment des maux que ces North-mans causeront à ma descendance et à mes peuples[JJ].» – Et l'empereur resta pendant quelques instants comme accablé de nouveau sous cette sinistre prévision qui lui revenait à la pensée.

– Karl, – reprit Amael d'une voix grave, – je te l'ai dit, toute royauté porte en soi un germe de mort, parce que son principe est inique. Peut-être ces pirates North-mans feront-ils expier un jour à ta race l'iniquité originelle de son pouvoir royal issu de la conquête. Que veux-tu? vous autres, rois conquérants, en héritant du trône vous vous léguez les peuples asservis; nous, peuple conquis, pour héritage, nous laissons à nos fils la haine des royautés.

Soit que l'empereur, absorbé dans ses pensées, n'eût pas entendu les dernières paroles du Gaulois centenaire, soit qu'il ne voulût pas y répondre, il s'écria: – Oublions ces maudits North-mans; parle-moi de ce que, selon toi, j'ai encore fait de bon. Tes louanges sont rares, elles m'en plaisent davantage.

– Tu n'es pas cruel à plaisir, quoiqu'on puisse te reprocher un abominable massacre de plus de quatre mille Saxons égorgés par tes ordres, après une bataille sanglante.

– Ne me rappelle pas cette journée, – dit vivement Karl en interrompant Amael; – c'était horrible! une véritable boucherie; mais il me fallait terrifier ces barbares par un exemple. Fatale nécessité de la guerre! je l'ai déplorée, je la déplore encore chaque jour.

– Je le crois, car malgré cet ordre de carnage donné, je le veux, dans le farouche emportement de la bataille, tu n'es pas regardé comme un homme cruel; ton cœur est accessible à certains sentiments de justice, d'humanité; tu t'es occupé, dans tes Capitulaires, d'améliorer un peu le sort des esclaves et des colons.

– C'était mon devoir de chrétien, de catholique.

– Tu n'es pas plus chrétien que tes amis les évêques; tu as obéi à un instinct d'humanité naturel à l'homme, quelle que soit sa religion; mais tu n'es pas chrétien.

– Par le roi des cieux! je suis juif peut-être?

– Le Christ a dit ceci, selon saint Luc l'évangéliste: —Le Seigneur m'a envoyé pour annoncer aux captifs leur délivrance, – pour renvoyer libres ceux qui sont dans les fers!– Or tes domaines sont peuplés de captifs enlevés par la conquête à leur pays; les terres de tes évêques et de tes abbés sont peuplées d'esclaves; donc, ni tes prêtres ni toi, vous n'êtes chrétiens, puisque un chrétien selon le Christ ne doit jamais retenir son prochain en servitude.

– La coutume le veut ainsi.

– La coutume? Et qui vous empêche, les évêques et toi, tout-puissant empereur, d'abolir cette abominable coutume? Qui vous empêche d'affranchir les esclaves? Qui vous empêche de leur rendre, avec la liberté, la possession de ces terres qu'eux seuls fécondent de leurs sueurs, et qui appartenaient à leurs pères, libres jadis?

– Vieillard, de tous temps il y a eu et il y aura des esclaves… À quoi bon être de race conquérante, sinon pour garder pour soi et pour les siens les fruits de la conquête? Par le roi des cieux! me prends-tu pour un barbare? N'ai-je pas promulgué des lois, fondé des écoles, encouragé les lettres, les arts, les sciences? Est-il au monde une cité comparable à ma ville d'Aix-la-Chapelle?

– Ta somptueuse capitale d'Aix-la-Chapelle, capitale de ton empire germanique, n'est pas la Gaule. La Gaule est restée, pour toi, une contrée étrangère; tu estimes beaucoup ses forêts propices à tes chasses d'automne, et ses riches domaines, dont on voiture chaque année les revenus à tes résidences d'outre-Rhin; mais la Gaule, épuisée d'hommes et d'argent par tes guerres incessantes, est tellement misérable, qu'en aucun temps, le blé, le vin, les bestiaux n'ont été plus rares et coûté plus cher. Une épouvantable misère désole nos provinces; pour quelques milliers de seigneurs, d'évêques ou d'abbés, qui vivent dans la débauche et la fainéantise, des millions de créatures de Dieu, presque sans pain, sans abri, sans vêtements, travaillent de l'aube au soir, et meurent dans l'esclavage pour entretenir l'opulence de leurs maîtres; pour quelques enfants, à qui tu fais donner l'instruction dans ton école Palatine, des millions de créatures de Dieu naissent, vivent et meurent comme des brutes, hébétées, avilies, trompées par tes prêtres, qui, gorgés de richesses, insatiables de pouvoir, prêchent aux multitudes la divinité de la misère et la sainteté de l'esclavage… Telle est la Gaule sous ton règne, Karl le Grand, empereur… De ces maux affreux, es-tu seul responsable? Non… Je suis juste: ces maux sont, hélas! la conséquence forcée de l'oppression. La conquête, source de ta puissance, est une horrible iniquité, elle ne peut engendrer que d'horribles iniquités.

– Vieillard, – reprit l'empereur d'un air sombre et contenant à peine son courroux, – après t'avoir traité en ami durant cette journée, je m'attendais, de ta part, à un autre langage.

– Je t'ai parlé sincèrement, je parlais toujours ainsi à ton aïeul.

– En mémoire de mon aïeul, en reconnaissance du service que tu lui as rendu à la bataille de Poitiers, je voulais être généreux envers toi.

– Je suis ici ton prisonnier sur parole; je ne demande aucune grâce.

– Il ne s'agit pas de grâce; je désirais accomplir une chose bonne pour moi, pour ton peuple et pour toi. Oui, j'espérais après cette journée passée dans mon intimité, te voir revenir de tes préventions, et alors te dire: – J'ai vaincu les Bretons par la force de mes armes, je veux affermir ma conquête par la persuasion. Retourne en ton pays, raconte à tes compatriotes la journée que tu as passée avec Karl, ce conquérant, ce tyran; ils auront foi à tes paroles, car ils ont en toi, je le sais, une confiance absolue. Tu as été l'âme des deux dernières guerres qu'ils ont soutenues contre moi, sois l'âme de la pacification que je désire. Une conquête basée sur la force est souvent éphémère; une conquête affermie par l'affection, par l'estime, devient impérissable. Je crois t'avoir prouvé que l'on peut estimer, affectionner Karl; je me fie à ta loyauté pour me gagner le cœur des Bretons. – Oui, tel était mon espoir. Cet espoir, l'amère injustice de tes paroles le détruit, n'y pensons plus. Tu resteras ici en otage; je te traiterai comme je dois traiter un vaillant soldat qui a sauvé la vie de mon aïeul; peut-être, à la longue, me jugeras-tu plus équitablement; ce jour-là venu, tu pourras retourner en ton pays, et, j'en suis certain, tu diras à mon sujet ce que tu croiras le bien, de même que tu leur dirais aujourd'hui ce que tu crois le mal.

– Karl, quoique ta pensée ne puisse en aucun cas atteindre ton but, cette pensée est généreuse, je t'en sais gré.

– Par la chappe de saint Martin! vous êtes un étrange peuple, vous autres Bretons! Quoi! si tu avais créance que je mérite estime et affection, tes compatriotes, s'ils partageaient ton opinion, n'accepteraient pas avec joie mon empire qu'ils subissent aujourd'hui par la force?

– Il ne s'agit pas pour nous d'avoir un maître plus ou moins méritant: nous ne voulons pas de maître.

– Ah! vous n'en voulez pas! je suis pourtant maître chez vous, païens!

– Jusqu'au jour où nous nous révolterons de nouveau contre toi.

– Vous serez écrasés, exterminés, j'en jure Dieu!

– Soit, fais exterminer jusqu'au dernier Gaulois de Bretagne, fais égorger tous les enfants, alors tu pourras régner en paix sur l'Armorique déserte et dépeuplée; mais tant qu'un homme de notre race vivra dans ce pays, tu pourras le vaincre, jamais le soumettre.

– Vieillard, ma domination est-elle donc si terrible?

– Nous ne voulons pas de domination étrangère. Vivre selon la loi de nos pères, élire librement nos chefs, en hommes libres, ne payer de tribut à personne, nous renfermer dans nos frontières et les défendre, tel est notre vœu. Accepte-le, tu n'auras rien à redouter de nous.

– Des conditions, à moi! à moi, qui règne en maître sur l'Europe! Une misérable population de bergers, de bûcherons et de laboureurs m'imposer des conditions, à moi, dont les armes ont conquis le monde!

– Je pourrais te répondre que pour vaincre ce misérable peuple de bergers, de bûcherons et de laboureurs, retranchés au milieu de leurs montagnes, de leurs rochers, de leurs marais et de leurs bois, il t'a fallu envoyer dans la Gaule armoricaine tes vieilles bandes des guerres de Saxe et de Bohême!

– Oui! – s'écria l'empereur avec dépit; – et afin de maintenir ton maudit pays en obéissance, il me faut y laisser mes troupes d'élite, qui d'un moment à l'autre me feront faute en Germanie!

– Ceci est pour toi déplaisant, Karl, j'en conviens, et sans parler des invasions maritimes des North-mans, les Bohémiens, les Hongrois, les Bavarois, les Lombards et autres peuples conquis par tes armes sont, comme les Bretons, vaincus, mais non soumis; d'un moment à l'autre, ils peuvent se soulever de nouveau, et, chose grave, menacer le cœur de ton empire. Nous autres, au contraire, nous ne demandons qu'à vivre libres et en paix, sans sortir de nos frontières.

 

– Et qui me le garantira? Qui me dit qu'une fois mes troupes hors de ton infernal pays, vous ne recommencerez pas vos excursions, vos attaques contre les troupes franques cantonnées en dehors de vos limites?

– Ce serait notre droit.

– Votre droit!

– Les autres provinces sont gauloises comme nous, notre devoir est de les provoquer, de les aider à briser le joug des rois franks; mais les gens sensés pensent que le moment n'est pas venu. Depuis quatre siècles, les prêtres catholiques ont façonné les populations à l'esclavage; des siècles se passeront, hélas! avant qu'elles se réveillent; mais écoute, Karl, tu as confiance en ma parole et en mon influence sur mes compatriotes?

– Ne voulais-je pas te renvoyer vers eux?

– Tu l'avoues, il est dangereux pour toi, d'être forcé de maintenir en Bretagne une partie de tes meilleures troupes?

– Où veux-tu en venir?

– Rappelle ton armée, je te donne ma parole de Breton, et je suis autorisé à te la donner au nom de nos tribus, que, jusqu'à ta mort, nous ne sortirons pas de nos frontières.

– Par le roi des cieux! la raillerie est trop forte! Me prends-tu pour un sot? Ne sais-je pas que si, retirant mes troupes, je vous accorde une trêve, vous en profiterez pour vous préparer à recommencer la guerre après ma mort?

– Oui, si tes fils ne respectent pas nos libertés.

– Moi, vainqueur, consentir à une trêve honteuse! consentir à retirer mes troupes d'un pays que j'ai dompté avec tant de peine!

– Laisse donc ton armée en Bretagne; mais attends-toi dans un an ou deux, peut-être avant, à de nouvelles insurrections.

– Vieillard insensé! oses-tu bien tenir un tel langage, lorsque toi, ton petit-fils et quatre autres chefs Bretons vous êtes mes otages! Oh! j'en jure Dieu! votre tête tomberait à la première prise d'armes, entends-tu? Ne te fie pas trop, crois-moi, à la bonhomie du vieux Karl; je n'aime pas le sang; mais le terrible exemple que j'ai fait des quatre mille Saxons révoltés te prouve que je ne recule devant aucune nécessité.

– Les chefs Bretons, restés en route par suite de leurs blessures, mais qui bientôt nous rejoindront à Aix-la-Chapelle, n'auraient pas accepté, non plus que moi et mon petit-fils, le poste d'otage, s'il eût été sans péril; mais crois-moi, Karl, quel que soit le sort qui nous attende, nous ne faillirons pas à notre devoir: nous sommes ici au cœur de ton empire et à même de juger l'opportunité des choses; donc nous donnerons, s'il le faut, d'ici même, le signal d'une nouvelle guerre lorsque le moment nous semblera venu.

– Par le roi des cieux! est-ce assez d'audace? – s'écria l'empereur, pâle de fureur; – oser me dire que ces traîtres, d'après ce qu'ils verront ou épieront ici, enverront en Bretagne l'ordre de la révolte! Oh! j'en jure Dieu, dès demain, dès ce soir, toi et ton petit-fils vous serez plongés dans de si noirs cachots qu'il vous faudra des yeux de lynx pour voir ce qui se passe ici. Par la chappe de saint Martin! tant d'insolence me rendrait féroce. Pas un mot de plus, vieillard! Heureusement, nous voici arrivés au pavillon; je vais retrouver mes filles, leur vue me consolera de tant d'ingratitude! – Ce disant, l'empereur des Franks mit son cheval au galop afin de se rendre promptement au pavillon de chasse situé à peu de distance. Les seigneurs de la suite de Karl se préparaient à hâter comme lui la marche de leurs montures, lorsqu'il se retourna vers eux en s'écriant d'une voix courroucée: – Que personne ne me suive! je veux rester seul avec mes filles; vous attendrez mes ordres en dehors du pavillon.

Un profond et respectueux silence accueillit ces paroles de l'empereur, et tandis qu'il s'éloignait, les seigneurs de sa suite continuèrent lentement leur route vers le rendez-vous de chasse; Amael, confondu parmi eux, les accompagna, réfléchissant à son entretien avec Karl, et sentant aussi augmenter l'inquiétude que lui causait l'absence prolongée de Vortigern. Les courtisans de l'empereur, frissonnant de froid sous leurs habits de soie emplumés et dépenaillés, maugréaient tout bas contre le caprice de leur souverain, qui retardait ainsi le moment où ils espéraient se réchauffer au foyer du pavillon et se réconforter en soupant; descendus de leurs chevaux, ils causaient depuis un quart d'heure, lorsque Amael, qui, ayant aussi mis pied à terre, se tenait pensif, adossé à un arbre, vit venir Octave qui, courant à lui, s'écria d'une voix émue et précipitée: – Amael, je vous cherchais; venez vite. – Le vieux Breton attacha son cheval à un arbre, suivit Octave, et lorsque tous deux furent éloignés de quelques pas du groupe des seigneurs franks, le jeune Romain reprit:

– Je suis dans une inquiétude mortelle au sujet de Vortigern.

– Que dis-tu?

– Voici ce que je viens d'apprendre dans ce pavillon: votre petit-fils ayant sans doute été emporté par son cheval, au commencement de la chasse, Thétralde et Hildrude, deux des filles de l'empereur, l'ont suivi. Que s'est-il passé? je l'ignore; seulement l'on m'assure qu'Hildrude, qui semblait fort irritée, est retournée à Aix-la-Chapelle avec deux de ses sœurs et les concubines de son père… donc Thétralde est restée seule avec Vortigern en quelque endroit de la forêt.

– Achève!

– Amael, je connais par expérience la facilité des mœurs de cette cour. Thétralde a remarqué votre petit-fils; elle a quinze ans, elle a été élevée au milieu de ses sœurs, qui ont autant d'amants que son père a de maîtresses. Vortigern a, malgré lui, le pauvre innocent, tourné la tête de Thétralde: ce sont deux enfants; ils ont disparu ensemble, ils se seront perdus ensemble… car trois des filles de Karl sont retournées au palais, deux autres sont revenues ici. Thétralde seule ne se retrouve pas. Or, si, comme je le crois, elle s'est égarée en compagnie de Vortigern, il est à espérer, aurais-je dit ce matin… il est à craindre, dirai-je ce soir, que…

– Ciel et terre! – s'écria le vieillard en pâlissant, – tu as le courage de plaisanter!

– Ce matin, j'aurais, je l'avoue, trouvé l'aventure divertissante; ce soir, elle me paraît redoutable: voici pourquoi: tout à l'heure, l'empereur ordonnant que personne ne le suivît, a piqué des deux vers le pavillon.

– Oui, oui; c'était, disait-il, afin de rester seul avec ses filles.

– Maudit accès de tendresse paternelle! Rothaïde et Berthe, filles de Karl, croyant, sans doute, être à l'avance prévenues de son arrivée par le bruit tumultueux de sa chevauchée, avaient gagné les chambres hautes du pavillon, Berthe avec Enghilbert, le bel abbé de Saint-Riquer, Rothaïde avec Audoin, l'un des officiers de l'empereur. Or, les deux couples pleins de sécurité se mirent, les imprudents! à chanter les litanies de Vénus!

– Quelles mœurs! quelle cour!

– L'empereur arrive seul, descend de cheval; les amoureux n'entendent rien. – «Où sont mes filles? – demande-t-il brusquement au grand Nomenclateur de sa table, qui veillait aux préparatifs du souper… C'est de lui que je tiens ces détails, car, tout à l'heure, transi de froid et mouillé jusqu'aux os, je suis, malgré les ordres de Karl, entré par une porte de derrière du pavillon, pour me réchauffer au feu de la cuisine…

– Eh! qu'importe!

– Où sont mes filles? – demanda donc l'empereur à l'officier de sa table d'un ton courroucé, car il semble véritablement furieux… de cette furie, vous savez peut-être la cause, Amael, vous qui l'avez entretenu tout le long du chemin?

– Octave… tu me mets au supplice… achève donc!