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Les mystères du peuple, Tome V

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– «Tu es vif, agile et prompt, – lui cria l'empereur; – tu as bon pied, bon bras, bon œil; la tranquillité de notre royaume est, chaque jour, troublée par la guerre; nous avons très-grand besoin de clercs de ton espèce; reste donc pour partager nos fatigues, puisque tu peux monter si lestement à cheval[GG]… Je donnerai ton évêché à un homme moins ingambe.»

Le jeune évêque baissa la tête avec confusion. Il regardait l'empereur d'un air suppliant, lorsque l'on entendit les aboiements lointains d'une meute nombreuse et le retentissement des trompes. – C'est ma vénerie, – dit l'empereur; – nous allons partir pour la chasse, seigneur Breton, et ce soir, si tu le veux, nous causerons… Retourne chez toi avec ton petit-fils; l'on vous servira votre réfection du matin, après quoi vous viendrez me rejoindre; je suis curieux de voir si ton jouvenceau est aussi habile écuyer qu'on le dit, et puis, vois-tu, quoique l'exercice de la chasse soit un plaisir frivole, plaisir que j'aime, je l'avoue, avec passion, car, en temps de paix, il me maintient en vigueur et en santé, tu trouveras peut-être que Karl le Batailleur tire parfois bon parti des frivolités. Allez donc prendre votre repas, je vais prendre le mien; et ensuite, à cheval!

Octave était venu chercher Amael et son petit-fils après leur refection du matin. Tandis qu'ils se dirigeaient vers l'une des cours du palais, le jeune Romain, profitant d'un moment où le vieillard ne pouvait l'entendre, dit tout bas en riant à Vortigern: – Heureux garçon! je suis certain que deux paires de beaux yeux, les uns noir d'ébène, les autres bleu d'azur, ont déjà cherché au loin dans la foule des courtisans… – Mais, s'interrompant à la vue de la vive rougeur dont le visage du jeune Breton se colorait, Octave ajouta: – Attends donc la fin de mes paroles avant de devenir pourpre… Je disais que deux beaux yeux bleus et deux beaux yeux noirs ont, plus d'une fois déjà, cherché dans la foule des courtisans… la vénérable figure de ton grand-père, car rien n'attire davantage les beaux yeux qu'une longue barbe blanche. Cela est si vrai, que, ce matin, à la messe, la blonde Thétralde et la brune Hildrude oubliaient l'office divin pour regarder incessamment… ton aïeul qui se trouvait à côté de toi… Allons, te voici encore à rougir. Crains-tu pas que les charmantes filles de l'empereur deviennent amoureuses d'un centenaire?

– Laisse-moi!.. tes plaisanteries me sont insupportables, – dit Vortigern avec impatience. – Je ne sais pas ce que tu veux dire.

– Oh! que l'air de la cour est contagieux! – s'écria Octave. – Ce jeune Breton est à peine échappé de ses bruyères, et le voici déjà non moins dissimulé qu'un vieux clerc!

Vortigern, de plus en plus embarrassé par les railleries d'Octave, balbutia quelques mots, et bientôt le vieillard, son petit-fils et le jeune Romain, montés sur d'excellents chevaux qu'ils trouvèrent gardés par des esclaves dans l'une des cours du palais, rejoignirent l'empereur.

Karloman et Louis (Hlut-wig, comme disent les Franks), arrivés le matin même du château d'Héristall, accompagnaient Karl, ainsi que cinq de ses filles et quatre de ses concubines, les autres femmes du palais impérial ne prenant pas, cette fois, le divertissement de la chasse. Parmi les chasseresses, on remarquait Imma, qui avait vaillamment porté sur son dos Éginhard, l'archichapelain. Belle encore, elle atteignait la maturité de l'âge; puis venait Berthe, cherchant du regard Enghilbert, le bel abbé de Saint-Riquier; ensuite Adelrude, qui, de loin, souriait à Audoin, l'un des plus hardis capitaines de l'empereur; puis, enfin, la brune Hildrude et la blonde Thétralde, qui, toutes deux, cherchaient des yeux… le Breton centenaire, sans doute, ainsi que l'avait dit Octave à Vortigern. La plupart des seigneurs de la suite de Karl portaient de très-singuliers habits, venus à grands frais de Pavie, où le commerce apportait les richesses de l'Orient. Parmi ces courtisans, les uns étaient vêtus de tuniques teintes de pourpre tyrienne ornées de larges pèlerines, de parements et de bordures en peaux d'oiseaux de Phénicie; les plumes naissantes du cou, du dos et de la queue des paons d'Asie, faisaient resplendir ces riches vêtements de tous les reflets de l'azur, de l'or et de l'émeraude[HH]. D'autres courtisans portaient de précieux justaucorps de fourrures de loirs ou de belettes de Judée, pelleteries aussi fines, aussi délicates que la peau des oiseaux; des bonnets à plumes flottantes, des hauts-de-chausses d'étoffe de soie, des bottines de cuir oriental rouges ou vertes, brodées d'or ou d'argent, complétaient les splendides ajustements de ces gens de cour. La grossière rusticité du costume de l'empereur contrastait seule avec la magnificence des courtisans: ses grosses et grandes bottes de cuir, à éperons de fer, lui montaient jusqu'aux cuisses; il portait par-dessus sa tunique une ample casaque de peau de brebis, la toison en dessus, coiffé d'un bonnet de peau de blaireau, il tenait à la main un fouet à manche court pour châtier ses chiens de chasse. Grâce à sa taille élevée, qui dépassait de beaucoup celle de ses officiers, Karl, apercevant de loin Vortigern et son aïeul, s'écria: – Eh! seigneur Breton! venez, s'il vous plaît, ici, à côté de moi; je veux savoir si votre petit-fils est aussi bon écuyer que le disent mes fillettes. – Les rangs des cavaliers s'ouvrirent, afin de donner passage à Amael et à son petit-fils, qui suivait modestement son aïeul, n'osant lever les yeux sur le groupe de femmes dont était entouré l'empereur. Celui-ci, examinant attentivement Vortigern, qui maniait son cheval avec sa bonne grâce accoutumée, lui dit: – Le vieux Karl juge d'un coup d'œil l'habileté d'un écuyer. Je suis content; mais, avoue-le, mon garçon, tu aimes mieux la chasse que la messe, et la selle de ton cheval qu'un banc d'église?.. Voyons, réponds…

– Je préfère la chasse à la messe, – dit franchement Vortigern; – mais j'aime mieux la guerre que la chasse.

– Si ta réponse n'est pas celle d'un bon catholique, elle est celle d'un garçon sincère. Qu'en pensez-vous, fillettes? – ajouta l'empereur en se tournant vers le groupe de chasseresses – N'êtes-vous pas de mon avis?

– Tu avais demandé à ce jeune homme sa pensée, – répondit la brune Hildrude en regardant fixement Vortigern; – il a parlé sincèrement. De ceci, je le loue; il dit ce qu'il fait, il ferait ce qu'il dit. Vaillance et loyauté se lisent sur son visage.

La blonde Thétralde, n'osant parler après sa sœur, devint vermeille comme une cerise, et jeta un regard d'envie, presque de colère, sur la brune Hildrude, dont elle jalousait sans doute la repartie.

– Il me faut donc louer aussi ce jeune païen de sa franchise pour n'être point en désaccord avec ces fillettes, – dit l'empereur. – Allons, en marche! – Et, se penchant à l'oreille d'Amael, il lui dit tout bas, en lui montrant d'un regard malin la foule de ses courtisans si brillants, si miroitants sous leurs tuniques emplumées: – Voilà des compères fort richement vêtus, n'est-ce pas? Regarde-les attentivement; tâche de ne pas oublier la magnificence de leurs costumes, je te rappellerai ce souvenir en temps opportun. – Et l'empereur partit au galop suivi de toute sa cour, après avoir dit aux courtisans, ainsi qu'aux deux Bretons: – Une fois en forêt, chacun pour soi, et à la grâce de son cheval. À la chasse, il n'y a plus d'empereur et de cour, il n'y a que des chasseurs!

La chasse avait lieu dans une vaste forêt, située aux portes d'Aix-la-Chapelle. Le soleil d'automne, d'abord radieux, s'était peu à peu voilé sous l'un de ces brouillards si fréquents dans cette saison et dans ces pays du Nord. D'après l'ordre de l'empereur, aucun de ses courtisans ne s'était attaché à ses pas; les chasseurs se disséminèrent: les uns, plus aventureux, ne quittaient pas la meute acharnée à la poursuite du cerf à travers les futaies; les autres, moins intrépides veneurs, se guidant d'après le son des trompes ou les aboiements des chiens, voyaient au loin, de temps à autre, le cerf, la meute et les veneurs sortir des enceintes et traverser les allées. Dès le début de la chasse, Karl, emporté par son ardeur, avait abandonné ses filles, incapables d'ailleurs de le suivre au plus épais des fourrés, où l'empereur des Franks pénétrait comme le dernier de ses veneurs. Vortigern, un moment séparé de son aïeul, au milieu de ce tumultueux rassemblement, où près de cent chevaux, réunis dans un carrefour, excités par les fanfares des trompes, et s'animant entre eux, piaffaient, hennissaient se cabraient, Vortigern, dressé sur ses étriers, cherchait Amael du regard, lorsque, faisant un violent écart, son cheval s'emporta si rapidement, que lorsque le jeune Breton parvint, après de grands efforts, à maîtriser sa monture, il se trouva très-éloigné des chasseurs. Tâchant alors de percer des yeux le brouillard qui s'épaississait de plus en plus, il se vit seul dans une longue avenue dont il ne pouvait plus distinguer les issues voilées par la brume. Il prêta l'oreille, espérant entendre au loin le bruit de la chasse, qui l'aurait guidé pour la rejoindre; mais le plus profond silence régnait dans cette partie de la forêt, dont Vortigern ignorait les chemins. Cependant, au bout de quelques instants, le galop rapide de deux chevaux, s'avançant derrière lui à toute vitesse, frappa son oreille; puis, un cri, paraissant poussé plutôt par la colère que par l'effroi, parvint à son oreille, et bientôt il aperçut à travers le brouillard une forme vague; elle devint de plus en plus distincte, et la blonde Thétralde, fille de l'empereur des Franks, apparut aux yeux du jeune Breton: vêtue d'une longue robe de drap bleu-saphir, bordée d'hermine, blanche comme le pelage de sa haquenée, Thétralde portait, sur ses tresses blondes, un petit bonnet aussi d'hermine; une écharpe de soie tyrienne, aux vives couleurs, dont les longs bouts flottaient au vent, ceignait sa fine taille. La naïve et charmante figure de la fille de l'empereur, animée par l'ardeur de sa course, brillait d'un vif incarnat; rougissant de plus en plus à l'aspect de Vortigern, elle baissa ses grands yeux bleus, tandis que les brusques ondulations de son sein de quinze ans soulevaient l'étroit corsage de sa robe. Le trouble de Vortigern égalait le trouble de Thétralde; comme elle, il restait muet, embarrassé; comme elle, il tenait les yeux baissés; comme elle enfin, il sentait son cœur battre avec violence. Le silencieux embarras des deux enfants fut interrompu par Thétralde. D'une voix timide et mal assurée, elle dit au jeune Breton sans oser le regarder: – Je croyais ne pouvoir jamais te rejoindre; ton cheval avait tant d'avance sur ma haquenée…

 

– C'est que… mon cheval m'a emporté…

– Oh! je m'en suis aperçue… ma sœur Hildrude aussi, – ajouta Thétralde en fronçant ses jolis sourcils; – alors nous nous sommes élancées toutes deux à ta poursuite… de peur que, dans ton ignorance des routes de la forêt, tu ne t'égares, – se hâta d'ajouter Thétralde.

– Aussi m'avait-il semblé entendre le galop de deux chevaux… puis un cri.

– Ma sœur voulait me dépasser; mais, moi, j'ai appliqué sur la tête de son cheval un bon coup de houssine. Alors, tout effaré, il s'est jeté de côté dans une allée où il a emporté Hildrude; ne pouvant le maîtriser, elle a poussé un cri de colère.

– Mais elle court un danger, peut-être?

– Non, non; ma sœur finira par arrêter son cheval. Seulement, comme le brouillard est très-épais, elle ne pourra pas nous rejoindre, et j'en suis bien aise.

Vortigern était au supplice; pourtant un sentiment d'une douceur ineffable se mêlait à ses angoisses. Les deux enfants restèrent de nouveau silencieux; la fille de l'empereur des Franks rompit encore la première le silence en disant au jeune Breton: – Tu ne parles pas… Est-ce que cela te chagrine que je t'aie rejoint?

– Non, oh! non!..

– Tu me trouves peut-être méchante, parce que j'ai battu le cheval de ma sœur? mais, que veux-tu? quand je l'ai vue s'efforcer de me dépasser, je n'ai plus été maîtresse de moi.

– J'espère qu'il ne sera arrivé aucun mal à votre sœur.

– Je l'espère aussi.

Thétralde et Vortigern demeurent encore muets pendant quelques moments. La jeune fille reprit avec un léger accent de dépit: – Tu es très-silencieux…

– Ce n'est pas de ma faute. Je ne sais que dire…

– Ni moi non plus; cependant je mourais d'envie de te parler… Comment t'appelles-tu?

– Vortigern.

– Vortigern… c'est un nom de ton pays?

– Oui.

– Moi, je me nomme Thétralde… Dis-le ce nom.

– Thétralde…

– J'aime à t'entendre prononcer mon nom… tu le dis doucement.

– C'est qu'il est doux à prononcer.

– Le tien aussi, quoiqu'un peu barbare… Vortigern.

– De quel côté peut être la chasse? – reprit le jeune Breton en regardant d'un côté et d'autre avec une anxiété croissante; – il sera difficile de retrouver les chasseurs, le brouillard s'épaissit de plus en plus.

– Si nous allions nous perdre, – dit Thétralde en riant. – Moi, je ne connais pas les routes de la forêt.

– Alors, pourquoi n'être pas restée auprès des gens de la cour de votre père?

– Je ne sais. Je t'ai vu t'éloigner rapidement, je t'ai suivi malgré moi.

– Et maintenant, voyez dans quel embarras nous voilà!

– Tu es donc fâché de te trouver ici seul avec moi?

– Mon Dieu! je ne suis pas fâché, – s'écria le pauvre Vortigern; – mais je crains pour vous que cet épais brouillard se change en pluie vers le soir; vous serez mouillée jusqu'aux os, surtout si nous nous égarons de plus en plus. Nous devrions tâcher de rejoindre la chasse.

– Essayons… de quel côté irons-nous?

– Tout à l'heure il m'a semblé entendre, très au loin, le bruit affaibli des trompes.

– Écoutons encore, – dit Thétralde en penchant de côté sa tête charmante, tandis que Vortigern, faisant faire quelques pas à son cheval, allait, à peu de distance, prêter l'oreille de son côté.

– Entends-tu quelque chose, toi? – reprit la fille de l'empereur des Franks en élevant sa douce voix et s'adressant à Vortigern, éloigné d'elle de quelques pas. – Moi, je n'entends rien.

– Ni moi non plus, – répondit le jeune Breton en se rapprochant de Thétralde. – Quel malheur! Comment faire?

– Nous voilà perdus! – dit la jeune fille en riant aux éclats. – Et si la nuit vient, quelle terrible chose!

– Quoi! vous riez en un pareil moment!

– Est-ce que tu as peur, toi, soldat, qui t'es battu si jeune? – Puis la jolie figure de Thétralde, devenant inquiète, elle ajouta: – Et ta blessure?

– Ne parlons pas de ma blessure, parlons de vous… Voyez, le brouillard s'épaissit de plus en plus… Comment retrouver notre route?

– Moi, je veux te parler de ta blessure, – reprit la fille de Karl avec une impatience enfantine. – Pourquoi ton bras n'est-il plus soutenu comme hier par une écharpe?

– Cela m'aurait gêné pendant la chasse.

Thétralde, détachant vivement sa longue ceinture de soie tyrienne, l'offrit à Vortigern, en lui disant: – Tiens, ma ceinture remplacera ton écharpe et soutiendra ton bras.

– C'est inutile, je vous assure.

– Tu me refuses? – dit tristement Thétralde en tenant toujours à la main la ceinture qu'elle présentait à Vortigern; puis, attachant sur lui ses beaux yeux bleus, presque suppliants: – Je t'en prie, ne me refuse pas!

Le jeune Breton, vaincu par ce timide et gracieux regard, accepta l'écharpe; mais, tenant en main les rênes de son cheval, il se trouvait fort empêché pour attacher cette ceinture en sautoir.

– Attends, – lui dit Thétralde, et approchant sa haquenée tout près du cheval de Vortigern, elle se pencha sur sa selle, prit les deux bouts de l'écharpe, les noua derrière le cou du jouvenceau. Il sentit ainsi les mains de la jeune fille effleurer ses cheveux; il tressaillit si vivement, que Thétralde lui dit en achevant le nœud: – Tu trembles…

– Oui, – répondit Vortigern avec un trouble croissant. – Le brouillard devient si épais, si humide… Et vous-même, n'avez-vous pas froid?

– Moi… oh! non… Mais puisque tu as froid, nous allons, si tu le veux, marcher au pas de nos chevaux. Il est inutile d'aller plus vite… Peut-être la chasse que nous cherchons reviendra-t-elle de ce coté.

– Puissions-nous avoir ce bonheur! – répondit le jeune Breton avec un soupir. Les deux enfants continuèrent de s'avancer côte à côte et au pas dans cette longue avenue, où l'on ne distinguait rien à vingt pas de distance, tant le brouillard devenait épais; la nuit approchait. Thétralde reprit au bout de quelques instants de silence: – Ton aïeul a l'air très-bon et très-vénérable.

– Aussi je l'aime autant que je le vénère.

– Et ton père?

– Il est mort!

– Quoi! tu n'as plus ton père!.. Et ta mère, vit-elle encore?

– Oh! oui… heureusement!

– Est-ce que tu lui ressembles?

– On me l'a dit.

– Combien elle a dû pleurer en te quittant!

– Ma mère a du courage. Ses dernières paroles ont été celles-ci: «Tu t'en vas comme otage en pays ennemi… quoi qu'il arrive, honore et fais honorer le nom breton.»

– C'est vrai! Nous sommes, nous autres Franks, les ennemis des gens de ton pays; et pourtant je ne me sens contre toi aucune inimitié… Et toi, en as-tu contre moi?

– Comment serais-je l'ennemi d'une jeune fille?

– As-tu des sœurs?

– J'en ai une.

– Est-ce qu'elle te ressemble?

– Nous ressemblons tous deux à notre mère.

– Tu dois être très-chagrin d'être éloigné de ton pays? Veux-tu que je demande à l'empereur, mon père, de te faire grâce à toi et à ton aïeul?

– Grâce!.. Un Breton ne demande jamais grâce! – s'écria fièrement Vortigern. – Moi et mon grand-père nous sommes otages, prisonniers sur parole; nous subirons la loi de la guerre sans demander jamais de grâce.

– Tant mieux! oh! tant mieux!

– Que voulez-vous dire?

– Ton grand-père et toi vous resterez alors longtemps ici.

Un nouveau silence suivit cet entretien; bientôt, ainsi que l'avait prévu Vortigern, l'épais brouillard se changea en une pluie fine et pénétrante. – Voici la pluie, – dit le jeune Breton; – elle va mouiller vos vêtements! c'est à se désespérer! L'on n'entend rien, rien, et l'on dirait cette route sans fin; mais en voilà une à gauche, si nous la prenions?

– Prenons-la, – dit Thétralde avec indifférence, et elle changea la direction de sa haquenée. Vortigern arrêta soudain son cheval, déboucla le ceinturon de son épée, ceinturon et épée qu'il plaça à l'arçon de sa selle, afin de pouvoir se dévêtir de sa saie. Thétralde lui dit: – Que fais-tu donc?

Vortigern, sans répondre, ôta sa saie, restant vêtu d'un justaucorps d'épaisse toile blanche comme ses larges braies. – J'ai consenti à prendre votre écharpe, – dit-il à la fille de l'empereur, – vous allez me laisser vous couvrir de ma saie, en nouant ses manches sous votre cou; elle vous servira de manteau et vous garantira de la pluie.

– Mais toi-même, avec ce justaucorps de toile, tu seras beaucoup plus mouillé que moi.

– Ne craignez rien; je suis habitué aux intempéries des saisons. J'ai accepté votre écharpe, prenez ma saie.

– Alors, attache-la sur mes épaules, – répondit Thétralde en rougissant. – Je n'ose abandonner les rênes de ma haquenée.

Vortigern, non moins ému que sa compagne, se rapprocha et posa la tunique sur les épaules de Thétralde; mais lorsqu'il s'agit de nouer les manches du vêtement sous le cou, et presque sur le sein palpitant de la jeune fille, qui, les yeux baissés, la joue incarnate, levait, autant que possible, son petit menton rose, afin de donner à Vortigern toute facilité pour l'accomplissement de son obligeant office, les mains de l'adolescent tremblèrent si fort, si fort… que, par deux fois, il se reprit à nouer les manches.

– Vois-tu, comme tu as froid, – dit Thétralde; – tu frissonnes encore plus fort que tout à l'heure.

– Oh! ce n'est pas de froid que je tressaille…

– Qu'as-tu donc alors?

– Je ne sais… l'inquiétude où je suis pour vous; car la nuit approche… Cette pluie augmente, et nous ne savons quel chemin prendre.

Soudain, Thétralde, interrompant son compagnon, poussa un cri de joie, et dit en tendant la main vers l'un des côtés de l'allée qu'ils suivaient: – Vois donc là-bas, cette hutte.

Vortigern aperçut en effet, sous une futaie de châtaigniers séculaires, une hutte construite d'épaisses mottes de terre entassées les unes sur les autres. Une étroite ouverture donnait accès dans cette tanière, devant laquelle fumaient quelques débris de broussailles naguère allumées. – C'est une de ces cabanes où les esclaves bûcherons se retirent durant le jour lorsqu'il pleut, – dit Thétralde; – nous serons là-dedans à l'abri. Attache ton cheval à un arbre et aide-moi à descendre de ma haquenée.

À la seule pensée de partager ce réduit solitaire avec la jeune fille, Vortigern sentit son cœur tour à tour se serrer et s'épanouir; une chaleur brûlante lui monta au visage et pourtant il frissonnait; mais après un moment d'hésitation, obéissant aux ordres de sa compagne, il attacha son cheval à un arbre, et pour aider la jeune fille qui se penchait vers lui à descendre de sa monture, il lui tendit les bras et y reçut bientôt le corps souple et léger de Thétralde. À ce contact, l'émotion de Vortigern fut si profonde qu'il se sentit presque défaillir; mais la fille de Karl, courant vers la cabane avec une curiosité enfantine, s'écria gaiement: – Il y a dans la hutte un banc de mousse et une provision de bois sec, nous allons faire du feu, il reste encore de la braise. Viens vite, viens vite!

L'adolescent accourait rejoindre sa compagne lorsqu'il trébucha sur un corps rond qui roula sous son pied; il se baissa et vit sur le sol un grand nombre de gousses épineuses tombées des immenses châtaigniers de cette futaie. Cédant à la mobilité des impressions de son âge, il dit vivement: – Grande découverte! des châtaignes! des châtaignes!

– Quel bonheur! – reprit non moins gaiement Thétralde, – nous ferons griller ces châtaignes; je vais les ramasser pendant que tu rallumeras le feu!

Le jeune Breton se rendit d'autant plus volontiers aux désirs de sa compagne, qu'il espérait trouver dans ces jeux un refuge contre les pensées vagues, tumultueuses, ardentes, remplies de charme et d'angoisse auxquelles il se sentait en proie depuis sa rencontre avec Thétralde. Il entra donc dans la hutte, y prit plusieurs brassées de bois sec et raviva le brasier, tandis que la fille de Karl, courant de ci de là, ramassait une grosse provision de châtaignes qu'elle rapporta dans un pan de sa robe. S'asseyant alors sur le banc de mousse placé au fond de la cabane, dont l'intérieur était vivement éclairé par la lueur du feu allumé près du seuil, elle dit à Vortigern, en lui montrant une place à côté d'elle: – Assieds-toi là, et viens m'aider à écosser ces châtaignes.

 

L'adolescent s'assit auprès de Thétralde luttant avec elle de prestesse, et comme elle se piquant plus d'une fois les doigts pour retirer les fruits mûrs de leur enveloppe, il lui dit en riant: – Voici pourtant la fille de l'empereur des Franks assise dans une hutte de terre, écossant des châtaignes comme la pauvre enfant d'un esclave bûcheron.

– Vortigern, tu me croiras si tu veux, – reprit Thétralde en regardant son compagnon d'un air radieux, – jamais la fille de l'empereur des Franks n'a été plus contente.

– Et moi, Thétralde, je vous jure que depuis que j'ai quitté ma mère, ma sœur et la Bretagne, jamais je n'ai été plus heureux qu'aujourd'hui.

– Ce que tu dis là, tu le penses?

– Oh! oui!

– Et si demain ressemblait à aujourd'hui? et s'il en était ainsi pendant longtemps, bien longtemps… toujours? tu serais content?

– Et vous, Thétralde?

– Dis-moi donc toi; on se tutoie en Germanie.

– Mais le respect…

– Je te dis toi, et je ne t'en respecte pas moins, – reprit la jeune fille en riant; – ainsi tu me demandais si je serais heureuse de penser que tous les jours seraient semblables à celui-ci?

– Oui.

– Vortigern, cette pensée me ravirait!

– Et moi aussi, Thétralde.

La jeune fille se tut, resta pensive, tenant entre ses doigts délicats une gousse de châtaignes à demi ouverte, puis, après quelques instants de silence, elle reprit: – Vortigern, y a-t-il loin, très-loin d'ici à ton pays?

– D'ici en Bretagne?

– Oui.

– À cheval, nous avons mis plus d'un mois à venir.

– Vortigern, quel joli voyage nous ferions!

– Quoi! que dis-tu?

Thétralde fit un geste d'impatience rempli de gentillesse, ordonna par un signe à Vortigern de garder le silence et reprit: – As-tu de l'argent, toi?

– Non.

– Il me reste encore là, dans cette pochette, quelques pièces, car en venant du palais à la forêt, j'ai presque tout donné aux pauvres gens. Détachant alors de sa ceinture un petit sac brodé, Thétralde en vida sur ses genoux le contenu: il s'y trouvait plusieurs pièces d'or assez grosses, et un plus grand nombre de petites pièces d'argent et de cuivre. Deux de ces dernières, l'une en argent, l'autre en cuivre, et tout au plus de la grandeur d'un denier, étaient percées et reliées ensemble par un fil d'or.

– Qu'est-ce que ces deux petites pièces attachées ensemble? – dit Vortigern, avec un regard de curiosité.

– Oh! celles-là, il ne faudra pas les dépenser, nous les garderons précieusement. Je les ai fait attacher ensemble, sais-tu pourquoi? L'une, celle de cuivre, a été frappée l'année de ma naissance; l'autre, celle d'argent, a été frappée cette année-ci, où je vais avoir quinze ans. Fabius, l'astronome de mon père, a gravé sur ces pièces certains signes magiques correspondant aux astres dont l'influence est heureuse; l'évêque d'Aix-la-Chapelle les a ensuite bénites: c'est un talisman.

– C'est dommage!

– Pourquoi?

– Si cela n'eût pas été un talisman, Thétralde, je t'aurais demandé, en souvenir de ce jour-ci, ces deux petites pièces qui disent ton âge.

– À quoi bon garder un souvenir de ce jour-ci plutôt que des autres jours? Ne désires-tu pas, comme moi, que tous se ressemblent? Mais si tu désires ces petites pièces, prends-les, mets-les seulement de côté, tu les conserveras soigneusement. Un talisman est toujours chose très-utile pour un long voyage. Tiens, place-les à part, dans la pochette de ton justaucorps.

Vortigern obéit presque machinalement, tandis que la jeune fille, après avoir compté ingénument son petit trésor, reprit: – Nous avons cinq sous d'or, huit deniers d'argent et douze deniers de cuivre, de plus mes bracelets, mon collier, mes boucles d'oreilles; crois-tu qu'avec cela nous aurons assez d'argent pour voyager jusqu'en Bretagne?

– Quoi, Thétralde!.. tu voudrais?..

– Laisse-moi donc achever; ton cheval est excellent, ma haquenée vigoureuse; tout à l'heure, la nuit sera venue, nous la passerons abrités dans cette hutte. L'esclave bûcheron qui s'y retire durant le jour, y reviendra demain à l'aube; nous lui donnerons un sou d'or pour qu'il nous conduise à Worsten, petit bourg situé sur la lisière de la forêt, à deux lieues d'Aix-la-Chapelle. Nous y achèterons pour moi des vêtements simples, une bonne mante de voyage en drap…

– Thétralde, écoute-moi…

– Je t'écouterai lorsque j'aurai parlé. Donc, nous nous mettons en route demain au point du jour. Ne crois pas que je redoute la fatigue; je ne suis ni aussi grande ni aussi forte que ma sœur Hildrude, et pourtant si tu étais fatigué, blessé, je suis sûre que je te porterais sur mon dos comme ma sœur aînée Imma a porté jadis Eginhard, son amant; mais voici nos châtaignes écossées, viens m'aider à les mettre sous la cendre chaude, et surtout prenons garde de nous brûler les doigts.

Et Thétralde relevant d'une main le pan de sa robe où étaient contenus les fruits, courut au foyer. Vortigern la suivit; il se croyait le jouet d'un songe. Parfois sa raison faiblissait au milieu d'une sorte d'amoureux et ardent vertige. Il s'agenouilla silencieux, troublé, côte à côte de Thétralde, devant le brasier, où, pensive, elle jetait lentement les châtaignes une à une. Au dehors, la pluie avait cessé, mais le brouillard redoublant d'intensité aux approches de la nuit, rendait déjà l'obscurité complète; les reflets du brasier éclairaient seuls les charmants visages des deux enfants agenouillés près l'un de l'autre. Lorsque la dernière châtaigne fut enfouie sous la cendre, Thétralde se releva en s'appuyant familièrement sur l'épaule de Vortigern, et lui dit en le prenant par la main: – Maintenant, pendant que notre souper va cuire, allons nous asseoir sur le banc de mousse, j'achèverai de te dire mes projets.

La nuit devint profonde. En vain la flamme du foyer vacillante, expirante, semblait demander de nouveaux aliments… en vain les châtaignes éclatant bruyamment dans leur enveloppe, semblaient annoncer la cuisson de leur pulpe savoureuse… en vain le cheval et la haquenée de Vortigern et de Thétralde piaffaient, hennissaient comme pour appeler leur provende du soir… le foyer s'éteignit, les châtaignes se changèrent en charbon, les hennissements des chevaux retentirent au milieu du silence de la forêt… Thétralde ni Vortigern ne sortirent pas de la cabane.

L'empereur des Franks, dès le début de la chasse, s'était, avec son impétuosité habituelle, élancé à la suite de la meute. Amael, d'abord peu inquiet de la disparition de son petit-fils au milieu d'un si grand concours de cavaliers, s'était, par hasard, dirigé vers la partie de la forêt où le cerf se faisait poursuivre d'enceinte en enceinte. Amael assista même, quelque temps avant la nuit, à la mort du cerf, qui, épuisé de fatigue après quatre heures d'une course haletante, fit tête aux chiens, lorsqu'ils l'atteignirent enfin, et tenta de se défendre contre eux au moyen de l'énorme ramure dont sa tête était couronnée. L'empereur n'avait presque jamais quitté sa meute; il arriva bientôt sur ses traces, ainsi que quelques-uns de ses veneurs; sautant de cheval, il courut, tout boitant, vers le cerf, qui avait déjà de ses bois aigus transpercé plusieurs chiens. Choisissant alors, d'un coup d'œil expérimenté, le moment opportun, Karl tira son couteau de chasse, s'élança sur l'animal aux abois, lui plongea son arme au défaut de l'épaule, l'abattit à ses pieds, et l'abandonna aux chiens; ceux-ci, se précipitant sur cette palpitante et chaude curée, la dévorèrent au bruit retentissant des fanfares sonnées par les veneurs, qui annonçaient ainsi la fin de la chasse et rappelaient les chasseurs. L'empereur, son couteau sanglant à la main, après avoir assez longtemps contemplé avec une vive satisfaction ses chiens aux mufles ensanglantés, qui se disputaient les lambeaux du cerf, aperçut Amael et lui cria joyeusement: – Eh! seigneur Breton… trouves-tu Karl un bon et hardi veneur?