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Les mystères du peuple, Tome V

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Pendant que Méroflède parlait ainsi, Berthoald la contemplait avec une surprise croissante mêlée d'anxiété, ne pouvant trouver un mot à répondre. – Ah! ah! ah! – dit l'abbesse en riant de nouveau, – le voici muet! De quoi pâlis-tu et rougis-tu tour à tour? Que m'importe à moi que tu sois de race gauloise ou de race franque? cela rend-il tes yeux moins bleus, tes cheveux moins noirs, ta figure moins avenante? Tu t'es moqué de Karl par ta fourberie, tant mieux! nous rirons ensemble de ce stupide… Allons, déride-toi donc, beau vaillant. Faut-il que ce soit moi, abbesse, qui te donne, à toi soldat, l'exemple de vider les coupes?

Berthoald croyait rêver… Méroflède, en ses paroles, ne lui témoignait ni le dédain que devait lui inspirer l'odieux mensonge dont il s'était rendu coupable, ni le triomphe méchant qu'elle devait éprouver de posséder des secrets redoutables pour lui. Franche dans son cynisme, elle contemplait le jeune chef d'un œil fauve et ardent. Ces regards, qui jetaient le trouble dans son esprit et le feu dans ses veines, l'étrangeté de l'aventure, la large coupe de vin qu'il venait de vider d'un trait, vin très-capiteux ou mélangé de quelque philtre, commençaient à égarer la raison de Berthoald; voulant lutter d'audace avec l'abbesse, il lui dit: – Puisque tu es de la race de Neroweg, sais-tu que ce n'est pas la première fois qu'elle se rencontre à travers les âges avec la race de Joël?

– Qu'est-ce que la race de Joël?

– La mienne!

– Nous boirons aussi à Joël… il a fait souche de beaux soldats!

– Sais-tu quelle a été la mort du fils de ce Gonthramm Neroweg dont voici le portrait?

– Une tradition de ma famille rapporte qu'il fut tué dans ses domaines d'Auvergne, par le chef d'une troupe de bandits et d'esclaves révoltés.

– Le chef de ces bandits se nommait Karadeuk… il était le bisaïeul de mon grand-père!

– Par Dieu! voilà qui est singulier! Et comment ce bandit a-t-il tué Neroweg?

– Ton aïeul et le mien se sont vaillamment combattus à coups de hache, le comte a succombé.

– En effet… tu rappelles mes souvenirs d'enfance. Ton aïeul n'avait-il pas écrit quelques mots sur le tronc d'un arbre après ce combat?

– Il avait écrit ceci: Karadeuk, descendant de Joël, a tué le comte Neroweg!

– C'est cela!.. et la femme du comte, Godegisèle, quelques mois après la mort de son mari, mit au monde un fils qui fut le grand-père de mon grand-père.

– Voilà qui est étrange… toi, fille des Neroweg, tu écoutes ce récit avec calme?

– Aussi vrai qu'il laisse sa coupe pleine, ce soldat est, pardieu! encore plus stupide qu'il n'est beau!.. Et que me font à moi ces batailles de nos aïeux et de nos races? Par Vénus! je ne connais, moi, qu'une race au monde: celle des amoureux!.. Donc, vide ta coupe, mon vaillant, et soupons gaiement. C'est trêve entre nous cette nuit… À demain la guerre!

– Honte! remords! raison! devoir! noyons tout dans le vin… Je ne sais si je veille ou si je rêve en cette nuit étrange! – s'écria le jeune chef; puis, prenant à la main sa coupe pleine, il se leva et ajouta d'un air de défi sardonique en se tournant vers le sombre et farouche portrait du guerrier frank: – Je bois à toi, Neroweg! – Puis Berthoald, sa coupe vidée, se rejeta sur le lit dans une sorte de vertige, en disant à Méroflède: – Vive l'amour! abbesse du diable! Aimons-nous ce soir et battons-nous demain!

– Battons-nous sur l'heure! – cria une voix rauque et strangulée, qui parut sortir des profondeurs de cette grande salle que l'ombre envahissait à quelques pas de la table où siégeaient les deux convives; puis les rideaux de l'une des portes s'étant soudain écartés, Broute-Saule, qui, à l'insu de l'abbesse, et poussé par une jalousie féroce, était parvenu à s'introduire dans l'intérieur de cet appartement, s'élança, agile comme un tigre, fut en deux bonds auprès de Berthoald, le saisit d'une main aux cheveux, tandis que de l'autre il levait son poignard pour le lui plonger dans la gorge. Le jeune chef, quoique surpris à l'improviste, tira son épée, étreignit de son poignet de fer la main armée que Broute-Saule levait sur lui, et plongea son glaive dans le ventre de ce malheureux, qui pirouetta sur lui-même et tomba en disant: – Bonheur à moi, Méroflède… je meurs sous tes yeux!

Berthoald, son épée sanglante à la main, sentant sa raison se troubler de plus en plus, retomba machinalement sur le lit; il jetait autour de lui des regards effarés, lorsqu'il vit l'abbesse renverser d'un coup de poing le candélabre qui seul éclairait cette salle; et au milieu des ténèbres il se sentit passionnément enlacer dans les bras de ce monstre, qui lui dit d'une voix basse et palpitante: – Tu t'es battu pour moi… je t'adore…

L'aube allait succéder à cette nuit où Broute-Saule avait été tué par Berthoald. Ce jeune chef, profondément endormi et chargé de liens qui assujettissent ses mains derrière son dos, est étendu sur le plancher de la chambre à coucher de Méroflède. L'abbesse, enveloppée d'une mante noire, la figure pâlie, à demi voilée par son épaisse chevelure rousse dénouée, qui traînait presque à terre, se dirigea vers la fenêtre, tenant à la main une torche de résine allumée. Se penchant alors à cette croisée d'où l'on découvrait au loin l'horizon, l'abbesse agita sa torche par trois fois en regardant du côté de l'orient, qui commençait à se teinter des lueurs du jour naissant. Au bout de quelques instants, la clarté d'une grande flamme, s'élevant au loin à travers les dernières ombres de la nuit, répondit au signal de Méroflède. Ses traits rayonnèrent d'une joie sinistre; elle jeta son flambeau dans le fossé rempli d'eau qui entourait le monastère; et, à plusieurs reprises, elle secoua rudement Berthoald pour le réveiller. Celui-ci sortit difficilement de son sommeil léthargique. Voulant porter ses mains à son front, il s'aperçut qu'elles étaient garrottées; se dressant alors péniblement sur ses jambes alourdies, l'esprit encore troublé, il regarda silencieusement Méroflède. Celle-ci, étendant son bras demi-nu vers l'horizon que l'aube éclairait faiblement, dit à Berthoald: – Vois-tu là-bas, au loin, cette chaussée qui traverse les étangs et se prolonge jusqu'à l'enceinte de ce couvent?

– Oui, – répondit Berthoald, luttant contre la torpeur étrange qui paralysait encore son esprit et sa volonté, sans cependant obscurcir tout à fait son intelligence, – oui, je la vois.

– Tes compagnons d'armes ont campé cette nuit sur cette chaussée?

– En effet, – reprit le jeune chef en tâchant de rassembler ses souvenirs confus, – hier soir… mes compagnons…

– Écoute, – reprit vivement l'abbesse en mettant sa main sur l'épaule du jeune homme, – écoute… de ce côté où le soleil va se lever, qu'entends-tu?

– J'entends un grand bruit… il se rapproche… On dirait le bruit des grandes eaux…

– Tu l'as dit, mon vaillant. – Et, s'appuyant sur l'épaule de Berthoald: – Il y a là-bas, à l'orient, un lac immense contenu par une digue et des écluses…

– Un lac?

– Le niveau de ses eaux est élevé de huit à dix pieds au-dessus du niveau de ces étangs… Comprends-tu maintenant?

– Non, mon esprit est appesanti… je ne sais où je suis… c'est à peine si je me souviens… et puis… pourquoi suis-je ainsi garrotté?..

– C'est afin de contenir les élans de ta joie, lorsque tout à l'heure tu auras complétement recouvré ta raison… Cependant elle commence à te revenir. Tu dois maintenant comprendre que les écluses de la digue étant ouvertes, et elles le sont, les eaux de ces étangs vont tellement se gonfler, qu'elles submergeront la chaussée où tes compagnons d'armes ont campé cette nuit avec leurs chevaux et les chariots qui contiennent leur butin et leurs esclaves… Tiens, vois-tu comme l'eau monte, monte au loin… Vois-tu? elle atteint déjà la berge de la jetée… avant une heure elle sera submergée. Pas un de tes compagnons n'aura pu échapper à la mort… et s'ils veulent fuir, une tranchée profonde, pratiquée cette nuit par mes ordres à l'extrémité de la levée, du côté de la route, les arrêtera, et pas un n'échappera au trépas… Entends-tu, mon vaillant?

– Tous morts! – murmura Berthoald sans sortir de sa morne stupeur, – tous morts!.. il y avait pourtant parmi eux de braves guerriers!

– Ah! la mort de tes compagnons ne te va pas assez au cœur pour te faire sortir de ton engourdissement!!.. essayons un autre moyen. – Et l'abbesse, jetant sur Berthoald un regard horrible, reprit d'une voix éclatante: – Écoute encore… Parmi ces esclaves ramenées du Languedoc, et que ta bande traînait à sa suite en chariot, il y avait une femme… elle sera tout à l'heure noyée comme les autres, et cette femme, – ajouta Méroflède en accentuant ces mots comme s'ils devaient frapper Berthoald au cœur, – cette femme, c'était ta mère!.. entends-tu? ta mère!..

Berthoald tressaillit de tout son corps, bondit dans ses liens, tâchant, mais en vain, de les rompre, poussa un cri terrible, jeta un regard de désespoir et d'épouvante sur l'immense nappe d'eau, qui, rougie par les premiers rayons du soleil levant, s'étendait alors à perte de vue, et s'écria: – Ma mère! ma mère!..

– Vois-tu, – lui dit Méroflède avec une joie féroce, – vois-tu là-bas? l'eau a presque entièrement envahi la chaussée; c'est à peine l'on aperçoit encore les couvertures de toile qui surmontent les chariots. Le flot monte toujours, et à cette heure, pour ta mère, c'est l'angoisse de la mort, angoisse plus horrible que la mort même.

– Oh! démon! – s'écria le jeune homme en se tordant sous ses liens; puis il s'écria: – Tu mens! ma mère n'est pas là… tu mens!..

– Ta mère a quarante ans; elle s'appelle Rosen-Aër, elle habitait la vallée de Charolles en Bourgogne…

– C'est vrai!.. malheur! malheur sur moi!

– Ta mère, faite esclave par les Arabes lors de leur invasion en Bourgogne, a été par eux emmenée en Languedoc; et, après le dernier siége de Narbonne par Karl-le-Maudit, ta mère, ainsi que d'autres femmes, a été prise dans les environs de cette ville. Lorsque l'on a partagé le butin et les esclaves, Rosen-Aër, tombée dans le lot des hommes de ta bande, a été conduite jusqu'ici… tu doutes encore? voici une dernière preuve. Cette femme porte, comme toi, tracés sur le bras droit, en caractères ineffaçables, ces deux mots: Brenn-Karnak…

 

– Oh! ma mère! – s'écria le malheureux en jetant un regard noyé de larmes vers les étangs.

– Ta mère est morte!.. Vois, la jetée a disparu sous les eaux, et elles montent encore… Oui, ta mère, à cette heure, est noyée dans le chariot couvert où elle était enfermée avec les autres esclaves!

– Mon cœur se brise, – murmura Berthoald écrasé sous le poids de la douleur et du désespoir; – c'est trop souffrir!

– Trop souffrir! – s'écria Méroflède avec un éclat de rire infernal; – oh! non! non! ce n'est pas assez. Quoi! stupide esclave! Gaulois renégat! lâche menteur! qui te pares effrontément du nom d'un noble frank! Quoi! tu as cru que la vengeance ne bouillonnait pas dans mes veines parce que, hier soir, tu m'as vue sourire au récit de la mort de mon aïeul tué par un bandit de ta race! Oui, j'ai souri, parce que je pensais qu'au point du jour je le ferais assister de loin à l'agonie, à la mort de ta mère! Mais j'avais la nuit à moi… et je te trouvais beau!

– Oh! monstre de luxure et de férocité! – s'écria Berthoald en faisant des efforts surhumains pour briser ses liens. – Il faudra pourtant que je venge ma mère… Je t'étranglerai de mes mains!..

L'abbesse, voyant l'impuissance de la fureur de Berthoald, haussa les épaules et reprit: – Ah! ton aïeul le bandit a incendié, il y a un siècle et demi, le château de mon aïeul, le comte Neroweg, et l'a ensuite tué à coups de hache. Moi, je réponds à l'incendie par l'inondation, et je noie ta mère!.. Quant à toi, le sort qui t'attend sera terrible!..

– Tue-moi promptement; mais, un dernier mot… Ma mère sait-elle que j'étais le chef des hommes dont le sort de la guerre l'avait rendue esclave?

– Malheureusement, elle l'ignorait. Ceci a manqué à ma vengeance!

– Ce que tu sais de ma mère, qui te l'a dit?

– Le juif Mardochée.

– Il la connaît donc? où l'a-t-il vue?

– À la halte que tu as faite au couvent de Saint-Saturnin avec Karl-Martel; là, le juif t'a reconnu…

– Merci, Dieu! ma mère a ignoré ma honte! sa mort eût été doublement horrible… Et maintenant, monstre! délivre-moi de la vie, j'ai hâte de mourir!

– Je ne partage pas cette hâte, tu m'appartiens…

Ce matin-là, Bonaïk, l'orfévre, entra, comme d'habitude, dans l'atelier; il y fut bientôt rejoint par les jeunes esclaves apprentis. Après avoir allumé le feu de la forge, le vieillard, afin de donner issue à la fumée, ouvrant la fenêtre qui donnait sur le fossé, remarqua, non sans grand étonnement, que le niveau de l'eau de ce fossé avait tellement augmenté, qu'entre elle et le soubassement de la fenêtre, il restait à peine un pied de distance. – Ah! mes enfants, – dit-il aux apprentis, – je crains qu'il soit arrivé cette nuit un grand malheur! Depuis nombre d'années les eaux de ce fossé n'ont jamais atteint à la hauteur où elles sont aujourd'hui, sinon lors de la rupture de la digue du lac supérieur aux étangs. Tenez, voyez de l'autre côté du fossé, l'eau s'élève presque jusqu'au soupirail de la cave creusée sous le bâtiment qui nous fait face.

– Et l'on dirait que l'eau monte toujours, père Bonaïk.

– Hélas! oui, mes enfants, elle monte encore. Ah! la rupture de ces digues amènera des désastres!

À ce moment, on entendit la voix de Septimine criant au dehors: – Père Bonaïk, ouvrez-moi! ouvrez-moi! – L'un des apprentis courut à la porte, et bientôt la Coliberte entra, soutenant une femme aux longs cheveux ruisselants, aux vêtements trempés d'eau, livide, se traînant à peine, et si défaillante, qu'à quelques pas de la porte, elle tomba évanouie entre les bras du vieil orfévre et de Septimine.

– Pauvre femme! elle est glacée, – dit le vieillard, et s'adressant aux apprentis: – Vite, vite, enfants! prenez du charbon dans le réduit, faites jouer le soufflet, augmentez le feu de la forge, cela réchauffera cette infortunée. Ah! je l'avais prévu… cette inondation aura causé de grands maux!

À la voix de l'orfévre deux apprentis coururent au profond réduit pratiqué derrière la forge, et descendirent dans ce caveau pour y prendre du charbon; les autres esclaves attisèrent le feu, firent jouer le soufflet, tandis que le vieillard s'approcha de Septimine, qui, agenouillée devant la femme évanouie, pleurait en disant: – Hélas! mon Dieu! elle va mourir!

– Rassure-toi! – reprit le vieillard, – les mains de cette pauvre créature, tout à l'heure glacées, reprennent un peu de chaleur. Mais qu'est-il donc arrivé? tes vêtements sont trempés d'eau?

– Bon père, ce matin, au point du jour, je me suis levée comme mes compagnes, nous sommes allées dans la cour; là, nous avons entendu d'autres esclaves crier: La digue est crevée! Et ils sont sortis en courant pour aller voir les progrès de l'inondation. Moi, machinalement, je les ai suivis. Ils se sont dispersés. Je m'étais avancée jusqu'à une pointe de terre que baigne l'eau des étangs. Il y a là un gros saule; bientôt j'ai vu à peu de distance de moi un chariot à demi submergé; il flottait entre deux eaux, une toile tendue sur des cerceaux le recouvrait.

– Grâce à Dieu! cette toile, ainsi tendue, faisait ballon; elle a dû empêcher ce chariot de sombrer tout à fait… Achève?

– Le vent soufflant dans cette espèce de voile poussait le chariot vers la rive où je me trouvais. Alors j'ai vu cette infortunée, cramponnée à cette toile, le corps à demi plongé dans l'eau.

– Qu'as-tu fait?

– Il n'y avait pas un instant à perdre: les mains défaillantes de cette pauvre créature, dont les forces étaient à bout, allaient abandonner la toile, son seul soutien. J'attachai le bout de ma ceinture à une des basses branches du saule, l'autre bout à mon poignet gauche, et je me penchai vers l'infortunée en lui criant: Courage! Elle m'entendit, saisit convulsivement ma main entre les siennes; mais dans ce brusque mouvement mes pieds glissèrent de la berge, et je tombai à l'eau…

– Heureusement, ton poignet gauche était toujours attaché à l'un des bouts de ta ceinture nouée à l'arbre?

– Oui, bon père; mais la secousse fut violente, je crus mon bras arraché de mon corps. Par bonheur, la pauvre femme saisit un pan de ma robe. Ma première douleur passée, je fis de mon mieux, et à l'aide de ma ceinture nouée à l'arbre, sur laquelle je me hâlais, je parvins à regagner le bord et à retirer de l'étang celle avec qui j'allais périr. Notre atelier étant l'endroit le plus voisin, je l'ai amenée ici, elle pouvait à peine se soutenir… Mais, hélas! – ajouta la Coliberte en pleurant de nouveau et regardant les traits inanimés de Rosen-Aër, car c'était la mère de Berthoald que Septimine venait de sauver, – j'aurai seulement retardé sa mort! Voyez sa pâleur…

– Ne te désespère pas, – reprit le vieillard, – de moment en moment ses mains se réchauffent… Approchons-la davantage de la forge, le feu la ranimera.

En effet, grâce à l'activité des apprentis, non moins apitoyés que Septimine et le vieillard, Rosen-Aër, assise sur un escabeau, fut rapprochée du foyer. Peu à peu elle ressentit la salutaire influence de cette chaleur pénétrante, reprit lentement ses esprits, revint enfin tout à fait à elle, et rassemblant ses souvenirs, elle tendit ses bras à Septimine en disant d'une voix faible: – Chère enfant, tu m'as sauvée!

La Coliberte se jeta au cou de Rosen-Aër en versant de douces larmes, et reprit: – Nous avons fait ce que nous avons pu; nous sommes de pauvres esclaves…

– Hélas! mon enfant, je suis esclave comme vous, amenée en ce pays du fond du Languedoc. Nous avions passé la nuit sur la chaussée qui sépare les deux étangs, dont ce monastère est entouré, l'on avait dételé les bœufs des chariots, lorsqu'au point du jour l'inondation nous a surpris, et… – Mais Rosen-Aër s'interrompit, se dressa de toute sa hauteur, son visage exprima d'abord la stupeur; puis une sorte de joie délirante, elle se précipita vers la fenêtre ouverte, et passa ses bras à travers les épais barreaux, en s'écriant: – Mon fils! mon fils Amael!..

Septimine et Bonaïk crurent un moment cette infortunée privée de sa raison; mais lorsqu'ils se furent approché de la fenêtre vers laquelle Rosen-Aër s'était précipitée, la jeune fille s'écria enjoignant les mains: – Le chef frank! lui! dans un des souterrains de l'abbaye!..

Rosen-Aër et la Coliberte voyaient, de l'autre côté du fossé, Berthoald, se tenant des deux mains aux barreaux du soupirail de la cave. Soudain il reconnut sa mère, et, en proie à une sorte d'extase, il s'écria d'une voix vibrante, qui, malgré la distance, arriva, jusqu'à l'atelier: – Ma mère!..

– Septimine, – dit précipitamment Bonaïk à la Coliberte, – tu connais ce jeune homme?

– Oh! oui… il a été bon pour moi comme un ange du ciel! Je l'ai vu au couvent de Saint-Saturnin; c'est à ce guerrier que Karl a fait don de cette abbaye.

– À lui! – reprit le vieillard d'un air surpris et pensif. – Alors comment se trouve-t-il dans ce souterrain?

– Maître Bonaïk! – accourut dire un des esclaves, – j'entends au dehors la voix de Ricarik; il s'est arrêté sous la voûte pour gourmander quelqu'un; dans un instant il sera ici; il vient faire sa ronde matinale selon son habitude.

– Grand Dieu! – s'écria le vieillard avec épouvante, – il va trouver cette femme en ce lieu, l'interroger; elle peut se trahir, avouer qu'elle est la mère de ce jeune homme, victime sans doute de l'abbesse… – Et le vieillard, courant à la fenêtre, saisit Rosen-Aër par le bras, et lui dit en l'entraînant: – Au nom de la vie de votre fils, venez! venez!

– La vie de mon fils! qui la menace?

– Suivez-moi… ou il est perdu et vous aussi! – Et Bonaïk, sans répondre à Rosen-Aër, lui montra le petit caveau pratiqué derrière la forge; et ajouta: – Cachez-vous là, ne bougez pas. – S'adressant ensuite aux apprentis en courant à son établi: – Vous, enfants, martelez de toutes vos forces et chantez à tue-tête. Toi, Septimine, polis ce vase. Songez que si l'intendant se doute de quelque chose, nous avons tout à craindre. Dieu veuille que ce malheureux garçon ne reste pas au soupirail de la cave, ou qu'il ne soit pas vu de Ricarik! – Ce disant, le vieil orfévre se mit à marteler à tout rompre sur son enclume, entonnant d'une voix sonore ce vieux chant des orfévres à la louange du bon Éloi: – «De la condition d'ouvrier élevé à celle d'évêque, – Éloi, dans sa charge de pasteur, a purifié l'orfévre; – Son marteau est l'autorité de sa parole, – Son fourneau la constance du zèle, – Son soufflet l'inspirateur, – Son enclume l'obéissance[F]!»

Ricarik entra dans l'atelier. L'orfévre ne parut pas l'apercevoir, et continua de chanter en aplatissant à coups de marteau une feuille d'argent qui terminait la crosse abbatiale dont la ciselure supérieure était achevée. – Vous êtes bien gais ici, ce matin, – dit l'intendant en s'avançant au milieu de l'atelier. – Cessez ces chants… ils m'assourdissent…

– Je n'ai pas une goutte de sang dans les veines, – murmura tout bas Septimine à Bonaïk. – Ce méchant homme s'approche de la fenêtre… s'il allait voir le chef frank…

– Pourquoi tant de feu dans cette forge? – reprit l'intendant en faisant un pas vers le foyer derrière lequel se trouvait le réduit où se cachait Rosen-Aër. – T'amuses-tu donc à brûler du charbon sans nécessité?

– Sans nécessité? Non, puisque ce matin même je vais fondre l'or et l'argent que vous m'avez apportés hier.

– Mensonge! les métaux se fondent au creuset, non pas à la forge…

– Ricarik, à chacun son métier. J'ai travaillé dans les ateliers du grand Éloi. Je sais mon état. Je vais d'abord exposer mes métaux au feu ardent de la forge, les marteler ensuite, puis je les mettrai au creuset; la fonte en sera plus liée.

– Tu ne manques jamais de raisons.

– Parce que j'en ai toujours de bonnes à donner. Mais puisque vous voici, Ricarik, j'ai à vous demander plusieurs objets nécessaires pour cette fonte, la plus considérable que j'aie jamais faite dans ce monastère, puisque le vase d'argent doit avoir deux pieds de hauteur, ainsi que vous le voyez d'après le moule que voilà sur cette tablette.

– Que te faut-il?

– J'aurais besoin d'un baril que je remplirai de sable au milieu duquel je placerai mon moule… Ce n'est pas tout… J'ai vu souvent, malgré les cercles qui entouraient les douves des barils, où l'on mettait les moules plongés dans le sable, ces douves éclater lorsque l'on versait dans le creux le métal en fusion. Il me faudrait donc une longue corde que j'enroulerais très-solidement autour du tonneau; si les cercles éclatent, la corde du moins ne se rompra point. Il me faudrait, de plus, une non moins longue petite cordelle pour assujettir les parois du moule.

 

– Tu auras le baril, la corde et la cordelle.

– Encore un mot, Ricarik. Moi, et ces jeunes gens, nous serons forcés, pour cette fonte, de passer ici une partie de la nuit, les jours sont courts en cette saison. Faites-nous donner une outre de vin, à nous, qui ne buvons jamais que de l'eau; cette largesse soutiendra nos forces durant notre rude labeur nocturne. J'ajouterai que les jours de fonte, dans l'atelier du grand Éloi, on régalait toujours les esclaves…

– Soit! vous aurez votre outre de vin… aussi bien, c'est aujourd'hui jour de liesse en ce couvent, car un grand miracle vient d'avoir lieu…

– Un miracle?

– Oui… un juste châtiment du ciel a frappé une bande d'aventuriers, à qui Karl le maudit avait eu l'audace de concéder cette abbaye, bien sacré de l'Église. Ils campaient cette nuit sur la jetée, comptant attaquer le monastère au point du jour; mais l'Éternel, par un redoutable et surprenant prodige, a ouvert les cataractes du ciel. Les étangs se sont grossis, et tous les scélérats ont été noyés.

– Gloire à l'Éternel! – cria le vieil orfévre en faisant signe aux apprentis d'imiter son enthousiasme, – gloire à l'Éternel! qui noie les impies dans les cataractes de sa colère!

– Gloire à l'Éternel! – répétèrent à tue-tête et en chœur les jeunes esclaves, – gloire à l'Éternel! qui noie les impies dans les cataractes de sa colère!

– Miracle qui ne me surprend point du tout, Ricarik, – ajouta l'orfévre, – il est dû sans doute au bienheureux pouce de Saint-Loup, cette sainte relique que vous nous avez apportée hier. Elle aura opéré ce divin prodige.

– C'est probable… ainsi tu n'as pas besoin d'autre chose?

– Non, – répondit le vieillard en se levant et examinant plusieurs caisses, – j'ai là pour la fonte du soufre et du bitume en suffisante quantité, le charbon ne manque point, l'un de mes apprentis va vous accompagner, Ricarik, il rapportera le baril, les cordes et l'outre de vin, seigneur intendant, ne l'oubliez pas!

– On vous la donnera plus tard, en vous distribuant vos pitances.

– Ricarik, nous ne pourrons quitter l'attelier d'un instant à cause de la fonte. Faites-nous distribuer ce matin, s'il vous plaît, notre pitance quotidienne, afin que nous ne soyons pas dérangés; nous allons fermer la porte pour être tranquilles!

– J'y consens, que l'un de tes apprentis me suive, il rapportera toutes ces choses, mais que le vase soit fondu demain, sinon l'échine vous cuira.

– Vous pouvez assurer notre sainte et vénérable abbesse que le vase, en sortant du moule, sera digne d'un artisan qui a vu le grand Éloi manier la lime et le burin. – Et, s'adressant tout bas à l'un de ses apprentis, tandis que Ricarik se dirigeait vers la porte: – Ramasse en chemin une douzaine de cailloux gros comme des noix, cache-les dans ta poche et rapporte-les. – Et il ajouta tout haut: – Accompagne le seigneur intendant, mon garçon; surtout, en revenant, ne t'amuse pas en route.

– Soyez tranquille, maître, – dit l'apprenti en faisant un signe d'intelligence au vieillard et suivant l'intendant, – vos ordres seront exécutés!

Le vieillard resta quelques instants sur le seuil! prêtant l'oreille aux pas de l'intendant qui s'éloignait; après quoi, fermant la porte au verrou, il courut vers le caveau où se cachait Rosen-Aër, Septimine courut à la fenêtre, afin de voir si Berthoald s'y trouvait encore; mais soudain elle s'écria, saisie d'effroi: – Grand Dieu! le jeune chef est perdu!.. l'eau a gagné le soupirail!

– Perdu! mon fils! – s'écria Rosen-Aër avec désespoir en se précipitant à la croisée malgré les efforts du vieillard pour la retenir. – Ô mon fils! t'avoir revu pour te perdre… Amael! Amael!..

– Elle nous trahit… si on l'entend au dehors! – dit le vieillard avec terreur, en tâchant en vain d'arracher des barreaux où elle se cramponnait, cette malheureuse femme, qui appelait son fils d'une voix déchirante. Mais Amael (puisque Berthoald était pour lui un nom d'emprunt), Amael ne reparut pas. Le flot avait gagné l'ouverture du soupirail, et malgré la largeur du fossé qui séparait les deux bâtiments l'un de l'autre, on entendait le bruit sourd des eaux qui, s'engouffrant par cette ouverture, tombaient au fond du souterrain. Septimine, pâle comme une morte, ne trouvait pas une parole. Rosen-Aër, dans l'égarement de son désespoir, tâchait d'ébranler les épais barreaux de la fenêtre en murmurant d'une voix entrecoupée de sanglots: – Oh! savoir qu'il est là… dans l'agonie… mourant!..

– Espoir! – cria le vieillard, dont les larmes coulaient à la vue de cette douleur maternelle, – espoir!.. Je fixe depuis un instant cette pierre couverte de mousse, à l'angle du soupirail, l'eau ne l'envahit pas; elle ne monte plus… voyez, voyez!

Septimine et Rosen-Aër essuyèrent leurs yeux et regardèrent la pierre que leur indiquait Bonaïk. Elle ne fut pas, en effet, submergée… Bientôt même le bruit des eaux s'engouffrant dans le soupirail s'amoindrit et cessa peu à peu.

– Il est sauvé! – s'écria Septimine. – Merci, mon Dieu!

– Sauvé… – murmura Rosen-Aër d'un air de doute accablant. – Et s'il est tombé dans cette cave assez d'eau pour le noyer… Oh! s'il vivait encore, il eût répondu à ma voix… Non, non! il se meurt! il est mort!..

– Maître Bonaïk, on frappe à là porte, – accourut dire l'un des apprentis. – Faut-il ouvrir?

– Vite, retournez dans votre cachette, – dit le vieillard à Rosen-Aër; et comme elle ne semblait pas l'entendre, il ajouta: – Mais vous voulez donc vous perdre, nous perdre tous! nous qui sommes prêts à nous dévouer pour vous et votre fils? – À ces mots, Rosen-Aër quitta la fenêtre et rentra dans le réduit, tandis que le vieillard, s'approchant de la porte, disait: – Qui est là?

– Moi, maître Bonaïk, – répondit au dehors la voix de l'apprenti qui était sorti avec Ricarik, – moi, Justin.

– Entre vite, – dit l'orfévre au jeune garçon qui portait sur son épaule un baril vide et à sa main un panier renfermant des provisions, l'outre de vin et un gros paquet de cordes. Le vieillard, poussant les verrous de la porte, prit l'outre de vin dans le panier, et, allant vers le réduit où se cachait Rosen-Aër, lui dit: – Buvez un peu de vin pour vous réconforter; c'est pour vous que je l'ai demandé.

Mais la mère d'Amael repoussa l'outre en s'écriant d'une voix désespérée: – Mon fils! mon fils!

– Justin, – dit le vieillard à l'apprenti, – as-tu des cailloux?

– Oui, maître Bonaïk, j'en ai rempli mes poches.

– Donne-m'en un. – Le vieillard prit la petite pierre et courut à la fenêtre en disant: – Si ce malheureux n'est pas noyé, il se doutera, en voyant tomber ce caillou dans la cave, que c'est un signal. – Et après avoir judicieusement visé et calculé le jet de sa pierre, l'orfévre la lança dans l'ouverture du soupirail. Rosen-Aër et Septimine, en proie à une anxiété mortelle, attendaient le résultat de la tentative de Bonaïk: les apprentis eux-mêmes gardaient un profond silence. Quelques moments se passèrent ainsi dans une attente pleine d'angoisses. – Rien… – murmura l'orfévre, les yeux ardemment fixés sur l'ouverture du soupirail, – rien…

– Il est mort! – s'écria Rosen-Aër, tandis que Septimine la retenait entre ses bras. – Je ne le verrai plus!

– Une autre pierre! – dit le vieillard. Et il lança un second caillou dans le souterrain. Ce fut encore un moment d'angoisse: toutes les respirations étaient suspendues. Enfin, au bout de quelques instants, Rosen-Aër, se dressant sur la pointe des pieds, s'écria: – Ses mains! je vois ses mains! il se cramponne aux barreaux du soupirail! Merci, Hésus! merci… vous me l'avez rendu! – Et elle tomba à genoux.