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Les mystères du peuple, Tome IV

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Entre les deux rangées de piliers se trouve la table du comte et des leudes ses pairs; à droite et à gauche en dehors des piliers, sont deux autres tables, l'une réservée aux guerriers d'un rang inférieur, l'autre aux principaux serviteurs du comte, son sénéchal, son maréchal, son échanson, son écuyer, ses chambellans et autres, car les seigneurs singent de leur mieux la cour de leurs roisD. Dans les quatre coins de la salle, jonchée, selon la coutume, de feuilles vertes en été, de paille en hiver, sont quatre grosses tonnes, deux d'hydromel, une de cervoise et une de vin herbéE, vin d'Auvergne mêlé d'épices et d'absinthe, boissons brassées ou foulées par les esclaves du burg; le long des boiseries sont suspendus les trophées de la vénerie du comte et des armes de chasse ou de guerre; têtes de cerfs, de chevreuils et de daims, garnies de leur ramure; têtes de buffles, d'ours et de sangliers, munies de leurs défenses ou de leurs crocs. Les chairs et les cuirs ont été enlevés, il ne reste de ces têtes que leurs ossements blanchis; épieux, piques, couteaux, trompes de chasse, filets de pêche, chaperons de fauconnerie, armes de guerre, lances, francisques, épées, hangons et boucliers peints de couleurs tranchantes, sont aussi appendus aux boiseries. Sur la table, vrai festin de Vagrerie, ce ne sont que chevreuils et sangliers rôtis tout entiers, montagnes de jambons de porcs ou de venaison fumée, avalanches de choux au vinaigre, mets favoris des Franks, pièces de boeuf, de mouton et de veau, engraissés dans les étables du comte, menu gibier, volailles, carpes et brochets, ceux-ci grands comme Léviathan, légumes, fruits et fromages de la fertile Auvergne; les cruches et les amphores, sans cesse remplies par les sommeliers qui courent aux tonneaux défoncés, sont sans cesse vidées par les Franks, dans des cornes de taureau sauvage, leur coupe habituelle. La corne dont se sert Neroweg a dû appartenir à un buffle monstrueux, elle est noire et ornée du haut en bas de cercles d'or et d'argent. De temps à autre le seigneur comte fait un signe, et plusieurs esclaves, placés à l'un des bouts de la salle, et portant les uns des tambours, les autres des trompes de chasse, font une musique endiablée, peut-être moins assourdissante et discordante que les cris et les rires de ces épais Teutons, gloutons repus, et déjà pour la plupart ivres à demi.

De ce festin que dis-tu, mon orthodoxe? ces vins, ces venaisons, ces poissons, ces boeufs, ces porcs, ces moutons, ce gibier, ces volailles, ces légumes, ces fruits, qui les a produits? La Gaule! le pays cultivé, fécondé, par ceux-là qui, affamés au milieu de ces monceaux de victuailles, servent de flambeaux vivants pour éclairer le festin; par ceux-là qui, à cette heure, au fond de masures de boue et de roseaux, partagent, épuisés de fatigue, leur maigre pitance avec leur famille, non moins affamée… Allons, mon saint homme, continue ton antienne!

«O Dieu miséricordieux! béni sois-tu de nous envoyer la disette, à nous qui produisons l'abondance! béni sois-tu de faire ainsi dévorer à nos yeux les produits de cette terre fertilisée par le travail de nos pères! béni sois-tu, équitable seigneur, voici que notre maître le conquérant est repu, ses compagnons aussi, ses serviteurs aussi, ses chiens aussi, tandis que nous, esclaves, la faim nous dévore! grâces te soient donc rendues, ô Dieu rempli de justice et de bonté! car notre faim est atroce et nous mord les entrailles… Fais, ô Seigneur! qu'il en soit ainsi chaque jour, et plus vite et plus tôt nous irons en paradis.»

Voici donc les Franks repus, avinés; rires, hoquets et défis de boire, de boire encore, de boire toujours, se croisent en tous sens; ils sont très-gais ces conquérants de la vieille Gaule; le seigneur comte est surtout en belle humeur; à côté de lui siége son clerc, qui lui sert de secrétaire, et dessert l'oratoire du burg; car, selon la nouvelle coutume autorisée par l'Église, les seigneurs franks peuvent avoir un prêtre et une chapelle dans leur maisonF. Ce clerc a été placé près de Neroweg, par Cautin. Le prélat rusé a dit au barbare stupide: «Ce clerc ne t'accordera pas la rémission des crimes que tu pourrais commettre et ne te sauvera pas des griffes de Satan; moi seul, j'ai ce pouvoir; mais la présence continuelle d'un prêtre, auprès de toi, rendra plus difficiles les entreprises du démon; cela te donnera le loisir, en cas d'urgence diabolique, d'attendre ma venue sans risquer d'être emporté en enfer.»

La bruyante gaieté des leudes est à son comble; Neroweg veut parler, par trois fois il frappe sur la table avec le manche de son long couteau nommé Scramasax par ces barbares; il s'en sert pour dépecer la viande et le porte habituellement à sa ceinture: on fait silence, ou à peu près, le comte va parler; les coudes sur la table, il passe et repasse entre le pouce et le premier doigt de sa main droite, sa longue moustache rousse graisseuse et vineuse. Ce mouvement annonce toujours chez lui quelque acte de cruauté sournoise; aussi les leudes, connaissant leur comte, font d'avance et de confiance, ces épais Teutons, entendre leur gros rire; Neroweg, sans mot dire, montre du geste à ses convives l'un des esclaves qui tenaient immobiles les luminaires du festin; ce pauvre vieux homme, ridé, décharné, à longue barbe blanche comme ses cheveux, était vêtu d'une souquenille en lambeaux qui laissait voir sa chair jaune et tannée comme du parchemin; les quelques haillons qui lui servaient de caleçon descendaient à peine au-dessus de ses genoux osseux; ses jambes nues, grêles, sillonnées de cicatrices faites par les ronces, semblaient pouvoir à peine le supporter; obligé de tenir, ainsi que ses compagnons, la torche de cire à bras tendu, sous la menace d'être martyrisé à coups de fouet, il sentait son maigre bras s'engourdir, faillir et vaciller malgré lui.

S'adressant alors à ses leudes avec une hilarité cruelle, le comte, désignant du geste le vieil esclave, leur dit:

–Hi… hi… hi… nous allons rire. Vieux chien édenté, pourquoi tiens-tu si mal ton flambeau?

–Seigneur… je suis très-âgé… mon bras se lasse malgré moi…

–Ainsi tu es fatigué?

–Hélas! oui, seigneur…

–Tu sais cependant que celui qui ne tient pas droit son flambeau est régalé, hi… hi… de cinquante coups de fouet?

–Seigneur… la force me manque…

–Tu me l'assures?

–Oh! oui, seigneur… quelques moments de plus et le flambeau s'échappait de mes doigts engourdis.

–Pauvre vieux… allons, éteins ton flambeau…

–Grâces vous soient rendues, seigneur.

–Un moment… que vas-tu faire?

–Souffler sur la mèche du flambeau pour l'éteindre…

–Oh! mais ce n'est point ainsi que je l'entends, moi… hi… hi… hi…

Et Neroweg, caressant toujours sa moustache, jeta de nouveau sur ses leudes un regard ironique et sournois.

–Seigneur, comment voulez-vous que j'éteigne mon flambeau?

–Je veux que tu l'éteignes entre tes genouxG.

À cette plaisante idée du comte, les Franks applaudirent par des cris et des rires sauvages; le vieux Gaulois trembla de tous ses membres, regarda Neroweg d'un air suppliant et murmura:

–Seigneur… mes genoux sont nus et le flambeau est ardent.

–Eh! vieille brute… crois-tu que je t'ordonnerais d'éteindre cette torche entre tes genoux s'ils étaient couverts de jambards de fer?

–Seigneur… mon bon seigneur… ce sera pour moi une grande douleur; par pitié ne m'imposez pas ce supplice!

–Bah! tes genoux, ça n'est que des os! Hi… hi… hi…

Cette saillie du comte redoubla les joyeusetés des leudes.

–Je n'ai que la peau et les os, c'est vrai, – répondit le vieillard tâchant de rire aussi afin d'apitoyer son maître, – je suis très-chétif… épargnez-moi donc ce mal, s'il vous plaît, mon bon seigneur.

–Écoute… si tu n'éteins pas à l'instant ce flambeau entre tes genoux, je te fais saisir par mes hommes, et moi je t'éteins la torche au fond du gosier… choisis donc et sur l'heure.

Une nouvelle explosion d'hilarité prouva au vieux Gaulois qu'il n'avait point à attendre merci des Franks. Il regarda en pleurant ses pauvres jambes frêles et flageolantes; puis, cédant à un dernier espoir, il dit au clerc d'une voix suppliante:

–Mon bon père en Dieu… au nom de la charité… intercédez pour moi auprès de mon seigneur le comte.

–Seigneur, je vous demande grâce pour ce vieux homme.

–Clerc! cet esclave m'appartient-il, oui ou non?

–Il vous appartient, noble seigneur.

–Puis-je disposer de mon esclave selon que je veux, et le châtier selon qu'il me plaît!

–Mon noble seigneur, c'est votre droit.

–Alors qu'il éteigne vitement cette torche entre ses genoux, sinon je jure, par le grand Saint-Martin, que je la lui éteins dans le gosier…

–Mon bon père en Dieu… intercédez encore pour moi…

–Mon cher fils… il faut avec résignation accepter les maux que le ciel nous envoie…

–Finiras-tu? – s'écria le comte en frappant sur la table avec le manche de son grand couteau. – Assez de paroles… choisis: tes genoux ou ton gosier pour éteignoir… Tu hésites… allons, mes leudes, saisissez-le…

–Non, non, mon seigneur… voici que j'obéis…

Et ce fut une scène très-comique pour les Franks… Foi de Vagre, il y avait de quoi rire en effet: le pauvre vieux Gaulois, toujours pleurant, approcha d'abord de ses genoux tremblotants la torche ardente; puis, à la première atteinte de la flamme, il retira soudain le flambeau; mais le comte, qui, les deux mains sur son ventre gonflé de vin et de viande, riait, ainsi que ses leudes, riait à crever, cessa de rire et donna sur la table, d'un air terrible, un grand coup du manche de son couteau. L'esclave, d'une main tremblante, rapprocha la torche de ses genoux frissonnants, et voulut tout d'un coup en finir avec cette torture; il écarta un peu les jambes, puis il les serra par deux fois convulsivement afin d'éteindre la flamme entre ses genoux, ce à quoi il parvint sans pouvoir retenir un grand cri de douleur; et si violente fut sa souffrance que le vieillard tomba sur le dos, presque privé de connaissance.

 

–Ça sent le chien grillé, – dit le comte en dilatant les narines de son nez d'oiseau de proie; et cette odeur de chair brûlée le mettant sans doute en goût, il s'écria, comme frappé d'une idée subite: – Mes vaillants leudes, la prison du burg est bien garnie, ce me semble… Nous avons, enchaînés dans l'ergastule, d'abord Ronan le Vagre et l'ermite laboureur… tous deux maintenant à peu près guéris de leurs blessures; la petite esclave blonde, non guérie celle-là, et toujours quasi mourante, ce qui me prive, à mon grand regret, de la prendre dans mon lit, car en la revoyant je la trouvais toujours avenante, malgré sa pâleur et sa blessure… Nous avons encore la belle évêchesse, non blessée, mais endiablée… j'avais fort envie d'en faire ma concubine; mais mon clerc m'a dit qu'avoir pour maîtresse une sorcière femme d'un évêque, c'était dangereux pour mon salut…

–Oui, noble comte, les liaisons charnelles avec les démoniaques sont terribles pour notre salut, et en outre les liens sacrés qui attachaient l'évêchesse à son mari, devenu son frère en Dieu, avant qu'elle fût possédée du démon, existent toujours; ce serait donc commettre un adultère avec une sorcière, double et horrible crime que peuvent punir les flammes éternelles!

–Assez, assez, mon clerc, ne parlons point ici de flammes éternelles, dont la rôtissure de ce vieux esclave donne un avant-goût; d'ailleurs il y a trop de femelles dans le gynécée de ma femme Godégisèle pour que je songe à une évêchesse sorcière.

–Mais, comte, – reprit un des leudes, – que veux-tu faire de ces Vagres maudits, de cette petite Vagredine et de cette belle sorcière, amenés ici après le combat des gorges d'Allange?

–Ah! mes chers frères, là, vous avez vu mon protecteur, le bienheureux évêque Cautin, descendre du ciel sur les ailes des anges?

–Nous l'avons vu, clerc, nous l'avons vu… ou peu s'en faut.

–Et ce grand miracle nous a frappés tous d'admiration et de frayeur…

–Avez-vous remarqué, mes chers frères en Dieu, l'espèce d'auréole dont était encore entourée la rayonnante face de mon protecteur, à sa descente du paradis? quelques-uns l'ont vue et la disent éblouissante…

–Moi et mon ami Sigivald, nous avons remarqué quelque chose d'approchant.

–Mais, pour revenir à ces Vagres maudits, ils ont été, avec plusieurs de leurs camarades, morts depuis dans l'ergastule, amenés ici prisonniers parce qu'ils étaient trop gravement blessés pour supporter le voyage de Clermont.

–Et c'est là qu'ils doivent être bientôt conduits pour y être jugés, torturés et suppliciés; ils sont maintenant en état de supporter voyage, torture et supplice…

–Ah! que n'ont-ils mille membres à brûler, à tenailler, pour expier la mort de nos compagnons d'armes qu'ils ont tués dans ce combat des gorges d'Allange et dans d'autres batailles!..

–Veux-tu donc, comte, qu'ils soient jugés ici et non à Clermont?

–Non, non… ils seront jugés à Clermont; l'évêque Cautin, mon patron, tient à avoir sa part du jugement; oh! par l'Aigle terrible! mon aïeul, qui écorchait vifs ses prisonniers, le Vagre, l'ermite renégat et les deux sorcières seront voués à de terribles supplices; mais ce n'est point d'eux qu'il s'agit ce soir… En vous parlant des prisonniers de l'ergastule, mes bons leudes, je voulais dire que nous avons là un de mes esclaves domestiques accusé de larcin par l'esclave cuisinier: celui-ci affirme le vol, l'autre le nie, qui des deux ment? Si, pour connaître la vérité, nous nous amusions, avant de nous aller coucher, à soumettre ces deux renardeaux à l'épreuve de l'eau froide et des fers ardents, selon notre loi des Franks-Saliens, loi qui régit aujourd'hui la Gaule, notre conquête?

–Tu as raison, comte… Après boire ce divertissement en vaut un autre.

–Noble seigneur, puisque tu parles de la loi salique, je te dirai que j'ai reçu, il y a quelques jours, un parchemin curieux, où est écrit son préambule en termes pleins de foi et d'orthodoxie.

–Alors, mon clerc, tu nous liras ceci au mâlh, avant le jugement, ce sera fort à propos; après quoi, selon l'usage, tu conjureras au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, l'eau et le feu de manifester la vérité par la volonté de Notre-Seigneur Dieu…

–Glorieux comte…

–Que me veux-tu, clerc?

–Vous vous rappelez… car vous-même m'avez instruit de votre pieuse promesse… vous vous rappelez votre voeu de faire bâtir une magnifique chapelle au lieu même où s'est accomplie la miraculeuse et céleste descente de notre bienheureux évêque Cautin?

–On bâtira la chapelle, clerc, on la bâtira… Il n'y a pas d'ailleurs beaucoup de temps de perdu… voilà un mois à peine que j'ai fait ce voeu… Vous êtes toujours très-hâtés, vous autres gens d'Église, lorsqu'il s'agit de mettre à exécution les voeux ou les donations; mon patron l'évêque m'a aussi plusieurs fois rappelé ma promesse de reconstruire sa villa épiscopale… puisqu'il affirme que le Seigneur Dieu lui a dit de sa divine et propre bouche, qu'il tenait fort à ce que les ravages de ces Vagres endiablés fussent réparés par moi, et que cela aiderait à mon salut…

–Douter des saintes paroles de notre bienheureux évêque serait un grand péché, noble comte; ce serait là une tentation du malin esprit… dangereuse pour votre âme.

–Clerc, ne parlons pas du diable… Je me souviens toujours de cette épouvantable bouche de l'enfer qui s'est ouverte presque à mes pieds chez l'évêque Cautin… non, ne parlons pas du diable… je tiendrai mes promesses: je réparerai la villa, je ferai bâtir la chapelle; seulement il me faut le temps de trouver l'argent nécessaire à ces grosses dépenses, car je ne veux point, moi, pour cela, dégarnir mes coffres… Laisse-moi donc le loisir de rançonner mes colons; puis voici bientôt le temps du grand marché aux esclaves qui se tient à Limoges, là se rendent des achetants juifs que l'on dit cousus d'or… Je m'embusquerai avec mes leudes en quelque bon endroit de passage vers la frontière du Limousin pour y attendre la venue de cette juiverie… et quand je devrais leur faire arracher les oreilles, les dents et les yeux, il faudra bien qu'ils m'ouvrent leur bourse et me fournissent ainsi de quoi bâtir la chapelle et réparer la villa épiscopale.

–L'on ne saurait, noble comte, user mieux de l'or de ces meurtriers de Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'en employant leurs richesses à l'accomplissement des oeuvres pies.

–Et maintenant, clerc, allons soumettre ces deux esclaves à l'épreuve de l'eau et du feu…

Le tribunal est assemblé: le comte, sur son siége, préside ce mâhl, sept leudes l'assistent… Les esclaves porte-flambeau se tiennent debout derrière les juges; le tribunal est vivement éclairé, le fond de la salle, où se pressent les autres leudes et guerriers du burg, reste dans une demi-obscurité, où se projettent çà et là de rouges lueurs sortant d'un grand réchaud, que le forgeron des écuries attise et souffle; dans ce brasier sont rougissants les neuf socs de charrue; en face du fourneau, se trouve enfoncée, au niveau du sol, la cuve immense et remplie d'eau; au pied du tribunal, l'esclave accusé de larcin est garrotté; il est tout jeune et regarde les juges avec effroi; l'accusateur, homme d'un âge mûr, contemple le tribunal avec une confiante assurance. Autour de chacun de ces deux hommes sont, selon l'usage, six autres esclaves conjurateurs, choisis par l'accusateur et l'accusé, pour affirmer par serment ce qu'ils croient la véritéH.

–Jugeons! jugeons! – dit le comte avec un hoquet. – Toi, mon majordome, redis à cet esclave de quoi le cuisinier l'accuse.

–Justin, esclave cuisinier de notre seigneur le comte, était seul dans la cuisine; sur la table se trouvait une petite écuelle d'argent, servant à l'usage de dame Godégisèle, noble épouse de notre maître. Pierre, cet autre esclave, est entré dans la cuisine y apportant du bois; aussitôt après son départ, Justin s'est aperçu que l'écuelle avait disparu; il est venu me dénoncer, à moi, majordome, le larcin dont il accuse Pierre; à quoi je lui ai dit qu'il aurait, lui Justin, une oreille coupée si l'écuelle ne se retrouvait point; à quoi il m'a répondu qu'il jurait par le salut de son âme avoir dit vrai, et que le larron était cet esclave-ci.

–Et je le répète encore, seigneur comte, si l'écuelle a été dérobée, elle n'a pu l'être que par Pierre que voici… Je le jure sur mon paradis! je suis innocent; mes conjurateurs sont prêts à le jurer comme moi sur leur salut.

–Oui, oui… – reprirent en choeur les six esclaves, – nous jurons que Justin est innocent du larcin… nous le jurons sur notre salut…

–Tu entends, chien? – dit Neroweg en se retournant vers Pierre. – Qu'as-tu à répondre? qu'est devenue cette écuelle? Je la connais bien, je l'avais rapportée du pillage de la ville d'Issoire, lorsque nous avons conquis l'Auvergne… Répondras-tu, chien?

–Seigneur, je n'ai pas volé l'écuelle, je ne l'ai pas même vue sur la table… mes conjurateurs sont prêts aie jurer comme moi sur leur salut…

–Oui, oui… – reprirent en choeur les conjurateurs de l'accusé, – Pierre est innocent; nous le jurons sur notre salut…

–Mon cher frère en Christ, – dit le clerc à l'accusé, – songez-y, c'est un gros péché que le vol, et c'est, un autre gros péché que le mensonge… Prenez garde, le Tout-Puissant vous voit et vous entend…

–Mon bon père, j'ai grand'peur du Tout-Puissant, je suis ses commandements que tu nous enseignes, je souffre mes misères avec résignation, j'obéis à mon maître, le seigneur comte, avec la soumission que tu ordonnes pour gagner le paradis; mais, je te le jure, je n'ai pas volé l'écuelle… La preuve, bon père, c'est qu'on a fouillé mes haillons, et l'on a rien trouvé sur moi.

–Ni sur moi! – reprit Justin, – ni sur moi non plus l'on n'a rien trouvé.

–Mais, renardeaux que vous êtes! les larrons habiles savent dissimuler leur larcin!

–Seigneur comte, croyez-moi, je vous le jure par les peines éternelles, je n'ai pas volé l'écuelle…

–Et moi, Justin, je soutiens que Pierre doit être l'auteur du vol… puisque je suis innocent…

–Justin affirme, Pierre nie, moi, Neroweg, j'ordonne que pour savoir le vrai ils soient soumis, l'un à l'épreuve de l'eau froide, l'autre à l'épreuve des fers brûlants…

–Seigneur comte!

–Que veux-tu, clerc?

–Tu ordonnes que l'accusateur et l'accusé soient tous deux soumis à l'épreuve?

–Oui…

–Mais si le jugement du Tout-Puissant prouve que l'accusé est coupable, l'accusateur ne sera-t-il pas ainsi déclaré innocent? Alors à quoi bon les soumettre tous deux à l'épreuve?

–Clerc… et si l'accusateur et l'accusé se sont entendus pour voler mon écuelle? et si pour détourner nos soupçons ils s'accusent mutuellement?.. ne vois-tu pas que l'épreuve dira si tous deux sont innocents ou coupables, ou bien s'il y a un coupable et un innocent?

–Oui, oui, – crièrent les leudes, se réjouissant d'avance à la pensée de ce spectacle, – la double épreuve…

–Je ne redoute pas l'épreuve, moi, je la demande! – dit Justin d'une voix ferme. – Dieu rendra témoignage de mon innocence…

–Moi aussi, je suis certain de mon innocence, – dit Pierre en tremblant, – pourtant l'épreuve m'épouvante…

–Ton compagnon, mon cher fils, te donne l'exemple d'une pieuse confiance dans la justice divine, sachant que l'Éternel ne fait condamner que des coupables…

–Hélas! bon père, si l'épreuve tourne contre moi?

–Mon fils, c'est que tu auras volé l'écuelle.

–Non, non… sur le salut de mon âme, je ne l'ai pas volée.

–Alors, mon fils, ne redoute rien du jugement de Dieu: sa justice est infaillible…

–Ah! mon bon père, quelle terrible et injuste loi!

–Ne parle pas ainsi, mon cher fils; cette loi est sainte, c'est la loi salique, loi des Franks saliens, nos nobles conquérants; elle est placée sous l'invocation de Notre-Seigneur-Jésus-Christ… Pour t'en convaincre, écoute le préambule de cette loi au nom de laquelle on va vous soumettre à l'épreuve, accusateur et accusé; tu reconnaîtras qu'une pareille loi doit inspirer un pieux respect lorsqu'elle est précédée d'une profession de foi si orthodoxe… Écoute bien, mon cher fils: «L'illustre nation des Franks, fondée par Dieu, forte dans la guerre, profonde au conseil, d'une noble stature, d'une blancheur et d'une beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, s'est récemment convertie à la foi catholique qu'elle pratique pure de toute hérésie; elle a cherché et a dicté la loi salique par l'organe des plus anciens de la nation qui la gouvernaient alors: le gast de Wiso, le gast de Bodo, le gast de Salo, le gast de Wido, habitant les lieux appelés Salo-Heim, Bodo-Heim, Wido-Heim, se réunirent pendant trois mâhls, discutèrent avec soin et adoptèrent cette loi-ci.

 

Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur empire! qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il protége l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à ceux qui les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ. AmenI.» – Or, je te le répète, mon cher fils, une loi dont le préambule s'exprime si pieusement, ne peut être taxée d'iniquité… Bénis-la donc, au contraire, puisqu'elle t'accorde la grâce insigne de voir ton innocence manifestée par la toute-puissance de l'Éternel.

–Clerc, assez de paroles! – reprit le comte. – L'accusé va subir l'épreuve de l'eau froide… L'on va, selon l'usage, attacher sa main droite à son pied gauche et le jeter dans cette grande cuve la tête la première… S'il surnage, le jugement de Dieu le condamnera, il sera reconnu coupable, et demain il subira la peine due à son larcin; s'il reste au fond, le jugement de Dieu l'absoudraJ.

À un signe de Neroweg, plusieurs de ses hommes se jetèrent sur l'esclave gaulois, et, malgré sa résistance, ses prières, ils lièrent sa main droite à son pied gauche.

–Hélas! – disait-il en gémissant, – quelle terrible loi, pourtant, mon bon père!.. Quel sort est le mien! Si je reste au fond de la cuve, je suis noyé, quoique innocent! si je surnage, je suis condamné au supplice des larrons!

–Le jugement de l'Éternel, mon cher fils, ne saurait jamais s'égarer.

Déjà les Franks, élevant l'esclave entre leurs bras, se préparaient à le lancer dans la cuve, lorsque le clerc s'écria:

–Un moment! et la consécration de l'eau!

Puis allant vers l'esclave, qui ne cessait de gémir, il approcha de ses lèvres une croix d'argent qu'il portait au cou, et lui dit:

–Baise cette croix, mon cher fils.

Le jeune garçon baisa pieusement le symbole de la mort de l'ami des affligés, pendant que le clerc lui disait, selon la formule adoptée par l'Église:

«-O toi qui vas subir le jugement de l'eau froide, je t'adjure, par notre seigneur Jésus-Christ, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, par la Trinité inséparable, par tous les anges, archanges, principautés, puissances, dominations, vertus, trônes, chérubins et séraphins, si tu es coupable, que la présente eau te rejette sans qu'aucun maléfice puisse l'en empêcher, et toi, seigneur Jésus-Christ, montre-nous de ta majesté un signe tel, que si cet homme a commis le crime, il soit repoussé par cette eau, à la louange et à la gloire de ton saint nom, pour que tous reconnaissent que tu es le vrai Dieu!.. Et toi, eau! eau créée par le Père tout-puissant pour les besoins de l'homme, je t'adjure, au nom de l'indivisible Trinité qui a permis au peuple d'Israël de te traverser à pied sec, je t'adjure, eau, de ne pas recevoir ce corps s'il s'est allégé du fardeau des bonnes oeuvres… Je te donne ces ordres, eau, confiant dans la seule vertu de Dieu, au nom duquel tu me dois obéissance… AmenK.»

La consécration terminée par le clerc, les Franks élevèrent au-dessus de leur tête l'esclave gaulois, qui se débattait en criant, et le lancèrent de toute leur force au milieu de la cuve, à la grande risée de l'assistance.

–Hi! hi! hi!.. Jamais loutre, sautant du creux d'un saule à la poursuite d'une carpe, n'a fait un plus beau plongeon! – disait le bon seigneur comte en se tenant les côtes tant il riait; l'assistance, riant aussi à coeur joie, se pressait autour de la cuve, les uns et les autres disant:

–Il surnagera!

–Il ne surnagera pas!

–Comme il bat l'eau!

–Et ces glou… glou… glou!..

–On dirait une bouteille qui s'emplit.

–Ah! le voici qui reparaît!

–Non, il replonge!

Cependant l'esclave surnagea et parvint à rester un moment sur l'eau, la figure crispée, livide, les cheveux ruisselants, les yeux hagards et renversés, comme un homme qui, d'un effort désespéré, échappe à la noyade; il agita au-dessus de l'eau la seule main qu'il eût de libre, en criant:

–À moi!.. au secours!.. je me noie!..

Cet innocent oubliait, dans son effroi, que cette vie qu'il demandait était réservée au cruel châtiment du larcin, dont il restait désormais convaincu de par le jugement de Dieu… Ce grand scélérat fut retiré demi-mort de la cuve; les Franks s'égayaient de plus en plus de ses contorsions et de l'expression de sa figure bleuâtre et encore épouvantée… Il tomba, gémissant, sur le sol.

–Mon fils, mon fils, je vous l'avais dit, – reprit le prêtre d'une voix menaçante, – c'est un grand péché que le larcin! c'est un grand péché que le mensonge! et voici que vous les avez commis tous deux, ces péchés, puisque le jugement sacré du seigneur Dieu, dans son infaillible et divine vérité, vous déclare coupable.

–Va, misérable voleur! – lui dit un de ses conjurateurs avec dédain et courroux, craignant sans doute d'être, lui et ses compagnons, châtiés comme les complices de Pierre. – Tu nous avais juré de ton innocence, nous t'avons cru et tu nous as trompés, le jugement de Dieu nous le prouve!.. Va, infâme! je te méprise! je te hais!.. Nous verrons avec joie ton supplice!..

–Je suis innocent! je suis innocent!..

–Et le jugement de Dieu, blasphémateur! – s'écria Justin. – Tu veux nous persuader que Dieu a menti!..

–Hélas! je n'ai pourtant pas volé l'écuelle!

–Tais-toi, impie!.. L'épreuve que je vais subir à mon tour, avec une confiance aveugle dans la justice du Seigneur, moi, Justin, va une fois de plus témoigner de ton crime!

–Bien, bien, mon cher fils! Retirez-vous de ce misérable menteur, larron et blasphémateur!.. Votre innocence sera vitement reconnue, votre piété aura sa récompense.

–Oh! je le sais, mon bon père! aussi l'épreuve me semble lente à venir.

–Ce chien étant déclaré coupable par le jugement de Notre-Seigneur tout-puissant, subira la peine de son larcin: il aura l'oreille gauche coupée. Maintenant, passons à l'épreuve des fers ardents; car si le premier témoignage prouve la laronnerie de cet esclave, cela ne prouve pas que l'autre soit innocent… Tous deux, je le répète, peuvent s'être entendus pour voler mon écuelle.

–Oh! mon noble seigneur, je ne redoute rien, – s'écria Justin le cuisinier, la figure rayonnante d'une céleste confiance. – Je bénis Dieu de m'avoir réservé cette occasion de montrer une foi profonde dans notre sainte religion catholique, et de triompher une seconde fois des accusations des méchants… Mais, fidèle à tes commandements, ô Seigneur, je triompherai avec humilité.

Pendant que ce bon croyant attendait impatiemment le nouveau triomphe de son innocence, le clerc, selon l'usage, alla consacrer et conjurer les fers au milieu du brasier, de même qu'il avait conjuré l'eau dans la cuve. À ces fers ardents, il ordonna, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, de respecter la plante des pieds de l'esclave s'il était innocent, et de la lui brûler jusqu'aux os s'il était coupable.

La conjuration terminée, les forgerons des écuries retirèrent, à l'aide de fortes tenailles, les socs de charrue de la fournaise, les rangèrent tous les neuf à plat sur le sol, à deux ou trois pouces de distances les uns des autres; on eût dit un énorme gril, d'une forme étrange, rougi au feu.

–Dépêchons, – dit le comte, – que les socs ne refroidissent pas.

–Quelle danse ce renardeau va danser sur ces fers ardents, s'il s'est entendu avec l'autre pour voler l'écuelle!

–Quel miracle pourtant va s'accomplir si le cuisinier est vraiment innocent! – dit un autre leude avec une curiosité inquiète.

–Marcher sur des socs rougis au feu sans se brûler les pieds!.. il n'y a que le dieu des chrétiens pour pouvoir de pareilles choses. C'est un grand dieu que le nôtre!..

–Un incomparable dieu! Rigomer!

–Un incommensurable dieu, mes chers frères, – dit le clerc, – et de si étonnants miracles ne sont qu'un jeu pour lui!..