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Les mystères du peuple, Tome IV

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–Et voilà comme se fondent les monarchies bénies par nos évêques, – dit Ronan. – C'est beau, les royautés, n'est-ce pas, mes Vagres? Ah! par Rita-Gaür! ce saint Gaulois des temps passés, qui tissait sa saie de la barbe des rois! le meilleur d'entre eux est bon à pendre; n'est-ce point ton avis, notre ami? – ajouta-t-il en s'adressant à l'ermite laboureur, qui, toujours silencieux et rêveur, écoutait. – Dis? N'est-ce point le devoir de tout fils de la Gaule de courir sus à cette race de rois maudits, comme on court sus à des bêtes enragées?

–Exterminer les bêtes enragées, c'est bien, – répondit l'ermite, – les empêcher de devenir enragées, c'est mieux…

–Ermite, empêcheras-tu un roi Frank de naître Frank?

–Il faut l'empêcher d'abord de naître roi, duc, comte ou seigneur, et de se croire ainsi maître des biens et de la vie du commun des gens… Jésus de Nazareth l'a dit: «-L'esclave est l'égal de son seigneur… – de l'égalité parmi les hommes, un jour naîtra leur fraternité!»

Puis l'ermite laboureur retomba dans sa rêverie silencieuse.

–Deux fois déjà j'ai suivi à la piste ce dernier roi d'Auvergne par droit de pillage et de massacre, – dit Ronan; – je n'ai pu le joindre; mais, par Rita-Gaür! si le Clotaire me tombe sous la main, je le raserai… mais si près, si près des épaules, que sa tête ne repoussera pas…

–Ronan, tu comptes sans les démonstrations de ma rhétorique. J'ai posé les prémisses, maintenant les conséquences; or, logicè, je vais te prouver que tu ne pourras rien contre Clotaire… Le Seigneur Dieu le protége…

–Ce doux oncle, qui tuait ses neveux à coups de couteau sous les aisselles?

–Lui-même… toute bonne action ne mérite-t-elle pas sa divine récompense?

–Certes…

–Or, le Seigneur Dieu, grâce à l'intercession du grand Saint-Martin, siégeant depuis longtemps au paradis, a fait un miracle en faveur de notre doux oncle.

–En faveur de Clotaire? de ce tueur d'enfants?

–Oui, le Seigneur a fait un miracle en faveur de Clotaire, de ce tueur d'enfants; or donc j'avais raison de dire que je prouverais logicè que ce Dieu si paternellement miraculeux envers les scélérats fera certainement quelque petit miracle en notre faveur, à nous, pauvres Vagres…

–Décidément nous avons eu tort de ne point pendre l'évêque.

–Il sera toujours temps d'attirer ainsi sur nous l'attention du Seigneur; mais d'abord conte-nous le miracle, doctissime Symphorien.

–C'était en 537, environ quatre ans après que Childebert et Clotaire avaient tué leurs neveux à coups de couteau… Nos deux fils de Clovis, dignes de leur race, ne songeaient qu'à se dépouiller et à s'égorger les uns les autres; aussi, un moment unis, en tendres frères, pour le meurtre de ces petits enfants (on n'a pas tous les jours de pareils sujets de bon accord), Clotaire et Childebert se déclarent la guerre. Theudebert, petit-fils de Clovis, se joignit à Childebert, et tous deux, à la tête de leurs leudes, ravageant, pillant, comme d'habitude, les contrées qu'ils traversaient, marchent contre Clotaire. Ce doux oncle, ne trouvant pas sa troupe assez nombreuse pour résister aux forces de son frère et de son neveu, refuse la bataille, et se retire dans la forêt de Brotonne, entre Rouen et la mer… Theudebert et Childebert cernaient la forêt, attendant la nuit, espérant prendre leur bien-aimé frère et oncle au trébuchet, et l'égorgeter gentillement… Attention, Ronan, voici le miracle qui vient!

–Voyons-le venir, doctissime Symphorien.

–Childebert et Theudebert s'avançaient donc sans bruit à la tête de leurs troupes… Le jour se lève… ils n'étaient plus qu'à deux à trois cents pas de l'endroit où le doux Clotaire campait avec ses leudes… lorsque soudain tombe du ciel une épouvantable pluie de pierres et de feu… Les troupes de Childebert et de Theudebert sont écrasées par les pierres et brûlées par le feu céleste…

–Et Clotaire?

–Oh! Clotaire, ce favori du Seigneur, grâce au miracle que je dis, voit, à trois cents pas de lui, la troupe de son frère anéantie sous la pluie de feu et de pierres, tandis qu'au-dessus de lui Clotaire, et de son armée, le ciel aussi pur, aussi limpide, aussi serein, que la conscience de ce doux oncle, est du plus riant azur: pas un souffle de vent n'agite même la cime des arbres de la forêt, tandis que tout autour de cet endroit privilégié, que le Seigneur couvre sans doute d'un pan de sa robe, ce n'est que cataractes de feu, déluge de pierres, écrasant l'armée des ennemis du doux ClotaireD.

–Et voilà comment le Tout-Puissant vous récompense d'avoir tué vos neveux à coups de couteau.

–Le docte Symphorien a raison… D'après ceci, m'est avis qu'il faudrait toujours avoir dans une troupe de Vagres sagement ordonnée… quelque parricide ou fratricide, en considération de quoi l'Éternel prendrait ses bons compagnons sous sa robe, et ferait, au besoin, tomber du ciel, sur leurs ennemis, des torrents de feu et des cataractes de pierres.

–Et remarquez surtout, – reprit Symphorien, – que dans le récit de ce miracle, il est dit que c'est le grand Saint-Martin lui-même qui, habitant le paradis, a prié le Seigneur de donner cette preuve de bonne amitié au doux Clotaire; or, Saint-Martin n'intercédait ainsi auprès de l'Éternel qu'à la fervente prière de la vieille reine ClotildeE.

–Quoi! la grand'mère des deux pauvres petites victimes? – dit Odille en joignant les mains. – Elle a osé prier Dieu de faire un miracle en faveur de son fils, le meurtrier de ses petits-fils, à elle?

–Que veux-tu, petite Odille? ces femmes franques sont si bonnes mères!

–Mon Vagre, – reprit l'évêchesse avec un sourire amer en passant ses doigts effilés dans la chevelure bouclée du jeune homme, – dis? ne vaut-il pas mieux partir demain à l'aube pour aller revivre ailleurs, que de rester dans cet épouvantable monde où nous sommes?

–Oui, horrible… horrible est ce monde… – s'écria l'ermite laboureur avec une douleur et une indignation profondes. – Quoi! le nom de ce prétendu Dieu de miséricorde, d'amour et de justice… profané, souillé chaque jour par ses prêtres… Quoi! ces forfaits dont s'épouvante la nature, mis sous la protection divine!.. O Jésus! Jésus de Nazareth! toi, le plus divin des sages! tu prévoyais la vanité de ton céleste Évangile, quand, l'âme attristée jusqu'à la mort, dans ta veillée suprême, tu pleurais sur le prochain avenir du monde… Jésus!.. Jésus!.. des siècles se passeront avant que ton jour soit venu!..

–Prends garde, notre ami! – dit Ronan, – ne parle pas haut… ce saint homme d'évêque, qui dort là-bas, gorgé de vin et de viande, pourrait t'excommunier, s'il t'entendait… Mais au diable la tristesse!.. nous sommes en un temps de damnations… vivons en damnés!.. Évêques et rois donnent le branle, saint est le meurtre! saint est le pillage!.. Debout, mes Vagres! debout… vous, trois fois saints!!.. que nos saturnales couvrent la vieille Gaule… que cette terre de nos pères soit le tombeau des Franks et le nôtre… Les ruines de nos cités désertes diront aux siècles futurs: «Ci gît un grand peuple!.. Libre, il fut l'orgueil de l'univers… Esclave des rois conquérants, hébêté par les évêques, il eut honte de sa honte… et un jour il sut disparaître du monde en entraînant ses tyrans dans l'abîme!» Or donc, mourons gaiement et longuement… Debout, Vagres et Vagredines! le festin est fini… la lune brillante… chantons, dansons jusqu'au jour… qu'à nos chants endiablés le Frank tremble dans son burg! l'évêque tremble dans sa basilique! et qu'ils se disent épouvantés: «Malheur à nous! malheur à nous demain! car cette nuit ils sont bien gais en Vagrerie!»

Et Vagres et Vagredines, criant, chantant, hurlant, commencèrent une folle ronde sur la pelouse de la forêt aux pâles clartés de la lune…

L'ermite laboureur avait écouté en silence l'entretien des Vagres; assis à côté de la petite Odille, il semblait la couvrir d'une protection paternelle… L'enfant, son menton dans sa main, les yeux levés vers la lune brillante, paraissait étrangère à ce qui se passait autour d'elle. Lorsque Ronan, à la fin du repas, eut donné à ses compagnons le signal des chants et de la danse, ils s'étaient éloignés en tumulte du lieu du festin pour courir se livrer à leur gaieté bachique et à leur danse effrénée au milieu d'une autre clairière, située non loin de la pelouse où ils venaient de festoyer… Ronan, se rapprochant alors de l'ermite laboureur et de l'esclave, toujours assise son menton dans sa main, les yeux levés vers le ciel, dit joyeusement:

–Veux-tu danser, petite Odille? La ronde est commencée; elle durera jusqu'à l'aube…

La jeune fille secoua mélancoliquement la tête sans répondre, contemplant toujours le ciel.

–Odille, qu'as-tu à rêver ainsi en regardant la lune?

–Le sommeil me gagne, et je songe au vieux bardit que ma mère me chantait pour m'endormir quand j'étais petite.

–Quel est-il ce bardit?

–Oh! il est bien vieux, bien vieux… disait ma mère; on le chante en Gaule depuis cinq ou six cents ans…

–Et il se nomme?

–Le bardit d'Hêna, la vierge de l'île de Sên.

–Le bardit d'Hêna! – s'écrièrent à la fois l'ermite et le Vagre en tressaillant.

Puis ils se turent, pendant qu'Odille, étonnée de leur silence et de l'émotion qui se peignait sur leur figure, les regardait en disant:

–Vous savez donc aussi le chant d'Hêna?

–Chante-le toujours, mon enfant, – répondit Ronan d'une voix altérée…

La petite Odille, de plus en plus surprise, ne reconnaissait pas son ami: le hardi et joyeux Vagre était devenu pensif et grave.

–Oh! oui, mon enfant; dis-nous ce bardit avec ta douce voix de quinze ans, – reprit l'ermite; – mais pas ici… Le tumulte de la danse et de l'orgie de là-bas, quoique lointains, couvriraient ta voix.

–L'ermite a raison… Viens avec nous, petite Odille, sous ce grand chêne, à quelques pas d'ici… il est entouré d'un tapis de mousse; tu pourras t'y endormir mollement… je te couvrirai de mon manteau…

 

Du pied du chêne où l'enfant alla s'asseoir, entre Ronan et son compagnon, l'on n'entendait que le bruit éloigné de la folle ivresse des Vagres et des Vagredines… La lune, à son déclin, jetant ses rayons argentés sous la sombre verdure des feuilles, éclairait presque comme en plein jour l'ermite, Ronan et la petite esclave, qui bientôt, de sa voix pure et encore enfantine, chanta ces premier mots du bardit:

«Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte, et s'appelait Hêna, Hêna, la vierge de l'île de Sên…»

À ces paroles, l'ermite et le Vagre baissèrent la tête, et sans que l'un s'aperçût alors des larmes que versait l'autre, tous deux pleurèrent… Odille chanta le second verset; mais, brisée par la fatigue de la nuit et de la journée, cédant au rhythme mélancolique de ce bardit, qui si souvent l'avait bercée dans son enfance et endormie sur les genoux de sa mère, la petite esclave ne chantait plus que d'une voix affaiblie, tandis qu'au loin les Vagres entonnèrent soudain en choeur, et d'un mâle accent, un autre vieux bardit de la Gaule… Aussi l'ermite et Ronan tressaillirent de nouveau lorsque ces paroles arrivèrent jusqu'à eux, sans couvrir tout à fait la voix d'Odille:

«-Coule, coule, sang du captif… – Tombe, tombe, rosée sanglante! – Germe, grandis, moisson vengeresse!..»

Les deux hommes semblèrent frappés de ce rapprochement singulier: au loin ce chant de révolte, de guerre et de sang… près d'eux, la voix angélique de l'enfant, chantant Hêna, une des plus douces gloires de la Gaule armoricaine… Mais bientôt Odille, cédant au sommeil, ne fit plus que murmurer les paroles du bardit… puis elles devinrent inintelligibles… Sa tête se pencha sur sa poitrine, et, adossée au tronc de l'arbre, assise sur la mousse, elle s'endormit…

–Pauvre enfant! – dit Ronan en la couvrant soigneusement de son manteau; – elle est accablée de fatigue et de sommeil.

–Ronan, – reprit l'ermite en attachant sur son compagnon un regard pénétrant, – le chant d'Hêna t'a fait pleurer…

–C'est vrai.

–Qui t'émeut ainsi?

–Un souvenir de famille… si un Vagre, un Homme errant, un Loup a une famille…

–Ce souvenir de famille, quel est-il?

–Cette douce Hêna, dont parle le bardit, était l'une de mes aïeules…

–Comment le sais-tu?

–Autrefois, mon père me l'a dit; il me contait dans mon enfance des histoires des temps passés…

–Ton père, où est-il à cette heure?

–Je ne sais… il courait la Vagrerie, il la court peut-être encore, à moins qu'il ne soit mort en bon Vagre… Je saurai cela quand lui et moi nous nous retrouverons ailleurs qu'ici…

–Où cela?

–Dans les mondes mystérieux que nul ne connaît, que tous nous connaîtrons… puisque tous nous irons y revivre…

–Tu as donc conservé la foi de tes ancêtres?

–Mon père m'a appris à ne pas plus me soucier de mourir que de changer de vêtement… puisqu'on quitte ce monde-ci pour aller, corps et âme, renaître ailleurs… Persuadé de cela, je fais, tu le vois, bon marché de ma peau… et de celles des Franks…

–Il y a-t-il longtemps que tu as été séparé de ton père?

–Brisons là… c'est triste, j'aime à être en joyeuse humeur… Cependant je me sens attiré vers toi, et tu n'es pas gai…

–Nous vivons dans des temps où, pour être gai, il faut avoir l'âme très-forte ou très-faible…

–Me crois-tu faible?

–Je te crois fort et faible à la fois… Mais ton père…

–Tu tiens à parler de lui?

–Beaucoup…

–Soit… Eh bien, mon père était Bagaude en sa jeunesse, et plus tard, quand les Franks nous ont baptisés Vagres, Vagre il est devenu: le nom était changé, le métier le même…

–Et ta mère?

–En Vagrerie on connaît peu sa mère; je n'ai jamais connu la mienne… Du plus loin qu'il m'en souvient, je devais alors avoir sept ou huit ans; j'accompagnais mon père et la troupe dans ses courses, tantôt en Provence, tantôt ici, en Auvergne: étais-je fatigué, mon père ou l'un de nos compagnons me portait sur son dos… J'ai ainsi grandi; nous avions souvent des jours de repos forcé… Parfois les comtes franks, exaspérés contre nous, se rassemblaient, eux et leurs leudes, pour nous donner la chasse… Avertis de leurs mouvements par les pauvres habitants des champs qui nous aimaient, nous nous retirions dans nos repaires inaccessibles, et pendant quelques jours nous faisions les morts, tandis que les Franks battaient la campagne sans rencontrer l'ombre d'un Vagre… Durant ces jours de trêve, au fond de quelque solitude, mon père, je te l'ai dit, me racontait des histoires du temps passé; j'ai appris ainsi que notre famille était originaire de Bretagne, où elle vivait, où elle vit peut-être encore libre et paisible à cette heure, puisque jamais jusqu'ici les Franks n'ont pu entamer cette rude province: son granit est trop dur, et ses Bretons sont comme le granit de leurs rocs…

–Je sais le proverbe: C'est un homme dur de l'Armorique.

–Mon père me l'a aussi souvent cité.

–Mais comment a-t-il quitté cette province paisible et libre encore aujourd'hui, grâce à son indomptable courage, que soutient toujours sa foi druidique, régénérée par la morale évangélique?

–Mon père avait dix-sept ans… un jour sa famille donna l'hospitalité à un colporteur; celui-ci, courant la Gaule pour son métier, raconta les malheurs du pays, et parla de la vie aventureuse des Bagaudes… Mon père s'ennuyait de la vie des champs; il avait le coeur chaud, la tête ardente, il avait sucé au berceau la haine des Franks. Frappé des récits du colporteur, il trouva l'occasion belle pour guerroyer contre les barbares en se joignant aux Bagaudes, quitta la maison paternelle et alla retrouver le colporteur qui l'attendait à une lieue de là… Tous deux, au bout de quelques jours de marche, gagnèrent l'Anjou, rencontrèrent des Bagaudes… Jeune, robuste, hardi, mon père était de bonne recrue; il se joignit à eux, et… vive la Bagaudie!.. De province en province, il est ainsi venu jusqu'en Auvergne, qu'il n'a plus guère quittée… le pays étant propice au métier, forêts, montagnes, rochers, cavernes, torrents, volcans éteints; c'est une vraie terre de Bagaudie, vraie terre de Vagrerie!..

–Comment as-tu été séparé de ton père?

–Il y a trois ans… Quelques antrustions ou leudes du roi percevaient en Auvergne la redevance du domaine royal; nombreux et bien armés, ils ne voyageaient que de jour. Nous attendions la fin de leur récolte pour la récolter à notre tour… Il s'arrêtèrent une nuit à Sifour, petite ville ouverte… L'occasion tente mon père; nous marchons, croyant surprendre les Franks; ils étaient sur leurs gardes… Après un combat acharné, nous sommes poursuivis la lance dans les reins. Au milieu de cette attaque nocturne, j'ai été séparé de mon père… A-t-il été tué ou seulement blessé et emmené prisonnier? je l'ignore; tous mes efforts ont été vains pour connaître son sort… Depuis, mes compagnons m'ont choisi pour chef… tu m'as demandé mon histoire… la voilà; maintenant, tu me connais.

–Plus que tu ne le penses… Ton père se nommait Karadeuk.

–D'où sais-tu cela?

–Le père de ton père se nommait Jocelyn… s'il vit encore en Bretagne avec son fils aîné Kervan et sa fille Roselyk, il habite sa maison près des pierres sacrées de Karnak…

–Qui t'a dit…

–L'un de tes aïeux se nommait Joel, il était BRENN de la tribu de Karnak… Hêna, la sainte du bardit, était fille de Joel, dont la race remonte jusqu'au BRENN gaulois, qui fit, il y a près de huit cents ans, payer rançon à Rome.

–Qui es-tu donc pour connaître ainsi ma famille?

–Ce chant d'esclaves révoltés contre les Romains: «Coule, coule, sang du captif! tombe, tombe, rosée sanglante,» a été recueilli par un de tes aïeux nommé Sylvest, livré aux bêtes féroces dans le cirque d'Orange… et ton père t'a sans doute aussi appris un autre fier bardit, chanté il y a deux siècles et plus, lors d'une des grandes batailles du Rhin contre les Franks, gagnée par Victorin, fils de Victoria, la mère des camps…

–Tu dis vrai… mon père me l'a souvent chanté ce bardit; il commence ainsi:

«Ce matin nous disions: Combien sont-ils donc ces barbares? combien sont-ils donc ces Franks?»

–Et il se termine ainsi, – reprit le moine laboureur:

«Ce soir nous disons: Combien étaient-ils donc ces barbares? ce soir nous disons: Combien donc étaient-ils ces Franks?» – Scanvoch, un autre de tes aïeux, bravé soldat et frère de lait de Victoria la Grande, a recueilli ce chant de guerre…

–Oui, la Gaule, alors fière, libre, triomphante, avait refoulé les barbares de l'autre côté du Rhin, tandis qu'aujourd'hui… Tiens… moine, ne parlons plus de ce glorieux passé… le présent me semble plus horrible encore… mon sang bouillonne, et je suis tenté d'assommer cet évêque qui ronfle là… Ah! maudite soit à jamais la crédulité de nos pères, mourants martyrs de cette religion nouvelle…

–Nos pères ont dû croire aux paroles des premiers apôtres, qui leur prêchaient l'amour, le pardon, la délivrance, au nom du jeune maître de Nazareth, que ton aïeule Geneviève a vu crucifier à Jérusalem…

–Mon aïeule Geneviève?.. tu n'ignores rien de ce qui touche ma famille… Mon père seul a pu t'instruire de ce que tu sais… tu l'as donc connu?

–Oui…

–Et où cela?

–N'as-tu pas remarqué que de temps à autre, lorsque vous reveniez au coeur de l'Auvergne, ton père s'absentait pendant plusieurs jours?

–C'est vrai… et le but de ces absences, je ne l'ai jamais su.

–Ton père allait voir, près de Tulle, une pauvre femme esclave, attachée aux terres de l'évêque de cette cité… Cette esclave, il y a au moins trente ans de cela, avait un jour trouvé ton père, alors chef de Bagaudes, blessé, presque mourant dans les buissons de la route: le prenant en pitié, elle l'aida à se traîner dans la cabane où elle logeait avec sa mère… Ton père avait environ vingt ans… la jeune fille à peu près l'âge de cet enfant qui dort près de nous… Tous deux s'aimèrent… Ton père, à peine guerri de sa blessure, fut un jour surpris dans la hutte de l'esclave par le régisseur de l'évêque, cet agent considérant Karadeuk comme de bonne prise, voulut l'emmener esclave à Tulle… Ton père résista, battit l'agent, et alla rejoindre les Bagaudes.

–Et la jeune esclave?

–Elle devint mère… et mit au monde un fils…

–J'ai donc un frère?

–Tu as un frère…

–Le connais-tu? Qu'est-il devenu?

–Le fils d'un esclave naît esclave, et appartient au maître de sa mère… Lorsque cet enfant, que ton père nomma Loysik en mémoire de sa race bretonne, eut quatre ou cinq ans, l'évêque de Tulle, lui reconnaissant quelques qualités précoces, le fit conduire au collège épiscopal, où il fut élevé avec quelques autres jeunes esclaves destinés à entrer un jour dans l'Église comme clercs… De temps à autre, Karadeuk, lorsque les Bagaudes passaient près de Tulle, allait la nuit voir la mère de son fils… celui-ci, prévenu par elle, trouvait quelquefois le moyen de se rendre à la cabane; là, le père et le fils s'entretenaient longuement des choses et des hommes du temps passé, de la Gaule, jadis glorieuse et libre; car ton père, tu l'as dit, conservait, par tradition de famille, un ardent et saint amour pour notre patrie; il espérait faire battre le coeur de son fils à ces grands souvenirs d'autrefois, l'exaspérer contre les Franks, et l'emmener courir avec lui la Vagrerie; mais Loysik, alors d'un caractère doux et timide, redoutait cette vie aventureuse… Les années se passèrent… ton frère, s'il eût voulu, aurait pu, comme tant d'autres, faire son chemin dans l'Église; mais au moment d'être ordonné prêtre il vit de si près l'hypocrisie, la cupidité, la luxure cléricale, qu'il refusa la prêtrise en maudissant la sacrilège alliance du clergé gaulois et des conquérants… Il quitta la maison épiscopale, et alla rejoindre, sur les frontières de la Provence, plusieurs ermites laboureurs; il avait connu l'un d'eux à Tulle, où il s'était arrêté malade à l'hospice.

–Ces ermites avaient donc fondé une espèce de colonie?

–Plusieurs d'entre eux s'étaient réunis dans une profonde solitude pour cultiver des terres dévastées et abandonnées depuis la conquête… c'étaient des hommes simples et bons, fidèles aux souvenirs de la vieille Gaule et aux préceptes de l'Évangile, si odieusement faussés, reniés aujourd'hui par de nouveaux princes des prêtres… Ces moines vivaient dans le célibat, mais ne faisaient point de voeux; ils restaient laïques et n'avaient aucun caractère cléricalF; c'est seulement depuis quelques années que la plupart des moines obtiennent d'entrer dans l'Église; aussi, devenus prêtres, perdent-ils de jour en jour cette popularité, cette indépendance qui les rendaient si redoutables aux évêquesG… Du temps dont je te parle, la vie de ces ermites laboureurs était paisible, laborieuse; ils vivaient en frères, selon les préceptes de Jésus, cultivaient leurs terres en commun, et aussi les défendaient rudement en commun, si quelques bandes de Franks, allant d'un burg à l'autre, s'avisaient de tenter, par malfaisance, de ravager leurs champs…

 

–J'aime ces ermites, à la fois laboureurs et soldats, fidèles aux préceptes de Jésus, à l'amour de la vieille Gaule et à l'horreur des Franks… Ces moines se battaient rudement, dis-tu… étaient-ils donc armés?

–Ils avaient des armes… et mieux que des armes…

–Que veux-tu dire?

–Tiens, – dit l'ermite en sortant de dessous sa robe une espèce de petit sabre ou de long poignard à poignée de fer, – remarque cette arme… mais, je te le dis, sa force n'est pas dans sa lame.

–Où est donc cette force? – demanda Ronan en examinant le poignard. – L'arme semble pourtant bien trempée…

–Ce n'est point, te dis-je, par la lame qu'elle vaut, mais par les mots gravés sur sa poignée.

–Je lis, – reprit Ronan, – je lis sur l'un des côtés de la garde ce mot: GHILDE, et sur l'autre, ces deux mots gaulois: AMINTIAIZ-COMMUNITEZ… amitié-communauté… C'est sans doute la devise des ermites laboureurs?

–Peut-être…

–Mais ce mot GHILDE, que signifie-t-il? il n'est pas gaulois?

–Non, il est saxon…

–Ah! c'est un mot de la langue de ces pirates, qui descendant des mers du Nord, en suivant les côtes, remontent souvent le cours de la Loire pour ravager les pays riverains… Ce sont de terribles pillards, mais d'intrépides marins!.. Venir ainsi des mers lointaines, dans des canots si frêles, si légers, qu'au besoin ils les portent sur leur dos; on dit qu'ils ont remonté plusieurs fois la Loire jusqu'à Tours?

–Oui, puisque aujourd'hui la Gaule est en proie aux barbares du dedans et du dehors.

–Mais ce mot saxon ghilde, gravé sur le fer, est-ce lui qui, selon tes paroles, fait la force de cette arme?

–Oui… car ce mot peut opérer des prodiges…

–Explique-toi…

–L'un des moines laboureurs, avant de se réunir à nous, habitait les bords de la Loire… Enlevé jeune, il y a de longues années, lors d'une descente des pirates en Touraine, il avait été emmené dans leur pays… Pendant qu'il y séjournait, il observa que ces hommes du Nord trouvaient une force immense dans des associations où chacun était solidaire de tous et tous de chacun… solidaires par la fraternité, par l'assistance, par les biens, par les armes, par la vie, s'il le fallait. Ces associations, que l'on croirait nées de la fraternité chrétienne, étaient pratiquées dans ces contrées plusieurs siècles avant la naissance de Jésus, et se nommaient des GHILDEH. Plus tard, lorsque ce captif des pirates, après leur avoir échappé, se joignit à nous autres, ermites laboureurs…

–Pourquoi t'interrompre?

–Je ne peux t'en dire davantage… un serment m'oblige à me taire… ma confiance m'entraînerait trop loin…

–Soit, je dois respecter ton secret… Mais cette confiance que je t'inspire, je l'éprouve aussi pour toi… quoique étrangers l'un à l'autre… étrangers? non… car tu connais comme moi-même l'histoire de ma famille… Mais, j'y songe… mon frère, tu me l'as dit, était au nombre de ces ermites laboureurs dont tu fais partie… Tu dois l'avoir intimement connu; car lui seul a pu te donner sur les descendants de Joel ces détails, qu'il tenait sans doute de mon père… Tu te tais? pourquoi me regarder ainsi?.. ton silence me trouble et m'émeut malgré moi… tes yeux se remplissent de larmes…

–Ronan… ton frère est né il y a trente ans… c'est mon âge…

–Que dis-tu?

–Ton frère s'appelle Loysik… c'est mon nom…

–Loysik! ce frère?..

–C'est moi…

–Joies du ciel!..

L'ermite et le Vagre restèrent longtemps embrassés… Après leur premier épanchement de tendresse, Ronan dit à Loysik:

–Et notre père?

–Comme toi, j'ignore son sort… ne désespérons pas de le retrouver… Ne t'ai-je pas retrouvé, toi?

–Ton instinct fraternel t'a donc poussé à nous accompagner?

–Je ne t'ai reconnu pour mon frère qu'à ton attendrissement causé par le bardit d'Hêna, une de tes aïeules, m'as-tu dit. Alors, pour moi, plus de doute, nous étions frères ou proches parents; le récit de ta vie m'a prouvé que nous étions frères…

–Et pourquoi nous as-tu d'abord suivis en Vagrerie, toi, un véritablement saint homme?

–Ne m'as-tu pas entendu répondre à l'évêque Cautin: «Ce ne sont pas les bien portants, mais les malades qui ont besoin de médecin,» a dit Jésus…

–Me blâmerais-tu d'être Vagre, comme mon père a été Bagaude?..

–Écoute-moi, Ronan… Comme toi, j'ai horreur de l'esclavage et de la conquête, car depuis l'invasion franque, la Gaule jadis puissante et féconde est couverte de ruines et de ronces: les propriétaires, les colons, les laboureurs, ont fui devant les barbares qui les réduisent à la servitude ou à une misère affreuse; grand nombre de ces malheureux, poussés à bout par le désespoir, courent comme toi la Vagrerie; de rares esclaves, mourants de faim, écrasés de travail, cultivent seuls, sous le fouet, les biens de l'Église et des seigneurs franks… Les cités, autrefois si riches, si florissantes par leur commerce, aujourd'hui ruinées, presque dépeuplées, mais au moins défendues par leurs murailles, offrent plus de sécurité à leurs habitants, et encore les guerres civiles incessantes des fils de Clovis, toujours acharnés à se dépouiller entre eux, livrent parfois ces villes à l'incendie, au pillage et au massacre… Pendant les trêves, à peine les habitants osent-ils sortir de leurs murs; les routes infestées de bandes errantes, rendent les communications, les approvisionnements impossibles… et trop souvent les horreurs de la famine ont décimé les grandes cités…

–Oui, voilà ce que la conquête a fait de la Gaule… Elle ne peut plus être libre… qu'elle disparaisse du monde, ensevelissant ses conquérants sous ses ruines!

–Mon frère, cette Gaule que tu ravages avec autant d'acharnement que ses conquérants, n'est-ce pas notre patrie bien-aimée, notre mère? Est-ce à nous, ses fils, de nous unir aux barbares pour l'accabler de maux et de misères…

–Préfères-tu donc tendre le dos à un joug infâme?

–Comme toi, je veux exterminer la barbarie des oppresseurs… comme toi, je veux mettre un terme au lâche hébêtement des opprimés; mais je veux tuer la barbarie par la civilisation; l'ignorance par l'enseignement; la misère par le travail; l'esclavage par notre héroïque sentiment de nationalité, hélas! presque éteint en nous aujourd'hui, mais si puissant chez nos pères, lorsque nos druides soulevaient les populations en armes contre les Romains.

–Nos derniers druides, traqués par les évêques, ont péri dans les supplices!

–Mais la foi druidique n'est pas morte… non, non… les formes des religions passent, mais leur divin principe reste éternel, parce qu'il est divin… Crois-moi, ravivée, régénérée par la douce morale de Jésus, ce grand sage, ce génie sublime et tendre! la foi druidique revit dans de nobles coeurs, elle a conservé sa croyance immuable à l'immortalité des corps et des âmes, à leur perpétuelle renaissance dans l'immensité des mondes étoilés, afin que par ces épreuves, par ces vies successives, les méchants deviennent meilleurs, et les bons meilleurs encore… Oui, l'humanité, visible ou invisible, s'élevant de sphère en sphère dans son labeur éternel, dans son progrès continu, vers une perfection infinie comme celle du Créateur… Telle est notre foi, à nous druides chrétiens, qui pratiquons la doctrine évangélique dans tout ce qu'elle a de tendre, de miséricordieux, de libérateur…

À ces mots de Loysik, une voix s'éleva du milieu d'un fourré situé près du chêne, et s'écria:

–Relaps! sacrilége! adorateur de Mammon! ermite du diable! tu seras brûlé comme hérétique!..

C'était la voix de l'évêque Cautin… Ronan courait aux broussailles pour assommer l'homme de Dieu, malgré les instances de Loysik, lorsque du côté où les Vagres terminaient leur nuit d'orgie par des chants et par des danses, ces cris retentirent: