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Les mystères du peuple, Tome IV

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CHAPITRE IV

Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier voeu de son père Karadeuk. – Il retrouve Kervan, frère de son père. – Ce qui est advenu à Ronan le Vagre, avant et durant son voyage.

Deux ans se sont écoulés depuis la mort du comte Neroweg… On est en hiver: le vent siffle, la neige tombe. Par une nuit pareille, il y a de cela près de cinquante ans, Karadeuk, petit-fils du vieil Araïm, avait quitté la maison de son père où se passe ce récit, pour aller courir la Bagaudie, séduit par les récits du colporteur.

Le vieil Araïm est mort depuis très-longtemps, regrettant jusqu'à la fin Karadeuk, son favori; Jocelyn et Madalèn, père et mère de Karadeuk, sont aussi morts; son frère aîné, Kervan, et sa douce soeur Roselyk, sont encore vivants, et habitent la maison située près des pierres sacrées de Karnak. Kervan a soixante-huit ans passés; il s'est marié déjà vieux: son fils, âgé de quinze ans, s'appelle Yvon; la blonde Roselyk, soeur de Kervan, est presque aussi âgée que lui: ses cheveux sont devenus blancs; elle est restée fille et demeure avec son frère Kervan et sa femme Martha.

Le soir est venu, le vent souffle au dehors, la neige tombe.

Kervan, sa soeur, sa femme, son fils et plusieurs de leurs parents, qui cultivent avec eux les mêmes champs que cultivait, il y a plus de six cents ans, Joel et sa famille, sont occupés, autour du foyer, aux travaux de la veillée. À une violente raffale de vent, Kervan dit à sa soeur:

–Bonne Roselyk, c'est par une nuit semblable, qu'il y a beaucoup d'années, ce colporteur maudit… te souviens-tu?

–Hélas! oui… et le lendemain notre pauvre frère Karadeuk nous quittait pour jamais… Sa disparition a causé tant de chagrin à notre bon grand-père Araïm, qu'il est mort en pleurant son petit-fils… Peu de temps après, nous avons perdu notre mère Madalèn, devenue presque folle de douleur… Seul, notre père Jocelyn a résisté plus longtemps au chagrin… Ah! notre frère Karadeuk n'a été que trop puni de son désir de voir des Korrigans.

–Les Korrigans? tante Roselyk, – reprit Yvon, fils de Kervan, – ces petites fées d'autrefois, dont le vieux Gildas, le tondeur de brebis, parle souvent? On ne les voit plus depuis longues années dans le pays, les Korrigans, non plus que les Dûs, autres petits nains.

–Heureusement, mon enfant, le pays est débarrassé de ces génies malfaisants… Sans eux, ton oncle Karadeuk serait peut-être à cette heure avec nous à la veillée…

–Et jamais, mon père, vous n'avez eu de nouvelles de lui?

–Jamais, mon fils! il est mort sans doute au milieu de ces guerres civiles, de ces désastres, qui continuent de déchirer la vieille Gaule, sous le règne des descendants de Clovis.

–Puisse notre Bretagne ignorer longtemps ces maux dont souffrent si cruellement les autres provinces!

–Notre vieille Armorique a su jusqu'ici conserver son indépendance, et repousser l'invasion des Franks, pourquoi faiblirions-nous à l'avenir? Nos chefs de tribus, choisis par nous, sont vaillants… le chef des chefs, choisi par eux, le vieux Kanâo, qui veille sur nos frontières, est aussi intrépide qu'expérimenté… n'a-t-il pas déjà repoussé victorieusement les attaques des Franks?

–Et trois fois déjà tu as été appelé aux armes, Kervan, nous laissant, moi, ta femme, Roselyk, ta soeur, et Yvon, ton fils, dans des angoisses mortelles…

–Allons, allons, pauvres Gauloises dégénérées, ne parlez point ainsi; songez à nos légendes de famille… Dites, Margarid, femme de Joel; Méroë, femme d'Albinik le marin; Ellèn, femme de Scanvoch, avaient-elles de ces faiblesses, lorsque leurs époux allaient combattre pour la liberté de la Gaule?

–Hélas! non; car Margarid et Méroë ont, comme leurs époux, trouvé la mort dans les batailles…

–Tandis que moi, je n'ai été blessé qu'une fois, en combattant ces Franks maudits, que nous avons exterminés sur nos frontières.

–Oublies-tu, mon frère, le danger que tu as couru aux dernières vendanges? Étranges vendanges! que l'on va faire l'épée au côté, la hache à la main!

–Quoi! une partie de plaisir… sortir gaiement de nos frontières pour aller en armes vendanger la vigne que les Franks font cultiver par leurs esclaves vers le pays de NantesA… Par la barbe du bon Joel! il aurait bien ri de voir notre troupe repasser nos frontières, escortant gaiement nos grands chariots remplis de raisins vermeils! Quel joyeux coup d'oeil! les pampres verts ornaient les jougs de nos boeufs, les brides de nos chevaux, et jusqu'aux fers de nos lances; puis, tous en choeur nous chantions ce bardit:

«-Les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille Gaule… non, les Franks ne le boiront pas!.. – Nous vendangeons l'épée d'une main, la serpe de l'autre. – Nos chars de guerre sont des pressoirs roulants. – Ce n'est pas le sang qui rougit leurs essieux, c'est le jus empourpré du raisin. – Non, les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille Gaule… non, les Franks ne le boiront pas!..»

–Mon père, j'aurai seize ans à la prochaine vendange au pays de Nantes… vous m'emmènerez avec vous?

–Tais-toi, Yvon, ne fais pas de semblables voeux; cela m'effraye, mon enfant.

–Roselyk, entends-tu ma femme? Ne croirait-on pas entendre notre pauvre mère dire à notre frère Karadeuk, en le grondant de son désir de voir les Korrigans: «Taisez-vous, méchant enfant, vous m'effrayez…»

–Hélas! mon frère, le coeur de toutes les mères se ressemble.

–Mon père, j'entends des pas au dehors… je suis certain que c'est le vieux Gildas; il m'avait promis de venir à la veillée, de nous apprendre un nouveau bardit qu'un tailleur ambulant lui a chanté. Justement, c'est lui… Bonsoir, vieux Gildas.

–Bonsoir, mon enfant; bonsoir à vous tous.

–Ferme la porte, vieux Gildas; la bise est froide.

–Kervan, je ne suis pas seul.

–Avec qui es-tu donc?

–Un étranger m'accompagne; il a frappé à ma demeure et m'a demandé le logis de Kervan, fils de Jocelyn. Ce voyageur vient de Vannes, et de plus loin encore.

–Pourquoi n'entre-t-il pas?

–Il secoue dehors les frimas dont il est couvert.

–Mon Dieu, Gildas, cet homme serait-il un colporteur?

–Roselyk, Roselyk, entends-tu encore ma femme?.. Ah! tu as raison: les coeurs des mères sont tous pareils…

–Non, Martha; ce jeune homme ne m'a point paru être un colporteur; à son air résolu, on le prendrait plutôt pour un soldat; il porte un long poignard à son côté… tenez, le voici.

–Approche, voyageur; tu as demandé la demeure de Kervan, fils de Jocelyn? Kervan, c'est moi…

–Salut donc à toi et aux tiens, Kervan… Mais qu'as-tu à me regarder ainsi en silence? d'où vient le trouble où je te vois?

–Roselyk, regarde donc ce jeune homme… remarque son front, ses yeux, l'air de sa figure…

–Ah! mon frère! il est d'étranges ressemblances… On croirait voir, vieux de quelques années de plus, notre pauvre frère Karadeuk, lorsqu'il a quitté cette maison.

–Roselyk, cet étranger porte la main à ses yeux; il pleure… Dis, jeune homme, tu es le fils de Karadeuk?

Pour toute réponse, Ronan le Vagre se jeta au cou du frère de son père, et il embrassa non moins tendrement Martha, Roselyk et Yvon… Les larmes séchées, la première émotion apaisée, les premiers mots qui partirent du coeur et des lèvres de Roselyk et de Kervan furent ceux-ci:

–Et notre frère?

–Et Karadeuk?

À cette question, Ronan le Vagre est resté muet; il a baissé la tête, et, de nouveau, ses yeux se sont remplis de larmes… larmes cette fois amères…

Un grand silence se fit parmi ces descendants de la race de Joel; les larmes coulèrent de nouveau, non moins amères que celles de Ronan le Vagre.

Kervan, le premier, reprit la parole, et dit à son neveu:

–Y a-t-il longtemps que mon frère est mort?

–Il y a trois mois…

–Et sa fin a-t-elle été douce? s'est-il souvenu de moi et de Roselyk, qui l'aimions tant?

–Ses dernières paroles ont été celles-ci: «Je meurs sans avoir pu accomplir, pour ma part, le devoir imposé par notre aïeul Joel à sa descendance… Promets-moi, mon fils, Ronan, toi qui sais ma vie et celle de ton frère Loysik, de remplir ce devoir à ma place, et d'écrire, sans cacher le bien et le mal, ce que tous trois nous avons fait… Ce récit terminé, promets-moi de te rendre, si tu le peux, au berceau de notre famille, près des pierres sacrées de Karnak… Je ne peux espérer que mon père Jocelyn et ma mère Madalèn vivent encore; s'ils sont morts, comme je le crains, tu remettras cet écrit, soit à mon bon frère Kervan, s'il a survécu à mes vieux parents, soit au fils aîné de mon frère. S'il était mort sans laisser de postérité, ses héritiers ou ceux de sa femme déposeront entre tes mains, selon le voeu de notre aïeul Joel, la légende et les reliques de notre famille, et tu les transmettras à ta descendance. Si, au contraire, mon bon frère Kervan et ma douce soeur Roselyk m'ont survécu, dis-leur que je meurs en prononçant leurs noms toujours chers à mon coeur…»

–Telles ont été les dernières paroles de mon père Karadeuk.

–Et ce récit de la vie de mon frère et de la tienne?

–Le voici, – répondit Ronan en débouclant son sac de voyage.

Et il en tira un rouleau de parchemin qu'il remit à Kervan. Celui-ci prit cet écrit avec émotion, tandis que, ôtant de sa ceinture ce long poignard à manche de fer qu'avait porté Loysik, puis le Veneur, et sur la garde duquel on voyait gravé le mot saxon: Ghilde, et les deux mots gaulois: Amitié, communauté, Ronan donna cette arme à son oncle, et lui dit:

–Le désir de mon père est que vous joigniez ce poignard aux reliques de notre famille. Lorsque vous aurez lu ce récit, lorsque je vous aurai raconté quelques événements qui le complètent, vous reconnaîtrez que cette arme peut tenir sa place parmi les objets que nos aïeux nous ont légués… pieuses reliques que je contemplerai avec respect. La veillée commence… après demain matin il me faudra vous quitter.

 

–Quoi! si tôt?

–Vous saurez la cause de mon prompt départ. Je vous prie donc de lire, dès ce soir, ce récit que je vous apporte; demain je vous raconterai ce que je n'ai pas eu le loisir d'écrire, l'heure de mon voyage en Bretagne ayant été hâtée malgré moi… Pendant que vous lirez ceci, je désirerais vivement connaître la légende de notre famille, dont mon père m'a souvent raconté les principaux faits.

–Viens, – dit Kervan en prenant une lampe.

Ronan le suivit… Tous deux entrèrent dans une des chambres de la maison. Sur une table était déposé le coffret de fer, autrefois donné à Scanvoch par Victoria la Grande. Kervan tira de ce coffret la faucille d'or d'Hêna, la vierge de l'île de Sên; la clochette d'airain, laissée par Guilhern; le collier de fer de Sylvest; la croix d'argent de Geneviève; l'alouette de casque de Victoria la Grande; puis il déposa ces objets auprès du poignard de Loysik. Kervan prit aussi dans le coffret les différents parchemins composant la chronique de la descendance de Joel.

Ces reliques, datant d'un temps si lointain déjà, Ronan les contemplait avec une profonde et silencieuse émotion. Kervan, voyant son neveu plongé dans ce pieux recueillement, le laissa, et alla rejoindre sa famille, non moins impatiente que lui de connaître l'histoire de Karadeuk le Bagaude, de Ronan le Vagre, et de son frère Loysik, l'ermite laboureur.

Le Vagre resta seul… Cette longue nuit d'hiver s'écoula durant qu'il lisait les légendes de sa race… La lumière de sa lampe luttait contre les premières clartés de l'aube lorsque Ronan termina sa lecture. Dès que le jour fut tout à fait venu, le descendant de Joel chercha au loin des yeux, à travers la fenêtre, les rochers de l'île de Sên, île jadis si fameuse par son collége de druidesses, où Hêna avait passé les premières années de sa vie, terminée par un sacrifice héroïque. Bientôt Ronan vit les rochers de l'île se dessiner confusément à travers la brume de la mer; alors il jeta de nouveau un regard respectueux et attendri sur la petite faucille d'or, déjà noircie par les siècles, et qu'Hêna, la douce vierge, portait, il y avait de cela plus de six cents ans; puis il sortit de la maison.

Kervan et sa femme avaient, de leur côté, prolongé leur lecture presque jusqu'à l'aube; et, contre leur habitude, ils ne s'étaient pas levés avec le jour. Ronan, encore sous l'impression de l'histoire de sa famille, alla visiter les abords de la maison: à chaque pas, il y trouva le souvenir de ses ancêtres; elle verdoyait toujours, la vaste prairie où son aïeul Joel et ses fils, Guilhern et Mikaël, se livraient aux mâles exercices militaires de la marhek-adroad; il coulait toujours, le ruisseau d'eau vive, au bord duquel Sylvest et Siomara avaient, dans leurs jeux enfantins, élevé une petite cabane pour se mettre à l'abri de la chaleur du jour. Ronan cherchait au bord de ce ruisseau la place des deux vieux saules, où plus tard, lors de la conquête de César, Sylvest et son père Guilhern, ayant en vain tâché d'échapper à l'esclavage du centurion boiteux, alors propriétaire de leurs champs paternels, furent livrés, par le Romain, à l'horrible supplice des fourmis! arbres séculaires, qui végétaient encore quelque peu lors du retour de Scanvoch et de son fils Aël-Guen au berceau de leur famille…

L'émotion de Ronan le Vagre fut à la fois douce et triste. Absorbé dans sa profonde méditation sur le passé, peu à peu il lui sembla voir, au milieu de la brume qui voilait à demi le rivage de la vieille Armorique, apparaître les touchantes ou mâles figures de la légende de son obscure mais antique famille gauloise. Le brenn (Brennus), vainqueur de l'Italie aux premiers siècles de la puissance de Rome; Joel, Margarid, Hêna, Guilhern, Mikaël, Albinik le marin et sa femme Méroë, Sylvest l'esclave, Siomara la courtisane; Geneviève, témoin de la mort du jeune homme de Nazareth; Scanvoch, et enfin Karadeuk le Bagaude… Dans cette vision étrange, plus l'époque à laquelle appartenaient ces différents personnages s'éloignait du temps présent pour s'enfoncer dans la profondeur des âges, plus ils semblaient grandir… de sorte que les pâles fantômes de la génération de Joel, qui dominaient ceux de sa descendance, étaient à leur tour dominés par l'imposante figure du brenn victorieux, qui jadis jeta fièrement son épée gauloise dans la balance où se pesait la rançon de Rome et de l'Italie…

–Ah! combien de nos générations se succéderont encore avant que la radieuse vision de Victoria la Grande se soit réalisée! – pensait Ronan avec un accablement mélancolique. – Ô Brennus! vaillant guerrier, le plus anciens des aïeux dont notre famille ait gardé la mémoire!.. Ô Joel! combien de temps votre descendance doit-elle souffrir encore avant que la Gaule se soit relevée, libre, fière et à jamais délivrée du joug des rois franks et des pontifes de Rome… Que de sueurs! que de larmes! que de sang doit verser encore votre race, ô Brennus! ô Joel! avant l'avènement de ce glorieux jour de bonheur et de liberté!

Le Vagre fut tiré de sa rêverie par la voix du frère de son père.

–Ronan, – dit Kervan, – la gelée a durci la terre, les troupeaux ne peuvent sortir des étables; nous avons à cribler le grain à la maison… viens, rentrons; pendant notre travail tu nous diras les événements qui complètent ton récit. Après ton départ, je te promets de transcrire fidèlement la suite de l'histoire de ta vie.

Ronan et la famille de Kervan sont rassemblés dans la grande salle de la métairie; après le repas du matin les femmes filent leur quenouille ou s'occupent des soins domestiques; les hommes criblent le grain qu'ils tirent de grands sacs et qu'ils reversent dans d'autres. Des troncs d'orme et de chêne brûlent dans l'immense foyer, car au dehors vive est la froidure; Ronan va parler; on fait silence, et chacun tout en s'occupant de ses travaux jette de temps à autre un regard curieux sur le Vagre, fils du Bagaude.

–Mon oncle, – dit Ronan, – vous avez lu ce récit?

–Nous tous qui sommes ici nous l'avons entendu…

–Et que pensez-vous maintenant des Bagaudes et des Vagres?

–Je pense, ainsi que ton frère Loysik, que ces représailles contre les horreurs de la conquête franque, représailles légitimées par la conquête elle-même, étaient malheureusement stériles et désastreuses comme l'est la vengeance si juste qu'elle soit; cependant, je crois, je sens qu'il fallait frapper de terreur ces féroces conquérants! sur eux seuls doit retomber tant de sang versé…

–Implacable et légitime a été notre vengeance, mais non pas stérile, Loysik l'a proclamé lui-même; rappelez-vous ces paroles de votre grand-père Araïm, à propos de la Bagaudie, je les ai lues cette nuit, Kervan; elles étaient, elles sont, elles seront éternellement justes: «-L'insurrection a toujours du bon… car on y gagne toujours quelque chose. Qu'un peuple conquis ou opprimé implore ses maîtres, au nom de la justice, au nom de l'humanité, ses maîtres se rient de lui; qu'il se révolte… ils tremblent et accordent à la terreur ce qu'ils avaient refusé au bon droit.» Araïm disait vrai. N'est-ce pas aux grandes insurrections de la Bagaudie que l'Armorique a dû son complet affranchissement de la domination des empereurs, lorsque, bien qu'allégée des charges écrasantes contre lesquelles la Bagaudie avait protesté par les armes, les autres contrées de la Gaule étaient redevenues provinces romaines après l'ère glorieuse et libre de Victoria la Grande!

–C'est la vérité, Ronan… mais en quoi votre Vagrerie a-t-elle été pour vous aussi fructueuse que la Bagaudie? Et mon pauvre frère Karadeuk comment est-il mort?

–Pour répondre à vos questions, Kervan, il me faut d'abord vous apprendre ce qui s'est passé après l'incendie du burg du comte Neroweg.

–Nous t'écoutons…

–Le succès de notre attaque terrifia d'abord les Franks et les évêques de la contrée; ceux des esclaves qui n'étaient pas hébétés par les prêtres, les colons pressurés par les seigneurs, enfin les hommes de coeur qui sentaient encore couler dans leurs veines quelques gouttes de sang gaulois, reprirent quelque espoir; notre bande, dont mon père conserva le commandement, devint considérable; on vit alors des prélats et des seigneurs franks, épouvantés par la Vagrerie, améliorer un peu le sort de leurs esclaves, pressurer moins leurs colons; foi de Vagre! mon oncle… la terreur faisait battre d'une charité passagère tous ces coeurs jusqu'alors endurcis…

–Et ton frère Loysik?

–Fidèle à ce principe de Jésus de Nazareth: «que ce sont surtout les malades qui ont besoin de médecins,» il ne nous quittait pas, il eut bientôt sur notre troupe l'ascendant qu'il savait prendre sur les hommes les plus endiablés; sa bonté, son courage, son éloquence, son amour de la Gaule, son horreur de la conquête franque, lui acquirent bientôt tous les coeurs, souvent il empêcha des désastres inutiles ou de sanglantes représailles. Lorsque ainsi que moi il fut guéri des suites de notre torture, il nous quitta pendant quelque temps et nous demanda, sans nous dire ses motifs, de nous rapprocher des confins de la Bourgogne; il devait nous rejoindre aux environs de Marcigny, ville située à l'extrême frontière de cette province, il avait obtenu de nous, non sans peine, de ne plus incendier les burgs et les villas épiscopales; mais le pillage allait toujours au profit du pauvre monde, et nous faisions bonne justice des seigneurs franks, dont les cruautés étaient avérées.

–Et les Franks ne se sont pas armés contre vous?

–Le roi Clotaire ordonna une levée d'hommes, mais les seigneurs bénéficiers craignirent en se séparant de leurs leudes de laisser leurs burgs désarmés à la merci des esclaves, ou livrés sans défense aux attaques de notre troupe; ils n'envoyèrent que peu de gens à la levée, aussi, par deux fois, nous avons rudement combattu et battu les Franks; mais, selon le désir de Loysik, nous nous rapprochions toujours des frontières de la Bourgogne…

–Et la petite Odille, Ronan?

–Je l'avais prise pour femme… la chère enfant ne me quittait pas, aussi douce que vaillante, aussi dévouée que tendre.

–Pauvre petite… et l'évêchesse qui nous a intéressés malgré son égarement?

–Fulvie était pour le veneur ce qu'Odille était pour moi.

–Et ce roi Chram qui rêvait le parricide a-t-il exécuté ses projets de révolte contre son père Clotaire? cet autre monstre qui tuait les enfants de son frère à coups de couteau!

–Kervan, il y a trois jours en me rendant ici… j'ai retrouvé Chram et son père sur les frontières de notre Armorique.

–Le père et le fils sur nos frontières?

–Oui, et ils se sont montrés dignes l'un de l'autre… Ah! Kervan! j'ai dès mon enfance couru la Vagrerie… j'ai dans ma vie assisté à de terribles spectacles… mais, foi de Vagre, je n'ai jamais éprouvé une pareille épouvante… et d'horreur encore je frissonne quand je songe à ce qui, sous mes yeux, s'est passé lors de la rencontre de Chram et de son père.

–Je te crois, Ronan, car te voici tout pâle à ce souvenir.

–Horrible… horrible… mais je viendrai tout à l'heure à ce récit; fidèles à notre promesse envers Loysik, nous nous rapprochions des confins de la Bourgogne. Cette contrée, l'une des premières conquises avant Clovis par d'autres barbares venus de Germanie, et appelés Burgondes, était aussi pleine des héroïques souvenirs de la vieille Gaule! À la voix de Vercingétorix, le chef des cent vallées, les populations s'étaient soulevées en armes contre les Romains, Epidorix, Convictolitan, Lictavic, et d'autres patriotes de cette province, avaient rejoint avec leurs tribus le chef des cent vallées, jaloux de combattre avec lui pour la liberté des Gaules.

–Et cette contrée autrefois si vaillante… a subi le sort commun!

–Là comme ailleurs, Kervan, les évêques avaient hébêté ces populations jadis si viriles.

–Oui, tandis que dans notre Armorique les druides chrétiens ou non chrétiens nous prêchent encore l'amour de la patrie, la haine de l'étranger.

–Aussi la Bretagne est jusqu'ici restée libre; il n'en fut pas ainsi de la malheureuse province dont je vous parle; dès 355, son peuple avait dégénéré, deux chefs de hordes, Westralph et Chnodomar, avaient envahi cette contrée; d'autres barbares, les Burgondes, venus des environs de Mayence, chassèrent à leur tour ces premiers envahisseurs et s'établirent en ce pays vers l'année 416. Ces Burgondes, qui ont donné leur nom à cette province, étaient des peuples pasteurs, moins féroces que les autres tribus de Germanie. Le plus grand nombre des habitants gaulois de ce pays avaient été massacrés ou emmenés en esclavage lors de la première conquête de 355. La race de ceux qui en petit nombre survécurent, asservie par les Burgondes, ne fut pas aussi misérable que celles de la majorité des provinces conquises; les rois Gondiok, Gondebaud et son fils Sigismond, régnèrent tour à tour sur ce pays jusqu'en 534; à cette époque, Childebert et Clotaire, fils de Clovis, attaquant ces rois burgondes, comme eux de race germaine, ravagèrent de nouveau ce pays, asservirent également et la race burgonde et la race gauloise, et ajoutèrent ce territoire aux autres possessions de la royauté franque.

 

–Que de ruines! que de massacres! que d'esclavage!.. Heureux sont nos pères des siècles passés… ils vivent ailleurs qu'en ce triste monde!..

–C'est un terrible temps! mais, foi de Vagre, nous l'avons rendu terrible aussi pour bon nombre de nos conquérants… Je vous l'ai dit, selon notre promesse faite à Loysik, nous nous étions rapprochés des confins de la Bourgogne… Nous arrivâmes près de Marcigny au commencement de l'automne; dans ces climats fortunés cette saison est aussi douce que l'été. Le soleil baissait, nous avions marché toute la journée, traversant des contrées jadis fécondes autant que peuplées, et alors incultes, presque désertes. Quelques esclaves se joignirent à nous, d'autres se réfugièrent dans la cité de Marcigny et y jetèrent l'alarme. Nous attendions toujours le retour de Loysik; pour plus de prudence, nous avions campé sur une colline boisée, d'où l'on dominait au loin la ville, à peine défendue par des murailles en ruines… Vers la fin du jour, nous vîmes arriver mon frère; il accourait, instruit de notre venue par les esclaves fugitifs. Il me semble encore le voir, gravissant la colline d'un pas précipité, ses traits rayonnaient de bonheur; après avoir répondu aux témoignages d'affection dont nous l'entourions à l'envi, Loysik fit signe qu'il voulait parler; il gravit un monticule ombragé d'une châtaigneraie séculaire: la foule s'assembla autour de lui; à ses pieds s'assirent un grand nombre de femmes qui couraient avec nous la Vagrerie. Au premier rang parmi elles se trouvaient Odille et l'évêchesse. Loysik portait ce jour-là une robe de grosse laine blanche; un rayon du soleil couchant, traversant les châtaigniers, semblait entourer d'une auréole dorée sa grave et douce figure encadrée de ses longs cheveux, séparés sur son front un peu chauve, et blonds comme sa barbe légère. Je ne sais pourquoi me vint alors à la pensée le souvenir du jeune homme de Nazareth, prêchant sur la montagne la foule vagabonde dont il était toujours suivi… Un grand silence se fit dans notre troupe; Loysik nous dit ces paroles, que bientôt après j'ai écrites sur ce parchemin que voici, afin de ne pas les oublier:

«-Mes amis, mes frères, vous tous qui m'entendez, je reviens au milieu de vous avec la bonne nouvelle…écoutez-moi: jusqu'ici vous avez, par de terribles représailles, rendu aux Franks et aux évêques le mal pour le mal: les méchants l'ont voulu, la violence a appelé la violence! l'oppression, la révolte; l'iniquité, la vengeance! Elles se sont réalisées, ces menaçantes paroles de Jésus: Qui frappera de l'épée périra par l'épée! – Malheur à vous qui retenez votre prochain en esclavage! – Malheur à vous, riches au coeur impitoyable! Aux pauvres qui manquaient du nécessaire, vous avez distribué les biens de ces conquérants pillards ou de ces nouveaux princes des prêtres, race de serpents et de vipères, qui, selon le Christ, dévore le bien des pauvres. – Affreux hypocrites qui jurent par l'or de l'autel et non par la sainteté du temple… Beaucoup d'hommes endurcis, frappés par vous de terreur, ont dès lors montré quelque charité… Vous avez enfin fait justice; mais, hélas! justice aventureuse, implacable, comme nos temps implacables! temps de tyrannie et de guerre civile, d'esclavage et de révolte, de misère atroce et de criminelle opulence! effrayants désastres qui ont jeté les peuples hors de toutes les voies humaines. L'éternelle notion du juste et de l'injuste, du bien et du mal, s'obscurcit dans les esprits: les uns, hébétés par l'épouvante et l'ignorance, subissent des maux inouïs avec une résignation dégradante, impie! les autres, se jetant comme vous dans une révolte légitime, mais impuissante parce qu'elle est partielle, sont en proie à je ne sais quel vertige furieux, sanglant, et mêlent les actes les plus généreux aux actes les plus déplorables… Votre vengeance est légitime, et elle engendre fatalement d'incalculables malheurs! Aujourd'hui, frappés par vous de terreur, quelques coeurs, jusqu'alors impitoyables, se montrent moins cruels envers leurs esclaves; mais demain? demain… vous serez loin et les bourreaux redoubleront de cruauté… Vous incendiez les demeures de ces conquérants barbares établis en Gaule par le massacre et le pillage; mais ces demeures écroulées dans les flammes, qui les rebâtira? nos frères esclaves! Vous partagez entre eux les dépouilles des seigneurs et des prélats enrichis par la rapine, l'exaction, la simonie; mais ces ressources précaires, dites, combien durent-elles pour nos frères esclaves? quelques jours à peine; puis la misère pèsera plus atroce encore sur ces malheureux! Ces coffres vidés par vous, charitablement je le sais, qui devra les remplir? nos frères esclaves, par de nouveaux et écrasants labeurs! Et que de larmes! que de sang versé! que de ruines!..

» – Oui, des larmes! des ruines! du sang! – crièrent plusieurs voix. – Nos conquérants ne l'ont-ils pas fait couler à flots, le sang de notre race!.. Périsse le monde, et nous avec lui, et avec nous l'iniquité qui nous dévore!..

» – Périsse l'iniquité! oui, périsse l'esclavage! oui, périssent la misère, l'ignorance!.. Oui, oui! demandez à Ronan, mon frère, je ne lui disais pas un jour: Comme toi, j'ai horreur de la conquête barbare; comme toi, j'ai horreur de l'asservissement; comme toi, j'ai horreur de l'ignorance funeste où de faux prêtres de Jésus tiennent leurs semblables; comme toi, j'ai horreur de la dégradation de notre Gaule bien-aimée… Mais pour vaincre à jamais la barbarie, l'ignorance, la misère, l'esclavage, il faut les combattre, le moment venu, par la civilisation, par le savoir, par la vertu, par le travail, par le réveil de l'antique patriotisme gaulois, non pas mort, mais engourdi au fond de tant de coeurs!

» – Ermite notre ami, comment pouvons-nous combattre nos ennemis autrement que par les armes? Le pouvons-nous, hommes errants, loups que nous sommes?

» – Je vous l'ai dit: vos représailles sont légitimes; la violence appelle la violence! l'oppression, la révolte! mais la révolte, rendue toujours nécessaire par l'aveugle iniquité des oppresseurs, n'est qu'un moyen terrible d'atteindre à ce but divin: le bonheur de l'humanité… La révolte déblaye le terrain, le travail, la vertu, la liberté le fécondent. Et pourtant, croyez-moi, mes amis, mes frères, croyez-moi! l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements populaires n'a pas encore sonné… Notre génération, comme celles qui l'ont précédée, a été façonnée par l'Église à subir les horreurs de la conquête avec une résignation impie, oui, impie! oui, sacrilége! Quoi! la rapine, le massacre, la tyrannie étrangère désolent, ravagent, oppriment notre pays! quoi! nos conquérants et leurs complices effrayent le monde de leurs forfaits! quoi! voir nos pères, nos mères, nos femmes, nos soeurs, nos enfants, subir les hontes, les tortures de l'esclavage, et au nom de l'éternelle justice humaine et divine, ne pas protester par la révolte contre ces iniquités épouvantables! Ah! cette soumission, plus criminelle encore qu'imbécile, outrage le ciel et les hommes… Mais, je vous l'ai dit, mes amis, pour que cette révolte porte ses fruits, il faut que, comme nos puissantes insurrections des temps passés, elle soit générale, et elle ne peut, elle ne pourra l'être ni aujourd'hui, ni demain… En doutez-vous? Voyez le petit nombre d'esclaves qui répondent à votre appel de liberté… Croyez-moi, je vous le répète… non, elle n'a pas sonné, l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements populaires… Cette heure, vous la devancez d'un siècle, et plus peut-être… Aussi, malgré votre courage, malgré vos succès récents, tôt ou tard vous serez anéantis, et, comme nos conquérants abhorrés, vous n'aurez laissé après vous que des ruines! Suivez au contraire mes avis, et vos frères trouveront dans votre exemple un utile enseignement pour l'avenir!