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Les mystères du peuple, Tome IV

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Cette lutte triomphante, aux abords de l'ergastule, s'était passée en moins de temps qu'il n'en faut pour la décrire; mais il restait fort à faire pour sortir de l'enceinte du burg. Il fallait gagner le pont, seule issue praticable à cause de Ronan, de Loysik et d'Odille, incapables de marcher. Pour atteindre le pont, on devait, après avoir pendant assez longtemps suivi le revers de l'enceinte sous les arbres de l'hippodrome, on devait traverser le terrain complétement découvert qui s'étendait en face des bâtiments en feu. Le vieux Karadeuk, sage, froid et prudent au conseil, fit faire halte à sa troupe sous les arbres où elle se trouvait alors à l'abri de tout regard ennemi, et il dit:

–Quitter le burg en bande, ce serait nous faire tuer jusqu'au dernier. Une partie des Franks, dans leur fureur, abandonnerait l'incendie pour nous exterminer; donc, en arrivant sur le terrain découvert qu'il nous faut parcourir, séparons-nous, et jetons-nous hardiment au milieu des Franks effarés, occupés à transporter ce qu'ils peuvent arracher aux flammes… Mêlons-nous à cette foule épouvantée, paraissons aussi occupés de quelque sauvetage, allant, venant, courant, nous sortirons de ce dangereux passage, et nous gagnerons isolément le pont, notre rendez-vous général…

–Mais, mon père, moi et Loysik, portés par ces bons esclaves, comment éviter que l'on nous remarque?

–Peu importe qu'on vous remarque; ces esclaves sembleront transporter deux hommes blessés par les décombres de l'incendie; vous cacherez seulement vos visages entre vos mains, et vous gémirez de votre mieux. Quant au Veneur, qui a prudemment dépouillé sa peau d'ours, il traversera la foule en courant, tenant la petite esclave entre ses bras, comme s'il venait d'arracher du milieu des flammes une jeune fille du gynécée; l'évêchesse va s'envelopper dans la casaque du Veneur, et au milieu du tumulte elle pourra passer inaperçue… Tout ceci est-il entendu, accepté?

–Oui, Karadeuk.

–Maintenant, mes bons Vagres, continuons notre marche jusqu'au bout de l'hippodrome; là, nous nous séparons… Notre rendez-vous est au pont!..

Les sages avis du père de Loysik et de Ronan furent de point en point exécutés.

Foi de Vagre et de Gaulois conquis, c'était un fier spectacle que ce vaste burg frank, dévoré par les flammes! À chaque instant les toits de chaume des étables et des granges s'effondraient avec fracas, en lançant vers le ciel étoilé d'immenses gerbes de flammes et d'étincelles; le vent du nord, frais et vif, poussait vers le sud les crêtes de ses grandes vagues de feu, ondoyant comme une mer au-dessus des bâtiments à demi écroulés. Au moment où Ronan, porté par les deux esclaves, passait devant la maison seigneuriale, construite presque entièrement en charpente et recouverte de planchettes de chêne, il vit la toiture embrasée, soutenue jusqu'alors par quelques grosses poutres carbonisées, s'abîmer avec le retentissement du tonnerre au milieu des assises et des pilastres de pierre volcanique, restés seuls debout, ainsi que quelques énormes poutres noires et fumantes, se profilant sur un rideau de feu. Aux lueurs de cette fournaise, on voyait briller les casques et les cuirasses des leudes de Chram, courant çà et là, ainsi que les gens de Neroweg, et s'efforçant de faire sortir des écuries embrasées, les chevaux et les mulets, chargés à la hâte; des hommes du comte, non moins effarés, apportaient sur leurs épaules, et jetaient loin du feu les objets qu'ils avaient pu arracher aux flammes, et retournaient aux bâtiments, afin de disputer d'autres débris à l'incendie. De bons esclaves, implorant le ciel, poussaient à grand'peine devant eux le bétail effarouché, ou tiraient en vain par le licou les chevaux cabrés d'épouvante; les plus dévots de ces captifs s'agenouillaient éperdus, se frappant la poitrine, et suppliaient le bienheureux évêque Cautin, que l'on ne voyait pas, de mettre un terme au désastre par un nouveau miracle.

Quel tumulte infernal!.. qu'il est doux à l'oreille d'un Gaulois qui se venge du féroce conquérant de son pays, d'un Gaulois qui se venge de l'implacable ennemi de sa race! Par les os de nos pères! la belle musique! hennissement des chevaux, beuglements des bestiaux, imprécations des Franks, cris des blessés que les décombres enflammés brûlaient ou écrasaient en croulant! Et quelle belle lumière éclairait ce tableau! lumière rouge, flamboyante, mais moins flamboyante encore que celle de cet immense incendie qui éclairait, il y a des siècles, la marche de l'aïeul de Ronan, Albinik le marin, allant, avec sa femme Méroë, de Vannes à Paimbeuf braver César dans son camp… Oui… qu'est-ce que le maigre incendie de ce burg frank, auprès de cet embrasement de vingt lieues, de cet océan de flammes, couvrant soudain ces contrées, la veille si florissantes, si fécondes, si populeuses, et ne laissant après lui que débris fumants et solitude désolée! «Ô liberté! que tu coûtes de larmes, de désastres et de sang!» disaient nos pères, ces fiers Gaulois des temps passés, en portant la torche au milieu de leurs villes, de leurs bourgs et de leurs villages… «Ô liberté! liberté sainte!.. nous nous ensevelirons avec toi sous les ruines fumantes de la Gaule; mais nous n'aurons pas vécu esclaves… et le pied d'un conquérant abhorré ne foulera que des cendres dans ces contrées dévastées!»

O nos pères! héroïques martyrs de l'indépendance! vous n'auriez pas, comme nous, Gaulois dégénérés, lâchement subi le joug de ces Franks, dont à peine nous brûlons, comme aujourd'hui, quelques burgs… Cela est peu; mais leurs complices seront frappés de terreur!.. Ils parlent d'enfer, ces pieux hommes! la Vagrerie sera sur terre leur enfer; les flammes, les grincements de dents n'y manqueront pas… Non, non! foi de Vagre! il est encore en Gaule quelques vaillants hommes, ennemis acharnés de l'étranger! ceux-là, poursuivis, traqués, suppliciés, on les appelle Hommes errants, Loups, Têtes-de-loup… Mais ces loups, entre loups, se chérissent comme frères; car voici les deux fils du vieux Karadeuk, toujours portés sur les épaules des esclaves, comme la petite Odille entre les bras du Veneur, qui passent, ainsi que plusieurs Vagres et esclaves révoltés, le pont jeté sur le fossé, après avoir heureusement traversé, en s'y mêlant, la foule des Franks fourmillant autour de l'incendie. Le gardien du pont ayant crié à l'aide, on l'a envoyé, la tête la première, sonder la profondeur du fossé, et il a disparu dans la bourbe.

–Vite, passez tous! passez vite, – dit le vieux Karadeuk qui n'oublie rien. – Sommes-nous tous hors de l'enceinte du burg?

–Oui, tous! tous!

–Maintenant, tirons à nous ce pont; j'ai fait briser les chaînes qui l'attachaient de l'autre côté de l'enceinte; s'il prend envie aux Franks de nous poursuivre, nous aurons sur eux une grande avance; trouver de quoi construire un pont au milieu du tumulte et de l'épouvante où ils sont à cette heure, n'est point facile. Une fois en pleine forêt, au diable les Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule!..

–Bien dit, Karadeuk, voici le pont de notre côté.

–Ô mes fils! enfin sauvés!.. Ronan, Loysik!.. encore un embrassement, mes enfants.

–Par la joie sainte de ce père et de ses deux fils, belle évêchesse! tu es ma femme… je ne te quitterai qu'à la mort!

–Loysik, vous me disiez cette nuit dans la prison: «Fulvie, libre aujourd'hui, retrouvant le Veneur libre aussi, et vous offrant d'être sa femme que répondriez-vous?» Libre à cette heure, je te dis à toi, mon époux, – ajouta l'évêchesse en se retournant vers le Vagre: – Je serai femme dévouée, mère vaillante, tu peux me croire…

–Et toi, petite Odille, toi, qui n'as plus ni père ni mère, veux-tu de moi pour mari, pauvre enfant, si tu survis à ta blessure?

–Ronan, je serais morte, que l'espoir d'être votre femme à vous, si bon au pauvre monde, me ferait, il me semble, sortir du tombeau!..

Les Vagres et les esclaves révoltés se dirigent en hâte vers la forêt, Loysik et Ronan toujours portés sur les épaules de leurs compagnons. La petite Odille se prétend guérie de sa blessure depuis que Ronan, son ami, lui a promis de la prendre pour femme; elle se sent, dit-elle, de force à marcher; mais l'évêchesse n'y consent pas, et son Vagre, n'abandonnant pas son léger fardeau, continue de marcher près de Fulvie… Au bout de quelques pas, il entend deux Vagres et deux esclaves qui le suivaient à quelques pas, dire en soufflant et maugréant:

–Comme il est lourd, comme il est lourd…

–Si ce sanglier est trop pesant, relayez-vous pour le porter… Ah! ce n'est pas un léger et joli fardeau comme toi, Odille… passe ton petit bras autour de mon cou, tu seras ainsi plus à ton aise.

–De quel sanglier parles-tu donc, Veneur?

–Je parle, Ronan, de la part du butin de ton père, le vieux Karadeuk…

–Quel butin?.. Mais, par le diable! c'est un homme que nos compagnons portent là…

–Oui… c'est un homme bâillonné, garrotté… Nos camarades en ont leur charge; il se fait lourd…

–Et cet homme, dis, Veneur, quel est-il?

–Réjouis-toi, Ronan, c'est le comte!..

–Neroweg!

–Lui-même… dextrement enlevé tout à l'heure au milieu de ses leudes, par ton père et deux de nos camarades!

–Neroweg! en notre pouvoir… à nous, Karadeuk, Ronan et Loysik, descendants de Scanvoch! Ciel et terre! est-ce possible?.. Le comte Neroweg enlevé… je n'y puis croire!..

–Eh! vieux Karadeuk! viens donc de ce côté… Ronan ne peut croire encore à l'enlèvement du sanglier frank…

–Oui, mon fils; cet homme dont la tête est enveloppée d'une casaque, c'est Neroweg… c'est ma part du butin…

–C'est la tienne, Karadeuk… mais seulement nous te demandons, nous, anciens esclaves du comte, nous te demandons ses os et sa peau…

–Quel dommage de n'avoir pas aussi l'évêque… la fête serait complète…

–L'évêque Cautin est mort!..

 

–Belle évêchesse, tu serais veuve, si je n'étais ton mari.

–Cautin m'a fait beaucoup souffrir; mais, aussi vrai que je t'aime, mon Vagre, mon seul désir, à cette heure, est que sa mort n'ait pas été cruelle…

–Le Lion de Poitiers l'a tué.

–Mon père… cet évêque damné, vous l'avez vu mourir?

–Oui… frappé d'un coup d'épée, par le Lion de Poitiers… L'évêque fuyait l'un des bâtiments incendiés; le Lion de Poitiers le rencontrant face à face, lui a dit: «Tu m'as forcé de m'agenouiller devant toi, orgueilleux prélat… Je t'ai promis de me venger… je me venge… Meurs…»

–Sa fin est trop douce pour sa vie… Au diable l'évêque Cautin! il n'enterrera plus de vivants avec les morts… Et le comte, comment vous en êtes-vous emparé, mon père?

–Je vous suivais de l'oeil, toi et Loysik, portés par nos Vagres criant: «Place! place à des blessés que nous venons de retirer de dessous les décombres!» Tout en me mêlant, ainsi que trois des nôtres, à la foule éperdue, je me rapprochais peu à peu du pont; soudain, de loin, je vois accourir le comte, seul, et portant à grand'peine, entre ses bras, plusieurs gros sacs de peau remplis sans doute d'or ou d'argent, se dirigeant vers une citerne abandonnée. Neroweg était seul, et en ce moment assez éloigné du lieu de l'incendie; la pensée me vient de m'emparer de lui; moi et deux des nôtres nous nous glissons en rampant derrière des abrisseaux qui ombrageaient la citerne, au fond de laquelle le comte venait de jeter plusieurs de ses sacs, craignant sans doute qu'à travers le tumulte ils lui fussent volés, il comptait les retrouver plus tard dans cette cachette; nous tombons trois sur lui à l'improviste, il est terrassé, je lui mets les genoux sur la poitrine et la main sur la bouche pour l'empêcher de crier à l'aide… un des nôtres se dépouille de sa casaque, en enveloppe la tête de Neroweg, les autres lui lient les mains et les pieds avec leur ceinture, après quoi nos Vagres ayant ramassé les sacs restants, nous enlevons le seigneur comte… Le pont était voisin… et voici ma capture… ma part du butin à moi…

–Elle est lourde; aurons-nous loin encore à la porter, Karadeuk?

–On ne peut plus d'ici entendre au burg les cris du comte… débarrassez-le de la casaque qui lui enveloppe la tête.

–C'est fait.

–Comte Neroweg, tes mains resteront garrottées, mais tes jambes seront libres… Veux-tu marcher jusqu'à la lisière de la forêt? sinon l'on t'y portera comme on t'a porté jusqu'ici!..

–Vous allez m'égorger là!

–Veux-tu nous suivre, oui ou non?

–Marchons, bateleur maudit! vous verrez qu'un noble frank va d'un pas ferme à la mort! chiens gaulois, race d'esclaves!

On arrive à la lisière de la forêt, alors que l'aube naissait; elle est hâtive au mois de juin; au loin, l'on aperçoit, luttant contre les premières clartés du jour, une lueur immense; ce sont les ruines du burg encore embrasées.

Ronan et l'ermite laboureur sont déposés sur l'herbe; la petite Odille est assise à leurs côtés. L'évêchesse s'agenouille près de l'enfant pour visiter sa blessure; les Vagres et les esclaves révoltés se rangent en cercle; le comte, toujours garrotté, l'air farouche, résolu, car ces barbares, féroces pillards et lâches dans leur vengeance, ont une bravoure sauvage, c'est à leurs ennemis de le dire; il jette sur les Vagres un regard intrépide; le vieux Karadeuk, vigoureux encore, semble rajeuni de vingt ans; la joie d'avoir sauvé ses fils et de tenir en son pouvoir un Neroweg, semble lui donner une vie nouvelle; son regard brille, sa joue est enflammée, il contemple le comte d'un oeil avide.

–Nous allons être vengés, – dit Ronan, – tu vas être vengée, petite Odille.

–Ronan, je ne demande pas pour moi de vengeance; dans la prison je disais au bon ermite laboureur: Si je redevenais libre, je ne rendrais pas le mal pour le mal: n'est-ce pas, Loysik?

–Oui, douce enfant… douce comme le pardon; mais ne craignez rien, notre père ne tuera pas cet homme désarmé.

–Il ne le tuera pas, mon frère? Si, de par le diable! notre père tuera ce Frank, aussi vrai qu'il nous a fait mettre tous deux à la torture, qu'il a accablé de coups cette enfant de quinze ans avant de la violenter… Sang et massacre! pas de pitié!

–Non, Ronan, notre père ne tuera pas un homme sans défense.

–Vous tardez beaucoup à m'égorger, chiens gaulois! qu'attendez-vous donc? Et toi, bateleur, chef de ces bandits! qu'as-tu à me regarder ainsi en silence?

–C'est qu'en te regardant ainsi, Neroweg, je songe au passé… je me souviens…

–De quoi te souviens-tu?

–De ton aïeul…

–Quel aïeul? mes aïeux sont nombreux.

–Neroweg, l'Aigle terrible

–Oh! c'était un grand chef… – reprit le Frank avec un accent d'orgueil farouche, – c'était un grand roi, un des plus vaillants guerriers de ma race vaillante! son nom est encore glorifié en Germanie!.. Puisse ma honte à moi, prisonnier de votre bande d'esclaves révoltés, être enfouie au fond de ma fosse… si vous me creusez une fosse…

–Écoute: il y a de cela plus de trois siècles; ton aïeul était chef d'une des hordes franques, rassemblées de l'autre côté du Rhin, et qui alors menaçaient la Gaule…

–Et nous l'avons conquise, cette Gaule! elle est notre terre aujourd'hui, et vous… vous êtes nos esclaves… race bâtarde!..

–Écoute encore: mon aïeul, soldat obscur, se nommait Scanvoch.

–Par ma chevelure! ces misérables savent les noms de leurs ancêtres ainsi que nous les savons, nous autres de race illustre! Mirff et Morff, mes deux limiers, que cet autre bandit déguisé en ours a mis à mort, Mirff et Morff connaissent leurs ancêtres, si tu connais les tiens!

–Mon aïeul Scanvoch fut lâchement mis à la torture par l'Aigle terrible, la veille d'une grande bataille du Rhin; le matin de ce combat, les soldats gaulois chantaient:

«Combien sont-ils, ces Franks?.. combien sont-ils donc, ces barbares?»

Le soir ils chantaient après leur victoire:

«Combien étaient-ils, ces Franks? combien étaient-ils donc ces barbares?..»

–Si cette fois les lâches Gaulois ont vaincu les Franks valeureux, ce fut par trahison…

–Donc, lors de cette grande bataille du Rhin, Scanvoch s'est battu contre ton aïeul. Ce fut, vois-tu, une lutte acharnée, non-seulement un combat de soldat à soldat, mais un combat de deux races fatalement ennemies! Scanvoch pressentait que la descendance de Neroweg serait funeste à la nôtre, et il voulait pour cela le tuer… Le sort des armes en a autrement décidé. Les pressentiments de mon aïeul ne l'ont pas trompé… Voici la seconde fois que nos deux familles se rencontrent à travers les âges… Tu as fait torturer mes deux fils; tu devais aujourd'hui les livrer au supplice…

–Assez, chien!.. Et pour empêcher ma noble race de mettre, dans l'avenir, le pied sur la gorge à ta race asservie, tu veux me tuer?

–Je veux te tuer… Ton frère a péri de ta main fratricide; ta famille sera éteinte en toi!..

Un éclair de joie sinistre illumina les yeux du Frank; il répondit:

–Tue-moi…

–Ôtez-lui ses liens…

–C'est fait, Karadeuk; mais nous le tenons, et nos mains valent les liens qui le garrottaient.

–Je propose, moi, qu'il soit, avant sa mort, mis à la torture, ainsi qu'il nous y faisait mettre au burg, nous autres esclaves…

–Oui, oui… à la torture! à la torture!..

–Et après, coupé en quatre quartiers.

–Haché à coups de hache!

–Mes Vagres! cet homme est à moi… c'est ma part du butin!

–Il est à toi, vieux Karadeuk…

–Laissez-le libre.

–Tu le veux?

–Laissez-le libre; mais formez autour de lui un cercle qu'il ne puisse franchir…

–Voici un cercle de pointes d'épées, de fer, de piques et de tranchants de faux qu'il ne franchira pas…

–Un prêtre! – s'écria soudain le comte avec un accent d'angoisse mortelle, – un prêtre! je ne veux pas mourir sans un prêtre! j'irais en enfer… Toi qui es assis là-bas, ermite laboureur, le saint évêque Cautin, mon patron, te traitait de renégat; mais enfin comme moine tu es toujours un peu prêtre, toi… veux-tu m'assister? et me promettre que je n'irai pas en enfer, mais en paradis?.. Ces chiens, tes compagnons, m'ont volé mes colliers d'or et les sacs que je n'avais pas jetés dans la citerne; il ne me reste que cet anneau d'or… je te le donne… mais promets-moi, sur ton salut, le paradis…

–Mon père! – s'écria Loysik, – mon père! vous ne tuerez pas ainsi cet homme…

–Je ne vous demande pas grâce de la vie, chiens d'esclaves! je saurai mourir; mais je ne veux pas aller en enfer, moi! Ô mon bon patron! bienheureux évêque Cautin, où es-tu? où es-tu? Fais un nouveau miracle… envoie-moi un prêtre!..

–En attendant le miracle, comte Neroweg, prends cette hache.

–Quoi, Karadeuk, tu l'armes?

–Prends cette hache, comte Neroweg; j'ai la mienne, défends-toi.

–Mon père! il est fort comme un taureau sauvage; il est jeune encore et vous êtes vieux!

–Mon père! au nom de vos deux fils que vous avez sauvés, renoncez à ce combat…

–Mes enfants, ne craignez rien; cette hache ne pèse pas à mon bras… J'ai foi dans mon courage; j'éteindrai en ce Frank la race des Neroweg.

–Oh! être là, incapable de bouger… ne pouvoir me battre à ta place, ô mon père!

–Mes fils, c'est aux vieux à mourir… aux jeunes de vivre… Neroweg, défends-toi…

–Moi, de race illustre, me battre contre un gueux! un Vagre! un esclave révolté! non…

–Tu refuses?..

–Oui, chien bâtard… égorge-moi si tu veux…

–Mes Vagres, qu'on le saisisse, et tondez-le comme un esclave: le tranchant d'un poignard vaudra, pour ceci, les ciseaux.

–Moi, tondu comme un vil esclave! moi, Neroweg, subir un tel outrage! moi, tondu!..

–La femme de ton glorieux roi Clovis aimait mieux voir ses petits-fils morts que tondus… je sais cela… Oui, vous autres nobles Franks, vous tenez, comme vos rois chevelus, à votre chevelure, signe d'antique et illustre race; donc, Neroweg, défends-toi, ou tu seras tondu…

–Moi, tondu!.. Cette hache! cette hache!..

–La voici, comte… Et vous, mes bons Vagres, élargissez le cercle!..

–Ermite laboureur, veux-tu me promettre, si ce combat me met en danger de mort, de m'envoyer en paradis? je te donnerai mon anneau…

–Si tu es en danger mortel, Neroweg, je te dirai des paroles qui te feront, je l'espère, envisager fermement la mort.

–Ce n'est pas la mort que je crains, chien! c'est le paradis que je veux…

–Crois-nous, Karadeuk, ce lâche a moins peur de l'enfer que de ta hache… Coupons-lui cette crinière, qui ressemble à la queue d'un cheval de montagne… Allons, tondons le comte… le seigneur frank sera tondu…

Neroweg, furieux, se précipita sur le vieux Vagre, le combat s'engagea, terrible, acharné. Loysik, Ronan, l'évêchesse et la petite Odille, pâles, tremblants, suivaient la lutte d'un oeil alarmé; elle ne fut pas longue, la lutte… Le vieux Vagre l'avait dit, la hache ne pesait point à son bras vigoureux, mais elle pesa fort au front de Neroweg, qui, sanglant, roula sur l'herbe, frappé d'un coup mortel…

–Meurs donc! – s'écria Karadeuk avec une joie triomphante; – la race de l'Aigle terrible ne poursuivra plus la race de Joel… Meurs donc, comte Neroweg!

–Hi! hi!.. j'ai un fils de ma seconde femme à Soissons… et ma femme Godégisèle est enceinte, chien gaulois! – murmura le Frank avec un éclat de rire sardonique. – Ma race n'est pas éteinte… j'espère qu'elle retrouvera plus d'une fois la tienne pour l'écraser…

Puis il ajouta d'une voix affaiblie, épouvantée:

–Ermite laboureur, donne-moi le paradis… bon patron, évêque Cautin, aie pitié de moi… Oh! l'enfer! l'enfer! les diables!.. j'ai peur… l'enfer!..

Et Neroweg expira, la face contractée par une terreur diabolique. Son dernier regard s'arrêta sur les ruines de son burg fumant au loin sur la colline.

Les leudes du comte s'apercevant de sa disparition, durent le croire enseveli sous les décombres du burg, ou enlevé… S'ils l'ont cherché au dehors, ces fidèles, ils auront trouvé le corps du comte vers la lisière de la forêt, mort, la tête fendue d'un coup de hache, étendu au pied d'un arbre dont on avait enlevé la première écorce et sur lequel étaient ces mots tracés avec la pointe d'un poignard:

«Karadeuk le Vagre, descendant du Gaulois Joel, le brenn de la tribu de Karnak, a tué ce COMTE frank, descendant de Neroweg l'Aigle terrible… Vive la vieille Gaule!…»

Ici finit le récit de Ronan le Vagre, fils de Karadeuk le Bagaude, Karadeuk, mon frère à moi, Kervan, fils aîné de Jocelyn, et petit-fils d'Araïm. À cette histoire, j'ai ajouté les lignes suivantes, ce soir, jour du départ de mon neveu Ronan, qui retourne près des siens, en Bourgogne, après deux jours passés dans notre maison, toujours située non loin des pierres sacrées de la forêt de Karnak. Mon neveu Ronan m'ayant confié ses pensées durant son séjour ici, j'ai pu, en ce qui le touche, écrire, ainsi qu'il aurait écrit lui-même.

 

À propos de la forme nouvelle adoptée par lui dans ses récits, Ronan m'a dit, non sans raison:

«-Le voeu de notre aïeul Joel, en demandant à ceux de sa descendance d'ajouter tour à tour à notre légende l'histoire de leur vie, a été de perpétuer d'âge en âge dans notre famille l'amour de la Gaule et la haine de la domination étrangère. Nos aïeux, jusqu'ici, ont raconté leurs aventures sous forme de mémoires; moi, j'ai agi différemment; mais la même pensée patriotique qui inspirait nos aïeux m'a inspiré; tous les faits cités par moi sont vrais, et les scènes auxquelles je n'ai pas assisté m'ont été racontées par des gens qui ont été acteurs dans ces événements. Il en a été ainsi, entre autres faits, de l'entrevue secrète de Neroweg et de Chram au burg du comte, dans la chambre des trésors. Chram rapporta cet entretien à Spatachair, l'un de ses favoris; un esclave entendit ce récit; et plus tard, après l'incendie du burg, cet esclave s'étant joint à nous pour courir la Vagrerie jusqu'en Bourgogne, c'est de lui que j'ai tenu ces détails. Peu importe donc la forme de ces légendes, pourvu que le fond soit vrai; il nous faut, avant tout, donner à notre descendance un tableau très-réel des temps où chacune de nos générations a vécu et vivra, le tout dit avec sincérité. Ces enseignements, transmis de siècle en siècle à notre race, rempliront ainsi le voeu suprême de notre aïeul Joel.»

Moi, Kervan, je dis comme mon neveu Ronan le Vagre: Peu importe la forme de ces récits, pourvu qu'ils reproduisent fidèlement les temps où nous vivons. Je compléterai donc, ainsi qu'il suit, et jusqu'à aujourd'hui, l'histoire de mon frère Karadeuk et de ses deux fils, Ronan et Loysik.