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Les mystères du peuple, Tome IV

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L'amant de la belle évêchesse se mit à califourchon sur le bâton qu'il prit entre ses pattes de devant, et, toujours conduit à la chaîne par Karadeuk, il commença de chevaucher avec une grotesque lourdeur autour de la salle, au milieu des rires bruyants de l'assistance.

Le vieux Vagre le guidait, se disant:

–Tout à l'heure j'ai failli me trahir en entendant ce roi frank parler du courage de notre race bretonne, mon coeur battait d'orgueil à briser ma poitrine… et puis je pensais à mon bon vieux aïeul Araïm, qui jadis m'appelait son favori! Je pensais à mon père Jocelyn, à ma mère Madalèn… morts sans doute au pays que j'ai quitté depuis quarante ans et plus… et où vivent peut-être encore mon frère Kervan et ma tant douce soeur Roselyk… Alors, malgré moi les larmes me sont venues aux yeux… Ô mes fils! ô Ronan! Loysik! me voici près de vous… Mais comment faire pour vous sauver! Hésus! Hésus! inspire-moi!..

Le veneur chevauchait toujours à califourchon sur son bâton; encouragé par le joyeux accueil des Franks; se souvenant de ses succès d'autrefois lors des nuits des kalendes de janvier, il se livrait à de monstrueuses gambades qui délectaient ces épais Teutons et portaient leur hilarité jusqu'à la pamoison; le comte surtout, les deux mains sur son ventre, riait, riait à faire crever sa belle dalmatique de drap d'argent. Soudain, sans s'interrompre de rire, il dit à Chram:

–Roi, veux-tu te divertir davantage encore? Hi… hi…

–Achève, comte… Te voilà rouge à étouffer… tu souffles comme un boeuf…

–C'est que… mon projet… hi… hi…

–Quel projet?

–J'ai, pour chasser le loup et le sanglier, des limiers énormes et très-féroces… Nous allons enchaîner l'ours à l'un des poteaux de cette salle… hi… hi…

–Et lancer contre lui quelques-uns de tes chiens?..

–Oui, Chram… hi… hi…

–Vive le comte Neroweg! Si je suis fils de roi, il est, lui, le roi des idées plaisantes… vite, vite, des chiens! plus ils seront mordants et féroces, plus le divertissement sera complet.

–Oui, oui, – crièrent les Franks avec des trépignements joyeux, – les chiens… les chiens…

–Eh! mon veneur Gondulf! vite, mon veneur Gondulf!..

–Seigneur comte, me voici…

–Amène ici Mirff et Morff… s'ils laissent à l'ours un lambeau de peau et de chair sur les os, je veux, hi… hi… que cette coupe de vin me serve de poison.

–Seigneur, je cours au chenil; je reviens à l'instant avec Mirff et avec Morff.

En entendant la proposition du comte, universellement reçue avec acclamations, l'amant de l'évêchesse, qui, fidèle à son rôle, s'en allait toujours chevauchant sur son bâton autour de la table, avait soudain interrompu ses gambades, tout prêt à exprimer par des gestes compromettants son refus de s'offrir aux crocs de Mirff et de Morff; heureusement Karadeuk, grâce à une légère secousse donnée à la chaîne, rappela le Vagre à la prudence, et celui-ci continua ses gambades de l'air le plus indifférent du monde; mais bientôt son conducteur, le tenant toujours enchaîné, se jeta suppliant aux pieds de Neroweg, lui disant:

–Seigneur comte, clarissime seigneur!..

–Que veux-tu?

–Mon ours est mon gagne-pain… vous allez le faire étrangler…

–Et moi, hi… hi… est-ce que je ne m'expose pas à voir… les deux meilleurs chiens de ma meute déchirés… à coups de griffes… puisque tu dis ton ours féroce?

–Seigneur, vos chiens ne vous font pas vivre! et mon ours est mon gagne-pain…

–Oserais-tu résister à ma volonté?

–Ô grand prince! – reprit Karadeuk toujours agenouillé en se tournant vers Chram, – un pauvre vieillard s'adresse à votre gloire; un mot de vous à ce clarissime seigneur, qui vous respecte comme fils de son roi, et il renonce à son projet… Je vous le jure par mon salut! les autres tours de mon ours vous divertiront cent fois davantage que ce combat sanglant qui va me priver de mon gagne-pain…

–Allons, relève-toi… je ne t'empêcherai pas de gagner ton pain…

–Grâces vous soient rendues, grand roi! mon ours est sauvé.

Les paroles de Chram soulevèrent de violents murmures parmi les leudes du comte; non-seulement ils se voyaient privés d'un spectacle réjouissant pour eux, mais ils se croyaient de nouveau rabaissés dans la personne de leur patron.

–Chram n'est pas roi dans ce burg, dis-lui donc cela, Neroweg, – s'écria Sigefrid, l'un des provocateurs de la dispute à peine étouffée au moment de l'entrée de Karadeuk et de son ours. – Non, le roi Chram ne peut, par caprice, nous priver d'un divertissement qu'il te plaît de nous donner, Neroweg, et dont il nous plaît de jouir.

–Non, non, – ajoutèrent à haute voix les autres guerriers du comte, – nous voulons voir étrangler l'ours… Les chiens! les chiens!.. Neroweg seul ordonne ici…

–Oui, et au diable le roi! – s'écria Sigefrid, – au diable Chram, s'il s'oppose à nos plaisirs!

–Il n'y a que des brutes campagnardes qui envoient au diable leur hôte… lorsqu'il est fils de leur roi, – reprit le Lion de Poitiers d'un air menaçant. – Sont-ce là les exemples de courtoisie que tu donnes à tes hommes? Neroweg, je le crois en voyant ton majordome se hâter à cette heure, à peine le festin terminé, d'emporter ta vaisselle d'or et d'argent, de peur sans doute que nous la dérobions?

–Mes fils! mes chers fils en Christ! allez-vous recommencer à quereller? La paix, mes fils… au nom du ciel paix entre vous!

–Évêque, tu as raison de prêcher la paix; mais ces braves leudes, qui me croient opposé à leur divertissement, ne m'ont pas compris; je t'ai dit, bateleur, que je ne voulais pas te priver de ton gagne-pain.

–Grâces donc vous soient rendues, roi.

–Un instant, combien vaut ton ours?

–Il est pour moi sans prix.

–Quel que soit son prix, je te le payerai s'il est étranglé.

Cet accommodement, accueilli par les acclamations des Franks, apaisa la nouvelle querelle près de s'engager entre eux; mais Karadeuk, toujours à genoux, s'écria:

–Grand roi, aucun prix ne remplacerait pour moi mon ours; de grâce renoncez à votre projet.

–Les chiens… ah! voici les chiens…

–De ma vie je n'ai vu pareils molosses! – dit Chram. – Comte, si toute ta meute est ainsi appareillée, elle peut rivaliser avec la mienne, que je croyais, foi de roi, sans égale!

–Quels reins! quelles pattes énormes! Hein, Chram? ah! si tu entendais leur voix! les beuglements d'un taureau sont comme le chant du rossignol auprès de leurs aboiements quand ils sont aux trousses d'un loup ou d'un sanglier!

–Je gage que l'un d'eux suffit à étrangler l'ours, aussi vrai que je m'appelle Spatachair.

–Allons, l'ours à un poteau, bateleur! et commençons… je te l'ai dit, si ta bête est étranglée, je la paye.

–Illustre roi, ayez pitié d'un pauvre homme.

–Assez, assez… enchaînez l'ours au poteau, et finissons…

–Seigneur évêque, au nom de votre main bénie, que vous m'avez donnée à baiser, soyez charitable envers ce pauvre animal…

–Est-il donc un chrétien pour que je lui sois charitable? Ah! bateleur! bateleur! si tu ne t'étais montré un pieux homme, je prendrais cette prière pour un outrage…

Insister plus longtemps, c'était tout perdre. Karadeuk le comprit, et s'adressant de nouveau à Chram:

–Glorieux roi, que votre volonté soit faite; permettez-moi seulement un dernier mot.

–Hâte-toi…

–Ce spectacle ne sera qu'une boucherie, mon ours étant enchaîné ne pourra se défendre.

–Veux-tu pas, vieil idiot, qu'on le déchaîne pour qu'il nous dévore…

–Non, roi, mais si vous désirez un divertissement qui dure quelque temps, du moins égalisez les forces; permettez-moi d'armer mon ours de ce bâton!

–N'a-t-il pas ses ongles?

–Pour plus de prudence, je les lui ai limés… Voyez plutôt comme ils sont émoussés…

–Je te crois sur parole… Soit, il aura pour arme un bâton… et tu crois qu'il saura s'en servir?

–Hélas! la peur d'être dévoré le forcera bien de se défendre comme il pourra, et de votre vie vous n'aurez vu pareil spectacle…

–Et toi, Neroweg? – dit Sigefrid, plus qu'aucun autre leude chatouilleux sur la dignité du comte, – accordes-tu que l'ours ait un bâton? car enfin, seul, tu as le droit de dire ici: Je veux.

–Oui, oui, j'accorde le bâton… je trouve, hi, hi, hi… que cet ours bâtonnant contre des chiens sera un spectacle réjouissant… pourtant j'aurais fort aimé, hi, hi, hi, à voir étrangler l'animal par Mirff et par Morff; mais cela aurait fini trop tôt. Allons, esclaves sonneurs de trompe; et vous, esclaves batteurs de tambour, sonnez et tambourinez à tout rompre, ou je ferai tambouriner sur votre échine! et vous, esclaves porte-flambeaux, approchez-vous tous du cercle que l'on va former! Haut vos torches, afin d'éclairer le combat… Allons, battez, tambours! sonnez, trompes de chasse! pour exciter les chiens.

–Au poteau, l'ours, au poteau!

Karadeuk conduisit l'amant de l'évêchesse à l'une des extrémités de la salle, l'enchaîna à l'une des poutres de la colonnade, et lui remettant le gros bâton noueux sur lequel il avait chevauché, il lui dit:

–Allons, mon pauvre Mont-Dore, courage, défends-toi de ton mieux, puisque tel est le divertissement de ces nobles seigneurs.

Un grand cercle se forma, éclairé par les esclaves porte-flambeaux. Au premier rang se trouvaient le roi Chram et ses favoris, le comte, l'évêque et plusieurs leudes; les autres assistants montèrent sur la table… Au centre du cercle, le Vagre-ours, revêtu de sa casaque, qu'on lui avait heureusement laissée, conservait un sang-froid intrépide; il s'était naïvement assis sur son train de derrière, comme un ours qui ne s'attend point à mal, tenant nonchalamment son bâton entre ses pattes de devant, et le quittant parfois pour se gratter prestement avec des mouvements d'un gracieux et naturel abandon. Soudain les trompes de chasse, les tambours redoublèrent leur vacarme assourdissant; Gondulf, le veneur du comte, entra dans le cercle, tenant en laisse deux limiers monstrueux; de leur cou énorme tombait, jusque sur leur large poitrail, un fanon pareil à celui des taureaux; leurs yeux, caves, sanglants, étaient à demi cachés par leurs longues oreilles pendantes; le noir, le fauve et le blanc nuançaient leur poil rude, qui se hérissa droit sur leur dos lorsqu'ils aperçurent l'ours; faisant entendre alors des aboiements formidables, d'un élan furieux ils brisèrent la laisse que Gondulf tenait encore, et en deux bonds ils se précipitèrent sur l'amant de l'évêchesse.

 

–Hardi, Mirff! hardi, Morff! – cria le comte en battant des mains, – hardi! à la curée, mes farouches! ne lui laissez pas un morceau de chair sur les os!..

–À moins d'un prodige de force et d'adresse, mon compagnon va être mis en pièces, notre ruse découverte, et la dernière chance de salut pour mes fils perdue… Alors je poignarde le comte et le roi! – se dit Karadeuk, et en pensant cela, il cherchait sous sa saie le manche de son poignard, et le tint serré dans sa main, prêt à agir.

Le Vagre-ours, à l'aspect des chiens, continua son rôle avec présence d'esprit, bravoure et dextérité; il fit un mouvement de surprise; puis s'acculant au poteau, il s'apprêta, le bâton haut, à repousser l'attaque des chiens: au moment où Mirff s'élançait le premier pour le saisir au ventre, le Veneur lui asséna sur la tête un si furieux coup de bâton, qu'il se brisa en trois morceaux, et Mirff tomba comme foudroyé en poussant un hurlement terrible.

–Malédiction! – s'écria le comte, – un limier qui m'avait coûté trois sous d'or (BB)! Oh là! que l'on m'éventre cet ours enragé à coups d'épieu!

Les imprécations du comte furent couvertes par les acclamations frénétiques des assistants, qui, plus désintéressés que Neroweg dans le combat, applaudissaient la vaillance de l'ours, et attendaient avec une curieuse anxiété l'issue de la lutte. Le Vagre-ours, désarmé, était aux prises, corps à corps, avec l'autre molosse, qui, au moment où le bâton s'était brisé, avait, de ses crocs formidables, saisi son adversaire à la cuisse, le renversant sous ce choc impétueux. Le sang du compagnon de Karadeuk coulait avec abondance et rougissait le sol et la feuillée dont il était jonché. L'ours et le chien roulèrent deux fois sur eux-mêmes; alors, pesant de tout le poids de son corps sur son ennemi, qui, comme Deber-Trud, ne démordait pas, le Vagre l'étouffa d'abord à demi, puis l'acheva en lui serrant si violemment la gorge entre ses mains vigoureuses, qu'il l'étrangla. Pendant cette lutte doublement terrible, car non-seulement la morsure du molosse avait traversé la cuisse du Vagre et lui causait une douleur atroce, mais il risquait d'être massacré, ainsi que Karadeuk, s'il se trahissait, l'amant de l'évêchesse, fidèle à son rôle ursin, ne poussa d'autre cri que quelques sourds grognements; puis, le combat terminé, le digne animal s'accroupit au pied du poteau, entre les cadavres des deux chiens et ramassé sur lui-même, la tête entre ses pattes, il parut lécher sa plaie saignante, tandis que Chram, ses favoris et plusieurs leudes du comte acclamaient à grands cris le triomphe de l'ours.

–Hélas! hélas! – murmurait le vieux Karadeuk en se rapprochant de son compagnon, – mon ours est blessé mortellement peut-être… J'ai perdu mon gagne-pain.

–Des épieux! des haches! – criait le comte écumant de fureur, – que l'on achève ce féroce animal, qui vient de tuer Mirff et Morff, les deux meilleurs chiens de ma meute… Par l'aigle terrible! mon aïeul, que cet ours damné soit mis en morceaux à l'instant même… M'entends-tu, Gondulf? – ajouta-t-il en s'adressant à son veneur en trépignant de rage; – prends un de ces épieux de chasse accrochés à la muraille… et à mort l'ours, à mort!..

Gondulf courut s'armer d'un épieu, tandis que Karadeuk, tendant les mains vers Chram, s'écriait:

–Grand roi! mon seul espoir est en toi… Je te demande merci, je me mets sous ta protection et sous celle de ta suite royale, redoutable et invincible à la guerre! Oh! valeureux guerriers! aussi terribles au combat que généreux après la victoire, vous ne voudrez pas la mort de ce pauvre animal, qui, vainqueur, mais blessé dans la lutte, s'est battu sans traîtrise… Non, non, à l'exemple de votre glorieux roi, votre honneur courtois et raffiné s'indignerait d'une brutale lâcheté, même commise à l'égard d'un pauvre animal… Oh! guerriers, non moins brillants par l'armure et la grâce militaire que foudroyants par la valeur… je me mets à merci sous la protection de votre roi… il demandera la vie de l'ours au seigneur comte, qui ne peut rien refuser à de si nobles hôtes que vous!

Le Frank est vaniteux; son orgueil se plaît aux louanges les plus exagérées. Karadeuk le savait, il espérait aussi en s'adressant seulement à la truste royale raviver entre elle et les leudes du comte les dernières querelles à peine calmées. Ses paroles furent favorablement accueillies par les guerriers de Chram; et celui-ci, s'approchant de Neroweg, lui dit:

–Comte, nous tous ici, tes hôtes, nous te demandons la grâce de ce courageux animal, et cela au nom de notre vieille coutume germanique, selon laquelle, tu le sais, la demande d'un hôte est toujours accordée.

–Roi, quoi qu'en dise la coutume, je vengerai la mort de Mirff et de Morff, qui à eux deux me coûtaient six sous d'or… Gondulf, des épieux, des haches, que cet ours soit mis en quartiers sur l'heure!..

–Comte, ce pauvre bateleur s'est mis à ma merci… je ne peux l'abandonner.

–Chram, que tu protèges ou non ce vieux bandit, je vengerai la mort de Mirff et de Morff…

–Écoute, Neroweg, j'ai une meute qui vaut la tienne… tu l'as vue chasser dans la forêt de Margevol… tu enverras ton veneur à ma villa; il choisira six de mes plus beaux chiens pour remplacer ceux que tu regrettes…

–Je n'ai que faire de tes chiens… j'ai dit que je vengerais la mort de Mirff et de Morff! – s'écria le comte en grinçant des dents de fureur; – je vengerai la mort de Mirff et de Morff! Gondulf, aux épieux! aux épieux!..

–Sauvage campagnard! tu manques à tous les devoirs de l'hospitalité en refusant la demande du fils de ton roi, – dit le Lion de Poitiers à Neroweg, – de même que tu nous as outragés, nous, tes hôtes, en empêchant ta femme d'assister au festin et en faisant enlever ta vaisselle avant la fin du repas… Tu es donc plus ours que cet ours, que tu ne tueras pas… je te le défends… car le bateleur s'est mis sous la protection de Chram et de nous autres, ses hommes…

–Compagnons! – s'écria Sigefrid, – laisserons-nous insulter plus longtemps celui dont nous sommes les compagnons et les fidèles?

–Les entendez-vous, ces brutes rustiques? – dit l'un des guerriers de Chram. – Les voici encore à aboyer sans oser mordre.

–Moi, Neroweg, roi dans mon burg, comme le roi dans son royaume, je tuerai cet ours! et si tu dis un mot de plus, toi qu'on appelle Lion, je t'abats à mes pieds, effronté renard de palais!..

–Une injure! à moi… sanglier boueux! – s'écria le Gaulois renégat, pâle de colère, en tirant son épée d'une main et de l'autre saisissant le comte au collet de sa dalmatique. – Tu veux donc que ta gorge serve de fourreau à cette lame?..

–Ah! double larron! tu veux m'arracher mes colliers d'or! – s'écria Neroweg, ne pensant qu'à défendre ses bijoux, et croyant, au geste de son adversaire, que celui-ci le voulait voler. – J'ai donc eu raison de mettre ma vaisselle à l'abri de vos griffes à tous…

–Ainsi, nous sommes tous des larrons… Aux épées! hommes de la truste royale! aux armes! vengeons notre honneur! écharpons ces rustauds!..

–Ah! chiens bâtards! – cria Neroweg, séparé du Lion de Poitiers par Sigefrid, qui s'était jeté entre eux, – vous parlez d'épées… en voici une, et de bonne trempe; tu vas l'éprouver, luxurieux blasphémateur, toi qui n'as du lion que le nom… À moi, mes leudes! on a porté la main sur votre compagnon de guerre!..

–Neroweg! – s'écria Chram en s'interposant encore; car son favori, débarrassé de Sigefrid, revenait l'épée haute vers le comte. – Êtes-vous fous de vous quereller ainsi?.. Lion, je t'ordonne de rengaîner cette épée…

–Oh! béni sois-tu, grand Saint-Martin! de me donner l'occasion de châtier ce sacrilège, qui a eu l'audace de lever sa houssine sur mon saint patron l'évêque, et qui, depuis son entrée dans le burg, ne cesse de me railler! – s'écria le comte, sourd aux paroles de Chram, et tâchant de rejoindre son adversaire dont il venait encore d'être séparé au milieu du tumulte croissant.

–Enfants! défendons Neroweg! – s'écria Sigefrid; – l'occasion est bonne pour montrer enfin à ces fanfarons que nos vieilles épées rouillées valent mieux que leurs épées de parade. Aux armes! aux armes!..

–Et nous aussi, aux armes! Finissons-en avec ces dogues de basse-cour!

–Ils se croient forts parce qu'ils sont dans leur niche.

–Défendons le favori du roi Chram, notre roi!

–Mes chers fils en Dieu! – criait l'évêque, tâchant de dominer le tumulte et le vacarme croissant à chaque instant, – je vous ordonne de remettre vos glaives dans le fourreau! c'est affliger le Seigneur que de combattre pour de futiles querelles…

–Mes amis! – criait de son côté Chram, sans pouvoir être entendu, – c'est folie, stupidité, de s'entr'égorger ainsi… Imnachair! Spatachair! mettez donc le holà… apaisez nos hommes… et toi, Neroweg, calme les tiens au lieu de les exciter.

Vaines paroles… Et d'ailleurs Neroweg ne les pouvait entendre… Un flot de la foule tumultueuse l'avait éloigné de nouveau du Lion de Poitiers, qu'il appelait et cherchait avec des cris de rage. Les guerriers de Chram et ceux du comte, après s'être injuriés, provoqués, menacés, de la voix et du geste, se rapprochant de plus en plus les uns des autres, se joignirent… Au premier coup porté, la mêlée s'engagea insensée, furieuse, ivre, et d'autant plus terrible, que les esclaves, porteurs des flambeaux, qui seuls éclairaient la salle, craignant d'être tués dans la bagarre, se sauvèrent au moment du combat, les uns, jetant à leurs pieds leurs torches, qui s'éteignirent sur le sol; les autres, fuyant au dehors, éperdus, tenant à la main leurs flambeaux allumés… Au bout de peu d'instants, la salle du festin étant privée de ces vivants luminaires, la lutte continua au milieu des ténèbres avec un aveugle acharnement.

Et Karadeuk? et l'amant de la belle évêchesse? étaient-ils donc restés au milieu de cette tuerie, eux? Oh! non point! mieux avisé l'on est en Vagrerie… Le vieux Karadeuk, après avoir habilement jeté son brandon de discorde entre la truste royale et les leudes du comte, vit bientôt se rallumer la rivalité courroucée de ces barbares, déjà deux fois à peine apaisée; de sorte qu'ils l'oublièrent bientôt, lui et son ours. Aussi, lorsque tous les coeurs furent enflammés de fureur, le tumulte arrivant à son comble, le vieux Vagre dit tout bas à son compagnon:

–Ta blessure t'empêche-t-elle de marcher et d'agir?

–Non.

–As-tu ton poignard?

–Oui, dans un pli de ma casaque.

–Ne me quitte pas de l'oeil et imite-moi.

A ce moment la mêlée s'engageait… Déjà plusieurs des porte-flambeaux laissaient, par leur fuite ou par l'abandon de leurs torches, la salle du festin dans une obscurité presque complète. Karadeuk, suivi du Veneur, se jeta sous la table massive ébranlée, mais non renversée durant le combat, car elle était, contre l'usage habituel des Franks, fixée dans le sol. Ainsi, un moment à l'abri, le vieux Vagre déboucla le collier de l'amant de l'évêchesse; puis, tous deux, continuant de ramper sous la table, guidés par la dernière lueur de quelques torches à demi éteintes sur le sol, se dirigèrent vers une des portes de la salle du festin, porte que le flot des combattants laissait libre, et s'élancèrent au dehors. Presque aussitôt ils se trouvèrent en face de deux esclaves, qui, ayant fui par une autre issue, couraient éperdus, leurs torches à la main. Chacun des Vagres prend un esclave à la gorge et lui met un poignard sur la poitrine.

–Éteins ta torche, – dit Karadeuk, – et conduis-moi à l'ergastule, ou tu es mort…

–Donne-moi ta torche, – dit l'amant de l'évêchesse, – et conduis-moi aux granges, ou tu es mort…

Les esclaves obéissent, les deux Vagres se séparent: l'un court aux granges, l'autre à l'ergastule.

Les prisonniers de l'ergastule se sont, autant que possible, rapprochés des barreaux; la petite Odille, endormie sur les genoux de l'évêchesse, s'est en sursaut réveillée, disant:

–Ronan, qu'y a-t-il donc? vient-on déjà nous chercher pour le supplice?

–Non, petite Odille; nous sommes à peine à la moitié de la nuit. Mais je ne sais ce qui se passe au burg; tous les Franks qui nous gardaient ont abandonné les dehors de notre prison pour accompagner un des leurs, qui est venu les chercher; puis, tous sont partis en courant et en agitant leurs armes.

 

–Ronan, mon frère, prête l'oreille dans la direction de la maison seigneuriale… il me semble entendre un bruit étrange…

–Silence! faisons silence…

–Ce sont des cris tumultueux… l'on dirait qu'on entend le choc des armes…

–Loysik! les débris de ma troupe, joints à d'autres Vagres, attaqueraient-ils le burg?.. Ô mon frère! délivrance!.. liberté!.. vengeance!..

–Voyez-vous, Ronan, je ne me trompais pas… vos Vagres, qui vous aiment tant, viennent vous délivrer.

–Folle espérance, comme en ont seuls les prisonniers, pauvre enfant! Et puis, il faudrait donc que ces braves compagnons m'emportassent, moi et mon frère, sur leurs épaules… nous ne saurions faire un pas.

–Le feu! le feu!..

–Le feu est au burg!

–Voyez-vous cette grande lueur? elle monte vers le ciel!

–Incendie et bataille! ce sont mes Vagres!

–Le feu! encore le feu! là-bas… plus loin!..

–L'incendie doit être aux deux bouts des bâtiments.

–Le tumulte augmente… Entendez-vous crier: au feu!.. au feu!..

–L'embrasement grandit… voyez, voyez… devant notre souterrain; il fait maintenant clair comme en plein jour…

–Quelles flammes!.. elles s'élancent maintenant par-dessus les arbres…

–Un homme accourt…

–Mon père!..

–Loysik! Ronan! ô mes fils!

–Vous, mon père… ici…

–Cette grille, comment s'ouvre-t-elle?

–De votre côté… une grosse serrure…

–La clef, la clef!..

–Les Franks l'auront emportée…

–Malheur! cette grille est énorme!.. Ronan, Loysik! vous tous qui êtes là, joignez-vous à moi pour forcer ces barreaux…

–Nous ne pouvons bouger, mon père… la torture nous a brisés!

–Oh! des forces! des forces!.. Voir là mes deux fils!.. il faut les sauver pourtant…

–Mon père, tu n'ébranleras jamais cette grille!.. donne-nous ta main à travers les barreaux, que nous la baisions, et ne songe plus qu'à fuir… du moins nous t'aurons revu…

–Quelqu'un accourt!

–Un ours!

–À moi, Veneur! à moi, mon hardi garçon!.. délivrons mes fils!..

–Ma belle évêchesse, es-tu là? voici ma tête à bas… me reconnais-tu?

–Mon Vagre, c'est toi! oh! tu m'aimes!..

–Un baiser à travers la grille? il doublera mes forces, mon adorée.

–Tiens… tiens… et sauve cette enfant! sauve-nous!..

–Tes lèvres ont pressé les miennes… Maintenant, mon évêchesse, je porterais le monde sur mes épaules… À nous deux, Karadeuk… renversons cette grille!

–Veneur, vous êtes tous deux seuls ici, toi et mon père?

–Tous deux seuls, Ronan…

Et joignant ses efforts à ceux du vieux Vagre pour renverser la grille, le veneur ajouta:

–J'ai mis le feu aux quatre coins du burg: étables, écuries, granges, tout flambe à plaisir!.. La maison du comte, pleine de Franks qui s'égorgent, et bâtie en charpente, commence à brûler au milieu de cet incendie, comme un fagot dans un four ardent… Malédiction! impossible d'ébranler cette grille!.. Il faudrait des leviers…

–Sauve-toi, mon Vagre! je mourrai avec la douce pensée de ton amour… Oh! dites, Loysik, d'un pareil amour ai-je encore à rougir?

–Fuyez, mon père!

–Sauve-toi, brave Veneur… tu t'es montré bon Vagre jusqu'à la fin… Moi, Ronan, je te le dis: Sauve-toi…

–Ô mes fils! avant de tomber sous la hache des Franks, je mourrai de rage de ne pouvoir vous délivrer…

–Mon Vagre, tu veux donc que les Franks te massacrent là devant moi!..

–Belle évêchesse, je te serrerai dans mes bras à travers la grille, et je ne saurai pas seulement si ces Franks me tuent…

–Dis, mon Vagre, en ce moment suprême, tu me prends pour ta femme devant Dieu?

–Oui, devant Dieu, devant les hommes, devant les débris du monde et du ciel… s'ils écroulaient! je mourrai là, à tes pieds, radieux de mourir là!..

–Loysik, vous l'entendez?

–Fulvie, cet amour est maintenant sacré…

–Ô Loysik! merci de vos paroles… je suis heureuse!

–Mais cette clef, cette clef… elle est cachée quelque part peut-être… Ô mes fils!..

–Foi de Veneur, cela brûle comme un feu de paille… Oh! si de loin nos bons Vagres pouvaient voir à temps cet incendie, notre signal convenu…

–Vous n'êtes pas seuls?

–Une douzaine des nôtres, bien armés, doivent être à la lisière de la forêt, ou rôder, en vrais loups, autour des fossés.

–Malheur! ces fossés sont infranchissables!

–Allons, un dernier effort, vieux Karadeuk; les Franks qui gardaient l'ergastule ne pensent maintenant qu'à éteindre le feu, creusons la terre sous la grille avec nos poignards, avec nos ongles.

–Les Franks!.. les voilà… ils reviennent, ils accourent…

–On voit là-bas briller leurs armes aux lueurs du feu.

–Mon père, plus d'espoir! vous êtes perdu!

–Sang et mort! perdu… et nous là, brisés, incapables de vous défendre!

–Mon Vagre, une dernière fois, je t'en conjure! sauve-toi… Tu refuses… viens donc là, tout près, entre mes bras… passe les tiens à travers cette grille… viens, mon époux… Ah! maintenant que nos âmes s'exhalent dans un dernier baiser!..

Une vingtaine d'hommes de pied et quelques leudes accouraient en armes vers l'ergastule; un des leudes disait:

–Une partie de ces chiens d'esclaves profite de l'incendie pour se révolter; ils parlent de venir délivrer ce chef des Vagres et les prisonniers… Vite, vite, mettons-les tous à mort… ensuite nous exterminerons les esclaves… La clef de la grille, la clef?..

–La voilà…

Au moment où Sigefrid prenait la clef, il aperçut Karadeuk et s'écria:

–Le bateleur ici! Que fais-tu là, vieux vagabond?

–Noble leude, mon ours, effrayé par le feu, m'avait échappé; je cours après lui… Il est, je crois, tapis là, près la grille, dans un coin… Hélas! quel malheur que cet incendie!

–Sigefrid, la grille est ouverte, – dit un des Franks. – Commençons-nous par tuer les hommes ou les femmes?

–Moi, je commence par tuer les hommes! – s'écria Karadeuk en plantant son poignard au milieu de la poitrine de Sigefrid, duquel il s'était rapproché tout en lui répondant, et qui, la grille ouverte, entrait la hache à la main dans l'ergastule: le vieux Vagre s'y élança pour mourir, s'il le fallait, auprès de ses deux fils.

–Que dis-tu de ma griffe? – dit à son tour le Veneur en poignardant un autre Frank, et courant à l'évêchesse.

–Vagrerie! Vagrerie!.. – À nous, bons esclaves!.. – À nous, révoltez-vous!.. – Crièrent des voix tumultueuses et lointaines qui venaient non du côté des bâtiments en feu, mais de l'espace qui séparait l'ergastule du fossé d'enceinte. Puis, se rapprochant de plus en plus, les voix répétèrent: – Vagrerie! Vagrerie!.. – Mort aux Franks! – Liberté aux esclaves! – Vive la vieille Gaule!

–Les Vagres! – s'écrièrent les Franks abasourdis, stupéfaits de la mort des deux leudes. – Les Vagres!.. ils sortent donc de l'enfer!..

–À moi! – cria Ronan d'une voix tonnante, – à moi, mes Vagres!..

C'étaient notre douzaine de bons Vagres, qui, attirés par les clartés de l'incendie, signal convenu, avaient traversé le fossé; mais comment? Ce fossé n'était-il point rempli d'une vase tellement profonde, qu'un homme devait s'y engloutir s'il tentait de le traverser? Certes; mais nos bons Vagres, depuis la tombée de la nuit, rôdant là comme des loups autour d'une bergerie, l'avaient sondé, ce fossé; après quoi, ces judicieux garçons allèrent abattre à coups de hache, non loin de là, deux grands frênes droits comme des flèches, les dépouillèrent ensuite de leurs branches flexibles, dont ils lièrent solidement les deux troncs d'arbres bout à bout. Jetant alors sur la largeur du fossé, non loin de l'ergastule, ce long et frêle madrier, lestes, adroits comme des chats, ils avaient, l'un après l'autre, rampé sur ces troncs arbres, afin d'atteindre le revers de l'enceinte. Deux Vagres, dans cet aérien et périlleux passage, tombèrent et disparurent au fond de la vase: c'étaient le gros Dent-de-Loup et Florent le rhéteur… Que leurs noms vivent et soient bénis et redits en Vagrerie… Leurs compagnons, arrivant de l'autre côté du fossé, rencontrèrent, courant à l'ergastule pour délivrer les prisonniers, une trentaine d'esclaves révoltés, armés de bâtons, de fourches et de faux. Les Vagres se joignirent à eux, à l'exception des gens de pied et des leudes. Revenus à la prison pour mettre à mort les condamnés, les guerriers de Chram et ceux de Neroweg, après s'être battus au milieu des ténèbres dans la salle du festin, oubliant leur querelle, et laissant les morts et les blessés sur le lieu du combat, ne songèrent qu'à courir au feu: les hommes du comte, pour éteindre l'incendie; les hommes de Chram, pour sauver les chevaux ou les bagages de leur maître, et les retirer des écuries à demi embrasées… Les Franks, accourus à l'ergastule, étaient une vingtaine au plus; ils furent entourés et massacrés par les Vagres de Ronan et par les esclaves, après une résistance enragée. Pas un des Franks n'échappa, non, pas un! c'était urgent et prudent: un seul de ces conquérants de la vieille Gaule aurait pu aller, à cinq cents pas de là, avertir les leudes de ce qui se passait à la prison… Deux esclaves chargèrent Ronan sur leurs épaules, deux autres enlevèrent Loysik, et, à la demande de son évêchesse, le Veneur emporta dans ses bras vigoureux, comme on emporte un enfant au berceau, la petite Odille, trop faible pour pouvoir marcher. Le vieux Karadeuk suivait ses deux fils qu'il couvait des yeux.