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Czytaj książkę: «Paris», strona 13

Czcionka:

D'un geste large, au delà du jardin du Luxembourg, François indiquait les institutions, les lycées, les Ecoles supérieures, les Facultés de droit et de médecine, l'Institut avec ses cinq Académies, les bibliothèques et les musées sans nombre, tout ce domaine du travail intellectuel, qui occupe un vaste champ de Paris immense. Et Pierre, ému, ébranlé dans sa négation, crut entendre en effet monter des classes, des amphithéâtres, des laboratoires, des salles de lecture, des simples chambres d'étude, le grand murmure sourd du travail de toutes ces intelligences en branle. Ce n'était pas la trépidation saccadée, essoufflée, la clameur grondante des usines ouvrières, où le travail manuel peine et s'irrite. Mais, ici, le soupir était aussi las, l'effort aussi meurtrier, la fatigue aussi féconde. Etait-ce donc vrai que la jeunesse intellectuelle était toujours dans sa forge silencieuse, ne renonçant à aucune espérance, n'abandonnant aucune conquête, forgeant la vérité et la justice de demain, en pleine liberté d'esprit, avec les marteaux invincibles de l'observation et de l'expérience?

François venait de lever les yeux, pour regarder l'heure, à l'horloge du Palais.

– Je vais à Montmartre, m'accompagnez-vous un bout de chemin?

Pierre accepta, surtout lorsque le jeune homme eut ajouté qu'il passerait par le Musée du Louvre, où il voulait prendre son frère Antoine. Sous le clair après-midi, les salles du Musée de peinture, presque vides, avaient un calme tiède et noble, lorsqu'on y arrivait du fracas et de la bousculade des rues. Il n'y avait guère là que les copistes, travaillant dans un profond silence, que troublaient seuls les pas errants de quelques étrangers. Et ils trouvèrent Antoine au bout de la salle des Primitifs, très absorbé, dessinant une académie d'après Mantegna, avec un soin scrupuleux, une sorte de dévotion. Ce qui le passionnait, chez ces Primitifs, ce n'était pas le mysticisme, l'envolement d'idéal, que la mode veut y voir; c'était au contraire, et très justement, une sincérité de réalistes ingénus, leur respect et leur modestie devant la nature, la loyauté minutieuse qu'ils mettaient à la traduire le plus fidèlement possible. Pendant des journées d'acharné travail, il venait là les copier, les étudier, pour apprendre d'eux la sévérité, la probité du dessin, tout le haut caractère qu'ils doivent à leur candeur d'honnêtes artistes.

Pierre fut frappé de la pure flamme que cette séance de bon travail avait mise dans les pâles yeux bleus d'Antoine. Cette face de colosse blond, noyée habituellement de douceur et de rêve, en était comme échauffée, enfiévrée; et le grand front, en forme de tour, qu'il devait à son père, prenait son entière expression de citadelle, armée pour la conquête de la vérité et de la beauté. A dix-huit ans, son histoire était toute là: un dégoût, en troisième, des études classiques; une passion du dessin, qui avait décidé son père à lui laisser quitter le lycée, où il ne faisait rien de bon; puis, des journées passées à se chercher, à dégager en lui l'originalité profonde, dont l'impérieuse conscience venait de parler si haut. Il avait essayé de la gravure sur cuivre, de l'eau-forte. Mais il en était bien vite venu à la gravure sur bois, et il s'y était fixé, malgré le discrédit où elle tombait, avilie par les procédés industriels. N'était-ce pas tout un art à restaurer, à élargir? Lui, rêvait de graver sur bois ses propres dessins, d'être le cerveau qui enfantait et la main qui exécutait, de façon à obtenir des effets nouveaux, d'une grande intensité de vision et d'accent. Pour obéir à son père, qui exigeait de ses fils un métier, il gagnait son pain comme tous les graveurs, en exécutant des bois pour des publications illustrées. Mais, à côté de ces travaux courants, il avait déjà fait quelques planches d'une extraordinaire sensation de puissance et de vie, des réalités copiées, des scènes de l'existence quotidienne, mais accentuées, élargies par le trait essentiel, avec une maîtrise vraiment stupéfiante chez un si jeune garçon.

– Est-ce que tu veux graver ça? lui demanda François, pendant qu'il remettait la copie du Mantegna dans son carton.

– Oh! non, ce n'est là qu'un bain d'innocence, une bonne leçon pour apprendre à être modeste et sincère… La vie est trop différente aujourd'hui.

Et, dans la rue, comme Pierre s'oubliait avec les deux jeunes gens, jusqu'à les accompagner à Montmartre, pris pour eux d'une sympathie grandissante, Antoine, qui marchait près de lui, s'abandonna, parla de son rêve d'art, gagné sans doute lui aussi par des affinités secrètes de tendresse et de dévouement.

– La couleur, certes, est une puissance, un charme souverain, et l'on peut dire que, sans elle, il n'y a pus d'évocation complète. Pourtant, c'est singulier, elle ne m'est pas indispensable. Il me semble que je puis, avec le noir et le blanc, recréer la vie aussi intense, aussi définitive; et je m'imagine même que je le ferai d'une façon plus sévère, plus essentielle, en dehors de la duperie fugitive, de la caresse trompeuse des tons… Mais quelle tâche! Voyez ce grand Paris que nous traversons. Je voudrais en fixer l'heure actuelle en quelques scènes, en quelques types, qui puissent rester comme d'immortels témoignages. Et cela, très exactement, très naïvement, car l'accent d'éternité n'est que dans la simple candeur de l'artiste, très humble et très croyant devant la nature toujours belle. J'ai déjà quelques figures, je vous les montrerai… Ah! si j'osais attaquer le bois directement avec le burin, sans me refroidir à le dessiner d'abord! Je n'indique d'ailleurs au crayon que l'ébauche, le burin peut ensuite avoir des trouvailles, des énergies et des finesses inattendues. Et c'est ce qui fait que le dessinateur et le graveur en moi ne font qu'un, à ce point que, seul, je puis exécuter mes bois, dont les dessins gravés par un autre seraient sans vie… La vie, elle naît aussi bien des doigts que du cerveau, lorsqu'on est un créateur d'êtres.

Puis, quand ils furent tous les trois au bas de Montmartre, et que Pierre parla de prendre le tramway, pour rentrer à Neuilly, Antoine, enfiévré de passion, lui demanda s'il connaissait le sculpteur Jahan, qui avait là-haut des travaux, pour le Sacré-Cœur. Et, sur une réponse négative:

– Montez donc un instant, c'est un garçon de grand avenir. Vous verrez la maquette d'un ange qu'on lui a refusée.

François, lui aussi, se mit à faire l'éloge de cet ange, ce qui décida le prêtre. En haut, parmi les baraquements, que la construction de la basilique nécessitait, Jahan avait pu installer un atelier vitré dans un hangar, assez vaste pour y exécuter l'ange colossal qui lui était commandé. Les trois visiteurs le trouvèrent, vêtu d'une blouse, surveillant le travail de deux praticiens, en train de dégrossir le bloc de pierre, d'où l'ange allait naître. C'était un fort garçon de trente-six ans, très brun et barbu, ayant une grande bouche de santé et de beaux yeux brillants. Il était né à Paris, il avait passé par l'Ecole, mais avec une fougue de tempérament, qui lui attirait de continuels ennuis.

– Ah! oui, vous venez voir mon ange, celui dont l'archevêché n'a pas voulu… Tenez, le voilà!

La figure, haute d'un mètre, et dont l'argile séchait déjà, avait un envolement superbe, ses deux grandes ailes déployées, enflées d'un désir éperdu d'infini. Le corps, nu, drapé à peine, était d'un éphèbe, mince et robuste, à la tête noyée d'allégresse, comme emporté dans le ravissement du plein ciel.

– Ils l'ont trouvé trop humain, mon ange. Et, ma foi! ils avaient raison… Un ange, c'est tout ce qu'il y a de plus difficile à concevoir. On hésite même sur le sexe, est-ce garçon ou fille? Puis, quand la foi manque, on est bien forcé de prendre le premier modèle venu et de le copier, en l'abîmant… Moi, en faisant celui-ci, je tâchais de m'imaginer un bel enfant, à qui des ailes pousseraient, et que l'ivresse du vol emporterait dans la joie du soleil… Ça les a bousculés, ils ont voulu quelque chose de plus religieux, et alors j'ai fait cette saleté-là. Il faut bien vivre.

De la main, il avait désigné l'autre maquette, celle dont les praticiens commençaient l'exécution, un ange correct aux ailes d'oie symétriques, avec le corps ni fille ni garçon, la tête poncive, exprimant l'extase niaise que la tradition impose.

– Que voulez-vous? reprit-il, tout cet art religieux est tombé à la banalité la plus écœurante. On ne croit plus, on bâtit des églises comme des casernes, on les décore de bons Dieux et de bonnes Vierges à faire pleurer. C'est que le génie n'est que la floraison du sol social, le grand artiste ne peut flamber que de la foi de son époque… Ainsi moi, je suis petit-fils d'un paysan beauceron, j'ai grandi chez mon père, venu à Paris pour s'établir marbrier, en haut de la rue de la Roquette. J'ai commencé par être ouvrier, toute mon enfance s'est passée parmi le peuple, sur le pavé des rues, sans que jamais l'idée me vienne de mettre les pieds dans une église… Alors, quoi? que va devenir l'art dans un temps qui ne croit plus à Dieu ni même à la beauté? Il faut bien aller à la foi nouvelle, et c'est la foi à la vie, au travail, à la fécondité, à tout ce qui besogne et enfante…

Il s'interrompit brusquement, pour s'écrier:

– Dites donc, ma figure de la Fécondité, j'y ai travaillé de nouveau, j'en suis assez content… Venez donc voir ça.

Et il voulut absolument les mener à son atelier personnel, qu'il avait près de là, en dessous de la petite maison de Guillaume. On y entrait par la rue du Calvaire, cette rue qui n'est qu'un escalier interminable, d'une raideur d'échelle. La porte s'ouvrait sur un des petits paliers, et en haut de quelques marches, on se trouvait dans une vaste pièce, largement éclairée par un vitrage, encombrée de maquettes, de plâtres, d'ébauches, de figures, tout un débordement solide et puissant. Debout sur une selle, la figure en train, la Fécondité était enveloppée de linges humides. Quand il l'eut débarrassée, elle apparut avec ses fortes hanches, son ventre d'où devait naître un monde nouveau, sa gorge d'épouse et de mère gonflée du lait nourrisseur et rédempteur.

– Hein? cria-t-il avec un rire heureux, je crois que le poupon de celle-là sera un gaillard moins efflanqué que les pâles esthètes d'aujourd'hui, et qui n'aura pas peur à son tour de faire des enfants!

Mais, pendant qu'Antoine et François admiraient, Pierre était surtout intéressé par une jeune fille, qui leur avait ouvert la porte de l'atelier, et qui venait de se rasseoir, d'un air de lassitude, devant une petite table, où elle lisait un livre. C'était Lise, la sœur de Jahan. Elle avait vingt ans de moins que lui, seize ans à peine, et elle vivait là, avec son grand frère, depuis la mort de leurs parents. Fluette, d'une santé débile, elle avait le plus doux des visages, encadré de cheveux cendrés délicieux, d'une légèreté de fine poussière d'or pâli. Presque infirme, les jambes prises, elle marchait difficilement; et l'intelligence, chez elle, semblait aussi en retard, restée simple, d'une grande naïveté enfantine. Son frère en avait eu d'abord une tristesse profonde. Puis, il s'était habitué à son innocence, à sa langueur. Très occupé, toujours frémissant, débordant de projets nouveaux, il la négligeait forcément, la laissait vivre autour de lui, à sa guise, ainsi qu'une gamine restée en bas âge, familière et caressante.

Pierre avait remarqué de quel élan fraternel Lise avait accueilli Antoine. Et, tout de suite, il vit celui-ci, lorsqu'il eut félicité Jahan de sa Fécondité, venir s'asseoir près de la jeune fille, pour s'occuper d'elle, la questionner, voir le livre qu'elle lisait. Depuis six mois, le plus pur, le plus tendre des liens s'était noué entre eux. Lui, du jardin de la maison de son père, là-haut, place du Tertre, l'apercevait, plongeait par le large vitrage dans cet atelier où elle passait son existence de fille innocente. Et il s'était d'abord intéressé à elle, en la voyant toujours seule, presque abandonnée; puis, la connaissance faite, ravi de la trouver si simple, si charmante, il avait conçu passionnément le dessein de l'éveillera l'intelligence, à la vie, en l'aimant, en étant l'esprit, le cœur qui fécondent. Alors, ce que son frère n'avait pu être pour elle, il le fut, dans le besoin de plante frêle où elle était de soins délicats, de soleil et d'amour. Déjà il avait réussi à lui apprendre à lire, besogne qui avait rebuté toutes les institutrices. Elle l'écoutait, le comprenait. Ses beaux yeux clairs, dans son visage irrégulier, s'animaient peu à peu d'une flamme heureuse. C'était le miracle de l'amour, la création de la femme, au souffle de l'amant jeune, donnant son être. Sans doute, elle restait bien chancelante, d'une si pauvre santé, qu'on tremblait toujours de la voir s'en aller en un léger soupir; et elle ne marchait certes pas encore, les jambes trop faibles. Mais elle n'était tout de même plus la petite sauvage, la petite fleur souffrante du printemps dernier.

Jahan, qui était dans l'émerveillement du miracle commencé, s'approcha des jeunes gens.

– Hein? votre élève vous fait honneur. Vous savez qu'elle lit très couramment, et elle comprend très bien les beaux livres que vous lui apportez… N'est-ce pas, Lise, que, le soir, maintenant, tu me fais la lecture?

Elle leva ses yeux candides, elle regarda Antoine avec un sourire d'infinie reconnaissance.

– Oh! tout ce qu'il voudra bien m'apprendre, je le saurai, je le ferai.

Tous rirent doucement, et comme les trois visiteurs partaient enfin, François s'arrêta devant une maquette qui s'était fendue, en séchant.

– Un projet avorté, dit le sculpteur. Je voulais faire une Charité, une commande pour une Œuvre. Et j'ai eu beau chercher, ce que j'ai trouvé était si banal, que j'ai laissé s'abîmer la terre… Pourtant, je vais voir, il faut que je tâche de reprendre ça.

Dehors, Pierre eut l'idée de remonter jusqu'à la basilique du Sacré-Cœur, avec l'espoir d'y rencontrer l'abbé Rose. Alors, lui et les deux frères firent le tour par la rue Gabrielle, se retrouvèrent dans les pentes, dans les étages de la rue Chappe, qu'ils gravirent. Et, comme ils arrivaient en haut, devant l'église, dressant sa forêt d'échafaudages sous le ciel clair, ils rencontrèrent Thomas, qui revenait de l'usine par la rue Lamarck, où il était allé donner un ordre à un fondeur.

– Ah! je suis content, s'écria-t-il dans une expansion qui le faisait rayonner, lui si discret, si muet d'habitude. Je crois que je vais trouver, pour notre petit moteur… Dites au père que ça va bien et qu'il guérisse vite!

D'un mouvement brusque, d'un même élan, à ce cri de Thomas, ses deux frères, François et Antoine, s'étaient serrés contre lui, étroitement. Et ils étaient là tous les trois, réunis en un groupe vaillant, n'ayant plus qu'un cœur, qui battait d'une seule joie, à l'idée que le père serait réjoui, qu'une bonne nouvelle, envoyée par eux, allait aider à le remettre debout. Pierre, qui maintenant les connaissait, et qui commençait à les aimer, les jugeant à leur haut prix, fut émerveillé de ces trois colosses si tendres, d'une ressemblance si frappante, tout d'un coup rapprochés, unis de la sorte en une phalange héroïque, dès que s'embrasait leur amour filial.

– Dites-lui, n'est-ce pas? que nous l'attendons, et qu'au premier signe, nous serions près de lui.

Tous trois serrèrent vigoureusement la main du prêtre. Et, comme celui-ci les regardait s'éloigner, dans la direction de la petite maison dont il apercevait le jardin, par-dessus le mur de la rue Saint-Eleuthère, il crut distinguer une fine silhouette, un visage blanc égayé de soleil, sous le casque de cheveux noirs, Marie sans doute, en train de surveiller les pousses de ses lilas. Mais la lumière diffuse et ait si dorée, à cette heure du soir, que la vision s'y noyait et parut s'y perdre, dans une gloire. Et, les yeux éblouis, il tourna la tête, il ne vit plus, à l'autre bord du ciel, que la masse du Sacré-Cœur, crayeuse, écrasante, ainsi regardée de près, bouchant ce coin de l'horizon, de son énormité toute neuve.

Pierre était resté debout, immobile à la même place, agité des sentiments, des réflexions les plus contraires, dans un tel trouble, qu'il lui était impossible de lire clairement en lui. Maintenant, il s'était tourné vers la ville. Paris immense se déroulait à ses pieds, un Paris limpide et léger, sous la clarté rose de cette soirée de printemps précoce. La mer sans fin des toitures se découpait avec une netteté singulière, qui aurait permis de compter les cheminées, les petits traits noirs des fenêtres, par millions. Dans l'air calme, les monuments semblaient des navires à l'ancre, une escadre arrêtée en sa marche, dont la haute mâture luisait à l'adieu du soleil. Et jamais Pierre encore n'avait mieux distingué les grandes divisions de cet océan humain: la ville du travail manuel, là-bas, à l'est et au nord, avec le ronflement et les fumées des usines; la ville de l'étude, de l'intellectuel labeur, si calme, d'une si large sérénité, au sud, de l'autre côté du fleuve; tandis que la passion du négoce était partout, montant des quartiers du centre, où se ruait la bousculade des foules, parmi le continuel fracas des roues; et que la ville des heureux, des puissants, en lutte pour la possession du pouvoir et de la richesse, déroulait à l'ouest son entassement de palais, dans l'incendie peu à peu sanglant de l'astre à son coucher.

Et Pierre, alors, du fond de sa négation, du néant où il était tombé par la perte de sa foi, sentit passer la délicieuse fraîcheur, la venue, confuse encore, d'une foi nouvelle. Il n'aurait pu en formuler même l'espoir. Mais, déjà, parmi les rudes ouvriers de l'usine, le travail manuel lui était apparu nécessaire et rédempteur, malgré la misère, l'abominable injustice où il aboutissait. Et voilà que la jeunesse intellectuelle dont il avait désespéré, cette génération de demain qu'il croyait gâtée, retournée à l'erreur, à la pourriture ancienne, venait de se révéler à lui, pleine de viriles promesses, résolue à continuer l'œuvre des aînés, en conquérant par l'unique science toute vérité et toute justice.

V

Il y avait un grand mois déjà que Guillaume s'était réfugié chez son frère, dans la petite maison de Neuilly. Presque guéri de sa blessure au poignet, il se levait depuis longtemps, passait des heures au jardin. Mais, malgré l'impatience où il était de retourner à Montmartre, pour y retrouver les siens et reprendre ses travaux, les nouvelles des journaux l'inquiétaient chaque matin, lui faisaient différer son retour. C'était toujours la même situation, s'éternisant: Salvat maintenant soupçonné, aperçu un soir aux Halles, puis perdu de nouveau par la police, toujours sous le coup d'une arrestation imminente. Et qu'adviendrait-il, parlerait-il, des perquisitions nouvelles seraient-elles faites?

Pendant huit jours, la presse ne s'était occupée que du poinçon trouvé sous le porche de l'hôtel Duvillard. Tous les reporters de Paris avaient visité l'usine Grandidier, questionné les ouvriers et le patron, donné des dessins. Certains allaient jusqu'à faire une enquête personnelle, pour mettre eux-mêmes la main sur le coupable. On plaisantait l'impuissance des policiers, et toute une passion s'était rallumée pour cette chasse à l'homme, les journaux débordaient des imaginations les plus saugrenues, dans un redoublement de terreur, car des bombes encore étaient annoncées, Paris devait sûrement sauter un beau matin. La Voix du Peuple inventait chaque jour un frisson nouveau, des lettres de menaces, des placards incendiaires, de vastes complots ténébreux. Et jamais pareille contagion, si sotte et si basse, n'avait soufflé la démence au travers d'une ville.

Dès son réveil, Guillaume attendait donc avec fièvre les journaux, frémissant chaque fois à l'idée qu'il allait apprendre l'arrestation de Salvat. La violente campagne qui s'y faisait, les inepties et les férocités qu'il y trouvait, le jetaient hors de lui, dans son attente énervée. On avait arrêté des suspects, au hasard du coup de filet, toute la tourbe soupçonnée d'anarchie, d'honnêtes ouvriers et des bandits, des illuminés et des fainéants, le plus extraordinaire pêle-mêle que le juge d'instruction Amadieu s'efforçait de transformer en une vaste association de malfaiteurs. Et Guillaume, un matin, avait même lu son nom, cité à propos d'une perquisition chez un journaliste révolutionnaire de grand talent, dont il était l'ami. Son cœur bondissait de révolte, mais n'était-il pas prudent de patienter encore, au fond de cette calme retraite de Neuilly, puisque, d'une heure à l'autre, la police pouvait envahir la petite maison de Montmartre, et l'y arrêter, si elle l'y trouvait?

Dans cette sourde angoisse continue, les deux frères, étroitement enfermés, menaient l'existence la plus solitaire et la plus douce. Pierre lui-même évitait maintenant de sortir, passait là ses journées. On était aux premiers jours de mars, un printemps hâtif donnait au petit jardin un charme jeune, d'une tiédeur délicieuse. Mais Guillaume, depuis qu'il avait quitté le lit, s'était installé surtout dans l'ancien laboratoire de leur père, transformé en vaste cabinet de travail. Tous les papiers, tous les livres de l'illustre chimiste s'y trouvaient encore, et le fils venait d'y découvrir des études commencées, toute une lecture passionnante, qui le retenait du matin au soir. A son insu, c'était grâce à ce travail qu'il supportait patiemment sa réclusion volontaire. Assis de l'autre côté de la grande table, Pierre lisait aussi le plus souvent; mais que de fois ses yeux se levaient du livre, se perdaient dans la rêverie sombre, dans le néant où il retombait toujours! Durant des heures, les deux frères demeuraient ainsi côte à côte, sans prononcer une parole, absorbés, noyés de silence. Pourtant, ils se savaient ensemble, ils en avaient la conscience attendrie, l'assurance heureuse et confiante. Parfois, leurs regards se rencontraient, ils échangeaient un sourire, ils n'éprouvaient pas le besoin de se dire autrement combien ils s'étaient remis à s'aimer. C'était l'ardente affection de jadis qui renaissait en eux, et toute cette maison de leur enfance, et leur père et leur mère qu'ils sentaient revivre dans l'air si calme qu'ils respiraient. La baie vitrée s'ouvrait sur le jardin, vers Paris, et ils ne sortaient de leurs lectures, de leurs longues songeries, brusquement inquiets parfois, que pour prêter l'oreille au grondement lointain, à la clameur plus haute de la grande ville.

Des fois aussi, ils s'interrompaient, s'étonnaient d'entendre un pas continu, au-dessus de leurs têtes. C'était Nicolas Barthès qui s'oubliait là, dans la chambre d'en haut, depuis que Théophile Morin l'avait amené, le soir de l'attentat, demandant asile. Il n'en descendait guère, se risquait à peine dans le jardin, de crainte, disait-il, qu'on ne l'aperçût et qu'on ne le reconnût, d'une maison lointaine, dont un bouquet d'arbres masquait les fenêtres. Cette hantise de la police pouvait faire sourire, chez le vieux conspirateur. Son pas, là-haut, de lion en cage, cette obstinée promenade de l'éternel prisonnier qui avait passé les deux tiers de sa vie au fond de tous les cachots de France, pour la liberté des autres, n'en ajoutait pas moins, dans la petite maison silencieuse, une mélancolie attendrissante, le rythme même de tout ce qu'on espérait de bon et de grand, de tout ce qui ne viendrait sans doute jamais.

Les visites étaient rares, qui tiraient les deux frères de leur solitude. Depuis que la blessure de Guillaume se cicatrisait, Bertheroy venait moins souvent. Le plus assidu restait Théophile Morin, dont le discret coup de sonnette, tous les deux jours, tintait le soir, à la même heure. Il avait pour Barthès le culte qu'on a pour un martyr, bien qu'il ne partageât pas ses idées. Il montait passer une heure près de lui, et sans doute l'un et l'autre parlaient peu, car pas un bruit ne sortait de la chambre. Lorsqu'il s'asseyait un instant dans le laboratoire, avec les deux frères, Pierre était frappé de son air de grande lassitude, les cheveux et la barbe d'un gris de cendre, la face éteinte, usée par le professorat. Et il ne voyait les yeux résignés se rallumer comme des braises, que lorsqu'il lui parlait de l'Italie. Un jour qu'il lui avait nommé Orlando Prada, le grand patriote, son compagnon de victoire, dans la légendaire expédition des Mille, il était resté stupéfait du brusque incendie d'enthousiasme qui faisait flamber son visage mort. Ce n'étaient que des éclairs, le vieux professeur bientôt reparaissait; et l'on ne retrouvait alors en lui que le compatriote et l'ami de Proudhon, devenu plus tard un disciple étroit d'Auguste Comte. De Proudhon, il gardait la révolte du pauvre contre le riche, le besoin d'une répartition équitable de la fortune. Mais les temps nouveaux l'effaraient, il ne pouvait aller, par doctrine et par tempérament, jusqu'au bout des moyens révolutionnaires. Comte lui avait ensuite donné des certitudes inébranlables dans l'ordre intellectuel, il s'en tenait à la logique, à la claire et décisive méthode du positivisme, hiérarchisant toutes les connaissances, rejetant les inutiles hypothèses métaphysiques, convaincu que par la science seule se résoudrait le problème humain, social et religieux. Seulement, dans sa modestie, dans sa résignation, cette foi restée solide n'allait pas sans une secrète amertume, car rien ne semblait marcher raisonnablement à son but, Comte lui-même avait fini par le plus trouble des mysticismes, les grands savants étaient pris de terreur devant la vérité, les barbares enfin menaçaient le monde d'une nuit nouvelle, ce qui le rendait presque réactionnaire en politique, résigné d'avance à la venue du dictateur qui remettrait un peu d'ordre, pour que l'instruction de l'humanité s'achevât.

Les autres visiteurs, parfois, étaient Bache et Janzen, qui arrivaient toujours ensemble, et la nuit seulement. Ils s'attardaient, certains soirs, dans le vaste cabinet de travail, à causer avec Guillaume, jusqu'à des deux heures du matin. Bache surtout, gras et paterne, ses petits yeux tendres à demi noyés dans la neige des cheveux et de la grande barbe, parlait d'une façon lente, onctueuse, interminable, dès qu'il exposait ses idées. Il ne faisait que saluer courtoisement Saint-Simon, l'initiateur, qui avait posé le premier la loi de la nécessité du travail, à chacun selon ses œuvres. Mais, lorsqu'il en venait à Fourier, sa voix s'attendrissait, il disait toute sa religion. Celui-ci était le vrai Messie attendu des temps modernes, le Sauveur dont le génie avait jeté la bonne semence du monde futur, en réglementant la société de demain, telle qu'elle s'établirait certainement. La loi d'harmonie était promulguée, les passions libérées enfin et sainement utilisées en allaient être les rouages, le travail rendu attrayant devenait la fonction même de la vie. Rien ne le décourageait: qu'une commune commençât à se transformer en phalanstère, le département entier suivrait bientôt, puis les départements voisins, puis la France. Il acceptait jusqu'à l'œuvre de Cabet, dont l'Icarie n'était point si sotte. Il rappelait la motion qu'il avait faite, en 1871, lorsqu'il siégeait à la Commune, pour que les idées de Fourier fussent appliquées à la République française; et il paraissait convaincu que les troupes de Versailles, en étouffant dans le sang l'idée communaliste, avaient retardé d'un demi-siècle le triomphe du communisme. Maintenant, quand on reparlait des tables tournantes, il affectait de rire, ce qui ne l'empêchait pas d'être demeuré au fond un spirite impénitent. Depuis qu'il était conseiller municipal, il flottait d'une secte socialiste à une autre, selon qu'elles se rapprochaient plus ou moins de sa foi ancienne. Et il était tout entier dans ce besoin de foi, dans ce tourment du divin, qui, après lui avoir fait chasser Dieu des églises, le lui faisait retrouver dans le pied d'un meuble.

Janzen, lui, était aussi muet que son ami Bache était bavard. Il ne lâchait que de courtes phrases, mais elles cinglaient comme des fouets, elles coupaient comme des sabres. Ses idées, ses théories en restaient un peu obscures, d'autant plus que sa difficulté à s'exprimer en français, reculait ce qu'il disait dans une sorte de brume. Il était de là-bas, très loin, Russe, Polonais, Autrichien, Allemand peut-être, on ne savait pas au juste, en tout cas un sans-patrie, promenant par-dessus les frontières son rêve de fraternité sanglante. Lorsque, très froid, sans un geste, avec sa face de Christ pâle et blond, il laissait tomber un de ses mots terribles, qui faisait place nette comme un coup de faux dans un pré, il n'en ressortait guère que la nécessité de raser ainsi les peuples pour ensemencer de nouveau la terre d'un peuple jeune et meilleur. A chaque opinion de Bache, le travail rendu agréable par des règlements de police, le phalanstère organisé ainsi qu'une caserne, la religion restaurée en un déisme panthéiste ou spirite, il haussait doucement les épaules. A quoi bon de tels enfantillages, des raccommodages hypocrites, lorsque la maison croulait et que le seul parti honnête était de la jeter à terre, pour reconstruire de toutes pièces, avec des matériaux neufs, la solide maison de demain? Sur la propagande par le fait; par les bombes, il se taisait, il avait un simple geste d'espoir infini. Il l'approuvait évidemment. Dans l'inconnu de son passé, la légende qui faisait de lui un des auteurs de l'attentat de Barcelone, mettait un éclat d'affreuse gloire. Un jour que Bache, en lui parlant de son ami Bergaz, ce vague coulissier, compromis déjà dans une affaire de vol, l'avait nettement traité de bandit, il s'était contenté de sourire, en disant, de son air tranquille, que le vol n'était qu'une restitution forcée. Et, chez cet homme instruit, affiné, dont la vie de mystère cachait peut-être des crimes, mais pas un acte d'improbité basse, on sentait un théoricien implacable, têtu, résolu à mettre le feu au monde, pour le triomphe de l'idée.

Certains soirs, lorsque Théophile Morin se rencontrait avec Bache et Janzen, et que tous les trois et Guillaume s'oubliaient à causer très tard dans la nuit, Pierre les écoutait désespérément, du coin d'ombre où il se tenait immobile, sans jamais prendre part aux discussions. Il s'était passionné, les premières fois, en homme qui, meurtri par ses négations, affolé par son besoin de vérité, songeait à établir le bilan des idées du siècle, à étudier toutes celles qui s'étaient produites, pour tâcher d'en dégager le chemin parcouru, le bénéfice acquis. Mais, dès les premiers pas, à les entendre tous les quatre discuter sans conciliation possible, il s'était rebuté, éperdu de nouveau. Après les échecs de son enquête à Lourdes, à Rome, dans cette troisième expérience qu'il faisait avec Paris, il comprenait bien que c'était tout le cerveau du siècle qui se trouvait en question, les vérités nouvelles, l'évangile attendu, dont la prédication allait changer la face de la terre. Et, brillant de trop de zèle, il passait d'une foi à une autre, rejetant celle-ci, pour en accepter une troisième. D'abord, s'il s'était senti positiviste avec Théophile Morin, évolutionniste et déterministe avec son frère Guillaume, le communisme humanitaire de Bache l'avait ensuite attendri par son rêve fraternel d'un prochain âge d'or. Il n'était pas jusqu'à Janzen qui ne l'avait ébranlé un instant, si convaincu, d'une fierté si farouche, dans son rêve théorique, de l'individualisme libertaire. Puis, il avait perdu pied, il n'avait plus vu que les contradictions, les incohérences chaotiques de l'humanité en marche. Ce n'était qu'un amoncellement continu de scories, où il se perdait. Fourier avait beau être issu de Saint-Simon, il le niait en partie; et, si la doctrine de celui-ci s'immobilisait dans une sorte de sensualisme mystique, la doctrine de celui-là semblait aboutir à un code d'enrégimentement inacceptable. Proudhon démolissait sans rien reconstruire. Comte, qui créait la méthode et mettait la science à sa place en la déclarant l'unique souveraine, ne soupçonnait même pas la crise sociale dont le flot menaçait de tout emporter, finissait en illuminé d'amour, terrassé par la femme. Et ces deux-là, aussi, entraient en lutte, se battaient contre les deux autres, à ce point de conflit et d'aveuglement général, que les vérités apportées par eux en commun, en restaient obscurcies, défigurées, méconnaissables. Et de là l'extraordinaire gâchis de l'heure présente, Bache avec Saint-Simon et Fourier, Théophile Morin avec Proudhon et Comte, ne comprenant plus rien à Mège, le député collectiviste, l'exécrant, le foudroyant, lui et le collectivisme d'Etat, comme ils foudroyaient d'ailleurs toutes les sectes socialistes actuelles, sans bien se rendre compte qu'elles étaient pourtant issues de leurs maîtres. Ce qui semblait donner raison au terrible et froid Janzen, quand il déclarait que la maison était irréparable, qu'elle croulait dans la pourriture et dans la démence, et qu'il fallait l'abattre.

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12+
Data wydania na Litres:
30 września 2017
Objętość:
680 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
Public Domain