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Czytaj książkę: «La Conquête de Plassans», strona 16

Czcionka:

– Qui donc ont-ils dévalisé? pensa le prêtre.

Alors, il se souvint d'avoir vu Olympe baisant les mains de Marthe.

– Mais, malheureux, s'écria-t-il, vous volez!

Trouche se leva. Sa femme l'envoya tomber sur le canapé.

– Tiens-toi tranquille, lui dit-elle; dors, tu en as besoin. Et, se tournant vers son frère:

– Il est une heure, tu peux nous laisser dormir, si tu n'as que des choses désagréables à nous dire… Mon mari a eu tort de se soûler, c'est vrai; mais ce n'est pas une raison pour le maltraiter…Nous avons eu déjà plusieurs explications; il faut que celle-ci soit la dernière, entends-tu? Ovide… Nous sommes frère et soeur, n'est-ce pas? Eh bien! je te l'ai dit, nous devons partager… Tu te goberges en bas, tu te fais faire des petits plats, tu vis comme un bien-heureux entre la propriétaire et la cuisinière. Ça te regarde. Nous n'allons pas, nous autres, regarder dans ton assiette ni te retirer les morceaux de la bouche. Nous te laissons conduire ta barque comme tu l'entends. Alors, ne nous tourmente pas, accorde-nous la même liberté… Il me semble que je suis bien raisonnable…

Et comme le prêtre faisait un geste:

– Oui, je comprends, continua-t-elle, tu as toujours peur que nous ne gâtions tes affaires… La meilleure façon pour que nous ne les gâtions pas, c'est de ne point nous taquiner. Quand tu répéteras: «Ah! si j'avais su, je vous aurais laissés où vous étiez!» Tiens! lu n'es pas fort, malgré tes grands airs. Nous avons les mêmes intérêts que toi; nous sommes en famille, nous pouvons faire notre trou tous ensemble. Ce serait tout à fait gentil, si tu voulais… Va te coucher. Je gronderai Trouche demain; je te l'enverrai, tu lui donneras tes ordres.

– Sans doute, murmura l'ivrogne, qui s'endormait. Faujas est drôle…

Je ne veux pas de la propriétaire, j'aime mieux ses écus.

Alors, Olympe se mit à rire effrontément, en regardant son frère. Elle s'était recouchée, s'arrangeant commodément, le dos contre l'oreiller. Le prêtre, un peu pâle, réfléchissait; puis, il s'en alla, sans dire un mot, tandis qu'elle reprenait son roman et que Trouche ronflait sur le canapé.

Le lendemain, Trouche dégrisé eut un long entretien avec l'abbé Faujas. Lorsqu'il revint auprès de sa femme, il lui apprit à quelles conditions la paix était faite.

– Écoute, mon chéri, lui dit-elle, contente-le, fais bien ce qu'il demande; tâche surtout de lui être utile, puisqu'il t'en donne les moyens… J'ai l'air brave, quand il est là; mais, au fond, je sais qu'il nous mettrait à la rue, comme des chiens, si nous le poussions à bout. Et je ne veux pas m'en aller… Es-tu sûr qu'il nous gardera?

– Oui, ne crains rien, répondit l'employé. Il a besoin de moi, il nous laissera faire notre pelote.

A partir de ce moment, Trouche sortit tous les soirs, vers neuf heures, lorsque les rues étaient désertes. Il racontait à sa femme qu'il allait dans le vieux quartier faire de la propagande pour l'abbé. D'ailleurs, Olympe n'était pas jalouse; elle riait, lorsqu'il lui rapportait quoique histoire risquée; elle préférait les chatteries solitaires, les petits verres pris toute seule, les gâteaux mangés en cachette, les longues soirées passées chaudement dans le lit, à dévorer un vieux fonds de cabinet de lecture, découvert par elle rue Canquoin. Trouche rentrait gris raisonnablement; il ôtait ses souliers dans le vestibule, pour monter l'escalier sans bruit. Quand il avait trop bu, quand il empoisonnait la pipe et l'eau-de-vie, sa femme ne le voulait pas à côté d'elle; elle le forçait à coucher sur le canapé. C'était alors une lutte sourde, silencieuse. Il revenait avec l'entêtement de l'ivresse, s'accrochait aux couvertures; mais il chancelait, glissait, tombait sur les mains, et elle finissait par le rouler comme une masse. S'il commençait à crier, elle le serrait à la gorge, le regardant fixement, murmurant:

– Ovide t'entend, Ovide va venir.

Il était alors pris de peur, ainsi qu'un enfant auquel on parle du loup; puis, il s'endormait en mâchant des excuses. D'ailleurs, dès le soleil levé, il faisait sa toilette d'homme grave, essuyait de son visage marbré les hontes de la nuit, mettait une certaine cravate qui, selon son expression, lui donnait «l'air calotin». Il passait devant les cafés en baissant les yeux. A l'oeuvre de la Vierge, on le respectait. Parfois, lorsque les jeunes filles jouaient dans la cour, il levait un coin du rideau, les regardait d'un air paterne, avec des flammes courtes qui flambaient sous ses paupières à demi baissées.

Les Trouche étaient encore tenus en respect par madame Faujas. La fille et la mère restaient en continuelle querelle, l'une se plaignant d'avoir toujours été sacrifiée à son frère, l'autre la traitant de mauvaise bête qu'elle aurait dû écraser au berceau. Mordant à la même proie, elles se surveillaient, sans lâcher le morceau, furieuses, inquiètes de savoir laquelle des deux taillerait la plus grosse part. Madame Faujas voulait toute la maison; elle en défendait jusqu'aux balayures contre les doigts crochus d'Olympe. Lorsqu'elle s'aperçut des grosses sommes que celle-ci tirait des poches de Marthe, elle devint terrible. Son fils ayant haussé les épaules en homme qui dédaigne ces misères, et qui se trouve forcé de fermer les yeux, elle eut à son tour une explication épouvantable avec sa fille, qu'elle appela voleuse, comme si elle eût pris l'argent dans sa propre poche.

– Hein? maman, c'est assez, n'est-ce pas? dit Olympe impatientée. Ce n'est pas votre bourse qui danse peut-être… Moi, je n'emprunte encore que de l'argent, je ne me fais pas nourrir.

– Que veux-tu dire, méchante gale? balbutia madame Faujas, au comble de l'exaspération. Est-ce que nous ne payons pas nos repas? Demande à la cuisinière, elle le montrera notre livre de compte.

Olympe éclata de rire.

– Ah! très-joli! reprit-elle. Je le connais, le livre de compte. Vous payez les radis et le beurre, n'est-ce pas?.. Tenez, maman, restez au rez-de-chaussée; je ne vais pas vous y déranger, moi. Mais ne montez plus me tourmenter, ou je crie. Vous savez qu'Ovide a défendu qu'on fît du bruit.

Madame Faujas redescendait en grondant. Cette menace de tapage la forçait à battre en retraite. Olympe, pour se moquer, chantonnait derrière son dos. Mais, lorsqu'elle allait au jardin, sa mère se vengeait, sans cesse sur ses talons, regardant ses mains, la guettant. Elle ne la tolérait ni dans la cuisine ni dans la salle à manger. Elle l'avait fâchée avec Rose, à propos d'une casserole prêtée et non rendue. Cependant, elle n'osait l'attaquer dans l'amitié de Marthe, de peur de quelque esclandre, dont l'abbé aurait souffert.

– Puisque tu es si peu soucieux de tes intérêts, dit-elle un jour à son fils, je saurai bien les défendre à ta place; n'aie pas peur, je serai prudente… Si je n'étais pas là, vois-tu, ta soeur te retirerait le pain des mains.

Marthe n'avait pas conscience du drame qui se nouait autour d'elle. La maison lui semblait simplement plus vivante, depuis que tout ce monde emplissait le vestibule, l'escalier, les corridors. On eût dit le vacarme d'un hôtel garni, avec le bruit étouffé des querelles, les portes battantes, la vie sans gêne et personnelle de chaque locataire, la cuisine flambante, où Rose semblait avoir toute une table d'hôte à traiter. Puis, c'était une procession continuelle de fournisseurs. Olympe, se soignant les mains, ne voulant plus laver la vaisselle, se faisait tout apporter du dehors, de chez un pâtissier de la rue de la Banne, qui préparait des repas pour la ville. Et Marthe souriait, se disait heureuse de ce branle de la maison entière; elle n'aimait plus rester seule, avait besoin d'occuper la fièvre dont elle était brûlée.

Cependant, Mouret, comme pour fuir ce vacarme, s'enfermait dans la pièce du premier étage, qu'il appelait son bureau; il avait vaincu sa répugnance de la solitude; il ne descendait presque plus au jardin, disparaissait souvent du matin au soir.

– Je voudrais bien savoir ce qu'il peut faire, là dedans, disait Rose à madame Faujas. On ne l'entend pas remuer. On le croirait mort. S'il se cache, n'est-ce pas? c'est qu'il n'a rien de propre à faire.

Quand l'été vint, la maison s'anima encore. L'abbé Faujas recevait les sociétés du sous-préfet et du président, au fond du jardin, sous la tonnelle. Rose, sur l'ordre de Marthe, avait acheté une douzaine de chaises rustiques, afin qu'on pût prendre le frais, sans toujours déménager les sièges de la salle à manger. L'habitude était prise. Chaque mardi, dans l'après-midi, les portes de l'impasse restaient ouvertes; ces messieurs et ces dames venaient saluer monsieur le curé, en voisins, coiffés de chapeaux de paille, chaussés de pantoufles, les redingotes déboutonnées, les jupes relevées par des épingles. Les visiteurs arrivaient un à un; puis, les deux sociétés finissaient par se trouver au complet, mêlées, confondues, s'égayant, commérant dans la plus grande intimité.

– Vous ne craignez pas, dit un jour M. de Bourdeu à M. Rastoil, que ces rencontres avec la bande de la sous-préfecture ne soient mal jugées?.. Voici les élections générales qui approchent.

– Pourquoi seraient-elles mal jugées? répondit M. Rastoil. Nous n'allons pas à la sous-préfecture, nous sommes sur un terrain neutre… Puis, mon cher ami, il n'y a aucune cérémonie là dedans. Je garde ma veste de toile. C'est de la vie privée. Personne n'a le droit de juger ce que je fais sur le derrière de ma maison… Sur le devant, c'est autre chose; nous appartenons au public, sur le devant… Nous ne nous saluons seulement pas, monsieur Péqueur et moi dans les rues.

– Monsieur Péqueur des Saulaies est un homme qui gagne beaucoup à être connu, hasarda l'ancien préfet, après un silence.

– Sans doute, répliqua le président, je suis enchanté d'avoir fait sa connaissance… Et quel digne homme que l'abbé Faujas!.. Non, certes, je ne crains pas les médisances, en allant saluer notre excellent voisin.

M. de Bourdeu, depuis qu'il était question des élections générales, devenait inquiet; il disait que les premières chaleurs le fatiguaient beaucoup. Souvent, il avait des scrupules, il témoignait des doutes à M. Rastoil, pour que celui-ci le rassurât. Jamais, d'ailleurs, on n'abordait la politique dans le jardin des Mouret. Une après-midi, M. de Bourdeu, après avoir vainement cherché une transition, s'écria, en s'adressant au docteur Porquier:

– Dites donc, docteur, avez-vous lu le Moniteur, ce matin? Le marquis a enfin parlé; il a prononcé treize mots, je les ai comptés… Ce pauvre Lagrifoul! Il a eu un succès de fou rire.

L'abbé Faujas avait levé un doigt, d'un air de fine bonhomie.

– Pas de politique, messieurs, pas de politique! murmura-t-il. M. Péqueur des Saulaies causait avec M. Rastoil; ils feignirent tous deux de n'avoir rien entendu. Madame de Condamin eut un sourire. Elle continua, en interpellant l'abbé Surin:

– N'est-ce pas, monsieur l'abbé, que l'on empèse vos surplis avec une eau gommée très-faible?

– Oui, madame, avec de l'eau gommée, répondit le jeune prêtre. Il y a des blanchisseuses qui se servent d'empois cuit; mais ça coupe la mousseline, ça ne vaut rien.

– Eh bien! reprit la jeune femme, je ne puis pas obtenir de ma blanchisseuse qu'elle emploie de la gomme pour mes jupons.

Alors, l'abbé Surin lui donna obligeamment le nom et l'adresse de sa blanchisseuse, sur le revers d'une de ses cartes de visite. On causait ainsi de toilette, du temps, des récoltes, des événements de la semaine. On passait là une heure charmante. Des parties de raquettes, dans l'impasse, coupaient les conversations. L'abbé Bourrette venait très-souvent, racontant de son air ravi de petites histoires de sainteté, que M. Maffre écoutait jusqu'au bout. Une seule fois madame Delangre s'était rencontrée avec madame Rastoil, toutes deux très-polies, très-cérémonieuses, gardant dans leurs yeux éteints la flamme brusque de leur ancienne rivalité. M. Delangre ne se prodiguait pas. Quant aux Paloque, s'ils fréquentaient toujours la sous-préfecture, ils évitaient de se trouver là, lorsque M. Péqueur des Saulaies allait voisiner avec l'abbé Faujas; la femme du juge restait perplexe, depuis son expédition malheureuse à l'oratoire de l'oeuvre de la Vierge. Mais le personnage qui se montrait le plus assidu était certainement M. de Condamin, toujours admirablement ganté, venant là pour se moquer du monde, mentant, risquant des ordures avec un aplomb extraordinaire, s'amusant la semaine entière des intrigues qu'il avait flairées. Ce grand vieillard, si droit dans sa redingote pincée à la taille, avait la passion de la jeunesse; il se moquait des «vieux», s'isolait avec les demoiselles de la bande, pouffait de rire dans les coins.

– Par ici, la marmaille! disait-il avec un sourire; laissons les vieux ensemble.

Un jour, il avait failli battre l'abbé Surin dans une formidable partie de volant. La vérité était qu'il taquinait tout ce petit monde. Il avait surtout pris pour victime le fils Rastoil, garçon innocent auquel il contait des choses énormes. Il finit par l'accuser de faire la cour à sa femme, et il roulait des yeux terribles, qui donnaient des sueurs d'angoisse au malheureux Séverin. Le pis fut que celui-ci se crut réellement amoureux de madame de Condamin, devant laquelle il se plantait avec des mines attendries et effrayées, dont le mari s'amusait extrêmement.

Les demoiselles Rastoil, pour lesquelles le conservateur des eaux et forêts se montrait d'une galanterie de jeune veuf, étaient aussi le sujet de ses plaisanteries les plus cruelles. Bien qu'elles touchassent à la trentaine, il les poussait à des jeux d'enfant, leur parlait comme à des pensionnaires. Son grand régal était de les étudier, lorsque Lucien Delangre, le fils du maire, se trouvait là. Il prenait à part le docteur Porquier, un homme bon à tout entendre, il lui murmurait à l'oreille, en faisant allusion à l'ancienne liaison de M. Delangre avec madame Rastoil:

– Dites donc, Porquier, voilà un garçon bien embarrassé… Est-ce Angéline, est-ce Aurélie qui est de Delangre?.. Devine, si tu peux, et choisis, si tu l'oses.

Cependant, l'abbé Faujas était aimable pour tous les visiteurs, même pour ce terrible Condamin, si inquiétant. Il s'effaçait le plus possible, parlait peu, laissait les deux sociétés se fondre, semblait n'avoir que la joie discrète d'un maître de maison, heureux d'être un trait d'union entre des personnes distinguées, faites pour se comprendre. Marthe, à deux reprises, avait cru devoir mettre les visiteurs à leur aise, en se montrant. Mais elle souffrait de voir l'abbé au milieu de tout ce monde; elle attendait qu'il fût seul, elle le préférait, grave, marchant lentement, sous la paix de la tonnelle. Les Trouche, eux, le mardi, reprenaient leur espionnage envieux, derrière les rideaux; tandis que madame Faujas et Rose, du fond du vestibule, allongeaient la tête, admiraient avec des ravissements la bonne grâce que monsieur le curé mettait à recevoir les gens les mieux posés de Plassans.

– Allez, madame, disait la cuisinière, on voit bien tout de suite que c'est un homme distingué… Tenez, le voilà qui salue le sous-préfet. Moi, j'aime mieux monsieur le curé, quoique le sous-préfet soit un joli homme… Pourquoi donc n'allez-vous pas dans le jardin? Si j'étais à votre place, je mettrais une robe de soie, et j'irais. Vous êtes sa mère, après tout.

Mais la vieille paysanne haussait les épaules.

– Il n'a pas honte de moi, répondait-elle; mais j'aurais peur de le gêner… J'aime mieux le regarder d'ici. Ça me fait davantage de plaisir.

– Ah! je comprends ça. Vous devez être bien fière!.. Ce n'est pas comme monsieur Mouret, qui avait cloué la porte pour que personne n'entrât. Jamais une visite, pas un dîner à faire, le jardin vide à donner peur le soir. Nous vivions en loups. Il est vrai que monsieur Mouret n'aurait pas su recevoir; il avait une mine, quand il venait quelqu'un, par hasard… Je vous demande un peu s'il ne devrait pas prendre exemple sur monsieur le curé. Au lieu de m'enfermer, je descendrais au jardin, je m'amuserais avec les autres; je tiendrais mon rang, enfin… Non, il est là-haut, caché comme s'il craignait qu'on lui donnât la gale… A propos, voulez-vous que nous montions voir ce qu'il fait, là-haut?

Un mardi, elles montèrent. Ce jour-là, les deux sociétés étaient très-bruyantes; les rires montaient dans la maison par les fenêtres ouvertes, pendant qu'un fournisseur, qui apportait aux Trouche un panier de vin, faisait au second étage un bruit de vaisselle cassée, en reprenant les bouteilles vides. Mouret était enfermé à double tour dans son bureau.

– La clef m'empêche de voir, dit Rose, après avoir mis un oeil à la serrure.

– Attendez, murmura madame Faujas.

Elle tourna délicatement le bout de la clef, qui dépassait un peu. Mouret était assis au milieu de la pièce, devant la grande table vide, couverte d'une épaisse couche de poussière, sans un livre, sans un papier; il se renversait contre le dossier de sa chaise, les bras ballants, la tête blanche et fixe, le regard perdu. Il ne bougeait pas.

Les deux femmes, silencieusement, l'examinèrent l'une après l'autre.

– Il m'a donné froid aux os, dit Rose en redescendant. Avez-vous remarqué ses yeux? Et quelle saleté! Il y a bien deux mois qu'il n'a posé une plume sur le bureau. Moi qui m'imaginais qu'il écrivait là dedans!.. Quand on pense que la maison est si gaie, et qu'il s'amuse à faire le mort, tout seul!

XVII

La santé de Marthe causait des inquiétudes au docteur Porquier. Il gardait son sourire affable, la traitait en médecin de la belle société, pour lequel la maladie n'existait jamais, et qui donnait une consultation comme une couturière essaye une robe; mais certain pli de ses lèvres disait que «la chère madame» n'avait pas seulement une légère toux de sang, ainsi qu'il le lui persuadait. Dans les beaux jours, il lui conseilla de se distraire, de faire des promenades en voiture, sans se fatiguer pourtant. Alors, Marthe, qui était prise de plus en plus d'une angoisse vague, d'un besoin d'occuper ses impatiences nerveuses, organisa des promenades aux villages voisins. Deux fois par semaine, elle partait après le déjeuner, dans une vieille calèche repeinte, que lui louait un carrossier de Plassans; elle allait à deux ou trois lieues, de façon à être de retour vers six heures. Son rêve caressé était d'emmener avec elle l'abbé Faujas; elle n'avait même consenti à suivre l'ordonnance du docteur que dans cet espoir; mais l'abbé, sans refuser nettement, se prétendait toujours trop occupé. Elle devait se contenter de la compagnie d'Olympe ou de madame Faujas.

Une après-midi, comme elle passait avec Olympe au village des Tulettes, le long de la petite propriété de l'oncle Macquart, celui-ci l'ayant aperçue lui cria, du haut de sa terrasse plantée de deux mûriers:

– Et Mouret? Pourquoi Mouret n'est-il pas venu?

Elle dut s'arrêter un instant chez l'oncle, auquel il fallut expliquer longuement qu'elle était souffrante et qu'elle ne pouvait dîner avec lui. Il voulait absolument tuer un poulet.

– Ça ne fait rien, dit-il enfin. Je le tuerai tout de même. Tu l'emporteras.

Et il alla le tuer tout de suite. Quand il eut rapporté le poulet, il l'étendit sur la table de pierre, devant la maison, en murmurant d'un air ravi:

– Hein? est-il gras, ce gaillard-là!

L'oncle était justement en train de boire une bouteille de vin, sous ses mûriers, en compagnie d'un grand garçon maigre, tout habillé de gris. Il avait décidé les deux femmes à s'asseoir, apportant des chaises, faisant les honneurs de chez lui avec un ricanement de satisfaction. – Je suis bien ici, n'est-ce pas?.. Mes mûriers sont joliment beaux. L'été, je fume ma pipe au frais. L'hiver, je m'asseois là-bas contre le mur, au soleil… Tu vois mes légumes? Le poulailler est au fond. J'ai encore une pièce de terre derrière la maison, où il y a des pommes de terre et de la luzerne… Ah! dame, je me fais vieux; c'est bien le temps que je jouisse un peu.

Il se frottait les mains, roulant doucement la tête, couvant sa propriété d'un regard attendri. Mais une pensée parut l'assombrir.

– Est-ce qu'il y a longtemps que tu as vu ton père? demanda-t-il brusquement. Rougon n'est pas gentil… Là, à gauche, le champ de blé est à vendre. S'il avait voulu, nous l'aurions acheté. Un homme qui dort sur les pièces de cent sous, qu'est-ce que ça pouvait lui faire? une méchante somme de trois mille francs, je crois… Il a refusé. La dernière fois, il m'a même fait dire par ta mère qu'il n'y était pas… Tu verras, ça ne leur portera pas bonheur.

Et il répéta plusieurs fois, hochant la tête, retrouvant son rire mauvais:

– Non, ça ne leur portera pas bonheur.

Puis, il alla chercher des verres, voulant absolument faire goûter son vin aux deux femmes. C'était le petit vin de Saint-Eutrope, un vin qu'il avait découvert; il le buvait avec religion. Marthe trempa à peine ses lèvres. Olympe acheva de vider la bouteille. Elle accepta ensuite un verre de sirop. Le vin était bien fort, disait-elle.

– Et ton curé, qu'est-ce que tu en fais? demanda tout à coup l'oncle à sa nièce.

Marthe, surprise, choquée, le regarda sans répondre.

– On m'a dit qu'il te serrait de près, continua l'oncle bruyamment. Ces soutanes n'aiment qu'à godailler. Quand on m'a raconté ça, j'ai répondu que c'était bien fait pour Mouret. Je l'avais averti… Ah! c'est moi qui te flanquerais le curé à la porte. Mouret n'a qu'à venir me demander conseil; je lui donnerai même un coup demain, s'il veut. Je n'ai jamais pu les souffrir, ces animaux-là… J'en connais un, l'abbé Fenil, qui a une maison de l'autre côté de la route. Il n'est pas meilleur que les autres; mais il est malin comme un singe, il m'amuse. Je crois qu'il ne s'entend pas très-bien avec ton curé, n'est-ce pas?

Marthe était devenue toute pâle. – Madame est la soeur de monsieur l'abbé Faujas, dit-elle en montrant Olympe, qui écoutait curieusement.

– Ça ne touche pas madame, ce que je dis, reprit l'oncle sans se déconcerter. Madame n'est pas fâchée… Elle va reprendre un peu de sirop. Olympe se laissa verser trois doigts de sirop. Mais Marthe, qui s'était levée, voulait partir. L'oncle la força à visiter sa propriété. Au bout du jardin, elle s'arrêta, regardant une grande maison blanche, bâtie sur la pente, à quelques centaines de mètres des Tulettes. Les cours intérieures ressemblaient aux préaux d'une prison; les étroites fenêtres, régulières, qui marquaient les façades de barres noires, donnaient au corps de logis central une nudité blafarde d'hôpital.

– C'est la maison des Aliénés, murmura l'oncle, qui avait suivi la direction des yeux de Marthe. Le garçon qui est là est un des gardiens. Nous sommes très-bien ensemble, il vient boire une bouteille de temps à autre.

Et se tournant vers l'homme vêtu de gris, qui achevait son verre sous les mûriers:

– Hé! Alexandre, cria-t-il, viens donc dire à ma nièce où est la fenêtre de notre pauvre vieille.

Alexandre s'avança obligeamment.

– Voyez-vous ces trois arbres? dit-il, le doigt tendu, comme s'il eût tracé un plan dans l'air. Eh bien, un peu au-dessus de celui de gauche, vous devez apercevoir une fontaine, dans le coin d'une cour… Suivez les fenêtres du rez-de-chaussée, à droite: c'est la cinquième fenêtre.

Marthe restait silencieuse, les lèvres blanches, les yeux cloués malgré elle sur cette fenêtre qu'on lui montrait. L'oncle Macquart regardait aussi, mais avec une complaisance qui lui faisait cligner les yeux.

– Quelquefois, je la vois, reprit-il, le matin, lorsque le soleil est de l'autre côté. Elle se porte très-bien, n'est-ce pas, Alexandre? C'est ce que je leur dis toujours, lorsque je vais à Plassans… Je suis bien placé ici pour veiller sur elle. On ne peut pas être mieux placé.

Il laissa échapper son ricanement de satisfaction.

– Vois-tu, ma fille, la tête n'est pas plus solide chez les Rougon que chez les Macquart. Quand je m'asseois à cette place, en face de cette grande coquine de maison, je me dis souvent que toute la clique y viendra peut-être un jour, puisque la maman y est… Dieu merci! je n'ai pas peur pour moi, j'ai la caboche à sa place. Mais j'en connais qui ont un joli coup de marteau… Eh bien, je serai là pour les recevoir, je les verrai de mon trou, je les recommanderai à Alexandre, bien qu'on n'ait pas toujours été gentil pour moi dans la famille.

Et il ajouta avec son effrayant sourire de loup rangé:

– C'est une fameuse chance pour vous tous que je sois aux Tulettes.

Marthe fut prise d'un tremblement. Bien qu'elle connût le goût de l'oncle pour les plaisanteries féroces et la joie qu'il goûtait à torturer les gens auxquels il portait des lapins, il lui sembla qu'il disait vrai, que toute la famille viendrait se loger là, dans ces files grises de cabanons. Elle ne voulut pas rester une minute de plus, malgré les instances de Macquart, qui parlait de déboucher une autre bouteille.

– Eh bien, et le poulet? cria-t-il, au moment où elle montait en voiture.

Il courut le chercher, il le lui mit sur les genoux.

– C'est pour Mouret, entends-tu? répétait-il avec une intention méchante; pour Mouret, pas pour un autre, n'est-ce pas? D'ailleurs, quand j'irai vous voir, je lui demanderai comment il l'a trouvé.

Il clignait les yeux, en regardant Olympe. Le cocher allait fouetter, lorsqu'il se cramponna de nouveau à la voiture, continuant:

– Va chez ton père, parle-lui du champ de blé… Tiens, c'est le champ qui est là devant nous… Rougon a tort. Nous sommes de trop vieux compères pour nous fâcher. Ça serait tant pis pour lui, il le sait bien… Fais-lui comprendre qu'il a tort.

La calèche partit. Olympe, en se tournant, vit Macquart sous ses mûriers, ricanant avec Alexandre, débouchant cette seconde bouteille dont il avait parlé. Marthe recommanda expressément au cocher de ne plus passer aux Tulettes. D'ailleurs, elle se fatiguait de ces promenades; elles les fit de plus en plus rares, les abandonna tout à fait, lorsqu'elle comprit que jamais l'abbé Faujas ne consentirait à l'accompagner.

Toute une nouvelle femme grandissait en Marthe. Elle était affinée par la vie nerveuse qu'elle menait. Son épaisseur bourgeoise, cette paix lourde acquise par quinze années de somnolence derrière un comptoir, semblait se fondre dans la flamme de sa dévotion. Elle s'habillait mieux, causait chez les Rougon, le jeudi.

– Madame Mouret redevient jeune fille, disait madame de Condamin, émerveillée.

– Oui, murmurait le docteur Porquier en hochant la tête, elle descend la vie à reculons.

Marthe, plus mince, les joues rosées, les yeux superbes, ardents et noirs, eut alors pendant quelques mois une beauté singulière. La face rayonnait; une dépense extraordinaire de vie sortait de tout son être, l'enveloppait d'une vibration chaude. Il semblait que sa jeunesse oubliée brûlât en elle, à quarante ans, avec une splendeur d'incendie. Maintenant, lâchée dans la prière, emportée par un besoin de toutes les heures, elle désobéissait à l'abbé Faujas. Elle usait ses genoux sur les dalles de Saint-Saturnin, vivait dans les cantiques, dans les adorations, se soulageait en face des ostensoirs rayonnants, des chapelles flambantes, des autels et des prêtres luisants avec des lueurs d'astres sur le fond noir de la nef. Il y avait, chez elle, une sorte d'appétit physique de ces gloires, un appétit qui la torturait, qui lui creusait la poitrine, lui vidait le crâne, lorsqu'elle ne le contentait pas. Elle souffrait trop, elle se mourait, et il lui fallait venir prendre la nourriture de sa passion, se blottir dans les chuchotements des confessionnaux, se courber sous le frisson puissant des orgues, s'évanouir dans le spasme de la communion. Alors, elle ne sentait plus rien, son corps ne lui faisait plus mal. Elle était ravie à la terre, agonisant sans souffrance, devenant une pure flamme qui se consumait d'amour.

L'abbé Faujas redoublait de sévérité, la contenait encore en la rudoyant. Elle l'étonnait par ce réveil passionné, par cette ardeur à aimer et à mourir. Souvent, il la questionnait de nouveau sur son enfance. Il alla chez madame Rougon, resta quelque temps perplexe, mécontent de lui.

– La propriétaire se plaint de toi, lui disait sa mère? Pourquoi ne la laisses-tu pas aller à l'église quand ça lui plaît?.. Tu as tort de la contrarier; elle est très-bonnepour nous.

– Elle se tue, murmurait le prêtre. Madame Faujas avait alors le haussement d'épaules qui lui était habituel.

– Ça la regarde. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Il vaut mieux se tuer à prier qu'à se donner des indigestions, comme cette coquine d'Olympe… Sois moins sévère pour madame Mouret. Ça finirait par rendre la maison impossible.

Un jour qu'elle lui donnait ces conseils, il dit d'une voix sombre:

– Mère, cette femme sera l'obstacle.

– Elle! s'écria la vieille paysanne, mais elle t'adore, Ovide!.. Tu feras d'elle tout ce que tu voudras, lorsque tu ne la gronderas plus. Les jours de pluie, elle le porterait d'ici à la cathédrale, pour que tu ne te mouilles pas les pieds.

L'abbé Faujas comprit lui-même la nécessité de ne pas employer la rudesse davantage. Il redoutait un éclat. Peu à peu, il laissa une plus grande liberté à Marthe, lui permettant les retraites, les longs chapelets, les prières répétées devant chaque station du chemin de la croix; il lui permit même de venir deux fois par semaine, à son confessionnal de Saint-Saturnin. Marthe, n'entendant plus cette voix terrible qui l'accusait de sa piété comme d'un vice honteusement satisfait, pensa que Dieu lui avait fait grâce. Elle entra enfin dans les délices du paradis. Elle eut des attendrissements, des larmes intarissables qu'elle pleurait sans les sentir couler; crises nerveuses, d'où elle sortait affaiblie, évanouie, comme si toute sa vie s'en était allée le long de ses joues. Rose la portait alors sur son lit, où elle restait pendant des heures avec les lèvres minces, les yeux entr'ouverts d'une morte.

Une après-midi, la cuisinière, effrayée de son immobilité, crut qu'elle expirait. Elle ne songea pas à frapper à la porte de la pièce où Mouret était enfermé; elle monta au second étage, supplia l'abbé Faujas de descendre auprès de sa maîtresse. Quand il fut là, dans la chambre à coucher, elle courut chercher de l'éther, le laissant seul, en face de cette femme évanouie, jetée en travers du lit. Lui, se contenta de prendre les mains de Marthe entre les siennes. Alors, elle s'agita, répétant des mots sans suite. Puis, lorsqu'elle le reconnut, debout au seuil de l'alcôve, un flot de sang lui monta à la face, elle ramena sa tête sur l'oreiller, fit un geste comme pour tirer les couvertures à elle.

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12+
Data wydania na Litres:
13 października 2017
Objętość:
430 str. 1 ilustracja
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Public Domain