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Les origines de la Renaissance en Italie

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CHAPITRE VII
Formation de l'âme italienne

J'ai montré les causes intellectuelles et les conditions sociales dont la rencontre et l'accord ont amené en Italie, au XIVe siècle, ce renouvellement de la civilisation que l'on a appelé la Renaissance. L'histoire morale tout entière des Italiens au moyen âge a préparé un réveil de l'esprit humain tel que depuis la Grèce on n'en a point connu d'autre. Il suffit, pour le juger à sa valeur, de comparer l'Italie de Pétrarque à la France de Charles VI, à l'Angleterre des deux Roses. La fortune avait été clémente à l'Italie. Ni le christianisme, ni la science, ni le régime de la société n'avaient affaibli ou faussé les ressorts de son génie; elle avait su faire, dans sa religion comme dans sa vie publique, une place très-grande aux libertés de l'âme, à l'indépendance de la personne; en même temps qu'elle se maintenait toujours en rapport avec la pensée des anciens, elle recevait, de plusieurs civilisations originales que le cours de l'histoire mettait à sa portée, des idées et des modèles; à la même heure aussi, sa langue, si fine et si sonore, sortait de sa chrysalide latine et lui donnait, pour sa littérature, une forme parfaite. Nous pouvons à présent pénétrer dans la structure intime du génie italien; nous n'y trouverons aucune partie, aucun caractère dont l'analyse qui précède n'explique la présence; l'âme italienne est elle-même un effet de la Renaissance, et c'est le premier qu'il faut étudier.

I

C'est aussi le plus complexe en apparence. Comme aucune discipline invincible ne l'entravait, et que tout, en elle et autour d'elle, favorisait le développement très-libre de la conscience et de la vie, elle s'est répandue en tous les sens, et tous ses ouvrages, les arts, la poésie, l'économie sociale, les livres d'histoire, la diplomatie, la politique, les mœurs ont été prodigués avec une variété d'aspects étonnante; mais il y a un ordre sous cette infinie diversité, et il n'est pas difficile d'apercevoir les quelques branches maîtresses qui nourrissent la prodigieuse floraison.

En premier lieu, il faut signaler le sens très-juste des choses réelles. Tout un côté de la Renaissance, entre autres la peinture et la sculpture, au sein des plus grandes écoles, se rattache à cette aptitude de l'esprit italien. C'est par elle aussi que l'Italie a dominé dans la politique, par elle que se sont formés ses historiens. Une éducation séculaire l'avait sans cesse replacée en face de la réalité la plus impérieuse: les luttes pour la liberté, puis l'établissement d'une bourgeoisie et d'une démocratie industrielles, la révolution qui brisa le cadre social des Communes, le développement de la personnalité, plus rapide à mesure que l'individu échappait davantage à l'association, toutes ces causes avaient obligé les Italiens à s'occuper eux-mêmes de leurs intérêts, grands ou petits. L'abstraction n'eut jamais une large place ni dans leur régime intellectuel, ni dans leur vie politique. Pour eux toute vue rationnelle aboutissait au droit, c'est-à-dire à la science des intérêts, ou à la morale, c'est-à-dire à l'art de vivre sagement. L'Église et l'État ne furent pas non plus pour eux des abstractions: c'était, ici, le pape de Rome, là, le consul, le podestat, l'assemblée populaire, le tyran. Ajoutez la culture classique et la langue vulgaire, dont le progrès se porta surtout dans le sens de l'analyse, vous comprendrez comment a grandi la faculté critique de l'âme italienne, comment, bien avant le reste de l'Europe, d'une observation exacte sur l'homme, la société et la nature, celle-ci tira des idées claires et fit reposer sur des notions vraies les plus solides parties de sa civilisation.

Voyez Marco Polo. «Marcus Polus Venetus, totius orbis et Indie peregrator primus», dit l'inscription de son vieux portrait. C'est en effet le premier Européen qui ait visité méthodiquement les profondeurs de l'Asie. Son père et son oncle étaient allés une première fois, entraînés d'abord par les intérêts de leur commerce, puis par le goût des aventures, jusqu'en Mongolie, à la cour de Khoubilaï Khaân; il revint avec eux, très-jeune encore, en 1275, auprès du petit-fils de Djengis Khaân; à vingt-six ans, il partait pour l'Annam et le Tonkin comme ambassadeur du Grand Mogol; pendant dix-sept ans, il parcourait, pour le service de son maître asiatique, cet immense empire, dont les modernes n'ont point achevé encore l'exploration scientifique, la Chine, l'empire birman, les mers de l'Inde, Ceylan, la Cochinchine voisine du Cambodge347. Les trois voyageurs rentrèrent à Venise après vingt-six ans d'absence, apportant les messages de Khoubilaï pour le pape, le roi de France et tous les princes de la chrétienté. En 1298, prisonnier de Gênes à la suite d'une guerre malheureuse, Marco Polo dicta son Livre à Rusticien de Pise. Il avait à conter des merveilles sur ces contrées auxquelles Venise songeait beaucoup, et dont, selon Brunetto Latini, «aucun homme vivant ne pouvait vraiment, par langue ou écriture, décrire les bestes et les oiseaulx348». Il avait vu des choses extraordinaires, contemplé des races et des religions inconnues à notre Occident, ouï parler de la Perse, de l'Abyssinie et de Madagascar. Mais, dès la première page, il savait classer la valeur critique de ses différents témoignages. De ces «grandismes merveilles… messire Marc Pol… raconte pour ce que il les vit. Mais auques y a de choses que il ne vit pas; mais il l'entendi d'hommes certains par vérité. Et, pour ce, mettrons les choses veues pour veues, et les entendues pour entendues, à ce que nostre livre soit droit et véritables, sanz nul mensonge349.» Il ne mentit guère, en effet, car il s'était mis en garde contre l'éblouissement et la superstition. Son Prêtre-Jean n'est qu'un chef de tribu qui a forte affaire avec Djengis Khaân. Le récit le plus naïf du Livre est le miracle des chrétiens de Bagdad, une montagne mise en mouvement à la prière d'un saint personnage qui sauve, par ce prodige, ses coreligionnaires de la malice du khalife. Il ne l'avait pas vu, mais entendu «d'hommes certains par vérité». Les choses dont il fut le témoin direct sont observées, analysées, décrites de la bonne façon. Il a noté avec ordre les phénomènes curieux de la morale humaine et de la nature, les divisions territoriales et les accidents géographiques, le cours des fleuves navigables, les productions du sol et l'usage industriel qui s'en tire, la population permanente ou flottante des villes, les coutumes singulières, l'état de l'agriculture, du commerce et de l'industrie, la fabrication de la soie, du coton, du cuir, de la porcelaine, le produit des salines, des mines de fer et d'acier, l'exploitation du pétrole, l'emploi des canaux pour le transport du riz, l'importation et l'exportation dans les ports, le réseau et la direction des grandes routes, la piraterie, les hôtelleries, les postes aux chevaux, les courriers, les impôts, le papier-monnaie, le cours forcé, la réserve des denrées en prévision de la cherté des vivres, la législation, la justice. Il signale la source de l'impôt, le droit sur les marchandises, sur les pierres précieuses, le sel, le sucre, le charbon et la soie, la nature et la valeur des monnaies, la matière et l'aspect du papier-monnaie, ses émissions successives sous le règne de Khoubilaï, l'encaisse d'or, d'argent, de pierres précieuses qui y correspond dans le trésor du Grand Mogol. L'éditeur moderne du Livre a éclairé ce vieux texte d'un vaste commentaire emprunté aux savants, aux voyageurs et aux géographes les plus récents. Presque toujours Marco Polo a raison. Il parle dans la langue de Joinville, mais le bon sénéchal, auprès de lui, n'est qu'un enfant350.

II

Polo est un Vénitien, mais l'aptitude de son esprit est tout italienne. Il sort d'une ville dont le commerce et la diplomatie font la grandeur, où le sens pratique des intérêts est la force même de l'État. A Venise, au moyen âge, le Conseil discute le budget de la République, et le gouvernement noue des alliances conformément aux rapports d'importation ou d'exportation des marchandises avec les cités italiennes. Un doge mourant, Mocenigo, rappelle à ses collègues les résultats économiques de son administration, fait la statistique de la marine marchande, de l'impôt foncier et de la fortune publique. «Vous posséderez, leur dit-il, tout l'or de la chrétienté, et le monde entier vous redoutera351.» Mais toute l'Italie manifeste en même temps le même génie. L'histoire de Florence n'est autre que celle de sa bourgeoisie industrielle, de ses banquiers, de ses artisans; sa constitution politique repose sur le travail; son commerce s'étend aussi loin que celui de Venise; ses grandes compagnies des Peruzzi et des Bardi, qui prêtent aux rois et auxquelles les rois ne remboursent pas toujours, ont leurs comptoirs à Londres comme sur toutes les côtes de la Méditerranée, aux échelles du Levant, à Trébizonde, où Venise, Gênes et Florence attendent les caravanes du Cathay et de la Chine méridionale352. Venise, la Lombardie et la Toscane, par la banque, la lettre de change et le prêt, ont organisé la richesse. Et cette recherche de la prospérité matérielle, art tout laïque assurément, les hommes d'Église la pratiquent avec bonheur. Le mont-de-piété, banque de prêts presque gratuits, fut inventé à Pérouse par un moine, le bienheureux Bernardino da Feltre; approuvé par trois papes, il se répandit, tout en s'altérant, en Lombardie. Savonarole, afin d'arracher Florence à l'usure des juifs qui prêtaient à trente-deux et demi pour cent, l'établit en 1495 dans cette ville et en rédigea les statuts353. Un franciscain toscan du XVe siècle, Luca Paccioli, écrivit, sur le commerce de l'argent, un traité méthodique fondé non plus sur des textes canoniques et des déductions de casuistes, mais sur l'analyse très-précise des espèces diverses du change, le Cambio minuto ou commune, le Cambio reale, le Cambio secco, le Cambio fittitio354.

 
III

De l'observation exacte des sociétés humaines et de l'expérience économique à la politique, la distance est très-courte, et, pour les Italiens, si habiles à démêler les intérêts de la vie réelle, l'intérêt supérieur de la cité et de la patrie fut toujours un objet de prédilection. Que les orateurs de Venise, que les ambassadeurs de la Seigneurie florentine manient d'une main légère les fils déliés des questions d'État, personne n'en est étonné; mais qu'une femme rêveuse et mystique, qui voit Jésus en extase et reçoit l'hostie sainte de la main d'un ange, entreprenne de diriger les affaires de l'Italie, de mettre fin à la captivité d'Avignon et de ramener le pape à Rome; qu'elle suive, du fond de sa cellule, tous les mouvements de la politique italienne, et, apercevant très-clairement les dangers que le schisme fera courir, non-seulement à l'Église, mais aux libertés générales de la péninsule, s'efforce de grouper étroitement autour du Saint-Siége Florence, Venise et Naples; qu'elle corresponde sur les intérêts de la chrétienté avec les papes, Charles V, roi de France, le duc d'Anjou, le roi de Hongrie, la Seigneurie de Florence, la Commune de Pérouse, Bernabò Visconti de Milan, la reine Jeanne de Naples; qu'elle affronte enfin, pour ses entreprises, les hasards de la mer, les fatigues d'un long voyage et les émeutes florentines; un tel caractère et une telle vie exciteront quelque surprise. C'est ainsi que la Séraphique Catherine de Sienne, qui mourut à trente-trois ans, en 1380, au moment même où se réalisaient ses plus douloureuses prévisions, fut, au XIVe siècle, le premier homme d'État de l'Italie. Certes, le point de vue où elle s'était placée est très-particulier, et l'histoire ne l'a adopté, ni pour les destinées de l'Italie, ni pour celles de l'Europe; elle avait rêvé une théocratie généreuse, fondée sur la charité la plus tendre, que devait gouverner le saint Père pour le plus grand bien du monde: c'était la Monarchie de Dante constituée au profit du Saint-Siége. Mais les moyens qu'elle imagina répondaient justement à la fin qu'elle s'était proposée: le retour de la papauté à Rome et la prédication de la croisade. D'autre part, elle eut raison de penser que l'union des provinces italiennes avec le siége apostolique était, pour l'Italie, la plus forte garantie de l'indépendance nationale, et que, dans cette union, l'alliance plus intime de Venise avec Rome devait dominer. Jules II qui, égaré par les avis intéressés de Machiavel, choisit une politique toute contraire, ruina Venise et, du même coup, perdit Rome et l'Italie.

Cette femme, cette sainte, eut au plus haut point la finesse diplomatique des Italiens. Elle lisait dans les cœurs, dit, au procès de sa béatification, son disciple Stefano Magoni; elle connaissait la disposition des esprits, comme font les autres personnes pour les airs du visage; elle savait découvrir les pensées secrètes de ceux qui venaient à elle; sa perspicacité était si sûre, que Magoni lui dit un jour: «Il y a plus grand péril à se tenir près de vous en voulant dissimuler ses sentiments qu'à naviguer en pleine mer, car vous voyez tous nos secrets355.» Ses lettres à Grégoire XI sont charmantes; elle l'exhorte, elle le supplie, elle le réprimande et le caresse d'une main suave. Mais ses cardinaux le retiennent dans Avignon, eux qui ne songent qu'à leurs palais et à leurs plaisirs: «Usez d'une sainte fourberie; feignez de vouloir prolonger encore votre séjour, et partez tout à coup et bien vite; plus tôt vous le ferez, moins vous demeurerez dans ces angoisses356.» Le «doux Grégoire» suivit son avis; il fit semblant de ne point partir et s'embarqua à l'improviste sur le Rhône357. Le peuple de Rome s'est soulevé contre Urbain VI, qui n'a pas tenu les promesses de son avénement. Catherine lui représente combien la docilité des Romains est nécessaire à la paix de l'Église et lui apprend comment il doit agir avec des sujets turbulents que l'anarchie a façonnés à l'indiscipline. «Vous devez connaître le caractère de vos fils romains, que l'on enchaîne mieux par la douceur que par la force et l'âpreté des paroles. Je vous en prie humblement, soyez prudent, ne promettez jamais que les choses qu'il vous est possible d'accorder pleinement, de peur de quelque dommage, honte ou confusion, et pardonnez-moi, très-doux et très-saint Père, ces paroles que je vous dis358.» Si elle avait vécu, et si le grand schisme n'avait point bouleversé la chrétienté, elle eût obtenu, pour la réformation de l'Église, par son obstination et la grâce féminine de sa politique, bien plus que Savonarole avec ses fureurs de sectaire et les visions terribles de ses songes.

IV

Connaître les choses, c'est s'en affranchir. Les préjugés, les inquiétudes, les sophismes, tout le cortége des idées fausses abandonne les esprits où règne le sens critique. Les moralistes de l'antiquité ont, dans les écoles les plus diverses, conseillé aux hommes de pénétrer par l'intelligence sereine dans tous les replis de la vie, afin d'être supérieurs à la vie et maîtres d'eux-mêmes, de n'être ni entravés par la société, ni troublés par la nature. Ce fut la doctrine d'Épicure comme celle d'Épictète. Les Italiens, qui vont résolument à la réalité, l'observent en tous ses détails, la suivent en tous ses détours, ne se laisseront point déconcerter par le jeu de la fortune; ils ne seront pris au dépourvu ni par les mésaventures de la vie journalière, ni par les calamités qui frappent leur parti politique ou leur cité. Avec leur esprit toujours en éveil, dont les calculs ont mesuré les mauvaises chances comme les bonnes, ils ne désespéreront jamais de la destinée: vaincus, proscrits, ruinés, ils ne consentiront point à renoncer à l'avenir et, pareils à Colomb en plein désert de l'Océan, ils chercheront toujours à l'horizon lointain le fantôme de la terre promise. Dante peut bien maudire Florence, Rome et l'Italie; il se tient debout au fond de son exil, appelant l'Empereur, et prêt à lutter jusqu'à son dernier jour. Machiavel, disgrâcié, flétri par la torture et plongé dans l'extrême misère, tout en jouant dans les hôtelleries avec les rustres les plus grossiers, relit, afin de se raffermir, les poëtes et les historiens de Rome; mais en même temps, les yeux tournés vers le Saint-Siége, duquel dépend dès lors le sort de la péninsule, il revient à sa vieille passion, la politique; il fait passer à Léon X, par les mains de Vettori, de longues et fines consultations sur les affaires de l'Europe; il insinue discrètement qu'il n'est homme au monde plus propre à débrouiller les situations difficiles et mieux disposé à servir le saint Père que Nicolas Machiavel359. Comme ils ne plieront jamais sous le poids de l'infortune, ils ne connaîtront pas davantage les sentiments de lassitude et de mélancolie où se complaisent les âmes désabusées de toutes choses, et qui savourent le dédain amer de l'humanité et de la vie; l'ennui désolé et le découragement d'un Hamlet ou d'un Macbeth n'entreront point en ces esprits qui, pareils au ciel méridional, sont toujours pleins de lumière,

 
Placatumque nitet diffuso limine cœlum 360.
 

C'est chez les artistes qu'il est surtout curieux d'observer ce trait moral des Italiens. La verve et l'entrain de Cellini sont bien connus; personne ne fut jamais plus à l'aise au milieu des plus fâcheux contre-temps. Après toutes sortes d'aventures tragiques, il se met en route. «Je ne fis que chanter et rire… Ma sœur Liparata, après avoir un peu pleuré avec moi son père, sa sœur, son mari et un petit enfant qu'elle avait perdus, songea à préparer le souper. De toute la soirée, on ne parla plus de mort, mais de mille choses gaies et folles; aussi notre repas fut-il des plus divertissants.» Sachez que, ce jour même, il était rentré à Florence, avait frappé à la maison vide de son père, et avait appris d'une voisine que tout le monde y était mort de la peste. «Comme je l'avais déjà deviné, ma douleur en fut moins grande361.» Certes, ils n'ont pas tous le cœur aussi léger, mais tous ils possèdent une gaieté naturelle et un art merveilleux d'expédients pour les traverses de la destinée. Giotto, ingegnoso e piacevole molto, selon Vasari, était fameux à Florence pour ses reparties piquantes. Une nuit, sur les grands chemins, trempé de pluie, sous un vieux manteau et un chapeau d'emprunt, il releva vivement d'une assez sotte parole son compagnon de route, le jurisconsulte Forese da Rabatta362. Buffalmaco apprend la remarque impertinente que les nonnes d'un couvent florentin, trompées par son costume vulgaire, ont faite sur ce «broyeur de couleurs» qui travaille à leur chapelle; il dispose un mannequin en capuchon et en manteau, «maître postiche», avec un pinceau apparent; puis il disparaît pendant quinze jours, attendant que les pieuses et curieuses dames soient revenues de leur erreur363. «Il serait trop long, dit Vasari, de conter toutes les plaisanteries de Buffalmaco.» Les «plaisanteries» de Frà Filippo Lippi, carme et peintre, furent plus vives encore. Comme il peignait un tableau d'autel pour un couvent de femmes, à Prato, il remarqua une novice très-gracieuse, fille de François Buti, citoyen florentin; elle se nommait Lucrèce, et Lippi pria les religieuses de la lui prêter pour la figure de la Vierge. Le carme ne finit point sa peinture, mais il enleva la jeune nonne le jour même où celle-ci sortait de la clôture pour visiter la ceinture de Notre-Dame, relique très-vénérée. Grande confusion au couvent; «Francesco, son père, ne fut plus jamais joyeux et fit tout pour la reprendre»; mais Lucrèce ne voulut point quitter Filippo, et lui donna bientôt son fils, le peintre Filippino Lippi. N'oublions pas que notre moine avait été jadis pris en mer par les corsaires barbaresques, et tenu dix-huit mois à la chaîne; il s'affranchit en dessinant au charbon, sur un mur blanc, le portrait de son maître. «Il était, dit le consciencieux Vasari, si passionné pour les femmes, qu'il aurait tout prodigué pour avoir celles qui lui plaisaient364.» Filippo Brunelleschi, qui fut, lui aussi, d'un caractère plaisant365, employa à un plus grave objet sa persévérance et toutes les ressources de son esprit. On n'imagine point les difficultés contre lesquelles dut lutter ce grand architecte pour édifier la coupole de Santa-Maria-del-Fiore. Longtemps les magistrats de Florence avaient traité de folie pure son entreprise. Enfin, quand l'œuvre était déjà avancée, la concurrence jalouse de Lorenzo Ghiberti et la mauvaise volonté des maîtres maçons entravaient sans cesse le travail. Brunelleschi se mit au lit, feignant d'avoir un grand mal de poitrine, et, tout dolent, se fit envelopper de couvertures chaudes. Aux ouvriers qui venaient le prier de reparaître au Dôme, il répondait: «N'avez-vous pas Lorenzo?» Il fallut bien qu'on cédât à son génie. Le dernier mot, dans les affaires humaines, n'appartient-il pas le plus souvent aux gens d'esprit?

 
V

Il appartient maintes fois aussi à la passion. Lorsque ces âmes si lucides viennent à se troubler, la tempête y éclate avec une fureur magnifique. Elles demeurent calmes et clairvoyantes tant que leurs intérêts ne sont livrés qu'au jeu impassible des choses extérieures; mais, dès qu'elles se heurtent contre un ennemi vivant, elles se précipitent à la lutte d'un élan terrible, et poussent jusqu'aux extrémités dernières l'âpreté de leur orgueil outragé. Ni la foi religieuse, ni la crainte de Dieu, ni la charité ne les contient, et les spectacles violents que les rues de leurs cités et l'histoire de leur siècle leur ont donnés ont fortifié en elles l'instinct de jalousie et de révolte qui est au plus profond de la nature humaine. Dante, dont la vie a été ravagée par toutes les passions politiques de son temps, est lui-même épouvanté de ce déchaînement de la passion. A la vue de Virgile et de Sordello qui s'embrassent avec amour, il invoque l'Italie, dont les fils se déchirent: «Maintenant, en toi, tous les vivants sont en guerre, et, dans les mêmes murs, l'un ronge l'autre; cherche, misérable, et vois si aucune partie de toi-même goûte la paix!» Puis, se tournant vers l'Empereur, dont «le jardin est désert»: «Viens voir les Montaigu et les Capulet, les Monaldi et les Filippeschi; viens voir tes sujets, combien ils s'aiment!»

 
Vieni a veder la gente, quanto s'ama 366.
 

Et il nous les montre tous, aux lueurs vermeilles de son Enfer, et, de cercle en cercle, nous fait entendre la clameur éternelle de ces passions que le souvenir des haines terrestres exaspère encore:

 
Quivi sospiri, pianti ed alti guai
Risonavan per l'aer senza stelle,
Perch'io al cominciar ne lagrimai.
Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d'ira,
Voci alte e fioche, e suon di man con elle 367.
 

Voici, tour à tour, Filippo Argenti et ceux que la colère a possédés, qui, plongés dans la fange, se frappent entre eux de la tête et de la poitrine, et de leurs dents se taillent eux-mêmes en lambeaux; dans une rivière bouillonnante de sang flottent les violents, les assassins, Ezzelino de Padoue et le blond Obizzo d'Este, que son fils a fait étouffer; Pierre des Vignes, qui s'est brisé la tête contre un mur, est enfermé dans un arbre vivant dont les rameaux, rompus, pleurent du sang. Ceux qui ont soufflé la guerre civile, les rébellions et les schismes, sont mutilés d'une façon horrible: Bertrand de Born chemine, portant sa tête «comme une lanterne»; dans la région des traîtres, au fond de sa fosse de glace, le comte Ugolin ronge le crâne de son archevêque Ruggieri, et le songe qu'il raconte, où la destinée de ses fils et de sa maison lui avait été révélée, est encore le symbole d'un âge où les âmes, exaltées par les discordes publiques, ne furent plus capables de miséricorde: c'est la meute des chiennes maigres, affamées, l'impitoyable foule populaire qui, entraînée par Ruggieri, chasse dans la campagne de Pise le loup maudit et ses louveteaux. Le père avait vendu la liberté de sa ville, et les petits moururent de faim entre ses bras; telle était alors la justice «du beau pays où résonne le si».

L'amour, en de pareilles âmes, est une passion mortelle, «l'amour, dit Françoise de Rimini, qui ne permet pas à l'objet aimé de n'aimer point lui-même». Dès le premier jour, la blessure du cœur est profonde; les «doux soupirs» et les «vagues désirs» sont des joies infinies dont la mémoire fait l'enchantement et la torture des damnés. Françoise et Paolo, penchés sur le même roman d'amour, ont pâli, et le jeune homme, tout tremblant, a donné à la malheureuse un baiser dont ils vont mourir. Une aussi douloureuse aventure se laisse deviner dans ces paroles d'une ombre au poëte: «Qu'il te souvienne de moi, je suis la Pia, Sienne m'a faite, la Maremme m'a défaite. Il le sait, celui qui avait placé à mon doigt l'anneau de mariage368.» La tradition rapporte que l'époux outragé emmena sa femme dans un château de la Maremme de Sienne, et qu'il attendit, seul en face d'elle, que l'air empoisonné l'eût tuée lentement. Ceux-ci, mordus par la jalousie, ont vengé sans pitié l'honneur de leur nom; ceux-là, les Amidei, condamneront à mort Buondelmonte qui, fiancé à une fille de leur maison, et, «poussé par le diable», dit Villani, a noué une autre alliance avec une fille patricienne, de la famille des Donati. La première était laide, et la seconde belle à ravir; mais, pour ses beaux yeux, Buondelmonte, le matin de Pâques, fut égorgé en avant du Ponte Vecchio, et ce fut l'étincelle qui alluma dans Florence deux cents ans de guerres civiles. L'amour, la trahison des femmes et l'atroce vendetta des maris avivèrent les fureurs guelfes et gibelines. En ce temps, raconte Ammirato, «on redoutait de trouver son ennemi derrière les rideaux et sous les couvertures du lit conjugal369». Car, ici, la passion ne se contente point des joies toutes platoniques qu'ont vantées longtemps les Provençaux; nous sommes dans l'Italie du Décaméron, une Italie qui recherche la jouissance, non point, comme il arrive en nos contes gaulois, par caprice de sensualité vulgaire, mais par l'entraînement de l'irrésistible volupté que les poëtes païens ont chantée. Cette passion, où la tendresse semble purifier le plaisir, passera, dans la littérature, de la Fiammetta de Boccace à l'épisode d'Angélique et de Médor dans l'Arioste; elle a dominé dans les mœurs jusqu'à l'âge de grande décadence morale qui vit le sigisbeo se glisser au foyer domestique. Savonarole, qui était moine et méprisait superbement les faiblesses de la chair, n'a su accuser son siècle que de luxure brutale. «O vaccae pingues! Pour moi, ces vaches grasses représentent les courtisanes de l'Italie et de Rome. N'y en a-t-il aucune en Italie et à Rome? Soutenir qu'il en existe mille à Rome, c'est peu dire; dix mille, quatorze mille, c'est encore trop peu; là, les hommes et les femmes sont devenus des courtisanes370.» Machiavel nous a laissé une image plus vraie et plus saisissante des passions de l'amour, telles que l'Italie les a connues alors, où le délire des sens fut d'autant plus brûlant que l'émotion du cœur était plus vive. A Florence, en pleine peste, dans Santa Croce, où il s'est réfugié pour échapper aux fossoyeurs qui dansent et chantent vive la mort! il voit, couchée sur le pavé, dans ses draperies de deuil, les cheveux épars, une belle jeune femme qui gémit et se frappe la poitrine; c'est son amant qu'elle pleure, «transfigurée par une passion sans mesure»371. «J'ai perdu toute ma joie, et ne puis mourir. Oh! avec quel plaisir je l'ai possédé tant de fois dans ces bras jadis si fortunés! Avec quelle tendresse je contemplais ses yeux si beaux et si brillants! Avec quelle douceur je serrais mes lèvres ardentes contre sa bouche fraîche comme une fleur! Quelle volupté à presser mon sein enflammé contre sa poitrine si blanche et si jeune!» Elle se tait et demeure comme morte. Machiavel est fort embarrassé, lui qui, dans ses Lettres, a parlé complaisamment des plus étranges amours; ce diplomate consommé juge à propos de donner à la jeune fille quelques conseils de bonne morale, pensant ainsi apaiser une passion si impétueuse qu'elle échappait à toute morale.

VI

Lorsque, à ces deux forces de l'âme italienne, le sens pénétrant de la réalité et la passion profonde, s'ajoute l'inflexible énergie de la volonté; lorsque, aux passions de l'orgueil, aux convoitises de l'ambition, pour lesquelles l'intelligence claire des choses et des hommes est de première nécessité, un caractère très-viril et capable de soutenir les assauts de la fortune vient imposer une direction souveraine, l'Italien de la Renaissance est complet; son esprit et son cœur sont d'accord pour la création d'une belle destinée; il peut donner à ses contemporains le spectacle d'une vie incomparable, mêlée de sagesse et de violence, que l'égoïsme maîtrise et qu'aucun frein ne règle, immorale au plus haut degré et réjouie par d'ineffables voluptés. Il réalise alors l'idéal de la nature humaine, tel que la Renaissance l'a conçu; il est artiste, et sa fortune est une œuvre d'art que l'on admire. La langue italienne désigne cet ensemble de grandes qualités et de grands vices par un mot, la virtù, qui ne se peut traduire, car la virtù n'a rien de commun avec la vertu.

Tels qu'ils sont, avec leur génie superbe, sans douceur ni pitié, les virtuoses règnent sur la Renaissance et concourent à sa grandeur. Comme ils sortent d'un pays et d'un temps où la vieille hiérarchie sociale a été abolie, où la discipline religieuse a été rejetée, où la personnalité individuelle a trouvé, dans l'état politique et les mœurs, une carrière illimitée, ils vont tout droit, sans scrupule ni entrave, jusqu'à l'extrémité de leurs désirs et de leurs calculs, et s'efforcent d'atteindre au bien suprême, la puissance. Un artiste, tel que Benvenuto Cellini, licencieux, spirituel, emporté, fantasque et médiocrement tourmenté par sa conscience, est un virtuose. «Les hommes uniques dans leur art comme Cellini, disait Paul III, ne doivent pas être soumis aux lois et lui moins que tout autre372.» Mais le condottière est un virtuose plus achevé que l'artiste, car il tient dans sa main la vie de beaucoup d'hommes, et ne gouverne ses soldats d'aventure, la seigneurie ou le tyran auquel il s'est vendu, que par le prestige de son courage et la souplesse de son esprit. Il faut les voir, dans les statues équestres de Donatello et d'Andrea del Verrocchio, avec quelle sûreté ils se tiennent, tout bardés de fer, sur leur énorme monture, et quel visage altier, aux traits violents et fins à la fois, apparaît sous la visière de leur casque373. Quelques hasards ou quelques crimes heureux portent le condottière au comble de la fortune, à la tyrannie. Le tyran est le virtuose par excellence. De Frédéric II à Ludovic le More et César Borgia, ils se ressemblent tous par les traits dominants de leur génie; ceux-ci ont été plus féroces, ceux-là plus astucieux, plus capables de grande politique; mais ils unissent tous le sang-froid de l'homme d'État, la fourberie du diplomate à l'orgueil du prince qui méprise le troupeau humain, aux passions ardentes du maître à qui toutes les jouissances sont permises et toutes les violences faciles: renards et lions en même temps, cette image est revenue plus d'une fois à l'esprit des Italiens; ils l'ont appliquée à François Sforza, Machiavel l'a développée avec complaisance374 et Léon X venait à peine de mourir que le peuple de Rome disait autour de sa dépouille: «Tu t'es glissé comme un renard, tu as régné comme un lion375

347V. l'Introd. au Livre de Marco Polo, par M. Pauthier, t. I.
348Tesoretto. Brunetto écrivait vers 1260.
349Prologue.
350V. aussi l'édition anglaise commentée: The Book of ser Marco Polo, the Venetian, by colonel Henry Yule, 2 vol. London, Murray, 1875.
351Marino Sanudo ap. Muratori, t. XXII, 942. – Comp. Ranke, Zur Venezianischen Geschichte. Leipzig, 1878.
352Peruzzi, Storia del Commercio e dei Banchieri di Firenze dal 1200 al 1345.
353V. Aquarone et Villari, Savonarola, aux ann. 1495 et 1496.
354Der Traktat des Lucas Paccioli, von 1494, über den Wechsel, par Ernst Ludw. Jager. Stuttgart, 1878.
355V. le Proemio de Tommaseo, t. I, de l'édit. de Florence. Barbèra, 1860.
356Usate un santo inganno, cioè parendo di prolungare più di, e farlo poi subito e tosto, che quanto più tosto, meno starete in queste angustie e travagli. (Epist., édit. de Milan, 1843, t. I, 7.)
357Flavio Biondo, Istor., Dec. II, lib. X.
358Epist., t. I, 22.
359V. notre mémoire au Compte rendu de l'Académie des sciences mor. et polit., févr. 1877.
360Michel-Ange, montrant à Vasari la Pietà qu'il sculptait pour Jules III, laissa tomber sa lanterne. «Je suis si vieux, dit-il, que souvent la mort me tire par l'habit pour que je l'accompagne. Je tomberai tout à coup comme cette lanterne, et ainsi passera la lumière de ma vie.» Mais il parlait ainsi au déclin de la Renaissance, après Clément VII et la ruine de toutes choses en Italie.
361Onde che io parte me lo indovinavo, fu la cagione che il duolo fu minore. (Vita, lib. I, 40.)
362Boccace, Decamer., VI, 5. – Sacchetti, Nov. 63.
363Vasari, Vita di Buffalmaco.
364Vita di Frà Filippo Lippi.
365Fù Filippo facetissimo nel suo raggionamento, e molto arguto nelle riposte. Vasari, Vita.
366Purgat., VI.
367Inf., III.
368Purgat., V, 133.
369Istoria, lib. I.
370Carême de 1496.
371Per la smisurata passione trasfigurata. Descriz. della Peste di Firenze.
372Sappiate che gli uomini come Benvenuto, unici nella lor professione, non hanno da essere ubbrigati alla legge. Vita, I, 74.
373Gattamelata à Padoue, Colleoni à Venise.
374Il lione non si difende dai lacci, la volpe non si difende da' lupi. Bisogna adunque esser volpe a conoscere i lacci, e lione a sbigottire i lupi. Coloro che stanno semplicemente in sul lione, non se ne intendono. Principe, XVIII, XIX.
375Ils ajoutaient: «Tu es mort comme un chien.» Ranke, Römisch. Päpste, t. I, p. 90.