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Les origines de la Renaissance en Italie

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CHAPITRE VI
Causes secondaires de la Renaissance en Italie.Les influences étrangères

On vient d'analyser les causes permanentes et profondes de la Renaissance italienne. On a vu les faits les plus constants dans l'histoire intellectuelle et morale de l'Italie, les libertés de la pensée et de la conscience, les formes de l'état social, l'éducation classique et la langue, disposer le génie d'une race éminente à l'invention féconde dans toutes les directions de l'esprit. Il faut maintenant passer en revue d'autres causes, d'une importance moins grande, parce qu'elles ont été extérieures et d'une durée moins longue, sans lesquelles cependant certains caractères particuliers de la Renaissance, certaines tendances de l'art ou de la poésie, telles traditions littéraires, tels traits de la vie sociale, ne seraient compris qu'à moitié. L'Italie a été, au moyen âge, le rendez-vous de toutes les civilisations et le champ de bataille de tous les peuples. Elle n'a point aimé les étrangers, mais elle a reçu d'eux quelques exemples et quelques leçons utiles qu'il importe de considérer.

I

Ses premiers éducateurs ont été les Byzantins. Ceux-ci ont eu longtemps la main dans les affaires de la péninsule, même après la chute de l'Exarchat et le déclin politique de Ravenne. Jusqu'au Xe siècle, ils furent les maîtres directs de la Terre de Bari, de la Capitanate, de la Basilicate et de la Calabre, et les hauts suzerains de Venise, de Capoue, de Naples, de Salerne, d'Amalfi, de Gaëte. Venise était une vassale plus docile que toutes ces villes d'origine grecque; à partir du Xe siècle, elle fut longtemps l'alliée fidèle du vieil empire. Elle imitait, dans l'architecture de ses palais et de ses églises, les monuments de Constantinople, et aimait à se rapprocher, par l'éclat des costumes et les pratiques jalouses du gynécée, des mœurs orientales257. Mais Venise était alors presque isolée de l'Italie même. La trace première et originale des Byzantins n'est visible, pour tout le reste de la péninsule, que dans l'architecture religieuse de Ravenne et de quelques villes méridionales et siciliennes, et encore ces monuments remontent-ils au moyen âge le plus reculé258. L'influence byzantine sur la peinture décorative, représentée par la mosaïque, fut autrement considérable: elle dura jusqu'à Cimabué. C'est elle qui doit retenir notre attention.

Les mosaïques de Ravenne nous montrent les derniers efforts de l'art grec, de toutes parts entouré et bientôt envahi par la barbarie. Celles du Ve siècle, au Baptistère et à la chapelle votive de Galla Placida (San-Nazario e Celso), très-fines encore, renferment des personnages d'un aspect majestueux, d'un dessin correct, d'un visage et d'un mouvement individuels, et les compositions où les mosaïstes savent encore ménager les jeux de lumière et d'ombre, sont d'un effet tout pittoresque. Le Christ de San-Nazario, jeune, calme, très-classique de formes, est assis sur un rocher, au milieu d'un paysage; le bon Pasteur, motif si souvent reproduit par la peinture primitive des catacombes, tient d'une main sa croix, de l'autre, il caresse la brebis couchée à ses pieds; son front découvert est couronné de cheveux bouclés, comme les têtes antiques; le manteau bleu lamé d'or qui l'enveloppe est drapé avec la souplesse et la simplicité grecques259. Les mosaïques du VIe siècle ont encore de la noblesse et de la vie; les personnages se meuvent librement sur les fonds d'or et d'azur, font des gestes oratoires, parlent ou agissent; cependant, on sent que les grandes traditions sont déjà sur leur déclin; le sens de la beauté baisse, et l'inspiration de l'artiste est moins haute. A San-Vitale, saint Jean, assis, vêtu de blanc, tient son livre, et l'aigle plane sur sa tête; saint Luc est avec son bœuf, saint Marc avec son lion; un Christ gigantesque, aux yeux fixes, se tient au sommet de la grande coupole; l'art hiératique a commencé. Mais voici, d'autre part, la peinture d'histoire, les mosaïques du chœur, exécutées sous Justinien, l'Empereur, entouré de sa cour, l'évêque Maximien suivi de ses clercs, l'impératrice Théodora, comédienne couronnée, qui, accompagnée de ses femmes, porte un reliquaire à l'église. Ici, la beauté a moins préoccupé les artistes que la ressemblance: les nez très-accentués, les sourcils touffus, les lèvres fortes de plusieurs personnages indiquent des portraits trop fidèles et sont déjà le signe de la décadence. A St Apollinare-in-Classe, l'invention du peintre se manifeste naïvement dans la prédication du saint parlant à un troupeau de brebis. A St Apollinare-in-Città, le long des frises de la nef centrale, les vierges et les mages marchent en procession vers la madone, les saints conduits par saint Martin vont vers le Christ; Ravenne, San-Vitale et le palais de Théodoric sont figurés dans cet ouvrage, où luit encore comme un lointain souvenir des Panathénées antiques.

L'Église adopta la mosaïque qui se prêtait si bien à la magnificence, et remplaçait la véritable peinture dont les derniers ouvrages, tels que le Christ, aux catacombes de Saint-Calixte, témoignent d'un art tombé en enfance. Dès lors, les Byzantins ou les artisans d'Italie formés à leur école, ornent les sanctuaires de mosaïques. Mais le goût des barbares, qui préside impérieusement à ces pieuses fondations, ne tarde pas à porter à l'art un coup funeste. C'est à Rome surtout, que l'on peut suivre de siècle en siècle, jusqu'au XIe, la décadence étonnante de la peinture décorative. Les mosaïques du IVe siècle, à Sainte-Constance, à Sainte-Pudentienne, contiennent encore des scènes animées et des têtes d'une grande expression, où l'arrangement particulier de la chevelure et la distinction des visages révèlent la bonne école. Au Ve siècle, après Alaric, dans Sainte-Marie-Majeure, les mosaïques de la nef et du grand arc en avant de l'abside marquent une chute très-lourde; les personnages bibliques y deviennent gauches et laids. Au VIe, dans Saints-Cosme-et-Damien, un Christ morose, d'un aspect terrible, marche sur les nuages: le christianisme qui, tout à l'heure, a renoncé à la beauté, séduction païenne, vient d'entrer dans ces temps d'inquiétude et d'effroi dont l'an mil devait être le terme apocalyptique. Au VIIe siècle, à Sainte-Agnès, sur la voie Nomentane, les deux papes Symmaque et Honorius, démesurément allongés, se dressent dans leurs robes sombres; mais voici l'influence de l'Orient qui reparaît à Rome, dans la parure éclatante de la sainte, dont la poitrine est chargée d'or et de pierreries. La trace byzantine s'accentue encore davantage dans le saint Sébastien de Saint-Pierre-aux-Liens qui, revêtu d'un riche costume et d'un long manteau rattaché à l'épaule par une agrafe, rappelle l'art de Ravenne et ressemble à quelque noble de Constantinople260. La mosaïque de Sainte-Marie-in-Cosmedin (dans la sacristie), d'un caractère vraiment grec, qui vient de l'ancien Saint-Pierre, est attribuée à des Byzantins chassés de chez eux par les iconoclastes. La figure de la Vierge est d'un grand calme, avec un regard naturel; près d'elle, un ange bien proportionné de formes et d'un type antique261. Aux VIIIe et IXe siècles, en pleine guerre du Filioque, les rapports de Rome et de Byzance étant devenus fort orageux, on peut supposer que les artistes orientaux furent recherchés avec moins d'assiduité par les Italiens. A cette époque, et jusqu'à la fin du Xe siècle, la décadence de l'art dépasse toute imagination. La laideur de la madone, à Santa-Maria-in-Navicella, est si extraordinaire, qu'elle produit presque un grand effet. On voit bien que l'artiste cherche, par l'étrangeté et la disproportion, à exprimer le surnaturel. Dans sa robe d'un bleu noir, voilée à l'africaine, entourée d'anges grêles et tristes, et portant un Bambino horrible, la Vierge témoigne d'un âge où l'esprit humain était fort malade. A Sainte-Praxède, les brebis mystiques ont une forme des plus grotesques. Puis les monuments authentiques disparaissent. A Saint-Marc de Venise, à la fin du XIe siècle, la mosaïque n'a point fait un mouvement. Mais, dès le commencement du XIIe, elle se relève, et, cette fois, par l'influence très-visible des Byzantins262.

 

C'est du Midi que vint cette Renaissance. Les monastères de la Cava, de Casauria, de Subiaco s'enrichirent alors de mosaïques. En 1066, Didier, abbé du Mont-Cassin, voulant parer son église, envoya chercher à Constantinople, selon le chroniqueur Léon d'Ostie, des artistes habiles «dont les figures semblent vivantes, et dont les pavés, par la diversité des pierres de toutes nuances, imitent un parterre de fleurs». Didier retint ces maîtres et remit à leur direction un certain nombre d'enfants263. L'Italie, qui, pendant près de six siècles, avait laissé dépérir la peinture religieuse, revint donc à l'école des Byzantins. Les mosaïques du Mont-Cassin n'existent plus, mais l'abbé Didier fit orner également par ses artistes l'église de St Angelo-in-Formis, près de Capoue. Il est représenté, au fond de l'abside, offrant aux archanges Michel, Raphaël et Gabriel le modèle du pieux édifice. Cette église est l'un des plus précieux monuments de l'art primitif. C'est par la variété de l'invention et la noblesse des personnages que la peinture commence à renaître. Voici, par exemple, au-dessus du portail central, une Cène où trône le Sauveur entouré d'une gloire, bénissant d'une main, maudissant de l'autre; derrière lui des anges déroulent et montrent ces deux inscriptions: «Venite benedicti», «Ite maledicti». Plus haut, quatre anges soufflent dans des trompettes; les douze apôtres sont assis à la table sacrée autour de laquelle prient les anges; plus bas, d'un côté se tiennent les saints, les martyrs, les confesseurs; de l'autre, les damnés que les démons entraînent en enfer. Ici, les élus portent des fleurs; là, les maudits, et parmi eux, Judas, se débattent entre les bras des diables. Lucifer préside à leurs supplices. Aux frises de la grande nef sont les prophètes, les rois de l'Ancien Testament et les scènes de la Passion. Le Christ, cloué sur sa croix, penche vers Marie son visage dont l'expression est menaçante. Saint Jean est près de la Vierge. Au-dessus de la croix l'artiste a placé le soleil et la lune, celle-ci sous la forme d'une femme éplorée; les anges volent vers le Rédempteur avec des gestes de lamentation; plus loin, on partage les vêtements de Jésus, et l'on voit un groupe de prêtres et de soldats à cheval. Ainsi, à la fin du XIe siècle, de grandes qualités reparaissent tout à coup; non-seulement les peintres retrouvent les proportions justes du corps humain; ils découvrent la vie, le mouvement, la composition des ensembles; ils ont rejeté les traditions immobiles, la juxtaposition monotone des personnages, les motifs cent fois répétés; enfin, ils ont entrevu le pathétique et savent déjà l'exprimer. Les artistes de Byzance renouvellent en Italie le vieil art byzantin.

L'abbé Didier, devenu pape (Victor III), apporta à Rome un goût nouveau, dont témoigne déjà la basilique de Santa-Maria-in-Trastevere, décorée par Innocent II vers 1140. Le XIIe siècle reprit la mosaïque au point même où le VIe l'avait laissée à Ravenne. La décadence avait fait perdre six cents ans. Voici de nouveau les vierges sages et les vierges folles; elles marchent avec une grande variété d'allures. Au centre de l'abside, la Vierge, vêtue d'une façon éblouissante, est assise, avec la dignité d'une impératrice orientale, à droite de son fils, et sur le même trône; sa figure est d'une finesse suave; on y retrouve le dessin des têtes antiques264. Le Christ majestueux, toujours le même, Imperator et Pantocrator divin, qui plane ici, comme à la cathédrale de Pise et au dôme de Monreale, est un Jupiter byzantin. Aux absides de Saint-Jean-de-Latran, de Santa-Francesca-Romana, de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Clément, au baptistère San-Giovanni de Florence, c'est-à-dire du XIIe siècle à la fin du XIIIe, la tradition grecque se réveille visiblement, dans les draperies plus souples et plus réelles que n'ont été celles de Cimabué, l'arrangement des chevelures, la pose des personnages et l'abondance des réminiscences païennes, génies ou allégories d'un goût mythologique. Enfin, dans le chef-d'œuvre des Byzantins en Italie, la chapelle Palatine de Palerme (1140), l'accord très-heureux de plusieurs arts fait ressortir avec plus d'éclat l'inspiration vraiment grecque du monument entier; tandis que les mosaïques représentant les scènes de la vie de Pierre et de Paul, les saints, les prophètes, les Pères de l'Église grecque et le Christ bénissant, rappellent les ouvrages de St Angelo-in-Formis, l'ameublement somptueux et fin de Byzance, les bronzes et les marbres curieusement ciselés s'encadrent dans les lignes harmonieuses de l'édifice, dont les petites proportions sont plus favorables que la vaste structure de Saint-Marc à l'élégance du détail; les plans très-rapprochés, par le rayonnement redoublé des ors qui revêtent les murailles, emplissent le charmant sanctuaire d'une lumière blonde et gaie que percent çà et là les traits du soleil de Sicile.

Ces artistes, partis de l'Orient, qui visitent l'Italie et y pratiquent leur art si longtemps avant Giotto et les sculpteurs de Pise, ont, non-seulement l'habileté de main, la patience et les canons rigoureux de Byzance, mais une inspiration venue de plus loin, de la Grèce antique, et conservée, malgré la misère des temps, par les couvents de l'Athos et de la Thessalie265. Dans leurs églises dressées entre la mer et le ciel, sur les rochers de la Montagne-Sainte, les moines contemporains de Pansélinos, le Raphaël oriental, gardaient, comme une relique, le sentiment de la pure beauté; les vierges des icônes, les saints qui veillent devant les autels, les scènes évangéliques peintes à fresque dans les vestibules sacrés, ont une grâce et parfois une majesté dont l'impression est très-grande. Les dessins coloriés de Papety266 ont permis, sur ce point, d'ajouter un chapitre à l'histoire de l'art. C'est entre le XIe et le XIIIe siècle que s'étend la Renaissance de l'Athos. L'Italie ne l'a pas connue directement, mais les vieux maîtres appelés par l'abbé Didier en avaient recueilli les modèles et lui en apportèrent le souffle lointain.

II

L'influence arabe fut plus générale que celle des Byzantins; elle affecta l'ensemble même de la civilisation italienne. Tout un groupe de faits moraux et politiques concourut à lui donner la plus grande portée possible. Du IXe au milieu du XIe siècle, les Arabes furent les maîtres de la Sicile; dépossédés par les Normands, ils continuèrent à dominer sur cette île par la science, l'art et la poésie; au XIIIe siècle, sous l'empereur Frédéric II, ils atteignirent au plus haut degré de leur ascendant intellectuel sur la péninsule.

Leur situation, en face de l'Occident chrétien, fut, durant le moyen âge, des plus curieuses. La chrétienté les haïssait, parce qu'ils étaient musulmans; mais elle les respectait et les enviait, à cause de leur grande civilisation. Toute l'Europe sentait le prestige de cette race élégante, dont les croisades avaient laissé entrevoir les mœurs étranges et raffinées. On admirait leurs monuments, leurs étoffes resplendissantes, leurs meubles précieux, leurs esclaves, et davantage encore leur vaillance, leur loyauté et leur âme toute chevaleresque. Tout ce monde scolastique et barbare comprenait combien les Orientaux le dépassaient en culture savante; du fond de leurs écoles d'Espagne, ils régnaient sur toutes les sciences de la nature et troublaient le sommeil de nos docteurs. Car ils savaient mieux qu'eux les secrets d'Aristote, et Aristote n'avait-il pas connu les secrets de Dieu? C'est pourquoi Dante n'eut pas le courage de brûler Averroès lui-même, il le mit dans la région pacifique des sages entre Horace et Platon.

 
Averroïs, che'l gran Comento feo 267;
 

Les Arabes établirent en Sicile une civilisation complète. Sous leurs mains, avec ses dix-huit villes et ses trois cent vingt châteaux forts, ses mines d'or, d'argent, de cuivre et de soufre, ses moissons et ses eaux vives, ses plantations de coton, de cannes à sucre, de palmiers et d'orangers, ses fleurs éclatantes, ses haras de chevaux aux formes fines, ses manufactures d'étoffes de soie, ses palais et ses mosquées, la vieille île d'Empédocle s'épanouit comme un jardin oriental. Un commerce très-actif la rattachait, dès l'origine de la conquête, à l'Espagne et à l'Italie méridionale268. Les draps de soie vermeille de Palerme, brochés d'or et brodés de perles, faisaient l'admiration de l'Occident, ainsi que les cuirs dorés destinés aux chaussures des femmes, les gants de soie, les agrafes émaillées, les bijoux ciselés, le papier de coton, les objets de corail. Ces industries de luxe passèrent plus tard à Florence, à Gênes, à Venise. La Sicile, au XIIe siècle, envoyait ses blés à Venise, ses cotons en Angleterre, ses draps de soie dans toute l'Europe. Barcelone, Pise, Malte, Amalfi, Marseille, recevaient ses vaisseaux marchands269.

Les monuments de l'architecture siculo-arabe ont disparu ou sont gravement altérés. La Ziza et la Cuba de Palerme, deux ruines, dont la première se rapporte, dans sa forme actuelle, aux temps de la domination normande, permettent cependant de retrouver la trace du génie à la fois sensuel, subtil et méfiant des maîtres musulmans. Ici reparaît la conception originale de l'art arabe, le motif des pendentifs à stalactites, sur lesquels est posée la coupole byzantine. Les alvéoles délicatement évidés se groupent, s'étagent en encorbellement, et montent jusqu'au haut de la voûte, brisant et multipliant les rayons lumineux; la lumière, ainsi décomposée, irrisée par les reflets des faïences émaillées, retombe comme un voile aux nuances changeantes sur les ornements rehaussés de couleurs et d'or, sur les vasques de porphyre d'où jaillissent les fontaines, sur les tapis que parent les teintes vigoureuses de l'Orient. Les colonnes grêles de marbres rares supportent de larges chapiteaux fouillés par un ciseau capricieux, et des arcades creusées et allégées par la ciselure. Dans ces retraites que remplit le bruissement des eaux vives, qu'ennoblit la parole divine, dont les versets se mêlent au décor de l'édifice, le rêve mystique, l'orgueil solitaire et la volupté sont bien abrités; mais, sur le dehors, les pleins formidables, les murailles austères, les arcades aveugles opposent à la curiosité du passant un rempart infranchissable270.

 

La Sicile arabe n'égala point l'Espagne musulmane en éclat scientifique et littéraire. Elle eut néanmoins ses écoles de médecins, d'astrologues, de mathématiciens, de dialecticiens, de jurisconsultes, ses interprètes du Coran, ses théologiens, ses moralistes, ses sages extatiques (Sufiti), ses grammairiens, ses historiens, ses géographes et ses poëtes. Ceux-ci excellaient dans la composition héroïque ou passionnée de la Kâsida, petit poëme monorime où le troubadour chantait ses propres mérites, les charmes de sa maîtresse, les vertus de sa race, l'esprit de son patron, le vin, les étoiles, les fleurs, les joies évanouies de la jeunesse; et, dans les fêtes, le luth des musiciens, le chant et les danses des jeunes filles accompagnaient les vers des poëtes271. La Sicile, qui s'était endormie jadis, bercée par la flûte de Théocrite, se réveilla sous les ombrages dangereux du paradis de Mahomet.

III

Les Normands vinrent et la rejetèrent dans la réalité tragique du moyen âge. Mais ces aventuriers étaient de fins politiques. Leur héros fut Robert l'Avisé272. Ils battirent le pape Léon IX et lui demandèrent seulement le droit de conquête illimitée dans l'Italie méridionale et en Sicile273. Ils devinrent les bons amis du Saint-Siége, et mirent ainsi de leur côté la première force morale du temps; à Salerne, ils veillèrent sur le lit de mort de Grégoire VII qui mourait «exilé pour la justice». Ces soldats de la Sainte-Église, qui aimaient fort à gaaigner, aidèrent la Grande-Grèce à se délivrer des Byzantins, et la gardèrent pour eux-mêmes. Puis ils vinrent au secours des chrétiens byzantins de Sicile, délogèrent les Arabes de leurs forteresses, enlevèrent Messine, Catane, Palerme; mais ils n'abusèrent point de leur conquête. Les paysans arabes continuèrent d'avoir la personnalité légale et le droit de libre propriété en dehors des terres de leurs nouveaux seigneurs. Dans les campagnes et dans les cités, les deux races vécurent en paix côte à côte. Les citoyens musulmans, écrit un Arabe, en 1184, sont très-nombreux à Palerme; ils habitent leurs quartiers propres, avec leurs mosquées, leurs bazars, et un cadi pour juger leurs procès274. Bien plus, ils gardent, de l'aveu des vainqueurs, une sorte de hiérarchie sociale; leur noblesse entre même dans les offices de la cour normande. Les Siciliens d'origine ou de religion grecque s'enrichissent sous la protection de leurs maîtres catholiques; leur Église séculière et leurs couvents sont en pleine prospérité. La paix normande, comme autrefois la paix romaine, après avoir institué l'ordre politique, favorise les libertés morales des races soumises275.

C'est pourquoi les Normands n'ont pas arrêté la civilisation arabe de la Sicile; sous leur domination, la culture intellectuelle s'est prolongée, et Frédéric II la recueillera intacte dans la succession des conquérants français. Le roi Roger II employait, dans ses actes de chancellerie, l'arabe, le grec ou le latin. Selon Edrisi, il étudiait la géographie, les mathématiques, l'économie administrative. Il fit graver, sur un disque d'argent, les pays du monde connu dont, pendant quinze ans, ses géographes arabes, réunis en académie, poursuivirent, sous ses yeux, l'étude méthodique, d'après les témoignages des voyageurs. De cette longue recherche sortit en outre une description encyclopédique du sol, des fleuves, de la flore, de l'agriculture, du commerce, des monuments, de la race, des religions, des mœurs, des costumes et des langues (1154). C'est ce livre, que l'Europe a connu seulement après plusieurs siècles, qui a rendu immortel le nom d'Edrisi. Roger pratiquait, à l'imitation des Arabes, les sciences occultes, consultait les astrologues, invoquait les ombres de Virgile et de la Sibylle Erythrée. Les poëtes ont chanté sa bonté et célébré les fêtes de sa cour. Son génie élégant semble avoir laissé son empreinte à la cathédrale de Cefalù, à la chapelle Palatine, à Saint-Jean-des-Ermites de Palerme276, aux nobles villas de Maredolce, et de l'Altarello-di-Baida, aux portes de sa capitale277.

A la fin du XIIe siècle, le jeune Guillaume le Bon disait aux mahométans de son palais: «Que chacun prie le Dieu qu'il adore! Celui qui a foi en son Dieu sentira la paix dans son cœur!» Il s'entoura de pages et d'eunuques orientaux magnifiquement vêtus. Les dames franques ou italiennes de Palerme adoptaient alors les riches costumes des femmes musulmanes. Les Arabes formaient dans l'armée normande une troupe brillante d'archers à cheval. Guillaume attirait à sa cour les médecins, les astrologues, les poëtes et les voyageurs arabes: Ibn-Kalakis d'Alexandrie, poëte et jurisconsulte, Ibn-Zafer, érudit et littérateur distingué278. Sous son règne, l'architecture normande, affinée par le goût des Arabes et celui des Byzantins, continua de fleurir. Il édifia la cathédrale de Palerme, dont il ne reste plus guère de parties originales, le Dôme de Monreale, que remplit la majesté du Christ oriental, et, tout près, ce merveilleux cloître dont la colonnade, aux chapiteaux variés, aux colonnes cannelées à l'antique, ou qui se tordent en capricieuses spirales, dépasse en grâce poétique le cloître de Saint-Jean-de-Latran et celui de San-Lorenzo. Le voyageur Hugo Falcandus, qui visita Palerme à la fin du XIIe siècle279, nous a laissé la description de cette ville extraordinaire où les vestiges du vieil art sont aujourd'hui si rares: il fut surtout frappé de la richesse extérieure des monuments, et de l'abondance des fontaines jaillissantes. Mohammed-Ben-Djabair, de Valence, à la même époque, compare Palerme à Cordoue: il décrit le Kazar arabe et ses tours, l'église grecque de la Martorana, ses mosaïques à fond d'or, et son beffroi soutenu par des colonnes de marbre. «Les palais du roi, dit-il, sont disposés autour de cette ville comme les perles d'un collier au cou d'une jeune fille280

IV

Au commencement du XIIIe siècle, cette civilisation sicilienne, que l'accord des Byzantins, des Arabes et des Normands avait façonnée, fut portée dans l'Italie continentale par l'empereur Frédéric II. Celui-ci avait hérité, tout enfant, de la conquête sanglante de son père Henri VI. Il fut élevé à Palerme, orphelin, presque prisonnier dans son palais arabe, par les soins des citoyens et des chanoines de la cathédrale, et sous la tutelle lointaine d'Innocent III281. Il grandit tristement entre le légat du pape et l'archevêque de Tarente, menacé jusque dans son île par les entreprises d'Othon, son compétiteur à la couronne impériale. Mais il avait alors l'Église pour protectrice, et un esprit de décision héroïque qu'il légua à son fils Manfred et à Conradin son petit-fils. A quinze ans, il courut, à travers mille dangers, jusqu'à Constance, où il prit possession de l'Empire. Mais ce descendant de Barberousse, né en Italie, et qui parlait d'enfance l'italien, le français, le grec et l'arabe, ne devait point vivre dans les brumes de l'Allemagne. C'est à l'Italie que sa destinée l'attacha, et Palerme a gardé son tombeau.

Il fut le grand Italien du XIIIe siècle. Son règne est le véritable prologue de la Renaissance. Au temps même de saint Louis, quatre-vingts ans avant Dante, il paraît infiniment loin du moyen âge. L'esprit de liberté qui anime la conscience religieuse des Italiens éclate en lui avec une vigueur étonnante. Ses ennemis l'ont accusé d'athéisme. «Il ne croyait pas en Dieu, dit Villani. Philosophe épicurien, il cherchait à prouver par les Écritures elles-mêmes que tout pour l'homme finit avec la vie282.» Selon d'autres témoignages, il prétendit à la suprématie religieuse du monde, et se crut le vicaire laïque de Dieu. Il est au moins certain que, dans sa lutte contre l'Église, il a dépassé de beaucoup tous les autres empereurs allemands. Jamais il ne fût allé à Canossa. Non-seulement il essaya de paralyser la puissance temporelle des papes en fixant au midi de l'Italie le centre politique de l'Empire; il voulut aussi ruiner l'ascendant spirituel de Rome en mettant fin à la croisade, en faisant la paix avec l'islamisme. Peut-être caressa-t-il l'espérance que les rêveurs de l'Évangile éternel prêchaient à la chrétienté, ou se contentait-il de transférer à l'Empire la direction suprême du christianisme. Quoi qu'il en soit des traditions ou des calomnies que l'histoire a recueillies283, et des cruautés que lui a reprochées le siècle où fut fondée l'Inquisition, le trait original de Frédéric II est d'avoir présidé au développement d'une civilisation toute rationnelle, parfaitement libérale, qui n'était point dirigée, comme une machine de guerre, contre la foi chrétienne, mais qui ne demandait rien non plus au christianisme; civilisation indifférente aux choses religieuses, dont la culture intellectuelle était l'élément premier, et qui penchait du côté des Arabes, parce que ceux-ci représentaient alors plusieurs sciences qui ne fleurissaient pas à l'ombre de l'Église. Les mathématiques, l'histoire naturelle, la médecine et la philosophie étaient l'étude favorite de l'Empereur. Il protégea Léonard Fibonacci, le plus grand géomètre du moyen âge et le premier algébriste chrétien, que ses contemporains pisans traitaient de nigaud, bigollone. Il fit venir d'Asie et d'Afrique les animaux les plus rares, afin d'en observer la forme et les mœurs; le livre De arte venandi cum avibus, qui lui est attribué, est un traité sur l'anatomie et la domestication des oiseaux de chasse. Il s'appliqua à la médecine, et fit rechercher les propriétés des sources chaudes de Pouzzoles. Il donnait lui-même des prescriptions à ses amis et inventait des recettes284. Les simples racontaient des choses terribles de ses expériences; il éventrait, disait-on, des hommes, pour étudier la digestion; il élevait des enfants dans l'isolement pour voir quelle langue ils inventeraient285. Maître Théodore, un Grec de Sicile ou d'Asie Mineure, secrétaire de Frédéric pour la langue arabe, philosophe et mathématicien, semble aussi avoir été le chimiste de la cour souabe. Enfin, la métaphysique et la dialectique préoccupaient Frédéric. Pour lui, l'Anglais Michel Scot, qui sortait des écoles de Tolède et se fixa dans les Deux-Siciles, traduisit l'abrégé d'Avicenne, d'après l'Histoire des Animaux, d'Aristote. Vers 1232, Frédéric adressa aux universités italiennes les traductions latines de différents ouvrages de logique ou de physique dus à Aristote et à d'autres maîtres grecs ou arabes. Un docteur juif d'Espagne, Juda Cohen, correspondait avec lui et vint s'établir en Italie en 1247. Durant sa croisade de 1229, cet étrange paladin, que le rachat du saint tombeau tourmentait si peu, interrogeait les docteurs d'Arabie, de Syrie et d'Égypte, et, plus tard, encore, le philosophe espagnol Ibn-Sabin, sur des problèmes tels que ceux-ci: Aristote a-t-il démontré l'éternité du monde? – Que sont les catégories, et peut-on en réduire le nombre? – Quelle est la nature de l'âme, et celle-ci est-elle immortelle? – Comment expliquer les divergences qui existent entre Aristote et Alexandre d'Aphrodisée au sujet de l'âme286? S'il aima la science, il la répandit aussi à profusion. «Il fonda des universités, dit Nicolas de Jamsilla, où de pauvres écoliers étaient élevés à ses frais287.» En 1224, il créa l'université de Naples, qui devait rivaliser avec celle de Bologne288. Les moines du mont Cassin y enseignaient la théologie, des légistes célèbres le droit romain; on y professait aussi la médecine, la grammaire et la dialectique289. Mais Salerne était son école de prédilection. Il en accrut l'influence, il y mit un professeur particulier pour les Grecs, les Latins et les Juifs, et les leçons y étaient données à chaque race en sa langue propre. Il renouvela, pour les Deux-Siciles, le règlement des empereurs romains qui interdisait l'exercice de la médecine à quiconque n'avait pas subi d'examen et obtenu un diplôme290.

257Alf. Rambaud, l'Empire Grec au Xe siècle, Ve part., ch. II. – Armingaud, Venise et le Bas-Empire, Archiv. des missions scientif. et littér., t. IV, 2e série.
258De même, les monuments normands du Midi, tels que les curieuses cathédrales de Bari et de Salerne, n'ont qu'une faible importance dans l'histoire architecturale de la Renaissance.
259V. Crowe et Cavalcaselle, Gesch. der ital. Malerei, t. I, ch. I.
260Crowe et Cavalcaselle. Geschichte der ital. Mal., t. I, ch. II.
261Id., ibid.
262Vitet, Mosaïq. chrét. des basiliq. et des églises de Rome, décrites et expliq. par M. Barbet de Jouy. (Journ. des Savants, décemb. 1862, janv., juin, août 1863.)
263Tiraboschi, Storia., t. III, p. 455. – Muratori, Script, t. IV, p. 442. – Caravita (I codici e le arti a Monte-Cassino), après Tiraboschi, s'efforce d'établir que la pratique de la mosaïque n'avait jamais cessé en Italie. Sans doute, mais le goût avait disparu. Autrement Didier eût-il appelé à son aide les maîtres byzantins?
264Vitet, Journ. des Sav., août 1863.
265V. Eug. Melchior de Vogué, Le Mont Athos. (Revue des Deux-Mondes, 15 janv. 1876.)
266A l'École des Beaux-Arts.
267Inf., IV, 144.
268Amari, Storia dei Musulmani di Sicilia, t. II, cap. XIII.
269Id., ibid., t. III, cap. XII.
270V. Ch. Blanc, Gramm. des Arts du Dessin (Gaz. des Beaux-Arts, t. XV).
271Amari, Storia, t. II, cap. XIV.
272Guiscard, Wise.
273Contre cette opinion, fondée sur la Chronique de Malaterra, V. Amari, Storia, t. III, p. 44.
274Amari, Storia, t. III, cap. IX.
275Il y eut cependant, en 1190, une courte persécution. Amari, Storia, t. III, p. 54.
276Crowe et Cavalcaselle. Gesch. der ital. Malerei, t. I, cap. II.
277Amari, Storia, t. III, cap. III et X.
278Amari, Storia, t. III, cap. V.
279Muratori, Scriptor., VII, 256.
280De Cherrier, Hist. de la lutte des Papes et des Emper. de la maison de Souabe, t. I, p. 503.
281Amari, Storia, t. III, p. 583.
282Lib. VI, cap. I. – V. Huillard Bréholles, Hist. diplomat. de Fréd. II, Introduct., et Vie et correspond. de Pierre de la Vigne, 3e partie.
283V. de Raumer, Geschichte der Hohenstaufen, t. III.
284Huillard Bréholles, Hist. diplom., Introd. IX.
285De Raumer, Geschichte, t. III, p. 489.
286Amari, Questions philosophiques adressées aux savants musulmans par l'emper. Fréd. II. Journ. asiatique, 1853, nº 3.
287Muratori, Scriptor., t. VIII, p. 495.
288Son chancelier Pierre des Vignes correspondait avec les professeurs en jurisprudence de Bologne et recevait des billets d'Accurse. Huillard Bréholles, Vie et correspond. de P. de la Vigne, pièces justificat. 5 et 7.
289De Cherrier, Hist. de la lutte des Papes et des Emper., t. II, liv. V.
290Huillard Bréholles, Hist. diplom., Introd. IX.