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Les origines de la Renaissance en Italie

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VII

«Nous vînmes au pied d'un noble château, sept fois enclos de hautes murailles, tout autour défendu par une belle rivière. Nous franchîmes celle-ci comme une terre ferme: par sept portes, j'entrai avec ces sages; nous arrivâmes à une prairie de fraîche verdure. Là, étaient des personnages aux yeux lents et graves, de grande autorité dans leur aspect; ils parlaient rarement et d'une voix suave. Nous nous retirâmes à l'écart, en un lieu ouvert, lumineux et élevé, d'où nous pouvions les voir tous. Là, en face, sur le vert émail, me furent montrés les grands esprits dont la vue m'exalte encore. Là, je vis Socrate et Platon; Démocrite, qui livre le monde au hasard; Diogène, Anaxagore et Thalès, Empédocle, Héraclite et Zénon, Orphée, Cicéron, Tite-Live, Sénèque le moraliste, Euclide le géomètre, Ptolomée, Hippocrate, Avicenne, Galien, Averroës, qui a fait le grand Commentaire213.» Tout à l'heure Dante a été accueilli par les ombres d'Homère, d'Horace, d'Ovide et de Lucain, «l'École majestueuse» de Virgile, et il a fait avec ces maîtres de la poésie antique une promenade solennelle. Ces noms n'étaient point inconnus aux docteurs scolastiques que Dante entendit sur notre montagne Sainte-Geneviève; mais, ce que les maîtres de l'université de Paris n'ont pas enseigné au Florentin proscrit, c'est le sentiment de vénération qu'il éprouve en rencontrant les plus beaux génies de l'antiquité. Il s'incline devant eux, dans l'attitude pieuse d'un fidèle qui salue ses dieux; pour eux, il fait fléchir un instant la rigidité de ses dogmes; il n'a pas le cœur de les damner tout à fait, car il reconnaît en eux les éducateurs éternels de l'humanité. Cet état d'esprit est tout italien: nos scolastiques ne l'ont jamais connu. A la fin du XIIIe siècle, l'Italie professe déjà pour l'antiquité l'enthousiasme religieux des humanistes du XVe. Car déjà elle a su tirer des leçons des anciens la noblesse du génie et la parure de l'âme. Le maître de Dante, Brunetto Latini, qui, lui aussi, a vécu dans l'ombre de nos Écoles, n'est pas seulement, dans son Trésor, un philosophe d'encyclopédie, pareil à Vincent de Beauvais; c'est un sage qui, au fond des connaissances laborieusement entassées par le moyen âge, a su atteindre les grandes notions simples dont les anciens avaient emporté le secret. Le Trésor est parsemé de maximes qui semblent sortir des moralistes de la Grèce ou de Rome. On y retrouve sans cesse la pensée fondamentale de la morale antique, que la science n'est rien sans la conscience, et que la vertu est le plus bel effet de la sagesse214. «C'était, dit Jean Villani, un grand philosophe, un maître éminent de rhétorique, seulement homme mondain215.» «Il fut digne, écrit Philippe Villani, d'être mis au nombre des meilleurs orateurs de l'antiquité, d'un caractère gai, et plaisant dans ses discours216.» Le fâcheux mystère que Dante a laissé planer sur sa mémoire217, même interprété de la façon la plus bienveillante, est encore un trait qu'il faut relever. Cet homme «mondain» fut tout au moins un épicurien tel que son élève Guido Cavalcanti, un de ces «grands lettrés» dont le caractère ne valait pas l'esprit, et qui n'ont pas eu assez de stoïcisme pour hausser leur vie au niveau de leur génie. Mais Dante conserve dans sa mémoire «la chère et bonne image paternelle» du maître qui lui a enseigné

 
Come l'uom s'eterna 218.
 

Nous pouvons nous arrêter sur cette grave parole: «Comment l'homme s'éternise.» Dès l'âge de Latini, et avant que l'œuvre des grands érudits fût commencée, l'Italie recueillait de la culture classique un fruit immortel, et des humanités elle recevait la civilisation, l'umanità.

CHAPITRE V
Causes supérieures de la Renaissance en Italie.La Langue

La langue est l'instrument nécessaire d'une civilisation. Les œuvres très-délicates et complexes de l'esprit exigent un certain vocabulaire et un état de la syntaxe que comportent seulement les langues déjà profondément élaborées. La Chanson de Geste et la Chronique peuvent s'écrire à l'aide de peu de mots et de mots qui, à la valeur propre de leur racine, n'ajoutent point la nuance, c'est-à-dire un certain degré de restriction dans le sens primitif, un trait plus individuel par rapport aux expressions d'un sens voisin: à ces ouvrages fondés sur des conceptions simples, et qui expriment surtout l'action ou l'émotion irréfléchie, il suffit de propositions détachées, et réduites à leurs éléments essentiels, qui répondent à la suite des faits, à la naïveté des sensations; la période, l'enlacement et la subordination des propositions, l'organisme complet et compliqué de la langue leur sont inutiles. Mais les genres supérieurs ont besoin d'un langage autrement riche et d'un mécanisme plus rigoureux; la poésie lyrique, le drame, l'épopée savante, le roman doivent rendre les nuances les plus fuyantes de la passion, comme l'histoire politique doit montrer, sous l'action, la volonté et tous les ressorts de la volonté. La variété des vocables et la faculté analytique et dialectique de la syntaxe sont ainsi la première condition d'une grande littérature. Enfin, il faut à celle-ci le trésor des idées générales et une langue dont les moules nombreux soient prêts à recevoir toutes les formes du raisonnement. L'état primitif des langues est donc rebelle à l'œuvre de l'historien ou du philosophe; elles reproduisent alors les faits visibles, et sont impuissantes à manifester l'abstraction; elles montrent les choses concrètes dans leur aspect le plus général, et ne savent point démontrer les vérités rationnelles. Les plus hauts sommets du domaine intellectuel leur sont inaccessibles.

Mais la maturité de la langue n'est pas moins nécessaire au génie collectif qu'aux écrivains d'une nation. Un peuple, comme un individu, ne conçoit clairement que les pensées dont le signe est clair, et, de même que pour la personne isolée, le développement de la conscience, le progrès de la vie morale et de la sagesse sont, dans la famille politique, l'effet de quelques vues très-lumineuses de l'esprit. Une langue achevée est, pour un peuple, pour toute une race, une condition de force intellectuelle. S'il s'agit d'un groupe de cités ou de provinces que rapproche la communauté d'origine, de religion, d'institutions, d'intérêts et de mœurs, la langue doit être non-seulement achevée, mais commune; aucune civilisation générale ne se produira si, par-dessus le morcellement du sol et la diversité des petites patries, la langue n'établit point l'unité de la pensée nationale.

I

La Renaissance eut tout son essor dès que l'Italie fut en possession d'une langue vulgaire entendue de tous ses peuples et consacrée par l'usage des grands écrivains. L'analyse de ce curieux phénomène historique doit nous arrêter quelques instants.

On sait que les six langues romanes ont pour source première le latin, ou plutôt le dialecte populaire des Romains, dans la forme qu'il avait prise à la fin de l'Empire; les vieux dialectes italiotes y ont également laissé quelques traces219. Ce latin bourgeois et plébéien se corrompit librement en Italie, après la chute politique de Rome, et se décomposa en un grand nombre d'idiomes que les influences étrangères, les Arabes et les Normands au midi, les Germains au nord, remplirent d'éléments barbares220. Ils tenaient tous au latin vulgaire par leur origine; mais, comme le latin classique était seul écrit et fixé, et attirait seul l'attention des lettrés, ces idiomes s'altérèrent profondément, sans discipline ni entente. L'anarchie du langage répondit à l'anarchie politique. Le régime municipal favorisa encore la séparation des dialectes. Dante en compte quatorze très-tranchés à droite et à gauche des Apennins221. Nous en distinguons une vingtaine qui sont représentés authentiquement par des textes222. On les distribue, selon la longueur de la péninsule, en trois régions223. Au centre, Florence, Sienne, Pistoja, Lucques, Arezzo et Rome, demeuraient les moins éloignées de la source primitive. Aujourd'hui encore, c'est dans ces villes que la langue du peuple se rapproche le plus de la langue littéraire commune. A Rome même, la différence n'est plus très-sensible. A Florence, elle serait moins grande encore si de violentes aspirations n'altéraient la douceur naturelle de l'idiome. Aux extrémités du pays et surtout dans les villes maritimes, à Palerme, à Messine, à Naples, à Tarente, à Venise, à Gênes, on est aussi loin que possible de la langue générale de l'Italie.

 

Il en fut ainsi durant les premiers siècles du moyen âge. Seule, une école poétique pouvait tirer une harmonie de toutes ces notes discordantes, en choisissant les meilleurs mots et les formes les plus belles,

 
Pigliando i belli e i non belli lasciando,
 

comme dit un contemporain de Dante, Francesco da Barberino. Mais les poëtes se faisaient attendre. L'Italie était toute à l'action; l'âge chevaleresque ne lui inspirait aucune grande œuvre originale; toute sa vie intellectuelle se portait du côté de l'antiquité latine et du droit romain. Ses premières chansons populaires n'ont pas été écrites et se sont perdues. Cependant, le germe d'une langue commune se développait sourdement au sein de cette confusion, langue parlée, dont les premiers monuments écrits n'apparaissent pas avant le XIe siècle, mais dont l'usage est certain dans la classe lettrée dès le Xe siècle224. Les relations commerciales, les prédications errantes des moines, le concours de la jeunesse aux universités, les rapports politiques et les ligues gibelines ou guelfes étaient autant de causes favorables à la croissance de cette langue naissante, lingua vulgaris, vulgare latinum, latium vulgare (Dante), latino volgare (Boccace), qui, plus tard, quand Florence sera la maîtresse dans l'art de la parole, s'appellera lingua Toscana, que les étrangers nommaient aussi lombarde, mais qu'on désigne déjà du temps d'Isidore du nom de lingua italica225. Langue italienne, c'est-à-dire formée d'éléments premiers communs aux dialectes provinciaux de l'Italie, langue latine, c'est-à-dire ramenée au latin de plus près qu'aucun de ces dialectes, tels sont les deux traits dominants de cette création longtemps inconsciente de la péninsule. Dante, qui lui donne son dernier achèvement, la décore des noms d'illustre, de cardinale, d'aulique et de curiale226: elle ne sort, dit-il, d'aucune province ni d'aucune ville particulière; les Toscans sont bien fous de s'en attribuer la paternité; Guittone d'Arezzo, Bonagiunta de Lucques, Gallo de Pise, Brunetto de Florence n'ont point écrit en langue curiale ou noble, mais en langue municipale227. De même pour les autres cités; il y a un dialecte propre à Crémone, et un dialecte commun à la Lombardie, et un troisième, plus général encore, commun à toute la partie orientale de l'Italie. La langue supérieure, qui appartient à l'Italie entière, est le latin vulgaire228. C'est elle qu'ont employée les savants illustres qui ont écrit des poëmes en langue vulgaire, Siciliens, Apuliens, Toscans, Romagnols, Lombards, poëtes des deux Marches.

II

La pure langue aulique, qui était réservée, selon le grand gibelin, à la civilisation et à la cour de l'Empereur romain, eut cependant sa complète éclosion parmi ces Toscans mêmes «grossièrement enfoncés dans leur idiome barbare229», auxquels il a refusé un tel honneur. Il reconnaît, il est vrai, que ses compatriotes, Guido Cavalcanti, Lapo Gianni, Cino da Pistoja et lui-même, ont écrit en langue vulgaire. Mais des préjugés politiques l'empêchent peut-être d'aller jusqu'à cette notion qu'un écrivain des premiers temps du XIVe siècle, Antonio da Tempo, exprime avec précision: «Lingua tusca magis apta est ad literam sive literaturam quam aliæ linguæ, et ideo magis est communis et intelligibilis230.» Antonio ajoute: «Non tamen propter hoc negatur quin et aliis linguis aut prolationibus uti possimus.» La formation de l'italien, et, plus justement, de la poésie italienne, fut, en effet, essayée en plusieurs centres qu'il convient d'indiquer ici afin de déterminer plus clairement ce que l'Italie dut à la Toscane. A la fin du XIIIe siècle, la savante Bologne, capitale du droit romain, peuplée de dix mille étudiants, semblait à Dante la première des villes pour l'avancement de son dialecte particulier231, tempéré, dit-il, par la douceur molle d'Imola et le gazouillement babillard de Ferrare et de Modène. Cette langue municipale est peut-être la meilleure de l'Italie, mais elle n'est pas l'italien. Autrement, Guido Guinicelli et toute l'école bolonaise n'auraient-ils point écrit en bolonais pur, au lieu de rechercher des expressions étrangères à leur idiome maternel? La critique de Dante est juste. La langue de Guido, par sa souplesse, sa libre allure, sa correction, marque un grand effort du poëte pour s'élever au-dessus du dialecte local; la première, en Italie, selon Laurent de Médicis, elle fut «dolcemente colorita232». Guido échappe déjà à l'influence provençale qui domine dans ces écoles primitives; ses images, le tour de sa pensée sont bien à lui; ses vers, selon Fauriel, «pourraient être regardés comme les premiers beaux vers qui aient été faits en langue italienne233». Mais il paraît obscur à ses compatriotes, tels que Bonagiunta de Lucques, qui, disciples plus fidèles des Provençaux, sont déconcertés par la subtilité philosophique de Guido. Celui-ci, en effet, par sa langue, est presque un Toscan; par son mysticisme raffiné, il est presque un devancier de Dante; mais, dans sa province, il est seul.

Au centre même de la péninsule, la langue populaire de l'Ombrie a, durant le XIIIe siècle, sa vive expression dans l'école des poëtes franciscains. Elle commence par les cantiques enthousiastes et candides de saint François, et finit par les satires de Jacopone de Todi234. Assurément, la langue de saint François n'est autre chose que l'idiome vulgaire d'une contrée isolée au sein de ses montagnes, où le latin reparaît encore çà et là presque intact, mais où, d'autre part, les mots sont parfois violemment dépouillés de leur nature latine235. Saint François connaissait nos troubadours et il les imitait236. Jacopone de Todi a étudié les lois à Bologne; en ce temps, il se laissait charmer par la «mélodie» de Cicéron; puis, il se rapprocha de Rome et se joignit aux Colonna pour guerroyer contre Boniface VIII. Sa langue est déjà plus vigoureuse et plus variée que celle du fondateur d'Assise; mais son génie n'est pas assez grand pour y fondre harmonieusement les dialectes auxquels sa vie aventureuse a touché; l'incohérence de son style est étonnante: il passe brusquement des formules de l'École ou des délicatesses provençales à la grossièreté des chevriers et des bûcherons237.

 

L'inégalité, l'indécision, tel est le caractère de ces premières ébauches de la langue commune. Ciullo d'Alcamo, vers le milieu du XIIIe siècle, est un pur Sicilien238; sa fameuse Canzone appartient à un idiome très-particulier, dont le voisinage des Grecs, des Arabes et des Normands avait achevé l'originalité. Mais il n'est pas bien sûr que cette chanson ne soit pas, à quelque degré, une imitation d'après le provençal239. Au moins n'est-elle pas assez italienne de langue et d'inspiration, pour que l'on puisse saluer, avec Amari, dans la Sicile, «le berceau des muses de l'Italie240». L'éducation française affina la langue et le goût des poëtes méridionaux du XIIIe siècle, Frédéric II, Pierre des Vignes, Guido delle Colonne, le roi Enzo; mais pour le fond, cette poésie est généralement «un centon» tiré du provençal241, d'une inspiration monotone, quelquefois empreint d'une grâce mélancolique; pour la langue, on y trouve, à travers d'assez nombreux sicilianismes et quelques retouches postérieures, le plan, de plus en plus arrêté, de cet idiome général, que les lettrés de chaque province adoptent tour à tour, le pur toscan, selon Fauriel, dont l'opinion semble excessive242; le latin vulgaire, selon Dante, c'est-à-dire la forme latine dont l'empreinte est enfin rendue à la matière profondément transformée et longtemps déformée du langage.

Cependant, durant les deux premiers siècles de la littérature italienne, s'élaborait, au nord de la péninsule, concurremment avec la langue commune des autres provinces, une sorte d'idiome littéraire fondé sur les dialectes de la Lombardie, et qui aurait pu, si les circonstances l'avaient favorisé, devenir une septième langue romane243. On y trouve beaucoup de réminiscences latines, et des élégances qui ne sont proprement ni provençales, ni françaises, ni toscanes, mais qui appartiennent également à tous les idiomes néo-latins du moyen âge. Un manuscrit de la bibliothèque de Saint-Marc renferme un grand nombre de poésies qui se rattachent à cette langue, mais dont le français, mêlé au dialecte vénitien, forme la base. Cette langue, si une littérature l'avait fixée, aurait différé de l'italien vulgaire, selon M. Mussafia, plus profondément encore que le catalan ne diffère du provençal244. L'unité linguistique de l'Italie aurait peut-être été rompue, si Florence n'avait accompli l'entreprise essayée depuis plusieurs siècles entre les Alpes et l'Etna.

III

Une école très-ancienne de poëtes toscans a été découverte en ces dernières années, qui permet d'observer, au XIIe siècle, dans le cercle de Florence, la formation de l'italien. Dans le mémoire qu'il consacre à Gherardo de Florence et à ses disciples Aldobrando de Sienne, Bruno de Thoro et Lanfranco de Gênes, le comte Carlo Baudi de Vesme met en lumière les commencements d'une tradition au terme de laquelle a dominé le génie de Dante245. Plusieurs documents tirés de la bibliothèque d'Arboréa, en Sardaigne, de l'Archivio Centrale de Florence et des archives de Sienne, ont fourni, soit les pièces poétiques, soit les indications biographiques sur lesquelles se fonde la thèse de M. Baudi de Vesme246. La diversité de ces sources est un argument très-fort en faveur de l'authenticité des pièces, sur lesquelles des doutes ont été cependant élevés247. Ces vieilles poésies, si longtemps enfouies, ne remplissent pas les conditions morales des ouvrages apocryphes; elles ont dormi modestement, et leur réveil n'ajoute pas un chapitre bien curieux à l'histoire littéraire. Toutefois, la date des manuscrits, qui remontent à la première moitié du XVe siècle, permet au moins d'expliquer une singularité qui n'a pas attiré l'attention du savant éditeur, et d'en modifier le jugement sur un point considérable. Arrêtons-nous donc particulièrement près des deux maîtres de ce groupe singulier, Gherardo et Aldobrando.

Gherardo était né à Florence, à la fin du XIe siècle. Il y tint école vers 1120. A cette époque, il y avait dans cette cité beaucoup de «personnes doctes». Gherardo était du nombre. «Fuit poeta etiam in dicto sermone italico.» Son élève Bruno l'appelle: «O famoso Cantor, meo Maestro e Duce!» Mais ses disciples l'ont bien dépassé. Lanfranco vint jeune à Florence, et vieillit en Sardaigne, où il mourut, en 1162, dans les bras de son ami Bruno. Celui-ci, né en Sardaigne, élevé à Pise par son père248, puis auditeur de Gherardo à Florence, accompagna en Terre-Sainte son patron, le juge ou tyran d'Arboréa; il passa d'ailleurs presque toute sa vie dans son île natale, où il mourut en 1206. Aldobrando naquit à Sienne en 1112, et mourut exilé à Palerme, en 1186. Après être sorti de l'école de Gherardo, il enseigna les lettres à Florence. Le vieux biographe ajoute: «Jam ab juventute magno amore exarsus ob suam linguam italicam, ad eam incubuit, magnam operam ob id ponens; ita quod, carmina latina spernens, in quibus valde peritus erat, italico sermone varia carmina scripsit.» Il était versé dans les Saintes Écritures et la théologie. «Cognovit peroptime linguam latinam, et studuit etiam propriam sue patrie, quam auxit, expurgavit, ornavit et expolivit, ita quod superavit magistrum suum Gherardum, et omnes suos coevos.» Mais sa vie fut des plus agitées. Il était contemporain de la Ligue lombarde, et mêlé au parti guelfe. C'est peut-être pourquoi l'irascible Dante a oublié son nom. Il chanta la victoire de Legnano (1176) et le triomphe d'Alexandre III, son compatriote.

 
«… Infra cittadi tutte la sorbella (bellissima)
Dolce mia patria Sena.»
 

Il traita le «bon Barberousse» de Dante d'«infernale fero dragon brutale» et de «volpone» (volpe). Il flétrit, en fidèle serviteur du Saint-Siége, la mémoire d'Arnaud de Brescia:

 
«Or del fellon Arnaldo già vicina
Prevedeste la ruina,
E manti pur toglieste all'infernale
Sentina d'onne male.»
 

Mais le tumulte du XIIe siècle ne l'a pas empêché d'aimer, d'écrire des sonnets d'amour, et de chanter la grâce des jeunes filles:

 
«Venti e più vidi giovane giojose
In dilettoso giardino ameno,
Ove, poi colte le vermiglie rose,
Ed altri fiori, ne abellavan seno.»
 

La langue de son maître Gherardo, dont les exemplaires sont moins nombreux, était autrement archaïque et rude: il faut, pour l'entendre, en recomposer d'abord les mots, en débrouiller l'orthographe, enfin, la traduire. Ainsi, ces vers:

 
«… Magioini chesti
Lifiori racatar se meza atica
Ese pan confuso acuta guisa,»
 

sont lus par M. Baudi de Vesme:

 
«… Ma giorni chesti
Li Fiori racatar semenza antica,
E separan confuso a tutta guisa;»
 

et traduits: «Ma in questi giorni Firenze racquistò l'antica semenza, e in ogni maniera separa ciò che confodesti.»

Nous avons ici un type, soit du toscan parlé par les «doctes» au commencement du XIIe siècle, soit de l'italien vulgaire de la même époque. Ce qu'il importe d'y signaler, c'est la nature latine des racines. La loi de Max Müller, la corruption phonétique et le renouvellement dialectal, a agi ici souverainement, mais le fond dernier est demeuré latin. Certains mots gardent même dans Gherardo une physionomie latine qu'ils perdirent plus tard. Il écrit seniore pour signore, vittore pour vincitore. Mais, le plus souvent, ses vocables renferment des altérations dont ils ont été purifiés depuis. Ainsi: cora pour cura, criare pour creare, dispiagenza pour dispiacenza, nigrigenza pour negligenza, etc. Mais, chez Aldobrando, ce retour au génie latin des mots est tout à fait méthodique. Le progrès de sa langue sur celle de son maître est même si considérable, il est si fort en avance sur le XIIe siècle, et même sur plusieurs écrivains en prose du XIVe que la sincérité du texte actuel mérite d'être suspectée. Sans aucun doute, ces poésies ont été retouchées plus tard, comme le furent les chansons siciliennes de l'époque souabe. Le remaniement a pu se faire au XIVe siècle, et nos manuscrits, qui sont du XVe, ont reproduit simultanément l'édition améliorée. De plus, la forme régulière du sonnet, chez les deux poëtes, si longtemps avant Dante da Majano, est un fait singulier qu'il faut signaler. Mais quelle que soit, sur Aldobrando, l'œuvre du correcteur, le mérite de sa langue est, pour le moins, de s'être prêtée, plus docilement que celle de Gherardo, à la correction. Nous avons réellement affaire au lettré dont parlent les manuscrits, qui, de la science du latin, passa à la culture réfléchie de l'italien. Ricordano Malispini, chroniqueur florentin du XIIIe siècle, et Villani changent, à la toscane, l'e en a: avidente, sanatore, spargiatore, piatosa; Aldobrando écrit: spergitore, pietoso. Malispini met l'i pour l'e: risistere, ristituire; Aldobrando rétablit l'e, ex.: negligente pour nigrigente, rechere pour richere. Dino Compagni écrit vettoria, Malispini, ipocresia, Aldobrando, vittoria, ipocrisia. Le florentin populaire, qui répugne à l après c ou g, dit grolia pour gloria: Aldobrando rétablit gloria, glorioso, et Lanfranco clemenza. Aldobrando remplace ninferno par inferno, paradiso diliziano par dilettoso paradiso. R, en toscan et dans les autres dialectes, souffre les plus grandes anomalies, tantôt remplacé par l, tantôt substitué à cette lettre: Malispini et Compagni disent affritto, albitro, fragello; Aldobrando, afflitto, arbitrio, flagello. Enfin, la grave altération florentine, l'o remplaçant l'a à la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent ou prétérit des verbes en are: cessorono, rovinorono (Malispini), ruborono, andorono (Compagni), eron, abondono, cascono (Politien), cette forme toute populaire que Dante, Pétrarque et Boccace ont rejetée, est déjà ramenée par Aldobrando à l'état régulier: trovaro, membraro, imploraron.

Le XIIIe siècle continua de marcher dans la voie ouverte par l'école du vieux Gherardo, mais d'un pas parfois indécis ou inégal. Dante lui-même a reproché à plusieurs de ses prédécesseurs toscans de n'avoir pas su s'affranchir tout à fait de leurs dialectes municipaux. Les poésies de Guittone d'Arezzo sont, en effet, parfois d'un idiome très-pur, parfois aussi incorrectes et d'une langue disparate pleine de provençalismes; le style de ses lettres est plus inculte encore249. Ce n'était pas, comme le pense M. Baudi di Vesme, à qui fait illusion la langue si rapidement mûrie d'Aldobrando, que l'italien entrât dès lors dans une sorte de décadence que rien n'expliquerait250; mais la langue illustre, qu'aucun grand monument n'avait encore fixée, était, pour ainsi dire à la merci de quiconque s'en servait; les personnes très-lettrées, telles que l'avaient été Aldobrando et ses correcteurs, savaient seules la redresser selon la règle canonique du latin. L'école de Brunetto Latini, d'où sortirent les prédécesseurs immédiats et les contemporains de Dante, Guido de' Cavalcanti, Guido Orlandi, Dante da Majano, Lappo Gianni, Bonagiunta Monaco, Brunellesco, Dino de' Frescobaldi, cette école acheva, aux environs de 1280, l'évolution de la langue italienne. «On ne peut parler, écrit Diez, d'un vieil italien dans le sens du vieux français; la langue du XIIIe siècle ne se distingue de la langue moderne que par quelques formes ou expressions surtout populaires, aucunement par sa construction grammaticale251

IV

Ainsi, l'italien littéraire a mis cent ans pour arriver à Dante. Celui-ci ne l'a pas inventé comme un sculpteur forme sa statue; mais la marque de son génie est si profonde sur l'œuvre ébauchée par ses devanciers, que c'est justice de le proclamer le père de la langue italienne.

Celle-ci, en effet, n'avait, avant lui, fait ses preuves que dans des compositions poétiques fort courtes, imitées presque toutes des Provençaux, où l'inspiration manque souvent d'originalité ou d'élan. Le jour où l'influence provençale aurait quitté l'Italie, l'italien illustre pouvait passer tout d'un coup à l'état de langue savante, respectueusement étudiée par les lettrés en même temps que la poésie raffinée des troubadours nationaux, mais dont l'excellence n'avait point été démontrée pour l'expression complète de l'esprit national. Dante fit cette démonstration. Il donna à l'Italie un poëme extraordinaire, où les visions d'un mysticisme transcendant ont été rendues, où des rêves grandioses ont été contés, où des passions furieuses ou suaves ont été chantées; dans la Divine Comédie, il n'est aucune scène de damnation, aucun soupir d'amour, aucun éclat de colère qui ne trouve sa forme, sa couleur ou sa note précise: cette langue est, avec celle de Shakespeare, la seule au monde qui atteigne d'un coup d'aile aussi libre au comble de l'horreur ou à celui de la grâce. Pétrarque est un poëte de premier ordre; mais il n'a pas dépassé, en douceur idéale, certaines strophes de son maître252, et l'Italie n'a plus entendu, même dans les pièces les plus vigoureuses de Léopardi, une langue d'un accent aussi tragique: Tuba mirum spargens sonum.

Mais l'expression de l'enthousiasme, de l'extase ou de la haine et le trait saisissant de la description, ne prouvent point encore, d'une façon irrésistible, qu'une langue réponde à tous les besoins, à toutes les formes de l'esprit humain. Il faut, pour cela, qu'elle ait traversé d'abord l'épreuve de la prose, c'est-à-dire qu'elle se montre assouplie pour le récit, capable de raisonnement et propre à l'analyse. Lorsque Dante, dans sa Vita Nuova, eut raconté l'histoire de ses jeunes amours et décrit les joies et les angoisses de la passion la plus douloureuse et la plus subtile qui fût jamais; lorsque, dans son Convito, il eut demandé à l'exercice de sa raison appliquée aux problèmes de la philosophie morale une consolation pour ses souffrances253, la langue vulgaire conquit pour toujours son droit de cité en Italie.

Sans doute, elle put perdre, sous la plume savante de Pétrarque, de Boccace et de leurs imitateurs, l'allure libre et la fierté native de sa première jeunesse; mais faut-il, avec Reumont254, attribuer, à l'influence croissante des humanistes sur la langue dont le génie devient de plus en plus latin, je ne sais quel interrègne littéraire de l'Italie? Celle-ci, sans doute, jusqu'à l'Arioste, Machiavel et Guichardin, ne produira plus d'écrivains comparables en originalité puissante à ceux du XIVe siècle. Je ne crois pas que la culture latine ait fait le moindre tort à l'inspiration des poëtes ou des prosateurs du XVe siècle. Mais la Renaissance se jeta alors tout entière du côté des arts, de l'érudition, de la philosophie platonicienne, de la politique et de la volupté. Cependant, par-dessous la langue littéraire continuait de vivre la langue courante, lingua parlata, dont les ouvrages ne connurent jamais d'interruption, et sur laquelle les humanistes n'avaient guère d'action. C'est l'idiome de sainte Catherine de Sienne, des chroniqueurs des villes et des corporations, des moralistes familiers, des poëtes du genre bourgeois, borghese, des satiriques et des conteurs tels que les florentins Pucci et Sacchetti, l'idiome populaire et spirituel de Pulci et de Benvenuto Cellini255. Certes, cette littérature est fort précieuse, car par elle nous pouvons pénétrer dans le commerce très-intime de l'âme italienne. Mais elle ne répond point à la ligne véritable de la Renaissance. Comme la langue dont elle s'est servie, elle n'est point classique. Elle intéresse telle ou telle province de l'Italie, mais non point l'Italie tout entière, et encore moins l'Europe. L'hégémonie intellectuelle de notre race ne devait se reconstituer que dans les conditions mêmes où Athènes et Rome l'avaient autrefois méritée. La langue attique, la langue des patriciens romains avaient jadis concouru à fonder, au profit de ces deux cités, le gouvernement de la civilisation universelle. L'Italie, par ses grands écrivains, ses historiens, ses artistes, ses hommes d'État, sa diplomatie, par l'élégance de ses mœurs et la politesse dont Castiglione a tracé les règles délicates256, fut de même quelque temps l'école du monde, et la haute culture que l'Europe reçut de ses mains était en partie l'ouvrage de sa langue.

213Inferno, IV.
214«Digne chose est que la parole de l'ome sage soit creue quand ses œvres tesmoignent ses diz.» – «Se tu veulz blasmer ou reprendre aultrui, garde que tu ne soies entechiez de celui visce meisme.» – «Bien dire et mal ovrer n'est autre chose que dampner soi par sa voiz.»
215Ma fu mondano huomo, lib. VIII, cap. X.
216Vite d'uomini illustri fiorentini.
217Inf., VX.
218Inf., XV, 85.
219Max Müller, Science du Langage, p. 242 de la trad. franç. – Fréd. Diez, Grammaire des langues romanes, t. I, p. 1, de la trad. franç.
220L'ancien dialecte piémontais est plein d'expressions et d'habitudes toutes françaises. V. Eman. Bollati et Ant. Manno, Docum. ined. in antico dialetto piemont. Archivio storico ital. 1878.
221De Vulgari Eloquio, lib. I, cap. X.
222Max Müller, Science du lang., p. 60.
223Diez, Grammaire, t. I, p. 74.
224Diez, Grammaire, t. I. Introd., Domaine italien. – Carlo Baudi di Vesme, Di Gherardo da Firenze e di Aldobrando da Siena, p. 64. – Caix, Saggio della Stor. della ling. e dei dialet. d'Ital. Parma, 1872. Nuova Antologia, XXVII, 1874, et t. III, de l'Italia de Hillebrand.
225XII, 7, 57. L'épitaphe de Grégoire V, à la fin du Xe siècle, porte: Usus francisca, vulgari et voce latina, —Instituit populos eloquio triplici. Ap. Diez, op. cit.
226De Vulgari Eloq., lib. I, cap. XVII, XVIII. Convito, lib. I.
227Quorum dicta si rimari vacaverit, non curialia, sed municipalia tantum invenientur. De Vulg. Eloq., cap. XIII.
228Istud quod totius Italiæ est, latinum vulgare vocatur. De Vulg. Eloq., cap. XIX. – Villani, sur Dante: «Con forte e adorno latino e con belle ragioni riprova a tutti i volgari d'Italia», lib. IX, 136. – Boccace, dans la Fiammetta: «Una antichissima storia… in latino volgare… ho ridotta».
229In suo turpiloquio obtusi. Ibid., cap. XIII.
230Trattato delle rime volgari (1332). Bologna, 1869. Opinion reprise par Machiavel, qui pense que l'italien n'est autre chose que le florentin perfectionné: «Non per commodità di sito, nè per ingegno… meritò Firenze essere la prima a procreare questi scrittori, se non per la lingua comoda a prendere simile disciplina, il che non era nelle altre città». Dial. sulla Lingua.
231Forte non male opinantur qui Bononienses asserunt pulcriori locutione loquentes. De Vulg. Eloq., lib. I, cap XV.
232Écrit à Frédéric d'Aragon. Poesie di Lorenzo, Firenze, 1814.
233Dante, t. I, p. 342.
234Ozanam, Poët. franciscains.
235Ex., dans le Cantique au Soleil: la nocte, fructi, homo, herbe; —la honore, nûi pour noi, humele pour umile. Ce texte a été d'ailleurs souvent retouché.
236J. Görres, Der heilige Franciskus von Assisi, ein Troubadour.
237Ozanam, Poët. franciscains, p. 142, 215.
238V. Grion, Il sirventese di Ciulo d'Alcamo. Padova, 1858.
239D'Ancona et Comparetti, le antiche rime volgari secondo la lezione del codice vaticano 3793. Appendice VIII. Bologna, 1875. – Caix, ouvr. cit.
240Storia dei Musulm. in Sicil., t. III, p. 889.
241Fauriel, Dante, t. I. p. 329.
242Fauriel, Dante, t. I, p. 370.
243Diez, Grammaire, t. I, p. 83.
244Monum. antichi di Dialet. ital. pubblicati da Ad. Mussafia. Vienna, 1864, et Mém. de l'Acad. de Vienne, XLII, 277.
245Di Gherardo da Firenze e di Aldobrando da Siena, Poeti del Secolo XII, e delle origini del volgare illustre italiano. Torino. Stampa Reale, 1866.
246V. l'état paléographique de la question, p. 7-24 du Mém.
247V. d'Ancona, le Ant. Rime volg. Append. – Diez, Grammaire, t. I, p. 72, enregistre le Mém. de M. de Vesme, sans se prononcer.
248«De Ætaliana lingua ki bene conoskebat». Cron. di Mariano de Lixi.
249Fauriel, Dante, t. I, p. 348.
250Mém. cité, p. 156.
251Grammaire des Lang. rom., t. I, p. 72. – V. sur l'origine toscane de l'italien vulgaire, Castiglione, Cortegiano, lib. I, XXXII.
252Era già l'ora, che volge'l disioA naviganti e intenerisce il cuore,Lo di c'han detto à dolci amici addio;E che lo nuovo peregrin d'amorePunge, se ode squilla di lontano,Che paia'l giorno pianger che si muore. Purgat. VIII.
253«Io che cercava di consolare me, trovai non solamente alle mie lagrime rimedio, ma vocaboli d'autori e di scienze e di libri, li quali considerando, giudicava bene che la filosofia, ch'era donna di questi autori, di queste scienze e di questi libri, fosse somma cosa.» Trattato II, cap. XIII.
254Lorenzo de' Medici il Magnifico, t. II, ch. V.
255Caix. Unificazione della ling., Nuova Antol., XXVII, 41. Les orateurs de Venise, dans leurs relations diplomatiques, conserveront, sinon le dialecte vénitien, du moins un grand nombre de formes dialectales, et, à la fois, de mots latins.
256V. Il Cortegiano.