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Les origines de la Renaissance en Italie

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Sous les portails de ces églises se range tout un monde de statues, madones à l'Enfant, triomphe de la Vierge, personnages bibliques, scènes paradisiaques, évêques et chevaliers. A Chartres, à Reims, à Amiens, la délicatesse du sentiment religieux se révèle par une sculpture très-fine à laquelle il ne manque peut-être qu'une notion de l'art antique pour toucher à la perfection. Quel progrès sur les lourdes figures de l'âge du roman! «Au XIIIe siècle, écrit M. Renan22, les représentations de la Vierge atteignent une grâce idéale et presque raphaëlesque. Cette espèce d'ivresse de la beauté féminine qui, s'inspirant surtout du Cantique des cantiques, se trahit dans les hymnes du temps, s'exprimait aussi par la peinture et la sculpture; il y a telles de ces statues de la Vierge qui seraient dignes de Nicolas de Pise par leur charme, leur harmonie, leur suavité.» Le rayonnement de maternité grave et naïve qui séduit en Raphaël s'exhale souvent de nos madones gothiques. On entrevoit enfin, à plus d'un indice, l'effort sincère essayé par les artistes de cette période pour étudier la nature sur le nu, en dépit du préjugé religieux qui condamnait cette pratique.

La peinture, qui a plus souffert que la statuaire des injures du temps, nous est connue surtout par les miniatures, les enluminures et les vitraux. Là encore, nous sommes les maîtres, par la fécondité de l'invention, l'esprit de la composition, la douceur du coloris, la chasteté charmante des personnages. L'Europe nous enviait cet art brillant: Dante a vanté l'enluminure parisienne. La peinture sur verre ne le cédait point aux arts voisins: fondée sur les notes dominantes du bleu et du rouge, harmonieuse et ferme de dessin, grâce au morcellement des fragments, sagement subordonnée à l'architecture, aux motifs de laquelle elle s'accommode, la verrière du XIIIe siècle achève, par la magnificence des couleurs où rit la lumière, la majesté de la cathédrale.

VII

Le XIIe siècle vit commencer chez nous, avec Abélard et le mouvement communal, les deux libertés essentielles de toute grande civilisation, la liberté de l'esprit et la liberté civile. L'une et l'autre ont eu des destinées difficiles, et de trop courts triomphes suivis d'une rapide décadence. Les vicissitudes de notre philosophie et de notre vie politique font bien comprendre le mal profond qui frappa tout à coup la France aux sources mêmes de sa fécondité intellectuelle.

Parlons d'abord de la scolastique. Aucune école n'a eu, dans l'histoire, une fortune plus singulière et n'a plus gravement troublé le génie de la nation qui l'avait produite. Les savants qui en ont étudié le mieux l'œuvre immense affirment qu'elle a été dans son principe, comme dans plusieurs de ses résultats, le signal de la pensée libre, et la première révolte de l'esprit moderne contre l'autorité23. Ils ont raison, car cette philosophie, si décidée qu'elle fût à respecter des dogmes immobiles défendus par une Église toute-puissante, était en réalité le réveil de l'esprit critique s'appliquant à la discussion des plus hauts problèmes. La formule ancilla theologiæ est une métaphore dangereuse qui, entendue sans restriction, recouvre une erreur manifeste. Ces docteurs, évêques, dominicains, franciscains, agitent une question qui n'est point théologique, mais purement métaphysique, la question de l'être, à l'aide de conceptions toutes rationnelles, pareilles à celles des cartésiens et d'un appareil dialectique fort semblable à celui des philosophes grecs. C'est bien moins la jalousie de l'Église que les exigences d'une méthode excessive qui embarrassent les scolastiques; eux-mêmes ils ont posé sur leurs épaules le joug écrasant qui les force à se courber et à s'arrêter; ils se consument en efforts stériles pour échapper à la dure servitude d'une conception incomplète ou fausse de leur propre science. Dès l'origine, ils se sont enchaînés à un sophisme et à une superstition qui les suivront jusqu'à la fin de l'École. Ils ont cru que l'interprétation est le fondement de la philosophie, que la logique seule recèle et livre la connaissance, que l'art de raisonner est le fond de la science, et qu'un syllogisme régulier est l'instrument unique de la certitude. Ainsi entêtés de l'a priori, ils se sont mis aux leçons d'un philosophe grec dont l'œuvre est tout d'ensemble et qu'on ne peut entendre qu'en l'étudiant tout entier, en l'éclairant par les doctrines antérieures. Ils n'en possèdent d'abord que les fragments (une partie de l'Organon et les Catégories) qui ont le plus besoin, pour être compris, des autres ouvrages. Ainsi trompés par le Docteur infaillible, ils s'enfoncent encore plus avant dans leur erreur initiale, la philosophie absorbée par la logique. Ils vont de la sorte du Xe au XIIIe siècle. Alors arrivent les Juifs d'Espagne apportant l'encyclopédie formidable d'Aristote. Une crise en apparence salutaire éclate dans la scolastique: la méthode paraît se réformer; elle échappe un instant à la discipline de la dialectique pure; la logique est remise à sa place dans l'ordre raisonnable des connaissances; la vieille question des espèces et des genres ne règne plus seule dans l'École que captivent des problèmes nouveaux, principe d'individuation, origine des idées, matière et forme, éternité des idées divines opposée au caractère transitoire des choses naturelles. A ce renouvellement de la science saint Thomas prête sa langue nette et fière, Duns Scot son incomparable subtilité. Mais l'évolution de la doctrine a seulement déplacé, en l'aggravant encore, le point malade de la scolastique. La grande doctrine du Lycée, altérée par les traducteurs arabes et latins, faussée et violentée par les Arabes, les averroïstes et les Juifs, n'est plus pour nos docteurs qu'une science confuse, contradictoire, où les gloses et les commentaires compromettent le texte originel. On n'imaginera jamais quelles forces précieuses ont été dissipées alors dans l'interprétation de ces doctrines défigurées, dans la tentative de conciliation entre Aristote et Platon, dans la lutte engagée en l'honneur d'Aristote, contre Averroès et ses disciples24. Encore, si l'on avait plus clairement compris qu'Aristote a été avant tout un naturaliste, c'est-à-dire un observateur, qu'en lui la métaphysique et la physique sont les deux pôles de la même science, et que le syllogisme ne démontre rien si les données de l'expérience ne sont dans les prémisses. La scolastique qui, dans sa première période, s'était épuisée en opérations logiques, s'épuisa au XIIIe siècle en visions ontologiques. Le génie de ses maîtres les plus grands fut impuissant à la sauver. Vainement Abélard, aux premières années du XIIe siècle, souffle sur les chimères du réalisme et dépose dans le berceau de l'Université de Paris les germes du rationalisme de Descartes et de la critique de Kant. Albert le Grand a beau entrevoir que la physique a pour objet l'étude des êtres, des substances, non de l'être pur, que sa méthode est l'analyse25; c'est en vain qu'il tente d'arracher les âmes au mysticisme métaphysique, et qu'il scrute en véritable chimiste les secrets de la nature. C'est en vain aussi que saint Thomas recueille les notions raisonnables acquises par l'École depuis Abélard, et, guidé par un sentiment très-éclairé de la personnalité et de la liberté des êtres intelligents, se sépare des réalistes: il revient brusquement à ceux-ci par l'idéologie et peuple le vide infini qui sépare Dieu de l'univers, et l'espace qui sépare l'esprit humain des choses qu'il connaît, d'images, de formes représentatives, de fantômes métaphysiques. Tout était donc à recommencer. Et Duns Scot recommença. La fin du XIIIe siècle vit la scolastique vieillissante revenir à ses rêves d'enfance, au réalisme de Guillaume de Champeaux. On s'était agité deux cents ans sans sortir du cercle primitif de la science. Le cri douloureux d'Abélard sur les grèves de Saint-Gildas: A finibus terræ ad te clamavi dum anxiaretur cor meum, les docteurs l'avaient inutilement poussé: le ciel avait été sourd. La scolastique découragée tâtonna quelque temps dans les brouillards du scotisme, tout pleins d'abstractions réalisées, d'entités, de substances flottantes produites par les conceptions de la cervelle humaine. Okam, d'un éclair de raison, montra la vanité de tout l'idéalisme gothique; il ramenait, par une évolution dernière, la doctrine au point où Abélard l'avait placée, à cette simple notion que les idées ne sont pas des êtres.

 

On était au commencement du XIVe siècle. La scolastique avait vécu, mais l'esprit scolastique demeura. Il avait marqué l'esprit français d'une empreinte trop profonde, il avait façonné d'une manière trop impérieuse le génie de l'Université de Paris pour disparaître en même temps que les derniers docteurs. Les héritiers de Scot, tout hérissés de syllogismes et de formules barbares, étaient toujours là, pour épaissir encore les ténèbres savantes où le maître avait égaré la philosophie. Leur trace et leur œuvre sont très-visibles jusqu'à la Renaissance de Rabelais et de Ramus. L'Université, qui ne pouvait plus animer la jeunesse par des débats pareils à ceux qui illustrèrent l'École aux XIIe et XIIIe siècles, maintenait dans son enseignement les méthodes du passé: la division des Sept Arts, qui soumettait toutes les connaissances à la primauté de la dialectique; la discipline du syllogisme, qui dispensait, le raisonnement étant en forme, de vérifier la certitude de la conclusion; les disputes verbeuses qui, chez les théologiens, par exemple, duraient douze heures26; gymnastique merveilleuse pour déformer les cerveaux et rendre inutiles tous les organes de l'entendement propres à la vue directe de la réalité, excellente aussi pour alourdir et endormir les âmes. Vingt mille étudiants, la fleur de la France, se préparaient ainsi à la vie en s'exerçant aux arguments cornus dans le royaume nébuleux de la Quinte-Essence. En 1535, le pauvre Marot, pensant à ses pédagogues, les «régens du temps jadis», soupire encore:

 
Jamais je n'entre en paradis
S'ils ne m'ont perdu ma jeunesse.
 

Avant de montrer plus en détail l'effet de cette éducation intellectuelle sur l'esprit français, il convient de signaler, dans l'ordre des choses politiques, une seconde cause de décadence morale: nous saisirons mieux ainsi dans son ensemble le mouvement rétrograde qui, au XIVe siècle, éloigna nos pères du seuil de la Renaissance.

VIII

La France avait de bonne heure revendiqué la liberté civile. Au morcellement féodal elle avait opposé, dès la seconde moitié du XIe siècle, la Commune libre, régie par ses magistrats électifs, gouvernée par l'assemblée populaire que convoque la cloche du beffroi, protégée par la charte que le roi a signée, mais que les citoyens ont rédigée, défendue enfin par sa milice bourgeoise que précède la bannière de la cité. La Commune est, en réalité, une république fondée par des marchands et des artisans27 qui se sont unis par serment, par conjuration sur les choses saintes, pour échapper, eux et leurs biens, au servage féodal. La couronne leur permit de s'établir; et les seigneurs se résignèrent généralement à leur vendre leurs franchises. Mais, en plus d'une ville, les bourgeois durent batailler longtemps avant d'amener leurs maîtres à composition. Au Mans, à Cambrai, à Laon, à Sens, à Reims, la victoire fut achetée à prix de sang; à Noyon, à Beauvais, à Saint-Quentin, à Amiens, à Soissons, la révolution fut plus pacifique. A Auxerre, la Commune fut instituée du consentement du comte, malgré l'évêque; à Amiens, malgré le comte, avec l'aide de l'évêque. Toutefois, l'Église fut le plus souvent hostile à l'affranchissement des villes; dans le midi, au contraire, elle parut ouvertement favorable; mais dans la France propre, en Bourgogne et en Flandre, les évêques, par les armes ou l'excommunication et avec l'aveu du Saint-Siége, firent aux Communes une guerre acharnée qui dura trois siècles, et finit par la ruine des libertés municipales28. «Commune, dit un auteur ecclésiastique du XIIIe siècle, Guilbert de Nogent, est un mot nouveau et détestable, et voici ce qu'on entend par ce mot: les gens taillables ne paient plus qu'une fois l'an à leur seigneur la rente qu'ils lui doivent.»

Ainsi, l'entreprise est démocratique, elle est laborieuse et pleine de luttes, et l'ennemi, c'est tantôt le seigneur, tantôt l'Église. Le bourgeois s'est battu bravement, mais, quand il a crénelé les murs de sa ville et démoli ceux de son suzerain, comme il est de vieux sang gaulois et qu'il aime à rire, il s'égaiera volontiers, dans sa langue moqueuse, si riche pour la peinture des choses triviales, des puissances qu'il a humiliées. Deposuit potentes de sede. C'est cette belle humeur des petites gens qui a mis en train, du XIIe au XIVe siècle, toute la littérature satirique, expression bien originale de l'esprit bourgeois, gausseur, gabeur, friand de contes salés, dont le chant n'est point mélodieux, mais franc et aigu, le clairon du coq national, le Chanteclair de Renart29. Mais il chante si bien du haut de son beffroi communal, que l'Europe l'entend, et bientôt l'imitera. Dans ces vieilles villes peuplées d'artisans, qui, le jour, résonnent du bruit des métiers; dans les rues noires du Paris des Écoles, où bourdonnaient tout à l'heure les syllogismes, dès que la nuit est venue, voilà que, de l'échoppe à la taverne, des salles de Sorbonne aux tristes greniers des Capètes de Montaigu, l'essaim des fabliaux, des nouvelles grivoises, des poëmes de toutes formes, ballades, chansons, Débats, Dits et Disputes, s'éveille et voltige30. Pour l'Église, les aiguillons les plus piquants; j'entends l'Église séculière; c'est ailleurs et plus tard, chez les Italiens et Rabelais, que la moinerie aura son tour. Les curés – car on ne touche guère aux évêques – sont, avec les maris, les héros de mainte histoire, et souvent la mésaventure de l'un s'explique par l'intempérance de l'autre. Enfin, à ces plébéiens qui ont abaissé l'orgueil des barons et que les déceptions de la croisade ne chagrinent pas trop, les trouvères présentent, aux premiers jours du XIIIe siècle, le Roman du Renart, c'est-à-dire la plus insolente parodie de la société féodale; il se développe en branches nombreuses, et l'immense épopée, sans cesse remaniée et embellie, traverse l'âge de saint Louis et de saint Thomas, avec son cortége de bêtes spirituelles dont les masques laissent voir des figures humaines; la foule applaudit aux sottises de Noble, le lion, de l'âne, l'Archiprêtre; mais quelle joie quand Renart fait trébucher ces grands et saints personnages dans les piéges de sa fourberie et trompe gaiement le roi, le paladin, le prêtre, le pape et Dieu!

Il faut noter un fait intéressant. Cette satire est joyeuse et n'est point amère; c'est une comédie, et non un pamphlet. Elle a l'entrain, la bonhomie et parfois la finesse d'une véritable œuvre d'art. La forme, façonnée pour plaire au petit monde, est médiocre, mais les deux principaux moules de l'invention ironique, le conte et le poëme héroï-comique, sont trouvés. Malheureusement, les conditions sociales qui avaient inspiré cette satire ne devaient point durer, et la crise que les libertés civiles allaient subir nous frappa, de ce côté encore, d'impuissance.

Les Communes, si elles n'avaient eu que des ennemis, leurs évêques et leurs comtes, se seraient peut-être longtemps maintenues; mais elles avaient un ami, le roi, dont elles avaient accru les forces et dont elles inquiétaient l'autorité. Dès le commencement du XIVe siècle, elles déclinent et tombent l'une après l'autre; les unes, comme Soissons et Amiens, conservent sous la main du roi une ombre d'indépendance; les autres, comme Laon, perdent jusqu'à la tour de leur beffroi31. L'unité du gouvernement et de la justice monarchiques s'impose à la France; les hommes du roi, légistes, chevaliers en droit, sénéchaux, baillis, prévôts, représentent désormais dans les bonnes villes la loi, l'ordre, la police et le fisc. Il est vrai que le même bras s'appesantit en même temps sur les seigneurs et sur l'Église. L'importance du Tiers-État aux États généraux du XIVe siècle ne compensera point la perte des vieilles libertés. Aux plus tristes jours de la guerre anglaise, aux États de 1357, le roi étant prisonnier, la bourgeoisie et la ville de Paris, maîtres pour quelques jours du gouvernement général du pays, font signer au Dauphin une Ordonnance qui arrête les abus de la couronne et garantit les franchises civiles. Mais on n'édifie point un régime durable de liberté au sein même d'une guerre désastreuse; la bourgeoisie succomba bientôt politiquement avec Étienne Marcel; dès lors, elle roula toujours plus bas. A la suite de la tentative des Maillotins, en 1383, sous Charles VI, elle fut massacrée ou réduite par la terreur à Paris, à Rouen, à Reims, à Châlons, à Sens, à Orléans; en 1413, sous les Cabochiens, elle subit cette suprême humiliation de voir son rôle libéral repris brutalement par les écorcheurs et les bouchers. De longtemps il ne fut plus question ni de vie civile, ni de droit public.

IX

Ainsi, au siècle même de Dante et de Pétrarque, la France perdit à la fois les deux causes supérieures de toute vie morale: l'indépendance de la pensée et la liberté politique. Les âmes, découragées et attristées par les misères de la patrie, alanguies par l'éducation scolastique, laissèrent s'affaiblir les qualités généreuses du génie national: l'enthousiasme, la curiosité d'invention, le goût de l'héroïsme, le sentiment de la grâce, la vivacité, la sérénité et la gaieté. Toutes les sources baissèrent en même temps, et pour l'esprit français l'heure de la vieillesse vint à la place de la maturité. C'est un des phénomènes les plus douloureux de l'histoire que cette civilisation frappée en pleine adolescence, au moment où elle s'apprêtait à donner ses plus beaux fruits.

Le secours des lettres antiques aurait peut-être arrêté la décadence en ramenant les intelligences, gâtées par la philosophie de l'École, vers les voies de la raison libre, ou en consolant les cœurs qu'affligeait la ruine de toutes choses par des maximes et des souvenirs très-nobles. C'était la Grèce, avec sa poésie aux images simples, sa sagesse tout humaine, sa logique et son sourire, qu'il fallait rendre à la France du XIVe siècle. Malheureusement, il semble que, dans cette direction encore, nous retournons à la barbarie. La culture classique avait paru reprendre aux XIIe et XIIIe siècles. Le latin d'Abélard et d'Héloïse est remarquable. Cette femme supérieure lisait Sénèque, Lucain, Ovide. Les dominicains étudiaient le grec qui leur était nécessaire pour leurs missions du Levant. En 1255, leur général invitait ses frères à apprendre le grec, l'arabe et l'hébreu. Le dominicain Vincent de Beauvais tentait alors, dans son Speculum majus, le premier essai d'encyclopédie. Mais ces moines furent une singularité dans l'Église française qui proscrivait la langue d'Homère par crainte du schisme, comme elle se méfiait de l'arabe par crainte de l'islamisme. Quelques platoniciens du XIIIe siècle, tels que Bernard de Chartres, avaient certainement lu plusieurs dialogues de Platon, peut-être même dans le texte. Mais ce fut tout. Aristote, sur l'œuvre duquel la scolastique s'acharna avec une telle ardeur, l'Aristote latin ou arabe n'inspira pas à notre moyen âge le désir de connaître la langue originale de la Métaphysique. En 1395, à Lyon, un envoyé de l'empereur Manuel Paléologue ne put se faire entendre de personne. L'Université demeurait inaccessible à la langue grecque. Les hellénistes non dominicains de cette époque se comptent: Guillaume Fillastre, qui meurt en 1428, Grégoire Tifernas, qui enseigne publiquement à Paris en 1458. On est si loin de relever les humanités, que la langue latine elle-même, dont on possède les monuments presque dans l'état où ils nous sont parvenus, est de plus en plus négligée. Les romans du cycle de Rome ne témoignent d'aucun progrès dans la notion de l'antiquité. C'est dans les couvents surtout que les études latines dégénèrent. Un pédantisme ridicule envahit la rhétorique. Les traductions en français se multiplient, œuvre qui fait toujours plus d'honneur au traducteur qu'à ceux qui le lisent. L'Université ne se soucie plus de l'art d'écrire correctement en latin, et elle prépare ses bacheliers à la lecture de Cicéron, par les grammaires d'Alexandre de Villedieu et d'Évrard de Béthune32.

 

Le mal était donc sans espérance, et les défauts que la discipline classique aurait contenus ou atténués, purent produire, dans la littérature et les arts de la France, des ravages très-rapides. Tel genre littéraire, l'épopée chevaleresque, disparaît ou se transforme de la façon la plus fâcheuse: tantôt de plats compilateurs abrégent les anciens poëmes; tantôt ils les remanient et les développent outre mesure: une chanson ainsi retouchée peut grossir de trente mille vers, mais les vers sont médiocres33. Enfin, la traduction en prose recouvre et travestit la moitié des Chansons de Geste et tous les romans de la Table-Ronde. C'est la bibliothèque de Don Quichotte qui commence.

C'est aussi l'âge de l'abstraction et des chimères poétiques. Le sens de la réalité, de la passion, de la vie, échappait naturellement aux poëtes contemporains des quiddités, des entités, des suppositalités, «monstrueux vocables» que Ramus dénoncera. Le scotisme littéraire rejette, comme de purs accidents, Merlin, Roland et Charlemagne: les universaux seuls ont le droit de se mouvoir et de parler, sinon d'agir, dans les poëmes de l'âge nouveau. Les vices et les vertus, les espèces et les genres, les conceptions métaphysiques peuplaient déjà la première partie du Roman de la Rose (fin du XIIIe siècle). Jean de Meung y fait régner la quintessence des êtres spirituels et des choses de l'ordre physique avec les deux figures de Raison et de Nature, que des dissertations de trois mille vers n'embarrassent point, pour nous endoctriner de omni re scibili. La prédication morale, diffuse et subtile comme les disputes en Sorbonne, qui ne finit jamais et recommence toujours, envahit dès lors tout le domaine poétique. Elle entre, avec son cortége d'allégories, jusque dans le Roman du Renart. Le château de Renart le Novel est habité par six princesses: Colère, Envie, Avarice, Paresse, Luxure et Gloutonnerie. La nef qui porte Renart est composée de tous les vices, bordée de trahison et clouée de vilenie; le drap gris, tissu d'hypocrisie et de paresse, qui enveloppe le navire, est taillé dans la robe des moines34. C'est ainsi que, peu à peu, toute chose visible pâlit, se décolore et s'évanouit au fond du brouillard vague de l'abstraction.

Il est bien remarquable que notre architecture ogivale ait souffert, dès le XIVe siècle, d'un mal tout pareil. «Le gothique se passionne pour la légèreté jusqu'à la folie.» La matière, de plus en plus raréfiée et abstraite, en quelque sorte, se replie, se creuse, exagère les hauteurs et les vides; «les murs arrivent au dernier degré de maigreur»; l'architecte se joue de ses piliers et de ses voûtes comme si ces masses de pierres n'étaient que des formules mathématiques; la pesanteur et l'équilibre, la loi en un mot, ne comptent plus. Il s'agit d'élever dans la nue ce rêve ciselé, extravagant, flèches et tours qui chancellent et se fondent dans les vapeurs violettes du crépuscule, et de raffiner le détail, dont la richesse est excessive; divisé, subdivisé, multiplié en triangles aigus qui pyramident en montant toujours, le détail fait disparaître non-seulement les lignes horizontales, mais toutes les grandes lignes. Ces syllogismes de pierres font penser à ceux de l'École: la raison manque aux prémisses, et le raisonnement vacille et s'affaisserait s'il n'était étayé par le sophisme voisin: ainsi maintenue contre tout équilibre, la cathédrale paraît se soutenir sur ses contreforts; mais chaque siècle en réparera la ruine incessante.

Cet art tourmenté et malade a tué les arts qui formaient autrefois sa parure: la broderie de pierre, la gargouille, la fleur bizarre, la statuette réduite elle-même au rôle de broderie, ont remplacé la statuaire du XIIe et du XIIIe siècle; la sculpture tombe dans l'imagerie; il ne reste, pour ainsi dire, plus de place au dedans de l'église pour la grande peinture. «Le tailleur d'images est à la fois peintre et sculpteur.» La trivialité et le pathétique conspirent pour enlever à l'art toute noblesse; les figures grotesques, invraisemblables, impudentes, se multiplient en même temps que les statues émaciées, les Ecce Homo, les Dieux de pitié, les Christs de douleur. Les madones deviennent vulgaires; l'Enfant n'est plus que «le fils d'un bourgeois qu'on amuse»; il tient une pomme, un oiseau, «un moulinet fait d'une grosse noix»35. La peinture sur verre se corrompt de la même façon que le gothique, par la recherche du détail et l'ambition de l'effet. La miniature, la caricature qui égaie les manuscrits historiés, enfin la peinture profane qui s'essaie dans les châteaux, telles sont les parties les plus saines de l'art français au XIVe siècle36. Tout le reste dépérit dans le mensonge, la laideur ou l'emphase.

La beauté et l'expression, l'intérêt de la fiction, le goût délicat, la mesure et la logique des formes se retirent ainsi à la fois de la littérature et des arts du dessin. Une passion demeure cependant, sincère et violente, mais très-nuisible à l'art, la colère qui déborde des âmes aigries par l'oppression, par la misère croissante, la peste, la famine, puis l'horrible guerre anglaise, qui fait succéder le brigandage à l'invasion et à la défaite. Non-seulement la satire se soutient, mais elle ne sera jamais plus vivace. L'ironie, dans les fantaisies sculptées du gothique, atteint au plus haut degré de l'impudeur. Un souffle d'émeute court sur les ouvrages de la poésie populaire. La haine des foules s'exhale en chansons amères contre les grands et l'Église: la négation de la noblesse pénètre dans Renart contrefaict, en 1342:

 
Se gentis hom mais n'engendroit,
Ne jamais louve ne portoit,
Tout le monde vivroit en paix37.
 

Jacques Bonhomme sort enfin de sa chaumière dévastée, tout noir de misère, et marche aux châteaux avec sa faux et sa torche:

 
Bien avons contre un chevalier
Trente ou quarante paysans;
 

à la lueur des incendies, il proclame l'égalité des fils d'Adam:

 
Nous sommes hommes comme ils sont38.
 

«Il n'est nulz gentis, dit-il encore, nulz homs n'est villains.»

Notion prématurée, entrevue entre deux convulsions de la souffrance publique, et qui traverse un instant l'esprit de nos pères, confondue dans le cortége des rêves lugubres et des idées extraordinaires qui se pressent de plus en plus vers la fin du siècle. La démence et l'épouvante continue sont assises sur le trône, avec Charles VI. Les costumes invraisemblables, absurdes, brodés de bêtes apocalyptiques et de notes de musique, les coiffures prodigieuses des femmes, recourbées en cornes, les chaussures des hommes, dont la pointe se redresse en queue de scorpion, sont comme le symbole d'un interrègne de la raison française. La terreur du Jugement, l'appréhension de la mort reparaissent comme à la veille de l'an mil; mais les cerveaux sont plus enfiévrés et plus troubles qu'alors: je ne sais quelle frénésie de la vie qui va s'échapper se mêle à la vision du dernier jour qui s'approche: la France danse et fait des mascarades; le fils aîné de Charles VI se tue à force de chanter et de «baler» jour et nuit. En ce temps-là, l'hiver, des bandes de loups parcourent Paris désert. Cependant, la ronde vertigineuse se reforme partout, dans les rues, dans les églises, enfin dans les cimetières. C'est la danse macabre, la dernière originalité du génie national, l'adieu funèbre que l'on fait à la civilisation. Mais il y a longtemps que la France a perdu la maîtrise intellectuelle en Occident, et la Renaissance, dont notre pays avait été le premier berceau, s'est depuis un siècle déjà réfugiée en Italie.

22Disc. sur l'état des beaux-arts dans l'Hist. littér. de la France au XIVe siècle.
23Barth. Saint-Hilaire, Logique d'Aristote, t. II, p. 194. – Cousin, Fragm. de Philos. scolast.– Hauréau, De la Philosophie scolastique, t. II (Conclusion). – Rémusat, Abélard, t. II, p. 140.
24Renan, Averroès. – Jourdain, Recherches crit. sur les trad. lat. d'Aristote au moyen âge.
25Hauréau, De la Philos. scolast., t. II, p. 41.
26V. Le Clerc, Discours, t. I, p. 292.
27Aug. Thierry, Lettre XIIIe sur l'Hist. de France.
28Aug. Thierry, Lettre XIVe.
29Hist. litt. de la France, t. XXIII.
30V. Lenient, Satire en Fr. au moyen âge, ch. IV et suiv. – Aubertin, Hist. de la langue et de la littér. franç. au moyen âge, t. II, ch. I.
31Aug. Thierry, Lettre XVIIIe et XIXe.
32V. Le Clerc, Discours, passim.
33Ainsi, Ogier le Danois, Huon de Bordeaux, Renaud de Montauban. – V. Léon Gautier, Épop. franç., t. I, liv. III, ch. I, II, III.
34Lenient, Sat. en France au moyen âge, p. 144.
35V. Didron, Iconogr. chrét., p. 263.
36Renan, Discours sur l'état des beaux-arts au XIVe siècle.
37V. Le Clerc, Discours, t. I, p. 259.
38V. Lenient, Sat. en Fr. au moyen âge, p. 200.